À propos de théâtre/XVII

La bibliothèque libre.
Trois années de théâtre. 1883-1885
Calmann Lévy, éditeur (À propos de théâtrep. 267-283).
◄  XVI.
XVIII.  ►

XVII

Les Ménechmes. — Filiation des Ménechmes. — Plaute. Shakspeare, Rotrou, Regnard.

J’ai lu les Ménechmes, auxquels l’affiche de l’Odéon m’avait fait penser.

Il ne manque pas de gens, et des plus illustres, qui enseignent que la littérature classique de la France vaut par le goût et non par l’originalité ; qu’elle est d’imitation et non d’invention ; que, quand on en a ôté ce qui vient du latin et du grec, il n’en reste rien que des formes pures. J’ai combattu plus d’une fois ce préjugé. Je conseillerais volontiers à ceux qui seraient enclins à le partager de lire avec attention les Ménechmes de Plaute et les Ménechmes de Regnard, et je verrais ensuite de quel front ils me soutiendraient que Regnard vient de Plaute et le copie. Mais alors Shakspeare aussi est un copiste qui s’est appliqué sur Plaute ! Shakspeare, tout comme Regnard, a écrit ses Ménechmes, sous le titre la Comédie des méprises. Il y a un noyau qui a été commun à tous : la parfaite ressemblance de deux frères jumeaux, qui est telle, que leurs parents même et leur nourrice n’ont jamais pu les distinguer l’un de l’autre. La destinée les a séparés dès l’enfance ; ils se sont perdus de vue pendant longtemps ; par hasard, quand ils sont hommes faits, l’un des deux arrive dans la ville qu’habite l’autre ; il naît de là, auprès des tiers et entre les tiers, des quiproquos, des méprises, des confusions. Tel est le fond de fable général dont Plaute, le premier, a tiré une comédie ; le premier, à ce que nous savons, le premier parmi les auteurs anciens dont les pièces sont parvenues jusqu’à nous. Car il est infiniment vraisemblable que Plaute a tiré son œuvre d’une œuvre grecque antérieure, dont nous ne connaissons ni l’auteur, ni le texte, ni le titre. Le titre de la pièce de Plaute, les Ménechmes, est grec ; les héros en sont grecs, de naissance et de costume ; le peuple romain — le prologue même des Ménechmes le constate — préférait à tout les comédies qui lui venaient de la Grèce. Tout indique donc et laisse supposer que Plaute avait emprunté son sujet au théâtre grec ou à un conte grec.

Combien de fois est-il arrivé, depuis Plaute, que l’argument des Ménechmes a été repris pour le théâtre ? qui le pourrait dire ? Qui peut se vanter de connaître la masse innombrable des pièces espagnoles et italiennes aux xvie, xviie et xviiie siècles ? La Harpe nous apprend qu’à Paris le répertoire de la comédie italienne contenait trois pièces sur le sujet des Ménechmes ; il n’énonce pas les titres. À nous borner aux connaissances courantes, le théâtre a produit, depuis les Ménechmes de Plaute, trois ouvrages saillants ou notables dont la ressemblance accomplie de deux frères jumeaux est le thème générateur et qui, tous trois, procèdent de Plaute. Ces trois ouvrages sont : la Comédie des méprises, de Shakspeare, représentée entre 1589 et 1594 ; les Ménechmes de Rotrou (1632) et les Ménechmes de Regnard (1705). Des trois, un seul s’attache à suivre et à reproduire la contexture de la pièce de Plaute, mais avec une transformation morale marquée des principaux personnages. C’est la pièce de Rotrou. Quant aux Ménechmes de Regnard et à la Comédie des méprises de Shakspeare, ils ne ressemblent pas plus aux Ménechmes de Plaute qu’ils ne se ressemblent entre eux. Regnard et Shakspeare se sont servis de la pièce de Plaute sans doute. Supposons cependant que les Ménechmes du poète latin eussent péri et que nous n’en eussions conservé que le prologue où Plaute expose sa fable fondamentale, très sommairement et en la restreignant à sa plus simple expression. Ce fragment eut suffi à Shakspeare et à Regnard ; nous aurions leurs Ménechmes à peu près comme nous les avons.

Je nie que Plaute empêche Shakspeare et Regnard d’être des inventeurs et des originaux ; je ne nie pas Plaute. Je me refuse à traîner Regnard et Shakspeare captifs derrière le char de Plaute ; je n’ai nulle envie d’immoler Plaute à Regnard, comme le fait La Harpe. Il y a dans Plaute un cynisme des mœurs et des mots dont La Harpe était particulièrement choqué. Quelle singulière idée de penser à la morale et aux mœurs délicates, quand il s’agit d’établir la supériorité de Regnard sur Plaute ! Les mœurs que Regnard nous peint d’un pinceau exact ne sont pas d’une délicatesse qui les élève fort au-dessus de celles que Plaute nous met sous les yeux. Il faudrait se prendre à la musique et aux blandices de Regnard plus que de raison pour se figurer que chez lui les mœurs soient aussi enchanteresses et aussi mélodieuses que le style. Dans la pièce du vie siècle de Rome fondée, nous avons un honnête bourgeois de Dyrrachium, qui laisse sa femme se morfondre au logis et organise des parties fines chez la courtisane d’en face avec la plus parfaite sécurité de conscience, et, parallèlement à lui, un bon compère de négociant de Syracuse qui, à peine débarqué sur le quai de Dyrrachium, fait d’aimables rencontres et, sur-le-champ, en profite à la bonne franquette ; nous avons, dans la comédie de l’an 1705 de notre ère, le chevalier à la mode de ce moment-là, de qui une mûre Araminte se fait aimer à beaux deniers comptants ; des bourgeois de Plaute ou de ce chevalier, lequel, à votre avis, est le plus propre ? Sur ce point, renvoyons dos à dos le poète ancien, qui s’étend sans vergogne, et Regnard de qui l’avantage réel n’est pas d’être plus moral, mais d’envelopper et de cacher l’immoralité dans le nuage d’or de la poésie. Plaute, regardé directement en soi, subsiste par toutes les qualités qui font le grand écrivain et le grand comique. La solidité rude de la langue, la fraîcheur, la naïveté, l’aplomb de l’expression et du tour, la rondeur du comique, la franchise du mouvement et de la vie donnent à ses Ménechmes un prix inestimable. Quel jeune homme, menant la vie galante, ne serait séduit du naturel de la courtisane Érotium, si prévenante et si avenante, pourvu qu’on la paye et que le souper soit bon ! Quel mari de petite bourgeoise, tracassé par sa femme, ne reconnaîtra l’intérieur de son propre ménage dans le tableau que trace en quelques mots, dès son entrée en scène, Ménechme Éreptus, quand il parle à sa femme à la cantonade !

« … Si tu n’étais pas une méchante bête, une sotte, une créature intraitable et acariâtre, ce qui déplaît à ton mari te déplairait aussi… Chaque fois que je veux sortir, tu me retiens, tu me rappelles, tu me demandes où je vais, à quoi je pense, quelle affaire m’occupe, ce que je cherche, ce que j’emporte, ce qui s’est passé au dehors. J’ai épouse un douanier à qui il me faut déclarer et ce que je fais et ce que je viens de faire. Je t’ai trop gâtée ; mais, pour l’avenir, je te préviens…[1] »

Oh ! le fier coup de massue mythologique, asséné droit, quand ce mari harassé dit tout à coup à sa tendre moitié : « Savez-vous pourquoi, vous autres femmes, Hécube a été changée en chienne aboyante ? » Le beau-père, appelé par la fille, vient mettre le holà entre le mari et la femme. C’est le beau-père, peint à fresque, pour la perspective des siècles. En l’an de Rome 500 et quelques, il n’en était pas plus vrai qu’il n’est aujourd’hui.

Je vous recommande aussi le médecin quand il vient diagnostiquer le cas de Ménechme Éreptus qui est pris, sans qu’il s’en doute, pour un fou, à la suite d’une scène de folie que vient de jouer Ménechme Sosiclès. Cela est d’hier ou plutôt — effrayante incorrigibilité de la nature humaine ! — cela est de toujours. Le médecin interroge le malade supposé :

« Répondez à ma question. Buvez-vous du vin blanc ou du vin rouge ? — Ménechme : La peste soit de vous ! — Le beau-père : Par ma foi ! Le voilà qui commence à délirer ! — Le médecin : Dites-moi ! vos yeux deviennent-ils durs habituellement ?… Dites-moi ! entendez-vous quelquefois vos entrailles faire glouglou ?… Dormez-vous d’un trait jusqu’au jour ? Une fois couché, vous endormez-vous facilement ? etc. etc. »

Ménechme, vous pensez bien, envoie le médecin au diable, en l’accompagnant des imprécations les plus violentes et les plus colorées. Le délire est évident ; et on enlève Ménechme pour le transporter dans la maison de l’homme de l’art. Cette scène serait unique par l’expression de la vérité, si Molière ne s’était avisé de la refaire dans Monsieur de Pourceaugnac et n’avait éclipsé Plaute à jamais. Mais Molière n’a pas refait la scène où Ménechme Sosiclès, ne sachant comment se débarrasser de la femme de Ménechme Éreptus, feint tout à coup d’être saisi d’un accès de folie furieuse.

Evoe, evoe. Bromie, quo me in silvam venatum vocas.

Ce qu’on ne saurait trop admirer ici, — j’en demande pardon à La Harpe et à Horace qui n’a pas non plus trop bien traité Plaute — c’est le choix des détails et des hallucinations par où Plaute exprime la folie ; à gauche, cette chienne enragée que voit Ménechme ; à droite, « ce bouc qui a perdu plus d’un citoyen innocent par ses faux témoignages » ; Ménechme annonce qu’il va crever les yeux à la femme de Sosiclès et les lui brûler, briser les os, les articulations et les membres du beau-père, arracher ses entrailles. Une grêle d’adjectifs pittoresques et retentissants tombent sur la tête du beau-père, ignavissimum, barbatum, tremulum, olentem, edentulum. Les mots, les sons, les phrases, deviennent une clameur de corybante ; ils dansent, dans la bouche de Ménechme, une bacchanale effrénée.

… Ecce Apollo mi ex oraculo imperat
Ut illi oculos exuram lampadibus ardentibus…
.................
Securim capiam ancipitem atque hunc senem
Exossabo, dein delobabo adsulatim viscera ?


Est-ce que je me trompe ? Est-ce que ces vocables tympanisants lampadibus ardentibus, exossabo, dein delobabo, ne sont pas l’harmonie initiative de la folie ? Pour goûter Plaute, il faut voir ce que devient avec Rotrou cette scène de sabbat comique.

On doit faire cas des Ménechmes de Rotrou, au moins à titre de document pour l’histoire littéraire et pour l’histoire de la langue française. Rotrou, parmi les pièces, au nombre de trente-six, qu’il a écrites, nous a laissé un Amphitryon, des Ménechmes et une Iphigénie en Aulide. On conviendra qu’il avait eu là trois bonnes idées si depuis, malheureusement, Molière, Regnard et Racine ne les avaient reprises. Rotrou est une espèce de maréchal des logis fourrier de notre littérature ; il est parti en avant-garde ; il a préparé les gîtes. Dans ses Ménechmes, on doit surtout remarquer la langue ; elle est d’une élégante facilité ; elle est faite ; nulle scorie n’y reste, si ce n’est la syntaxe un peu fantasque des participes. Or, les Ménechmes sont de 1632, et le Cid n’est que de 1636 ; on parlait donc déjà un français tout formé au théâtre avant le Cid. Rotrou, pour faire passer dans notre langue les Ménechmes de Plaute, a transformé le ton, relevé les caractères, épuré les mœurs. Il a d’ailleurs pris et adopté les divers personnages de Plaute avec leurs noms, sauf qu’il s’est borné à changer le nom du parasite Pœnulus en celui d’Ergaste et d’affubler la femme de Ménechme, qui dans Plaute est appelée tout bonnement Mulier, du nom d’Orazie. Il a suivi scène par scène et pas à pas la structure de la pièce du poète ancien pour le premier et le second acte ; du troisième acte et du quatrième acte de Plaute, soudés l’un à l’autre, il a composé son troisième acte, où il a introduit une scène de plus de son cru, un monologue d’Orazie sur les peines du mariage ; il a coupé en deux le cinquième acte latin ; de la première partie, jusqu’à l’enlèvement de Ménechme par le médecin, il a formé son quatrième acte ; il ne lui restait plus que deux scènes, les deux dernières, de la pièce latine, pour en tirer un cinquième acte ; il n’a pas jugé que ce fût suffisant et il a ajouté de son fond quatre scènes des plus insignifiantes. Caractère général de la pièce de Rotrou : tout le sel de Plaute en a disparu[2]. À une comédie, voisine de la farce, Rotrou a substitué une tragi-comédie. L’Érotium de Plaute est devenue, sous sa main, une jeune veuve, coquette mais vertueuse, acceptant des cadeaux, mais n’offrant rien en retour, que finit par épouser, la voyant si sage en même temps que si attentive au bien, Ménechme Sosiclès. Quand Sosiclès feint la folie, c’est une folie noble. Plus de chien enragé, plus de bouc ; Sosiclès se croit un conquérant, ou, mieux encore, un conquistador. Quand le beau-père intervient entre Ménechme Ravi et sa femme Orazie, c’est pour leur peindre les devoirs de leur état avec la gravité d’un patriarche.

Mon fils, ce nœud sacré qui joint vos destinées
Vous doit faire autrement employer vos années,
Et la nécessité d’être unis à jamais
Doit établir chez vous le respect et la paix.
Son bien vous touche plus que l’intérêt d’un autre ;
Quand vous le dissipez, vous dissipez le vôtre,
Vous relevez l’hymen dont les sacrés arrêts,
Comme ils joignent vos corps, joignent vos intérêts.


Ce noble vieillard descend peut-être du Socer de Plaute ; mais il est beaucoup plus étroitement apparenté avec le Géronte du Menteur ; il présage celui-ci et l’annonce.

J’ai mis Rotrou en face de Plaute et je dis à mes lecteurs : « Voilà comme on décalque ! Voilà comme on copie en ayant l’air de transformer ! » Je peux les faire passer maintenant à Shakspeare et à Regnard ; ils diront d’eux-mêmes : « Voilà comme on conquiert ! Voilà comme on invente en ayant l’air de copier ! »

Les commentateurs de Shakspeare ont beaucoup discuté pour savoir dans quelle traduction anglaise Shakspeare avait pu lire les Ménechmes. J’espère qu’ils le découvriront. En attendant qu’ils fixent ce point, l’essentiel est qu’on ne peut contester que Shakspeare eût lu les Ménechmes avant de composer la Comédie des méprises. J’oserai même dire qu’il avait lu de Plaute plus que les Ménechmes ; il avait lu aussi Amphitryon tout au moins. Il y a dans la Comédie des méprises une scène qui vient d’Amphitryon en droite ligne, la scène première du troisième acte, quand on festine chez Antipholus d’Éphèse et qu’on le laisse parlementer à la porte avec ses invités, sans lui ouvrir. Shakspeare s’est donc imprégné de Plaute comme des vieilles chroniques d’Écosse et de Danemark. Avec cela, quelle pièce est plus de lui que la Comédie des méprises ! Où a-t-il plus semé tout ce qui le caractérise : la richesse éblouissante des épisodes, l’imbroglio pétillant, la fantaisie ailée, des créatures féminines qui vivent entre ciel et terre, les ivresses de l’amour idéal. Le rire de Plaute à large panse, qu’est-il devenu avec Shakspeare ? Une fleur, un rayon du rire. Le discours de Ménechme à sa femme et les rebuffades du Socer à sa fille, où croyez-vous qu’ils soient encore ? Ils sont dans l’entretien délicieux d’Adriana et de sa sœur Luciana sur l’art de retenir captif un cœur d’amant. Shakspeare, à qui il faut de l’étoffe, se donne deux paires de jumeaux au lieu d’une seule qu’il a trouvée chez Plaute. Nous n’avons plus le parasite, ni le beau-père du poète latin ; Érotium, sous le nom vague de « la Courtisane », n’est plus qu’une esquisse qui traverse la pièce ; le médecin, ramené à ce qui a été sa condition première dans l’histoire du genre humain, est un sorcier qui manie les prestiges et qui exorcise. Shakspeare avait besoin d’un duc d’Éphèse et même d’une abbesse d’Éphèse ! Il se les est fabriqués. Mais en quel temps donc place-t-il cette abbesse et ce duc ? Au temps où Corinthe était située de l’autre côté de la mer, en face de Dyrrachium. Le drame s’enlace incessamment autour de la comédie dans la pièce de Shakspeare. La pièce débute par une condamnation à mort et elle se dénoue au pied même de l’échafaud. Tout cela est sorti des Ménechmes de Plaute, rien n’est plus certain ; mais est-il aussi certain que ce rêve scintillant et bigarré d’une nuit bleue sur la mer Ionienne fut dans Plaute et les Ménechmes ?

Au moins, dans Shakspeare, Antipholus de Syracuse offre-t-il encore quelque rapport avec Ménechme Sosiclès de Plaute, et Antipholus d’Éphèse avec Ménechme Éreptus. Lui aussi, Antipholus d’Éphèse, a été autrefois perdu et enlevé ; lui aussi, Antipholus de Syracuse, est parti, sur les mers, à la recherche du frère aimé qui lui a été ravi. Un beau jour, ils se trouvent être ensemble, à Éphèse, en s’ignorant l’un l’autre, comme Éreptus et Sosiclès à Dyrrachium. Toutes différentes, toutes contraires sont les relations dans lesquelles Regnard a placé ses deux Ménechmes. Depuis que le chevalier Ménechme a quitté Péronne, à quinze ans, pour aller se battre en qualité de volontaire, il ne s’est pas plus soucié du frère jumeau laissé en Picardie que celui-ci du chevalier. À Péronne, on croit depuis longtemps que le chevalier est mort à la guerre. Le chevalier, jeune libertin, recherchant les jeunes femmes et couru par les vieilles, prend ses quartiers à Paris entre deux campagnes, lorsqu’un hasard lui vient apprendre la prochaine arrivée du Ménechme de province dans la capitale. Le Ménechme picard se rend à Paris pour recueillir l’héritage d’un oncle, où, en bonne justice, le chevalier devrait avoir aussi sa part, et pour épouser par la même occasion Isabelle, la charmante fille du bourgeois Démophon, par laquelle le chevalier comptait se faire agréer. Ainsi, le chevalier Ménechme est instruit de la présence de son frère jumeau dans les mêmes lieux que lui, tandis que le Ménechme picard continue de croire mort le chevalier ; trait essentiel qui manque à Plaute, à Shakspeare, à Rotrou et d’où naîtra un comique plus fripon et plus alerte. Sur l’ordre du chevalier, son laquais Valentin va attendre le Ménechme picard à la douane pour l’égarer à travers Paris, sous prétexte de lui servir de guide, et pour tisser autour de lui une trame qui lui fera perdre Isabelle et l’héritage. Là est déjà un tout autre sujet que celui de Plaute ; ce rôle respectif du valet et du Ménechme récemment débarqué nous rapproche bien plus de Monsieur de Pourceaugnac que de la comédie latine. Toute la comédie de Plaute, quiproquos à part, roulait autour d’un souper fin qu’un mari infidèle veut se donner chez une courtisane ; toute la comédie de Regnard, quiproquos à part, roule autour des étonnements et des bévues d’un provincial qui vient pour la première fois à Paris. C’est bien le sujet de Monsieur de Pourceaugnac, comme ce sera plus tard celui de la Cagnotte. Regnard, de plus, a eu soin de donner à chacun des deux frères jumeaux un caractère tout à fait opposé ; ce à quoi Plaute n’a point pensé. Enfin Regnard, Français et Parisien de l’an 1700, nous a mis sous les yeux des personnages qui vivent en 1700. Il a modernisé Plaute. La modernité, — mot que nous appliquons souvent aujourd’hui à l’esprit de MM. Halévy et Meilhac, — la modernité était l’une des facultés brillantes de Regnard. Nul mieux que lui n’a su tisser la folie la plus folle dans la trame des réalités les plus crues. En cela, MM. Meilhac et Halévy viennent de lui. Et, pour conclure, prenez dans la pièce de Plaute tout ce qui en est le plus saillant et que nous avons signalé plus haut ; vous n’en trouverez pas trace dans Regnard. Prenez ensuite tout ce qu’il y a de plus plaisant dans Regnard ; vous n’en trouverez pas trace dans Plaute. C’est ainsi que les maîtres de notre littérature classique reflètent les Grecs, les Latins, les Espagnols, en cessant de leur ressembler.

Mais, au lieu de disserter sur Regnard, combien ne vaut-il pas mieux en jouir ! Je crois qu’il se moquerait bien de nos dissertations. Lisez les Ménechmes et voyez-les, si on les rejoue. Cette pièce si charmante et si en verve des Ménechmes, créée d’après Molière bien plus que d’après Plaute, ne vaut pas, il s’en faut, le Légataire, le Distrait, le Joueur, les Folies amoureuses, le Retour imprévu ; c’est le plus pâle enfant de la veine de Regnard ; et comme il a encore les couleurs fraîches et vives ! Rien de plus étincelant que la scène où cet effronté de chevalier conte à Araminte son rêve amoureux.

Vous aviez de Vénus et l’habit et la mine ;
Cent mille amours poussaient une conque marine…


Rien de plus à peindre que ce bon M. Coquelet, le tailleur-marguillier, quand il présente à Ménechme ahuri sa petite note, pour laquelle il a dû attendre la fin de la guerre :

De mon petit devoir humblement je m’acquitte…
· · · · · · · · · · · · · · · · · · ·

Nous étions tous pour vous dans une peine extrême
Car dans notre maison tout le monde vous aime,
Moi, ma fille, ma femme ; elles tremblaient de peur
Qu’il ne vous arrivât du coup quelque malheur.


Rien de plus alléchant que les songes d’avenir où se délecte Valentin en compagnie de Finette pour le jour où il aura fait fortune dans le tripotage des rentes et des bons du roi :

Table ouverte à dîner, et les jours libertins,
Quand je voudrai donner des soupers clandestins,
J’aurai, vers le rempart, quelque réduit commode
Où je régalerai les beautés à la mode,
Un jour l’une, un jour l’autre ; et je veux à ton tour,
Et devant qu’il soit peu, te régaler un jour.


Mais je n’y pense pas. Fi ! Fi ! Tout cela est fort vilain. Seulement, pour m’en apercevoir, j’ai besoin de recueillir mes esprits. Regnard m’emporte et me fait envoler avec lui.

Dites que c’est fort vilain, dites-le. Ne dites jamais que cela est pris aux Grecs et aux Latins ! Ne dites jamais que la littérature et la poésie françaises ne sont pas une littérature et une poésie de première main !

  1. Traduction de M. E. Benoist. Morceaux choisis de Plaute. Paris, Hachette.
  2. Il est à peine, dans la pièce, deux ou trois vers qui appartiennent franchement à la langue comique. Par exemple, celui-ci d’Orazie :

    Vas, mari débordé, caresser tes amantes !