À propos de théâtre/XX

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Trois années de théâtre. 1883-1885
Calmann Lévy, éditeur (À propos de théâtrep. 329-365).

XX

Hugo. — Les moteurs de sa poésie et de son théâtre. — Les funérailles de Victor Hugo. — L’apothéose de Victor Hugo à la Comédie.

Il est impossible de traiter aujourd’hui, dans une chronique théâtrale, d’un autre objet que de Victor Hugo, et il serait pourtant difficile, à moins qu’on ne veuille s’exposer à aborder des controverses peu convenables en ce moment de deuil, de juger au point de vue de leur valeur absolue des drames et des théories dramatiques qui ont allumé tant de disputes. La difficulté s’accroîtrait encore pour moi de ce fait que j’ai longtemps été réfractaire à Victor Hugo et que je suis trop vieux maintenant pour me convertir à lui sans réserve. Ce qui est possible, ce qui est un sujet d’instruction et de réflexion et ce qui laissera intact le poète dramatique, c’est d’essayer de dégager de son théâtre les tendances sociales et philosophiques qu’il exprime, c’est d’envisager ses drames dans leur relation avec l’époque et la nature de génie qui les a produits[1].

L’ivresse des siècles animait Hugo ; il a aimé à les ressusciter et à les chanter. Avec l’ivresse des siècles, il a eu le culte profond des foules dont sa longue idolâtrie pour Napoléon, qu’il concevait comme une incarnation triomphale du peuple, comme le magicien évocateur du temps nouveau de la France et de l’Europe, a été l’une des formes. Le retentissement en l’âme de Victor Hugo des foules et de leurs passions, qui ne sera jamais au même degré, je le crains, un retentissement du talent de Victor Hugo au sein des foules, la religion napoléonienne, la faculté de voir l’histoire et de la rendre, voilà les trois phénomènes psychiques qui forment la base de son théâtre où l’histoire revit et se meut, où circulent les effluves les plus ardents de la démocratie et de la démagogie, où tout chante un empereur. Mais le ferment démocratique est le premier et le plus persistant. De la préconisation constante du peuple et de la multitude, de complicités superbes et violentes du poète avec les révoltes de l’âme populaire contre tout ce qui est classification sociale inflexible, bureaucratie déprimante, ordre desséchant, pouvoir indigne, Victor Hugo a tiré l’unité morale de sa vie et de ses œuvres. Pensionnaire de Louis XVIII et de Charles X, pair de France de Louis-Philippe, héraut d’armes et promoteur pendant l’année 1848 du prince Louis Napoléon, peu importe, Victor-Hugo n’a pas cessé d’exalter parmi ces phases diverses l’en-bas contre l’en-haut. J’admire les gens qui crient à la palinodie, et qui prétendent sérieusement que la démocratie, qu’il a soutenue et poussée jusqu’à l’apologie de la Commune de 1871 ou à peu près, est une opinion de circonstance qu’il s’est fabriquée arbitrairement après des mécomptes personnels d’ambition, au lendemain de l’élection présidentielle du 10 décembre 1848. Ils n’ont donc jamais lu Hernani, qui a été écrit par le pensionnaire de Charles X ! Ils n’ont donc jamais lu le Roi s’amuse et Ruy-Blas, qui ont été composés par le futur pair de Louis-Philippe ! Ils n’ont donc jamais lu l’oraison prononcée le 19 décembre 1832 au Tribunal de commerce, où gronde une colère toute tribunitienne, où le poète fait presque appel aux barricades contre le roi des barricades !

Malheureusement Victor Hugo lui-même est venu au secours de ses adversaires et de ses accusateurs. Il a accepté, pour s’en glorifier, le point de vue superficiel de sa subite et brutale transformation de monarchiste en démocrate. Il l’a accrédité et consacré dans la fameuse préface des Odes et Ballades, datée de juillet 1853 et lancée au monde de la solitude de Jersey. Jamais le genre d’illusion grammaticale et philosophique, particulier à Victor Hugo, qui lui a fait prendre cent et cent fois les oppositions de mots pour des chocs d’idées et les symétries de faits historiques, balancés les uns par les autres, pour des théories concluantes, ne lui a inspiré une page plus singulière et plus inattendue :

« L’histoire s’extasie volontiers sur Michel Ney qui, né tonnelier, devint maréchal de France, et sur Murat qui, né garçon d’écurie, devint roi… De toutes les échelles qui mènent de l’ombre à la lumière, la plus méritoire et la plus difficile, c’est celle-ci : Être né aristocrate et royaliste et devenir démocrate… S’il est vrai que Murat aurait pu montrer avec quelque orgueil son fouet de postillon à côté de son sceptre de roi et dire : « Je suis parti de là », c’est avec un orgueil plus légitime certes et avec une conscience plus satisfaite qu’on peut montrer ces odes royalistes d’enfant et d’adolescent à côté des poèmes et des livres démocratiques de l’homme fait. »

Cette belle explication a le tort de reposer sur des faits inexacts et de ne rien expliquer du tout. Victor Hugo n’était plus ni enfant ni adolescent en 1825 lorsqu’il a chante le sacre de Charles X ; il avait vingt-trois ans ; c’est l’âge où un sous-lieutenant de Napoléon avait déjà pris Berlin, Vienne, et Moscou, où un Américain de nos jours a déjà fondé et liquidé deux ou trois maisons de commerce. D’autre part, Victor Hugo n’était pas encore un homme fait, ce qui s’appelle définitivement fait, en 1829, lorsqu’il a composé Hernani et Marion Delorme, deux œuvres d’un royalisme douteux et d’un aristocratisme au moins fort mélangé ; il avait vingt-sept ans ; c’est un âge où l’on serait excusable de continuer à chercher sa voie ; entre vingt-trois ans (le Sacre) et vingt-sept ans (Marion Delorme), il n’y a pas des abîmes d’années. La question d’âge est ici invoquée à tort pour une apologie hors de propos. Ce qui explique tout, radicalement et simplement, c’est que Victor Hugo n’est pas plus né aristocrate que royaliste. Il n’est pas né aristocrate, en ce sens qu’il descendrait, comme il l’a dit et comme il l’a cru, d’un certain Georges Hugo, capitaine des gardes du duc de Lorraine, anobli en 1531, père ou grand-père lui-même d’un évêque de Ptolémaïs ; cette généalogie romantique a été démontrée imaginaire[2] ; le père de Victor, Léopold-Sigisbert, officier de Bonaparte, ne s’en est jamais targué. Léopold-Sigisbert devint à la force du poignet général et comte de Cisuentès ; mais il était de souche et de tempérament populaires ; son fils Victor, « né aristocrate », ne fut pas traité par lui aristocratiquement ; il le fit bel et bien immatriculer en qualité d’enfant de troupe sur les contrôles de Royal-Corse, régiment français au service de Murat, roi de Naples. De l’enfant de troupe, Victor Hugo a mené réellement l’existence, au moins en partie, et à son grand profit. Si c’était ici le lieu de chercher la source où s’alimenta sa belle imagination, on la trouverait dans son odyssée enchanteresse de fils de soldat à travers les routes de France, d’Italie et d’Espagne[3]. Victor Hugo n’est pas né non plus aristocrate en ce sens qu’on puisse trouver trace, dans ses premiers écrits, d’une conception quelconque de gouvernement oligarchique. Encore moins a-t-il été aristocrate en ce sens qu’à aucune époque il aurait jamais affecté des manières de grand seigneur, des goûts de haute existence, le dédain des petits ; sa vie, dont le train a toujours été plus modeste que sa fortune, ne nous montre en aucun moment un étalage de marquisat, comme celle d’Eugène Sue ou un étalage de magnificence patricienne, comme celle de Lamartine. La vérité donc, l’exacte et profonde vérité, plus honorable pour Hugo que les métaphores tirées « de l’ombre et de la lumière » dont il embellit l’histoire de ses métamorphoses c’est qu’il n’a pu accomplir les progrès, dont il se vante, de l’oligarchie et du pur royalisme à l’aristocratie, attendu qu’il n’a pas eu du tout pour point de départ de l’oligarchisme et que le royalisme de sa jeunesse, pour fervent qu’il ait pu le sentir entre les années 1818 et 1825, n’avait point le caractère réfléchi d’une doctrine politique. Ce royalisme était la première efflorescence de la puissante faculté historique qui fait partie de son génie. Vous retrouverez les échos de ce royalisme d’historien et de poète jusque dans la Légende des Siècles qu’il écrivit plusieurs années après que sa conversion à la république l’avait fait enfin passer, selon sa bizarre formule, de l’état de simple tourlourou de la pensée, monarchiste et par conséquent un peu crétin, au grade de maréchal de France des intelligences. Tel le démocrate Victor Hugo s’est épanoui de 1851 à 1875, tel il était en germe dès le temps de la Restauration.

Les odes royalistes et vendéennes, les Vierges de Verdun, Quiberon, la Naissance du duc de Bordeaux, le Sacre, les attentions flatteuses dont le poète était l’objet de la part du faubourg Saint-Germain et d’une aristocratie qui gardait encore en 1820 quelques-uns des caractères par où se justifient et s’imposent les aristocraties, la faveur vraiment royale dont Louis XVIII et Charles X soutinrent ses premiers pas, rien de tout cela n’empêchait que la rupture de Victor Hugo avec le gouvernement de la Restauration ne fût inévitable. Elle s’accomplit à l’occasion de Marion Delorme. Elle aurait pu s’accomplir à propos de Hernani. Il se produisit sur cette dernière pièce un soulèvement du vieux parti classique qui monta jusqu’au trône. Ce tapage tout littéraire eut pour effet de troubler l’attention de Charles X et de ses ministres et de la tromper sur les tendances morales, encore vagues, de ce romancero. Il souffle à travers tout le rôle de Hernani un esprit de révolte, glorifié par le poète, qui est bien autant populaire que féodal, qui sent son enfant de Paris autant que son montagnard d’Aragon. Le roi Carlos est le seul monarchiste solide de la pièce ; et même en don Gomez, sous ses formes de langage respectueuses et dévouées pour le seigneur roi, je flaire un réfractaire de la Chambre introuvable. Le premier acte est intitulé le Roi ; le second, le Bandit ; c’est ex æquo. Est-ce l’enlèvement de Dona Sol ou les journées de Juillet que sonne le cor de Hernani, assaillant avec sa bande le pavé de Saragosse ? Il sonne certainement le régicide. Nous sommes loin des Châtiments, et cependant tout le temps de la pièce Hernani se répète déjà, à lui-même :

Tu peux tuer cet homme avec tranquillité.


L’esprit révolutionnaire de Victor Hugo n’éclate donc pas seulement après les journées de Juillet ou après les torts que le prince Louis Napoléon a pu se donner à son égard. Victor Hugo avait dans les moelles la Révolution française ; il avait dans le sang toutes les aspirations du peuple et de l’homme de la foule qui monte, tous les ressentiments du peuple et de l’homme de la foule qu’écrase le joug d’en haut, toutes les explosions du peuple qui rompt ses freins et de l’homme de la foule qui crève les obstacles pour faire sa trouée. Les héros de ses drames sont des bandits, des capitaines d’aventure, des bâtards,
des laquais, des vagabonds, des déclassés qui brisent leurs fers ou dont un empereur de légende les vient briser ; au fond du cachot, Guanhumara et des captifs de toutes nations ; sur la cime, Barberousse qui leur tend la main ; les deux termes où le siècle a abouti, chez nous, à deux reprises, la Commune et l’Empire.

Pas plus que le culte du peuple, le culte de Napoléon chez Victor Hugo ne s’est manifesté à un moment déterminé et spécial. Victor Hugo portait cette religion tissue dans la trame de ses fibres. C’est pure chimère de le supposer plus napoléonien après juillet 1830 qu’avant, comme c’est pure chimère de soutenir qu’il a été précipité dans les passions démocratiques par ses rancunes personnelles contre Louis Napoléon. Il n’y a qu’une chose qu’on pourrait dire : il n’était pas napoléonien de la même façon sous la monarchie de Juillet que sous le règne de la branche aînée. Après 1830, il voyait plus exclusivement dans Napoléon le grand faiseur d’épopées ; avant 1830, il y voyait plus distinctement l’usurpateur, le despote, le conquérant insatiable. Mais, dès la Restauration, l’hymne à Napoléon et la poésie napoléonienne ne demandaient chez lui qu’à déborder.

L’ode Bonaparte est du même temps que l’ode le Sacre ; elle l’a précédée.

Et quand dans leurs foyers il ramenait ses braves,
Aux fêtes qu’il donnait à ses vainqueurs esclaves
Aux fêtIl invitait les rois vaincus.


De là à dire comme Béranger :

AuxVous rampiez tous, ô rois qu’on déifie,


la distance n’était pas grande. Je n’entends pas ici par napoléonisme l’opinion politique bonapartiste. Le poète, qui retentit sous le nom de Napoléon, n’est pas nécessairement un homme de parti qui songe à proclamer empereur Napoléon III ou Napoléon V ; il peut sans contradiction être pair de France de Louis-Philippe. En dehors de la politique bonapartiste militante, le napoléonisme est un état de l’imagination, un état d’esprit national et un état moral. C’est un phénomène psychologique et historique qui s’est présenté dans les générations de 1820, de 1830, de 1848 et même de 1870 sous deux faces principales. Le napoléonisme a bouleversé et perverti l’âme individuelle. Il a ébloui l’âme nationale. L’ambition française nationale ou individuelle n’est plus, depuis la grandeur, la chute et la mort de Napoléon 1er, de la même nature qu’elle a été sous la dynastie de Bourbon avant 89.

Si Napoléon n’avait pas été dominé par sa folie orientale, par le Drang nach Osten, s’il avait gardé le peu de sagesse qu’il fallait pour laisser là l’Orient et fonder la dynastie des empereurs français, protecteurs de l’Occident, s’il était mort aux Tuileries en transmettant sa couronne à ses fils et petits-fils, l’état d’esprit napoléonien et l’état d’ambition napoléoniste n’auraient pas fait chez les Français le ravage qu’ils ont fait. Ce double état psychique se serait amorti et peu à peu éteint. Au bout de deux générations que la place d’empereur était prise, on aurait senti que la place n’était plus à prendre. On se serait résigné à admettre qu’un Napoléon est nécessairement un homme extraordinaire, qui non seulement a eu besoin, pour pousser sa fortune au point où on l’a vu la pousser, d’un génie au-dessus du commun, mais encore de circonstances extraordinaires comme lui-même. On aurait compris qu’un chef de dynastie, à l’origine, peut bien faire des rois et des princes, mais que ses successeurs ne peuvent pas, tous les jours, pendant un siècle, prendre des tonneliers, des postillons, des clercs de notaire, des avocats, des mousses, des lieutenants d’état-major, pour en faire des rois et des princes feudataires. Le Français ambitieux fût rentré dans le cours habituel des ambitions proportionnées à la condition originelle et aux moyens dont chacun dispose. Napoléon s’est laissé renverser, et tous les yeux de France, fixés sur cette grande place vide, se sont laissé magnétiser.

Le nombre est grand de Français qui ont rêvé, avec plus ou moins d’obstination, qu’ils seraient à leur tour Napoléon. Jusque dans l’amour, les Français de notre temps ont porté l’ambition napoléoniste. Une race s’est élevée de héros d’amour, pauvres et obscurs, de qui le roman était d’épouser, comme Bonaparte, une archiduchesse d’Autriche ou à tout le moins d’en être aimé. Stendahl dans le Rouge et le Noir (1831) a fait l’analyse magistrale de cette disposition psychique en créant le Julien Sorel de race paysanesque qui conçoit froidement et exécute l’entreprise d’abord de se faire aimer par madame de Raynal, la femme le plus en vue de sa petite ville, ensuite d’épouser mademoiselle de La Mole, fille d’un des plus grands seigneurs de France. Julien Sorel, ver de terre conquérant d’une étoile, est de 1831 ; Ruy-Blas, amoureux de la reine, arrive en 1832. Si le napoléonisme s’est infiltré jusque dans l’amour pour en corrompre l’ingénuité et la simplicité, à plus forte raison chaque Français de la classe de ceux qui ont reçu tant soit peu de reflet de l’histoire, a-t-il rêvé d’être dans l’État Napoléon ou de jouer dans le monde par le talent qui lui était propre un rôle égal à celui de Bonaparte. Je ne citerai point des noms qui sont sur toutes les lèvres. Le républicanisme même le plus outré n’est point dans une âme un antidote qui la préserve du virus napoléonien. Il y a eu des napoléoniens de la Commune. Êtes-vous jamais allé à Sainte-Pélagie dans les dernières années de l’empire ? Vous avez pu y entendre, au pavillon des politiques, tel compagnon cordonnier, arrêté la veille dans quelque vulgaire tumulte, vous dire naturellement : « Quand je serai dictateur ! » Voilà le premier aspect sous lequel se présente le napoléonisme, l’aspect de l’ambition individuelle. De ce napoléonisme, Victor Hugo n’a jamais cherché à éviter les atteintes pour lui-même. Rappelez-vous cette préface du temps de sa jeunesse, où il développe l’idée que, notre siècle ayant eu en Bonaparte son Charlemagne, il est nécessaire, il est immanquable que ce siècle ait son poète équivalent à Bonaparte. La chose est claire : Hugo sous-entend que ce poète ce sera lui ; préoccupation funeste qui a gâté chez lui bien des bonnes choses !

Mais le napoléonisme a un second aspect plus noble. De 1797 à 1806, la vie de Bonaparte a été un grand éblouissement national qui, après s’être éteint, a laissé dans les cœurs l’espérance qu’il se renouvellerait. Pour ce motif, la superstition de Napoléon, dangereuse ou non, chimérique ou non, s’est emparée puissamment des foules. Elle remplit le théâtre de Victor Hugo. Elle rayonne dans ses préfaces. C’est cette superstition grandiose qui s’exprime par la bouche de Charles-Quint dans Hernani, par celle de Barberousse dans les Burgraves. C’est elle qui fait monter sur le trépied Ruy-Blas et le fait prophétiser devant le Conseil de Castille et le fait répandre sa voix en lamentations et en anathèmes. Relisez les journaux de l’an 1832 ; collectionnez toutes les objurgations véhémentes qu’adressaient au gouvernement de Louis-Philippe ceux qui avaient conçu les trois journées comme la première revanche de Leipzig et de Waterloo, vous aurez la substance et le ton, non pas de tout le discours de Ruy-Blas, mais de l’invocation de Charlemagne qui le termine :

… Ô Géant, se peut-il que tu dormes ?
On vend ton sceptre au poids ! Un tas de nains difformes
Se taillent des pourpoints dans ton manteau de roi ;
Et l’aigle impérial qui, jadis sous ta loi,
Couvrait le monde entier de tonnerre et de flamme,
Cuit, pauvre oiseau plumé, dans leur marmite infâme.


Il n’y a pas à s’y méprendre ; le géant, c’est Napoléon ; l’aigle impérial, c’est celui d’Austerlitz et d’Iéna, et la marmite infâme où cuit le pauvre oiseau plumé, c’est le gouvernement du roi Louis-Philippe. On pourrait même retrouver qui était le nain difforme. Je ne dis pas que Victor Hugo eût tout cela dans sa pensée. Victor Hugo concevait trop grand pour faire de petites allusions. Je dis que la péroraison de la harangue de Ruy-Blas a un ton
napoléonien et retombait par contraste sur le système de Louis-Philippe, le plus sage des rois et le moins napoléonien des hommes. Dix ans plus tard, dans la préface des Burgraves, l’expression impériale est encore plus vive. « Il fallait que la souveraineté éclatât… Il fallait qu’un empereur apparût… Il fallait faire sortir des profondeurs mystérieuses le glorieux messie militaire que l’Allemagne attend encore… » Ces lignes sont de l’an 1843. Cinq ans plus tard, un empereur, un messie impérial devait apparaître de nouveau chez nous. Il devait dire aussi à sa manière : « Il est temps que la souveraineté éclate… »

La haine se plaça entre l’empereur et le poète : et les Châtiments ont immortalisé la rupture. Comment cela se fit-il ? Je ne le sais. Les bureaucrates, probablement ! Les corps constitués ! Les réputations établies, les gens établis, les gens de place, les gens de poids, les imbéciles considérables ! Il faut avouer que c’est là l’un des malentendus les plus étonnants de notre histoire contemporaine.

Mais même en ce moment, même quand il lançait le vers célèbre auquel il a tenu parole,

Et s’il n’en reste qu’un je serai celui-là.


même quand il embrassait l’exil et qu’il devenait
dans son île de Jersey un indomptable burgrave de la république, un duc Job civique :

Debout dans s… foudroyé, mais resté
Debout dans sa montagne et dans sa volonté,


Victor Hugo ne rompait pas avec le premier Napoléon. Le titre de l’un de ses anathèmes, Napoléon le Petit, indiquait assez qu’il mettait en dehors de sa querelle avec « l’empereur second », comme dit le peuple, son idée de la grandeur napoléonienne dont il gardait le culte.
Ce serait apprécier incomplètement, au point de vue moral et historique, qui est, en ce moment, le nôtre, les drames de Victor Hugo, que de n’en pas signaler le parti pris d’enseignement et de prédication, les visées d’action pratique sur les masses. Je ne recherche pas si ce parti pris est toujours bien favorable à l’art, et ce qui en résulte littérairement. Il a un caractère de haute moralité qui se mêle aux autres tendances générales que je viens d’analyser et les ennoblit et les élève et les épure. Victor Hugo, délibérément, et dès les premiers vers qu’il a écrits, a conçu le rôle du poète comme semblable à celui du magistrat et à celui du prêtre. Victor Hugo a été dès l’origine et il est devenu de plus en plus un tribun du peuple et un prophète. Nul poète plus religieux, malgré son éloignement toujours croissant pour les religions classées et officielles, je ne dis pas pour les religions positives, car le Dieu qu’il honore dans ses vers est un Dieu positif. La croyance en un Dieu plane sur tout son théâtre : Hugo lui doit pour beaucoup la spiritualité relative et la générosité de sentiment de ses héros. Sur ce point capital aussi il y a eu suite dans sa vie. En 1820, il regardait la poésie comme inséparable de la religion, l’esprit religieux comme la plus profonde source de l’inspiration poétique. En 1847, sur la tombe de son ami Frédéric Soulié, il disait magnifiquement :

« … Que cette foule qui nous entoure et qui veut bien m’écouter… que ce peuple généreux, laborieux et pensif le sache bien… quand les philosophes, quand les écrivains, quand les poètes viennent apporter ici, à ce commun abîme de tous les hommes, un des leurs, ils viennent sans trouble, sans ombre, sans inquiétude, pleins d’une foi inexprimable en cette autre vie sans laquelle celle-ci ne serait digne ni du Dieu qui la donne ni de l’homme qui la reçoit. Les penseurs ne se défient pas de Dieu… »

Il dit en 1885 dans le testament qui contient ses paroles suprêmes, il dit simplement et brièvement : « Je crois en Dieu », formule détachée de la première ligne du Credo des chrétiens. Bien des religions sont enfermées dans la doctrine du Christ ; Victor Hugo s’en était façonné une selon ses besoins moraux et selon les pentes de son esprit ; à son Dieu, il avait élevé un tabernacle intime dont il était le seul fidèle et le seul prêtre. Sur ce tabernacle, M. l’archevêque de Paris — on me permettra de l’observer avec un profond respect — n’avait aucun sacerdoce légitime à exercer. Mais il est d’autres personnes qui, après l’impérieuse profession de foi testamentaire du grand aède, ont encore moins de droits que le saint pasteur du troupeau catholique fidèle de venir célébrer leurs rites aux funérailles qui se préparent ; c’est les sectateurs païens de la déesse Libre Pensée et les pontifes de l’idole Science.

Ce jour appartient encore à Victor Hugo.

Tout à l’heure le canon tonnera, et le cercueil, après sa halte de vingt-quatre heures sous l’Arc de Triomphe de l’Étoile, sera porté au Panthéon, au milieu du concours du peuple, de l’armée et de tous nos Sénats. Le président de la République suivra le corps. Depuis la journée du 15 décembre 1840, où la dépouille mortelle de Napoléon passa sous l’Arc de Triomphe traînée par un char à seize chevaux, avant d’aller reposer sous le dôme des Invalides, on n’a point vu un autre exemple d’une telle apothéose funéraire.

Nous ne nous en plaignons pas. Il ne nous conviendrait pas, dans le pays et dans le temps où nous vivons, de réclamer contre tant d’honneurs accumulés sur un homme qui n’a été ni chef d’État, ni ministre, ni grand-croix, ni directeur général des contributions, rien qu’un homme et un poète, un poète vibrant sous le souffle de son siècle, un homme libre qui, ferme et fier en la conscience de son droit, brava presque seul un empereur acclamé sur la ruine des libertés publiques par huit millions de voix. Cette exaltation d’un simple citoyen comme tel nous emporte bien loin du décret de messidor, fonds chinois de la France en république comme en monarchie ; un jour entre des milliers de jours luit enfin où la nation française et ceux qui la gouvernent n’auront pas réglé leurs sentiments sur les méthodes du Céleste-Empire. Nous réclamerions cependant si en Victor Hugo on ne voyait aujourd’hui que Victor Hugo, si la pensée publique n’associait point aux honneurs extraordinaires qui lui sont déférés tout le chœur des beaux génies de son époque, dont il a eu la fortune d’être le dernier survivant.

Il y a un excès d’admiration et de piété envers Hugo, duquel on est obligé de se tenir pieusement à l’écart par respect pour tout ce que la France et notre siècle ont produit d’admirable. Devant le deuil, nous nous sommes interdit d’en faire la réflexion ; devant l’apothéose, nous la pouvons faire. Depuis huit jours, en des termes qui vont s’amplifiant et s’enflant, pour ainsi dire d’heure en heure, on nous retrace un Victor Hugo qui ne serait rien de moins que le poète par précellence et le penseur par prééminence de l’Europe au xixe siècle et de la France en tous les temps. Les deux métaphores de cime et d’abîme sont les plus modestes par lesquelles on essaye de mesurer son génie. On ne lui aperçoit pas de limites. Nous ne saurions suivre cette pente du panégyrique. De quelque grandes qualités qu’ait été doué Victor Hugo, de quelque magnificences qu’il ait enrichi notre langue, il n’est pas, comme on le dit, la cime et l’abîme, la cime de toute poésie et l’abîme de toute pensée. Victor Hugo n’est pas le maître des maîtres de la littérature française ; il ne tient pas dans notre littérature, et personne n’y tient le rang dominateur et la place unique qu’occupent Shakespeare dans la littérature anglaise et Gœthe dans la littérature allemande. Victor Hugo n’est pas davantage le grand conducteur des imaginations, des âmes et des esprits au xixe siècle ; ce rôle, s’il appartient à quelqu’un, appartiendrait à Gœthe ; seul, Jean-Jacques Rousseau le pourrait disputer à Gœthe pour une forte part. Victor Hugo enfin n’a pas la primauté dans la grande époque poétique française qui, annoncée par René, le Génie du Christianisme, le livre de l’Allemagne, s’ouvre et se déploie avec les Méditations et se repaît pendant trente années d’idéal, d’amour, de rêve et d’infini, avant de venir expirer à Madame Bovary, aux théories morales de M. Taine et à l’étroite conception politique du législateur de 1852. Non ! pas plus dans notre xixe siècle français que dans l’ensemble de la littérature française, il n’y a un dieu de la poésie s’élevant suprême, isolé, dévorateur de tout le reste, sur des sommets inaccessibles où le commun des génies le contemple et lui voue une adoration qui n’est due qu’à lui.

Pas plus dans l’ordre de la pensée que dans l’ordre de l’imagination, Victor Hugo n’est ce dieu. Chateaubriand, Lamartine, Staël, Sand, Musset, Michelet, pour ne citer que ceux-là, d’une part ; Lamarck, Cuvier, Étienne Geoffroy-Saint-Hilaire, Claude Bernard, d’autre part, ne se rangent pas autour de Victor Hugo comme autour d’un centre générateur ou d’une colonne lumineuse et culminante, émergée du milieu d’eux ; les dates seules s’y opposeraient. Assemblez en un groupe, aussi rare qu’il vous plaira de le faire, les grandes imaginations et les grands esprits du xixe siècle, Hugo sera du groupe, il ne l’a pas engendré et il ne le dépasse pas.

Et maintenant, le droit des tiers, comme on dit en style juridique, étant réservé, puisque l’apothéose s’accomplit, ne récriminons pas contre elle, bien qu’elle soit poussée si loin qu’avec la meilleure volonté du monde on n’y pourrait rien ajouter de plus. Pour Victor Hugo spécialement, on a détourné de sa destination l’Arc de Triomphe consacré à la gloire des armes ; par où l’Allemand a passé, dans un jour funeste, c’est Hugo, le premier, qui passera de nouveau ; une armée française qui ressaisirait la victoire sur les champs de bataille européens n’aurait plus désormais intact pour elle-même l’honneur d’une telle pompe. Spécialement pour Victor Hugo, on efface de nos rues le nom du village d’Eylau où quinze mille braves gens nous achetèrent de leur sang la paix de Tilsitt. Spécialement pour Victor Hugo, on dépossède de son temple la fille inspirée de Nanterre qui figurait à une multitude d’âmes françaises, pures et naïves, le symbole religieux de la patrie. Spécialement pour Hugo et pour ses funérailles, l’Académie a fait capituler ses statuts. Qu’est-ce que ce cadavre qui ébranle tant de choses !

Voici une vision de l’histoire. Transportons-nous de trente ans en arrière. Nous sommes sur cette même voie royale des Champs-Élysées par où le cercueil du poète va descendre de l’un à l’autre bord de la Seine ; nous tenons nos yeux attachés sur ce même point culminant où s’élève à cette heure le catafalque. La foule est énorme comme aujourd’hui,

Foule encombrant les toits, les seuils, les quais, les ponts.


On attend quelque chose qui va passer par l’Arc de Triomphe et entrer solennellement dans Paris ; c’est un empereur fait d’hier. Hier, à Saint-Cloud, le Corps législatif et le Sénat lui ont porté le plébiscite par lequel le peuple a signifié sa volonté. Et aujourd’hui, Napoléon, éclos pour la seconde fois de Bonaparte, part de Saint-Cloud pour venir prendre possession du palais des Tuileries. Jour pour jour — car nous sommes au 2 décembre 1852 — jour pour jour, il y a un an, cet homme imprévu, et que personne n’avait deviné, a, dans l’espace d’une nuit, saisi à bras-le-corps, abattu, ficelé et ligotté Paris, le Paris des barricades de 1830 et de 1848, fameux et terrible à l’Europe, qui deux fois en vingt années avait tout ébranlé de sa secousse, du nord au sud et de la Manche à la Vistule. La France a acclamé le prince et toute l’Europe interroge l’énigme de son règne naissant. Il arrive au rond-point de l’Étoile. Écoutons le narrateur officiel :
« Le temps était incertain… À une heure, le canon tonne, les tambours battent aux champs, l’empereur arrive à l’Arc de Triomphe. Au même moment, le ciel s’éclaircit et un rayon de soleil perce les nuages. Ce fut alors un spectacle saisissant de voir le nouvel empereur passer sous cet arc de triomphe, élevé par son oncle à la gloire de l’armée française. »

L’empereur passe, il a passé sous la voûte triomphale ; le cortège se déroule le long des Champs-Élysées. Devant l’empereur, la musique du 7e lanciers, le général commandant le cortège, le 12e de dragons, la maison militaire ; derrière l’empereur, la brigade des cuirassiers et la brigade des carabiniers en colonne par division : tout comme aujourd’hui, tout comme tout à l’heure. « Les deux terrasses des Tuileries qui bordent la place de la Concorde sont occupées par les députations d’un grand nombre de corporations ouvrières. Leurs bannières, de diverses couleurs et richement brodées, portent des devises et des emblèmes inspirés par la solennité avec le cri national de Vive l’empereur ! Vive Napoléon III !… Les acclamations enthousiastes qui éclatent partout sur le passage de l’empereur ont redoublé à la place de la Concorde… » Sur la place du Carrousel, Saint-Arnaud lit aux troupes la proclamation de l’empire ; et sur la place de la Concorde, Persigny la lit aux gardes nationaux. Il y a eu ce matin à l’Hôtel de Ville banquet de deux cents couverts, il y aura ce soir gala au palais et illuminations par la ville. Cependant, pas loin de là, à Bruxelles ou à Jersey, je ne sais, — dans la vision c’est une distance imperceptible, — en face de l’homme qui triomphe, un autre homme, écrasé sous le poids de la défaite, se redresse, la voix enflammée, et il crie :

Assez Ô république de nos pères.
Assez Grand Panthéon plein de lumières,
Assez Dôme d’or dans le libre azur,
Assez Temple des ombres immortelles,
Assez Puisqu’on vient avec des échelles,
Assez Coller l’empire sur ton mur,
Assez Je t’aime, exil ! douleur, je t’aime !


Il invoque la muse, sa seule auxiliaire et sa seule ressource :

Assez de piloris p… Viens, dressons maintenant
Assez de piloris pour faire une épopée.
· · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · ·
J’attacherai la gloire à tout ce qu’on insulte,
Je jetterai l’opprobre à tout ce qu’on bénit.


Il prédit la chute, avec une obstination maniaque et
sublime, au premier moment de la grandeur et au plus haut moment. Que lui fait le présent !

Arrive l’avenir, le gendarme de Dieu !


Il somme la Providence de se dépêcher ; il l’entend qui marche et prépare ses revanches ; c’est bien du mot Providence qu’il se sert ; il est Nahum, il est Daniel ; il a sur le sujet de la fin inévitable une confiance enragée dans cette Providence que ses yeux voient et que sent son âme. Qu’était-il, que pouvait-il pendant qu’il entassait contre le triomphateur les injures sur les injures et que tout lui était bon pour faire balle, le véhément, le superbe, le comique, le sinistre, le grotesque, et même le nauséabond et l’écœurant ! Quelle apparence que la voix qu’on étouffait, qu’on avait proscrite de France, qu’on proscrivait encore par delà les frontières, pénétrerait jamais jusqu’aux oreilles du peuple fasciné par le nom de Napoléon ! Et voilà qu’aujourd’hui le barde outlaw est lui-même sous l’Arc de Triomphe ! Il suit à son tour la voie triomphale ! Il met debout Paris et son peuple ! 2 décembre 1852 ! 1er juin 1885 ! Le cri de ces deux dates, rapprochées l’une de l’autre, est formidable. Mais que crient-elles ? Bossuet répondrait simplement et magnifiquement : « Ô vanité ! Ô néant ! Ô mortels
ignorants de leurs destinées ! » Nous sommes forcés d’ajouter autre chose ; cette autre chose est grave et fera de cette cérémonie, de quelque façon qu’elle tourne et se termine, une journée mémorable et critique dans l’histoire de nos mœurs publiques et de nos institutions.

Certes, l’apothéose de Victor Hugo est prodigieuse. Je doute cependant que ceux qui l’ont décrétée s’en soient représenté à eux-mêmes toute l’étendue et toute la signification. Hugo, aujourd’hui, ne triomphe pas seulement d’un empire et d’un empereur. On se tromperait bien si l’on se figurait que l’épopée du mépris, qui a nom Châtiments, atteint un homme, un seul, usurpateur sur les lois, et rien à côté de lui. Elle englobe sans distinction tout ce qui s’est empressé autour de la monarchie absolue restaurée ; elle vise toutes les institutions et tous les corps que le génie inventif du Premier Consul avait créés ou réparés pour servir à sa toute-puissance d’appui et d’ornement, qui ont fait depuis et continuellement le même usage sous n’importe quel gouvernement, qui sont encore à cette heure le substratum auquel se superpose la présidence de la République. Jamais on n’a vu, jamais on ne verra discorde plus flagrante entre un triomphateur et tout le cortège officiel qui accompagne son triomphe. Je sais bien qu’on me répondra que les corps, les hiérarchies et les compagnies d’aujourd’hui doivent être distingués des corps, des hiérarchies, et des compagnies qui florissaient au 2 décembre 1852 ; qu’ils n’en sont pas solidaires ; qu’un régime corrupteur corrompt tout, mais que les gouvernements honnêtes et éclairés arrivent ensuite, qui répandent la lumière, l’intégrité et l’honneur là où des tyrans n’ont communiqué que leurs vices. Je ne contredis pas ces maximes générales. Seulement, on n’a pas la ressource de constater qu’elles se trouvent le moins du monde indiquées dans les Châtiments et dans Napoléon le Petit.

Du fait du 2 décembre, Hugo condamne et bafoue les choses en masse et pour toujours. Les anathèmes lancés de Jersey sont à perpétuité, et c’est tout ce que le prophète en son délire, a fait anathème qu’il traîne maintenant derrière son char triomphal. L’ordre de marche « des corps constitués » qui va se développer de l’Arc de Triomphe au Panthéon n’en montrera presque pas un qui ne porte au front la blessure d’un vers du poète. D’abord se présentent la garde républicaine, les tambours avec crêpe, les cuirassiers et leur fanfare, les musiques militaires et leur Marseillaise sur le mode mineur ; puis, encadrant le cortège, l’armée tout entière, les cavaliers, les fantassins, l’artillerie assise sur ses tonnerres ; les généraux et leurs états-majors qui courent le long des lignes pour les maintenir. Passez, généraux, soldats, dernier espoir de la France, soldats qui n’avez point fait mentir Malakoff à Saint-Privat, passez, passez. Ou bien à l’esprit de quelqu’un, dans la foule, monteront peut-être les vers sur la veille des armes, la nuit de décembre dans les casernes, sur les généraux dorés, portant la triple étoile, sur les maréchaux de France… des vers que je ne cite pas ! Passez, grand chancelier ; députation de la Légion d’honneur, passez ; ou bien l’on se souviendra de la strophe… je ne la cite pas non plus, je ne la cite pas ; ce serait toucher une des fibres les plus susceptibles du tempérament français, brutalement déchirée par Hugo ! Je ne cite pas — la place me manquerait — la série sans fin des imprécations contre la magistrature.

Mon nom était justice. — Et quel est ton bourreau ?
— Les juges !…


C’est particulièrement sur les personnages qui ont été les chefs sacrés de la justice que tombent les imprécations de Hugo le proscrit. Baroche, Delangle, Troplong, Dupin, il n’en fait qu’une plaie. Il ne leur veut même pas accorder le supplice trop noble de la place de Grève. Ce serait déshonorer la Grève ! Ce serait diffamer l’échafaud !

Quoi, Grand Dieu ! pour Troplong, la mort de Malesherbes !


Et à présent, foule, salue ! Ce qui défile là devant
toi, c’est la Cour de cassation dans ses hermines, avec le premier président et son parquet. Après ces exemples, on peut négliger le fretin ; la fonction ministérielle : (« Vous savez bien, un tel ? — Oui ! il est aux galères ? — Non ; il est ministre ! ») ; les directeurs, les chefs de division, les préfets, les autorités de toute sorte, tous ceux qui disent avec une lettre majuscule : « l’Administration » ou mieux encore « mon Administration », tous ceux dont Hugo dit, en établissant la plus osée des synonymies : « les intrigants, les fourbes, les crétins, les puissances. » Tout aux gémonies, et lui, au Capitole ! Quel sens de cette journée ! Quel spectacle pour le philosophe ! Mais que pensera, que sentira le peuple en ses profondeurs ? Après tout, ce sont là les affaires de ceux qui gouvernent. Pour Hugo, son destin est accompli par cette souveraine récompense :

Et peut-être en la terre où brille l’espérance,
Et peut-êtrePur flambeau,
Pour prix de mon exil, tu m’accorderas, France,
Et peut-êtreUn tombeau.


Qu’il repose en paix dans le tombeau qu’on lui décerne, le grand poète, le grand tribun du peuple ! Qu’il repose, glorieux, lui qui a été un homme, lui qui s’est tenu debout quand tout se prosternait, lui
qui a ramassé un jour tout ce qui était abattu et renversé pour s’en faire une foi inébranlable, lui qui a su dire en vers éternels :

Fût-on cent millions d’esclaves, je suis libre ;
Et ce qui brise un peuple avorte aux pieds d’un homme.


Hugo ne s’est pas contenté de créer des héros de l’épopée et du drame ; il a fait briller en sa propre personne lorsqu’il l’a fallu, leur héroïque vertu. Sans doute, au 2 décembre, l’héroïsme lui a été plus facile et plus commode qu’à beaucoup d’autres ; c’est ce que n’ont pas manqué d’observer à son détriment les gens nombreux qui lui reprochent d’avoir toujours su trop bien exercer le faire-valoir de son génie et même celui de ses mésaventures et de ses catastrophes politiques. Je tiens à le remarquer à mon tour, mais à son éloge. L’heure des sacrifices ne l’a pas trouvé dépourvu, et précisément à cause de cela, précisément parce qu’il avait été prévoyant, il a été en mesure de résister avec moins de souci et plus de suite à des pouvoirs tyranniques. Il s’était ménagé assez de bien pour pouvoir écrire les Châtiments du fond d’un sûr asile, et pour demeurer fidèle à l’engagement qu’il prenait de rester le dernier au poste de haine et de combat.

Non equidem invideo, miror magis.

Des deux personnages qu’il a mis en scène, en 1824, dans l’ode intitulée le Poète dans les révolutions, l’un, l’homme pratique et expérimenté, exhorte le poète à se désintéresser de la lutte contre le mal et pour le mieux ; l’autre, le fou, le poète, veut s’y jeter à corps perdu. Le premier dit au poète :

Jeune homme, ainsi le sort nous presse,
Ne joins pas dans ta folle ivresse,
Les maux du monde à ton malheur…
· · · · · · · · · · · · · · · · · · ·
Les hommes vont aux précipices,
Tes chants ne les sauveront pas.


Le poète lui répond avec enthousiasme :

Le poète, en des temps de crime,
Fidèle aux justes qu’on opprime
Célèbre, imite les héros…


Ces deux personnages de son poème, Hugo les a heureusement associés et fondus dans sa vie. Il a été l’enthousiaste et le bon ménager. Il a été, comme Gœthe, un poète et un sage. Il a embrassé fièrement son devoir dans les heures difficiles et cruelles ; il a défendu le droit et son droit ; il s’est acquis le moyen de subsister indépendant de son époque et de ses tristes vicissitudes, et il est mort, comblé de jours, sous un toit à lui, au milieu des
siens, leur léguant un avenir sûr et tranquille, pleurant doucement à ses petits-enfants qui pleuraient.

Aux honneurs nationaux qui ont été rendus le 1er juin à Victor Hugo, la Comédie-Française a tenu à joindre spécialement l’honneur d’une cérémonie artistique. Elle a consacré sa soirée du 15 juin à la mémoire du poète.

Elle a commandé, pour cette soirée, à M. Falguière un buste de Victor Hugo et à M. Paul Delair un à-propos en vers.

Dans la salle, les personnages officiels étaient rares. Quinze jours tout au plus s’étaient écoulés depuis les funérailles solennelles d’Hugo ; on n’a pu s’empêcher de remarquer le fait. Ni président de la République, ni président du Conseil, ni présidents des deux Chambres, ni ministres, pas même le ministre des beaux-arts ! Les autorités établies ont comblé Victor Hugo, le 1er juin, d’autant de canons, d’obusiers, de caissons, de cuirassiers, de généraux à plumes blanches et à plumes noires qu’il en pouvait souhaiter. Elles se sont abstenues de la cérémonie littéraire. La section de l’Institut, dont Victor Hugo était membre, a également brillé par son absence. M. Émile Augier n’est pas plus venu que M. Maxime Du Camp. M. Jules Simon, qui suit d’ordinaire assez exactement les premières représentations de la Comédie, n’a point honoré l’Apothéose de sa présence. Il fait beau, en France, d’être panthéonisé !

L’à-propos de M. Paul Delair contient certainement plus de beaux vers et plus de belles images qu’on est obligé d’en mettre dans une œuvre de ce genre. L’Océan, par exemple, dit au Gardien :

Pour te redemander l’homme que… J’arrive,
Pour te redemander l’homme que j’ai vingt ans
Vu se pencher, songeur, sur mes flots haletants.
Et tirer de mes eaux, par le vent cadencées,
Comme un pêcheur d’Ophir les perles, les pensées.


Dans la voix du poète, dans l’harmonie de ses poèmes, et là seulement, l’Océan se reconnaissait et se comprenait ; cette conscience de sa vague, de ses mœurs, de sa colère, de ses grandeurs, lui est maintenant ravie ; maintenant le poète n’étant plus là pour redire l’immensité, l’Océan ne se voit plus et ne se sent plus lui-même :

L’immensité me semble une chose incomplète
Et l’Océan n’est rien sans le contemplateur.


Très beau aussi et d’une grande expression, ce vers du Gardien :

Emprunts faits au néant, vous pasVous tous, êtres,
Emprunts faits au néant, vous passerez ici ;

Malheureusement, M. Paul Delair a été obligé d’écrire vite ; et comme le temps, quoi qu’en dise Alceste, fait quelque chose à l’affaire, M. Paul Delair n’a pas eu le loisir de s’interdire la ressource du remplissage, et il n’a pas évité toujours le galimatias.

Tout en feuilletant son Apothéose, je prends le Gil Blas à ma droite, j’y lis cet apophtegme qui n’est pas d’hier. « Victor Hugo est le seul homme de ce temps qui ait quelque chose à dire. » Le seuil ! Et qui s’est exprimé ainsi ? Théodore de Banville, si spirituel et si savant, si ingénieux et si imaginatif, qui sème, quand il veut, les perles ! Je prends le Figaro à ma gauche, et j’y lis que M. Jules Simon, parlant de M. Victor Duruy, se serait écrié : Ah ! si Louis XIV avait possédé cet homme-là… Je ne me dissimule pas, en effet, combien le xviie siècle, comparé à nos trente dernières années, est inférieur en talents, en génies et en tempéraments. Je plains de tout mon cœur Louis XIV de n’avoir pas eu M. Duruy pour ministre de l’esprit et, si l’on y tient, je plaindrai également ce monarque dénué de n’avoir pas eu M. Perraud pour archevêque de Cambrai. Mais quand une fois j’aurai fait ces concessions au ton apologétique de mon temps — et je les fais, vous le voyez, sans barguigner — je ne sais plus comment je pourrai taquiner M. Paul Delair et le panégyrique d’Hugo ?

En vérité, depuis que le grand Pan est mort,
La nature n’a pas jeté de cri si fort ;
Je n’ai pas entendu sourdre et rouler au monde
De lamentation si vaste et si profonde !
· · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · ·
Dante et Virgile !…. Ce vieillard les supplante.
· · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · ·
Il était sur le siècle, immense et solitaire,
Il était sur lComme le soleil à midi.


FIN
  1. Entre les éditions diverses du Théâtre de Victor Hugo, on peut recommander pour les bibliothèques, l’édition Hachette, en quatre volumes, petit in-8o. Elle contient le théâtre complet, y compris Cromwell et la Esméralda, avec les préfaces et les notes de l’auteur. Un supplément, qui termine le quatrième volume, contient le nom des artistes de la création pour chaque pièce.
  2. Victor Hugo avant 1830, par Edmond Biré. — J’ai déjà signalé ce livre. L’abondance, la précision et la sûreté des recherches en font un livre capital pour l’étude et l’intelligence de Victor Hugo. L’ouvrage trahit des préoccupations de polémiste catholique et monarchique. Mais il est aisé de mettre à part les préoccupations de l’auteur et de s’en tenir aux faits qu’il a recueillis avec une patience et une sagacité dignes des plus grands éloges. (Paris, Jules Gervais, éditeur. — Nantes, Émile Grimaud, éditeur, 1883.)
  3. Lire à ce sujet mais avec précaution les Mémoires d’Alexandre Dumas, 5e série, chapitres 126 à 129. (Paris, Calmann Lévy. — Édition à 1 franc le volume.)