À travers l’Europe/Volume 1/Holyrood et Marie Stuart

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P.-G. Delisle (1p. 93-102).

IV

HOLYROOD ET MARIE STUART.



EN laissant derrière nous les maisons vermoulues de Canongate, nous nous trouvons tout à coup dans la campagne, au milieu d’une solitude charmante. Pas une muraille, pas une haie ne voile l’horizon ; devant nous s’ouvre l’espace vaste et libre, et sous nos pieds un gazon moelleux s’étend comme un tapis, dont quelques arbustes font les dessins. À une petite distance, Arthur Seat et Salisbury Crags ces jolies montagnes dont les versants sont les plus belles promenades d’Édimbourg, et dont la crête serait un observateur pittoresque. Sur ce fond sombre se détache à demi un bloc de murailles délabrées, flanqué de tourelles, surmonté de clochetons, rallongé d’une chapelle gothique en ruines, et dont l’aspect a je ne sais quoi de fantastique et de légendaire qui impressionne vivement.

C’est Holyrood.

Ce fut d’abord une abbaye. L’abbaye est devenue un palais. Le palais est devenu une ruine.

La nationalité écossaise a suivi la même gradation descendante. Elle fut catholique ; elle devint protestante ; elle est maintenant une ombre !

Quelle douce mélancolie s’empare du cœur quand on franchit le seuil de cette antique chapelle royale dont il ne reste plus que les quatre murs, et quelques piliers massifs ! Ces pierres croulantes à travers lesquelles le lierre serpente, ces pilastres grecs qui n’ont plus rien à soutenir, cette magnifique porte ogivale qui vit passer tant de rois et de reines, cet immense vitrail de la façade qui n’a plus de vitres, ces tombeaux que nous foulons sous nos pieds, et qui contiennent des cendres royales, tout cet ensemble de ruines me plonge dans une rêverie profonde.

Ma tristesse augmente encore lorsque levant les yeux au-dessus de la grande porte je lis sur une tablette de marbre ces lignes que Charles I y fit graver lorsqu’il restaura cette chapelle en l’an 1633 :


He shall build a house

For my name, & I will

Stablish the throne

Of his kingdom

For ever !


Ô mystérieux desseins de la Providence ! Ô châtiment peut-être d’une grande famille et d’un grand peuple ! Seize ans n’étaient pas encore écoulés que la tête de l’infortuné Charles I tombait sur l’échafaud, et que le trône des Stuarts était renversé pour toujours !

En proie aux réflexions les plus sombres, je m’avance jusqu’à l’extrémité de la nef, à l’endroit où s’élevait jadis le chœur. C’est ici que furent couronnés Jacques II, Jacques III, et Jacques IV, auquel un légat du grand pape Jules II présenta une couronne de pourpre, et cette épée de l’État que nous avons vue au château. C’est ici que la reine Marie fut mariée au misérable Darnley, et que commença la longue série de ses inénarrables infortunes !

Sortons de ce lieu lugubre, et entrons au château. Je ne m’arrêterai pas à vous le décrire, et je ne raconterai pas son histoire. Traversons la vaste galerie où sont suspendus les portraits d’une centaine de personnages qui furent des rois plus ou moins authentiques de l’Écosse, et dont quelques-uns paraissent avoir vécu lorsque l’Écosse n’avait pas encore d’habitants.

Jetons un coup d’œil dans les appartements de Lord Darnley qui ne rappelle que de fâcheux souvenirs, et pénétrons avec une émotion mêlée de respect dans ceux de Mary Queen of Scots.

Voici d’abord son salon de réception dont les murs sont couverts d’anciennes tapisseries, et dont le plafond est divisé en panneaux ornés des armoiries royales. Si ces rideaux en lambeaux pouvaient parler, que d’histoires intéressantes ils nous raconteraient ! Quel dommage qu’ils ne puissent pas nous dire surtout les longues et fréquentes discussions qu’ils ont entendues entre la reine Marie et le prêtre apostat Knox !

À côté s’ouvre la chambre à coucher qui contient le lit et plusieurs autres meubles de la malheureuse reine. C’est cet appartement qui fut témoin de tant de larmes et de souffrances de toute nature, qui a vu les chagrins de l’épouse, les angoisses de la mère, les regrets de la veuve et les terreurs de la reine ! Arrêtons nous ici en face de son portrait, suspendu au mur, et rappelons un peu le touchant souvenir de cette martyre dont le sang innocent est retombé sur sa race et l’a éteinte.

Le malheur qui s’est attardé aux jours de Marie Stuart l’a poursuivie jusque dans la mort, et les sectaires qui ont brisé sa vie ont été remplacés par des pamphlétaires qui ont déchiré et souillé sa mémoire. Pendant près de trois siècles, les historiens, les poêtes dramatiques, les romanciers et les journalistes se sont acharnés à la calomnier, et c’est depuis quelques années seulement que des travailleurs consciencieux se sont levés pour venger la vérité et faire briller à la lumière de la justice cette grande figure de l’histoire d’Écosse.

Comme le dit très bien M. Auguste Roussel dans la Revue du Monde Catholique, c’est à la honte des français que le premier cri de la justice ait été poussé dans ce siècle par un Russe, le prince Labanoff. Mais après lui sont venues des plumes françaises qui ont achevé l’œuvre de réparation.

Dans um fort volume qui a eu du retentissement, M. Wiesener a refait le procès de la Reine d’Écosse qu’on croyait jugé en dernier ressort, et à force de patience et d’érudition il a réussi à démolir l’échafaudage de calomnies de l’infâme Buchanan, auxquelles M. Mignet était venu inconsidérément apporter l’autorité de son nom.

M. Jules Gauthier a suivi, et il a fait la véritable histoire de Marie Stuart.

Mais un nouveau jour devait encore être jeté sur cette lugubre histoire, et M. Chantelauze a fait disparaître toutes les préventions en publiant tout récemment le journal inédit de Bourgoing, le médecin de la Reine, et la correspondance de Paulet, son geôlier.

De tous les mensonges de Buchanan que tant d’historiens ont reproduits, et qui font de Marie Stuart une Messaline, des odieuses inventions de Dargaud qui ose la comparer à Marguerite de Navarre et lui préférer celle-ci, des insinuations malveillantes de M. Mignet, il ne reste plus rien aujourd’hui ; et la lumière est faite sur cette malheureuse victime de la trahison, du fanatisme et de la calomnie. Il est plus que temps.

Ô dérision de l’Histoire, qui en déshonorant Marie Stuart, décernait à Élizabeth l’auréole de la chasteté ! Élizabeth ! cette royale prostituée qui ne se maria pas afin de continuer plus librement ses amours coupables ! Élizabeth qui jalouse de la beauté et de la vertu de Marie voulut d’abord lui faire épouser l’un de ses propres amants dont elle ne voulait plus, et qui plus tard lui tendit des pièges dans sa prison, et soudoya un débauché pour la déshonorer !

Le portrait que nous avons sous les yeux est très beau, et il doit être ressemblant puisque la beauté de Marie Stuart était célèbre dans toute l’Europe. Ce don ne lui porta pas bonheur, et ne fut qu’un motif de plus à la haine d’Élizabeth, et à l’ambition des nobles écossais qui l’entouraient. Élizabeth voyait de plus en elle une prétendante au trône d’Angleterre, et la vérité est que ce trône appartenait de droit à Marie Stuart.

Je m’imagine voir arriver dans ce palais d’Holyrood cette reine de France qui, n’ayant encore que dix huit ans, était doublement orpheline et veuve, et qui avait le droit de porter trois couronnes. Catholique, elle y venait régner sur des sujets dont la grande majorité venait d’apostasier et d’embrasser le calvinisme. Née écossaise, mais élevée en France, elle allait avoir autour d’elle pour la conseiller, ou plutôt pour l’égarer et la perdre, un frère naturel, Jacques Stuart, qui aurait voulu gouverner à sa guise, et une foule de grands seigneurs les uns protestants et les autres catholiques, tous ambitieux, corrompus, traîtres !

Les prétendants à sa main ne manquèrent pas, et après deux ans de veuvage elle épousa Henri Darnley. Bien des raisons étaient alléguées en faveur du mariage, mais cet homme était indigne d’elle, et les misères conjugales furent nombreuses dans ces appartements que nous visitons.

Suivant l’expression de M. Wiesener, le mariage était raisonnable et politique ; mais il péchait par un point essentiel, c’est que le mari n’était ni raisonable ni politique. Il était égoïste, ingrat, présomptueux et incapable. Il aspirait au pouvoir suprême et ne comprenait pas qu’il put être le mari de la Reine sans être le Roi. En ajoutant qu’il était joyeux viveur et même ivrogne, je complète son portrait.

Mal conseillé par son ambition, et par les nobles qui voulaient s’en faire un instrument, il agissait de concert avec les ennemis de la Reine, qu’il boudait et délaissait par intervalles.

C’est ainsi qu’il entra dans la conjuration qui aboutit au meurtre de Riccio.

Au coté nord de la chambre à coucher s’ouvre une porte en tapisserie sur un escalier secret. C’est par cet escalier que les conjurés firent irruption dans les appartements royaux. De cette chambre ils s’élancèrent dans la petite salle à souper qui l’avoisine du coté Nord-Est, et, sous les yeux de la Reine, poignardèrent son fidèle conseiller et traînèrent son corps en le perçant de coups à travers cette chambre jusqu’au bord de l’escalier.

La Reine poussait des cris de terreur et allait ouvrir une fenêtre pour appeler au secours, lorsque l’un des conjurés poussa l’audace jusqu’à lui mettre un poignard sur la gorge pour la tenir en respect.

Peu après cet horrible assassinat, Darnley se sépara de ses complices et se réconcilia avec la Reine. La haine des conjurés se reporta alors sur lui, et bientôt ce pauvre Darnley tombait à son tour sous leur poignard.

Hélas ! la mort de son mari toute pénible qu’elle fût, n’était pas un malheur comparable à celui qui devait suivre. En effet, quelques mois à peine s’étaient écoulés, que Bothwell, l’assassin de Darnley, enlevait sa veuve infortunée, la tenait prisonnière dans un château, et à la suite de violences inouies et honteuses lui arrachait un consentement au mariage qu’il convoitait.

Pour expliquer ce mariage horrible, hâtons-nous de dire que Marie Stuart ne croyait pas que Bothwell eût été l’assassin de son mari ; que Bothwell en avait été accusé, avait subi son procès devant la Chambre des Lords et avait été acquitté ; que ces Lords avaient non seulement absous Bothwell mais recommandé à la reine de l’épouser, qu’elle avait énergiquement repoussé toutes les propositions de ce nouveau prétendant ; qu’il avait fallu l’enlèvement, le viol peut-être, les menaces de mort et les mauvais traitements pour lui arracher son consentement, et que le jour de ses noces fut pour elle, au dire de témoins non suspects, un jour de désespoir et de larmes.

Pauvre femme ! Elle était mère et reine ! Elle voulait conserver le trône à son fils, et empêcher son pays de glisser dans l’anarchie. Peut-être pensait-elle que Bothwell qui jusqu’alors avait toujours vaillamment défendu son autorité et exercé une redoutable influence, que Bothwell qui venait d’obtenir des Lords l’engagement de le soutenir et de le défendres, saurait sauvegarder le lambeau d’autorité royale qui lui restait encore.

Dernière illusion ! les lords étaient d’hypocrites ambitieux, et j’ose dire qu’aucun pays, à aucune époque de son histoire, n’a peut-être produit à la fois une pareille collection de scélérats ! Ce qu’ils voulaient en poussant la reine à ce troisième mariage, c’était son déshonneur, la déchéance complète de son autorité, et la ruine de Bothwell lui-même.

Ce but infâme fut bientôt atteint. Bothwell fut de nouveau accusé du meurtre de Darnley ; et on insinua que Marie Stuart avait été sa complice, après avoir entretenu avec lui des relations adultères.

Malheureusement, l’horrible mariage était là pour donner de la vraisemblance à ces rumeurs qui deviendraient plus tard des accusations publiques.

Bothwell, abandonné et menacé de mort, s’enfuit au Danemark ; et après des duperies et des trahisons sans nom, après une rébellion de la populace et une bataille malheureuse, Marie signa une abdication en faveur de son fils âgé d’un an. Puis, comme devait faire plus tard Napoléon I, elle eut la fatale inspiration de se livrer à l’Angleterre, et d’aller se mettre sous la protection de cette Élisabeth qui avait ourdi et déroulé sous voile toute cette trame odieuse et criminelle dont la reine d’Écosse avait été victime.

L’arrogante et cruelle Élisabeth lui donna la prison pour logement, et après l’y avoir abreuvée d’ignominies pendant dix-huit ans elle lui fit trancher la tête !

Telle fut l’existence tourmentée et souverainement malheureuse de cette noble fille des Stuarts, que le ciel avait si bien douée, et qui pouvait faire le bonheur et la gloire de sa nation, mais qui eut le malheur de vivre à une époque d’apostasie, d’impiété, de corruption et de honte. Le trône fut pour elle un gibet, et le gibet est devenu son trône, où la postérité la contemplera désormais, majestueuse dans sa faiblesse, fière dans son innocence et triomphante dans son martyre !

Quand je sortis d’Holyrood, j’avais l’esprit abattu et profondément attristé. Le soleil était couché, et la campagne solitaire flottait dans une clarté crépusculaire qui s’harmonisait avec mes impressions.

Je revins en rangeant Calton Hill dont les monuments me firent voyager en imagination dans la Grèce. On a souvent nommé Édimbourg l’Athènes de la Grande-Bretagne et je dois reconnaître qu’elle fait des efforts pour mériter ce titre. Le monument national qui couronne Calton Hill est une imitation du Parthénon. Le plan général du High School est celui du temple de Thésée, et la coupole du monument de Burn est une copie du fameux monument de Lysicrate — autrement nommé Temple des Vents !

Mais ces imitations ne sont pas très réussies ; ce qui a fait dire à un charmant écrivain humoristique : " Ô moderne Athènes ! Les Grecs sont rares parmi tes architectes ; ceux qui ne sont pas Goths sont Pictes ! "