À travers la jungle politique et littéraire, 2e série/8

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Librairie Valois (2e sériep. 165-183).


La petite guerre
au Quartier Latin


Cela se passait vers les années 1909-1910. La fraction dite « insurrectionnelle » du parti socialiste unifié, qui se groupait autour de Gustave Hervé, avait organisé, bien avant les communistes, ce que nous appelions : Les Jeunes Gardes révolutionnaires. Quelques centaines de jeunes gens, employés, ouvriers et même intellectuels, composaient cette phalange qui possédait son chant de route, son hymne de combat, tombé de la plume du barde Montéhus, lequel jouit, durant toute cette période, d’une véritable popularité :


Prenez garde ! (bis)
Vous les bourgeois, les repus, les gavés !
V’là la jeun’garde (bis)
Qui descend sur le pavé !…


La mission des Jeunes Gardes était simple. Ils faisaient la police des meetings et des réunions publiques, veillaient aux manifestations de la rue et, au besoin, résistaient aux charges des brigades centrales. Almereyda était alors leur chef reconnu, et il avait comme lieutenants des hommes qui s’appelaient : Émile Tissier (aujourd’hui rédacteur à la Victoire), Goldsky (aujourd’hui rédacteur au Rappel), Louis Perceau (aujourd’hui poète…., libertin), Eugène Merle, etc.

Or, au même moment, il y avait au Quartier Latin, une sorte de jeune garde royaliste, les premiers camelots du Roi, qui faisaient un potin de tous les diables. J’ai déjà eu l’occasion de dire comment, sous le gouvernement libéral de Clemenceau, nous nous étions rencontrés, ces messieurs et nous, dans les geôles républicaines. Nous avions, ma foi, fait excellent ménage. Et la liberté reconquise, nous ne songions, ni les uns ni les autres, à nous battre.

Cela ne devait pas durer. Au fond, le blanc et le rouge ne vont pas ensemble. À la Santé, terrain neutre, nous avions pu nous entendre. Et puis, l’audace furieuse que montraient ces jeunes gens ne nous déplaisait point. Nous n’étions pas loin de les considérer comme des révolutionnaires de droite. Leurs prouesses nous stimulaient. Nous savions comment, en pleine Sorbonne, ils avaient eu le culot effroyable de molester un professeur, coupable de ne pas avoir manifesté pour la bergère de Domrémy un respect suffisant. Nous savions qu’ils envahissaient le prétoire et vitupéraient les chats fourrés avec rage. Autant de raisons pour leur consentir quelque estime.


Cela ne devait pas durer, ai-je dit. En effet, ces messieurs nous avaient habilement caché leur jeu. Ils prétendaient rétablir leur monarchie et faire revenir leur roi — l’Affectionné Philippe — pour le plus grand bonheur du peuple ouvrier et syndicaliste. Ils allaient même, parfois, jusqu’à se proclamer antimilitaristes. Brusquement, une affaire qui fit quelque bruit éclata. Je veux parler de l’affaire Ferrer. Il s’agissait d’un intellectuel libéral d’Espagne, condamné à mort et fusillé à Montjuich dans des conditions particulièrement atroces. Comme l’on pense, tout le Paris révolutionnaire se souleva. Il y eut des bagarres. Certain mercredi soir, il y eut même une petite émeute avec, au tableau, une douzaine d’agents blessés et un mort.

C’est alors que ces messieurs de l’Action Française montrèrent le bout de l’oreille. Ils se révélèrent ce qu’ils étaient en réalité, ce qu’ils n’avaient jamais cessé d’être : des réactionnaires bornés, porte-parole de la cléricaille, paladins de l’obscurantisme. Après tant d’années disparues j’évoque ces vieilles choses en toute objectivité, sans la moindre goutte de ressentiment dans mon encrier. Mais alors ?… Un article de Maurice Pujo, larmoyant sur le cadavre de l’agent tué le soir de l’émeute, mit le feu aux poudres.

Ces messieurs du Royal-Camelot, qui ne cessaient de se colleter avec la police, bafouaient les autorités et cognaient sans ménagements sur les défenseurs de l’ordre, nous paraissaient tout à fait mal venus de pleurnicher comme des crocodiles sur la dépouille d’un policier. Nous le leur fîmes savoir, rudement. Et les polémiques s’envenimèrent.

En même temps, on commençait par se sentir un peu agacé par tout le bruit que faisaient les royalistes au Quartier Latin. Grâce aux ressources dont ils disposaient, ils pouvaient organiser des bandes, enrôler de pauvres bougres et, armés de matraques solides, tenir le haut du pavé.

Cela marcha bien quelque temps. Bientôt les jeunes républicains, exaspérés, résolurent de résister. Les troubles commencèrent. Par malheur, les camelots du Roi étaient les plus nombreux et les mieux disciplinés. Ils obéissaient à des mots d’ordre. Ils perturbaient les réunions. Puis, lâchés dans les cafés et brasseries du Quartier, ils continuaient, brimant les autres, emplissant toutes les salles de leurs bravades.

Il y eut alors des rencontres violentes. Les étudiants républicains s’étaient groupés autour d’un jeune homme décidé, courageux jusqu’à la témérité : Jean D…, fils d’un homme politique. Il était aidé par les étudiants révolutionnaires, parmi lesquels, au premier rang, les frères M… (je ne les nomme point, ne sachant quelle est, aujourd’hui, exactement, leur situation) ! Je note aussi Léo Poldès, l’animateur des séances du Faubourg. Ce petit groupe s’était mis dans la tête de purger le Quartier des camelots philippards.

Les autres avaient, à leur tête, Maxime Réal del Sarte, glorieux descendant du fameux conventionnel, et, surtout, Maurice Plateau. Le premier était l’Achille des royalistes, le second leur Ajax.

Mais quelles batailles ! Les poings, les matraques, les revolvers, tout entrait dans la danse. On ramassait des éclopés dans tous les coins. Malgré tout, la lutte était inégale. Les camelots demeuraient les plus forts et, il faut bien le dire, ils avaient les sympathies de la jeunesse studieuse — cette fameuse jeunesse issue de tabellions provinciaux ou de bourgeois enrichis dans le commerce des bonnets de coton, et qui passait le plus clair de son temps au d’Harcourt ou au Pascal. Un soir, au cours d’un meeting des Sociétés Savantes, Jean D… et quelques amis, qui avaient réussi à pénétrer dans la salle en dépit d’un service d’ordre vigilant, tinrent tête et à toute une meute enragée. D… sortit de là, le visage en sang, les habits en lambeaux. Il dut s’aliter.

Déjà, à la Santé, Réal del Sarte m’avait montré une lettre que lui adressait son adversaire. Le jeune chef des étudiants républicains lui disait en substance : « Vous avez la réputation d’un homme courageux, d’un homme fort. Eh bien ! ce n’est point dans les manifestations, parmi la foule, que je veux vous rencontrer. Mais d’individu à individu, poings contre poings, à armes égales… »

Comme on voit, D… était un adversaire résolu et dangereux. Aussi la principale préoccupation des dirigeants de la camelote royale fut-elle de s’en débarrasser. On commença par l’accuser d’un tas de méfaits et de combinaisons. On le montra d’accord avec la police, tendant des pièges aux jeunes royalistes (cela à l’occasion d’une histoire de vol où les camelots s’étaient laissé pincer sottement). Puis, un beau jour, avec l’aide du ciel et les machinations de Maurice Pujo, on finit par l’avoir.

Voici comment. Le jeune D… tomba malade, atteint d’une otite. Il fut trépané, fit des mois d’hôpital. Quand il revint sur le boulevard, il n’était plus tout à fait le même. L’opération avait laissé des traces sur son intelligence et sur sa volonté.

Un jour, pressé par le besoin d’argent, il enleva quelques instruments du laboratoire où il étudiait et, je crois, les mit en gage ou les vendit. Il fut immédiatement mouchardé.

Aussitôt, scandale. L’Action Française triomphait. D… n’était qu’un voleur. On ne disait point que quelques-uns des misérables qui l’entouraient, et le conseillaient, étaient de mèche avec les royalistes. Et ces messieurs les camelots qui, quelques mois avant, se plaignaient amèrement du bruit créé autour d’un pauvre petit larcin où certains des leurs étaient compromis, trouvaient tout naturel de développer cet incident et de lui donner toute la publicité tapageuse possible, puisqu’il s’agissait, cette fois, de républicains.

Naturellement, le scandale allait grossissant. Le jeune D… fut poursuivi, condamné, disqualifié. Quant au père, un vieillard dont nul n’avait jamais osé discuter la probité et la grande honnêteté privée comme politique, il s’enfuit, les épaules courbées, se terra en province, accablé par ce coup brutal du sort.

C’était là du joli travail. Du travail de Basile. Si je rappelle cette histoire, c’est qu’elle m’a paru propre à illustrer certaines méthodes odieuses et qu’il faut, tout de même, que de telles saletés soient épinglées.

Et le jeune D…, demandera-t-on. Voilà. Il s’engagea pendant la guerre. Il chercha à coups d’audace et d’héroïsme, sa réhabilitation. Et, un soir, il tomba, tué raide, en première ligne.

*
* *

D… mis hors de cause, les Camelots triomphaient, mais leur arrogance fut telle qu’ils négligèrent toute prudence. Ils s’attaquèrent aux révolutionnaires et les dénoncèrent comme des « amis de l’ennemi ». Cette imprudence allait provoquer l’entrée en lice des Jeunes Gardes.

Ceux qui, d’ailleurs, habitaient comme moi le Quartier Latin et hantaient ses brasseries, se déclaraient excédés par l’insolence des troupes royales dont il leur fallait subir le tapage, les cris, les chants, les laïus, voire les provocations. Véritablement, ces messieurs abusaient. On les avait, jusqu’alors, laissé faire et se débrouiller avec les étudiants républicains, estimant que c’était là une querelle à laquelle il importait peu de se mêler. On avait tort. Se croyant certains de notre neutralité et, du reste, s’imaginant de taille à combattre les révolutionnaires, mes bons camelots du roi, leurs chefs, leur journal, se mirent à donner de la voix.

En attendant, ils multipliaient les affiches les plus violentes sur les murs, dénonçaient les « Barbares », appelaient la guerre. Ils firent si bien qu’un matin on tint conseil dans les bureaux de La Guerre Sociale et qu’on décida d’intervenir.

Les choses changèrent alors d’aspect. Chaque soir, aux endroits désignés, dans les lieux publics où l’on savait pouvoir dégoter ces messieurs, des groupe de Jeunes Gardes descendaient, occupaient nonchalamment les tables, paraissant ne point se connaître entre eux. Surgissait une bande de camelots vociférant, chantant la Vendéenne, hurlant des « Vive le Roi ! À bas la gueuse ! » et quelqu’un se levait pour réclamer. Stupeur, puis injures, menaces et, finalement, bagarre. Et ces messieurs les camelots, ahuris, étaient brutalement vidés, jetés dehors avec force horions.

La bataille se poursuivait, parfois, dans la rue, sur le boulevard Saint-Michel. Les uns criaient : « Vive le Roi ! » Les autres ripostaient : « Vive la Révolution ! » Il faut être juste. Parmi les camelots, la plupart ne manquaient nullement de courage. Ils se défendaient comme des diables. Mais les Jeunes Gardes ne craignaient point les coups.

L’intervention de la police apportait, non sans mal, une conclusion provisoire à ces tournois qui devenaient parfois sanglants. On savait où se retrouver quelques jours après. Et, deux ou trois fois par semaine, — le samedi surtout, — ces combats homériques se renouvelaient. Les camelots, rendus plus prudents, ne manifestaient que lorsqu’ils se trouvaient en nombre et sous la conduite de leurs chefs. Les Jeunes Gardes sonnaient le ralliement de tous leurs adhérents et des sympathisants. Et alors, comme on disait, ça bardait.

Je me souviens, notamment, d’un soir — il pouvait être onze heures — où je me tenais tranquillement à la Chope de la Harpe lorsque quelques-uns des nôtres firent une irruption soudaine et véhémente : — Les camelots… Les camelots… Ils viennent de massacrer nos camarades.

Je me précipitai. C’était vrai. Une demi-douzaine de nos amis avaient eu l’idée saugrenue de se planter sur le pont, devant toute une troupe de camelots armés de matraques et conduits par Plateau. Cela en hurlant : « Vive la Sociale ! » Résultat : les matraques avaient pris la parole. Je vis, sur le sol, des traces de sang. Je courus à l’Hôtel-dieu. Deux des victimes venaient d’être pansées, hâtivement. L’un avait le nez cassé. L’autre montrait sa tête couverte de linge.

Tels étaient les petits jeux qui préludèrent à d’autres bagarres plus sérieuses. Jeunesse ! Toute notre jeunesse !


II


Une des plus belles batailles eut lieu, un soir, place Saint-Michel, à l’issue d’un meeting que les révolutionnaires avaient organisé. Ce soir-là, il s’agissait, pour nous, de fournir une riposte éclatante aux royalistes qui multipliaient les manifestations tapageuses et couvraient les murs d’affiches portant ce titre, en lettres énormes : Contre les Barbares !

Les Barbares, c’étaient les Allemands, l’ennemi héréditaire. Et l’affiche n’était qu’une véhémente provocation, une sorte d’appel à la guerre. Nous répliquâmes par une autre affiche : Contre les Barbares de l’Intérieur ! et en conviant républicains, socialistes, pacifistes, aux Sociétés Savantes. Là, devaient prendre la parole des orateurs de toutes les fractions d’avant-garde, parmi lesquels Sébastien Faure, Almereyda, des professeurs, des députés et votre serviteur.

La réunion fut un triomphe. Salle comble. Quelques camelots du Roi, qui s’étaient faufilés dans la salle, essayèrent vainement de créer du chahut. Finalement, ils durent se taire, impuissants.

A la sortie du meeting, nous nous retrouvâmes, à quelques-uns, dans la salle du fond d’une brasserie, au coin de la place et du quai. Puis, peu à peu, avec les derniers autobus, tout ce petit monde se dispersa. Nous demeurâmes à peu près une dizaine, moins pressés, commentant les résultats de la soirée

Soudain, une rumeur sur le boulevard. Des cris. Que se passe-t-il ? Un ami pénètre, essoufflé, dans l’établissement et dit :

— Ce sont les camelots du Roy. Ils sont en bande et manifestent contre nous.

En effet. On percevait très nettement les cris : A bas Hervé !… Vive le Roi… ! Vive la France !… Nous nous regardâmes, un instant. Almereyda, soucieux, demanda :

— Combien sont-ils ?

— Deux ou trois cents, sans compter les curieux… Rien à faire.

Nous étions à peine sept ou huit. Almereyda, fiévreux. tirait sur ses courtes moustaches.

— Parbleu ! Ils ont attendu que tous nos amis aient disparu. Et ils diront demain qu’ils sont restés maîtres du pavé. On ne peut pas laisser faire ça.

Il se précipita dehors et nous suivîmes. La troupe de camelots apparaissait, à ce moment, à la hauteur de la fontaine Saint-Michel. Nous nous trouvions sur le pont, à l’entrée. Et comme la bande se rapprochait, ce fut une clameur de défi :

— A bas la guerre ! A bas la guerre ! Vive la Sociale !

Stupeur. Les camelots s’arrêtèrent net. Ils nous croyaient loin et supposaient le boulevard vide. Ils distinguaient bien notre petit nombre, mais rien ne leur prouvait que nous étions seuls, que nous n’avions pas, ailleurs, des auxiliaires tout prêts à intervenir. Je revoie encore la scène, aujourd’hui. Il était environ minuit et demi. Les camelots, immobilisés, formaient un arc de cercle au centre duquel se tenait Pujo, une badine à la main. Là-dessus, un silence impressionnant de quelques secondes.

Tout à coup, un bond. Almereyda venait de se jeter en avant, sa canne dressée. D’un élan irrésistible, il avait percé le rempart improvisé autour de Pujo, et v’lan ! Sa canne s’abattit sur le visage du chef des camelots. Nous étions sur ses talons. La mêlée s’engagea. Elle ne dura pas longtemps.

Elle ne dura pas, parce que les agents cyclistes comptaient dans le jeu. Naturellement, ils s’en prirent aux révolutionnaires. Nouvelle mêlée rapide. Et nous battîmes en retraite vers la brasserie d’où nous venions de sortir.

Pendant que les camelots se reformaient et faisaient demi-tour, les agents nous poursuivaient. Ils pénétrèrent brutalement dans la salle du café, menaçant le patron du lieu, prétendant nous mettre la main au collet… Le patron protestait mollement. Et voici que, soudainement, un homme se dresse, face aux agents, la voix tremblante de colère :

— Vous n’avez pas le droit… vous n’avez pas le droit…

Il prononçait : le « doit », avalant les « r » au passage. L’indignation, sans doute ? Les agents voulurent le repousser. Alors il brandit une carte et une médaille de député :

— Vous aurez de mes nouvelles… Vous n’avez pas le « doit d’enter »…

Les agents, suffoqués, reculèrent vers la porte. L’homme qui leur parlait sur ce ton, c’était Lagrosillère, alors député socialiste de la Martinique. Il avait assisté au meeting de l’Hôtel des Sociétés Savantes, était venu se réfugier dans la brasserie et avait vu la bagarre.

Grâce à lui, nous pûmes souffler. Les agents, cependant, s’installèrent devant le café, attendant notre sortie. Mais, sur le coup de deux heures, nous leur faussions gentiment compagnie. Le cafetier nous avait indiqué une porte de sortie, sur les quais.

*
* *

Pendant que Lagrosillère tenait tête à la force publique et nous permettait ainsi de nous échapper, le bruit de la courte bataille s’était répandu dans le Quartier. Léo Poldès parcourait tous les établissements, sonnant le ralliement, montrant son pardessus troué d’un coup de couteau. De tous côtés des renforts accouraient. Une bande de contre-manifestants s’organisa à la hâte. Mais les premiers combattants, à la suite d’Almereyda, venaient, croyant tout terminé, de regrimper sur les hauteurs de Montmartre.

Les camelots, de même, s’étaient dispersés, jugeant probablement leur soirée bien remplie. Seulement nombre d’entre eux s’installaient, comme à l’habitude, dans les cafés, bruyants et arrogants. Tout semblait néanmoins à peu près fini.

Je remontai, seul, le boulevard Saint-Michel, assez calme. A la hauteur du D’Harcourt, je me heurtai à un groupe — des amis !

— Ah ! te voilà !… Tu n’as pas vu l’affaire ? Qu’est-ce qu’ils ont pris ?

— Qui, ils ?… Quelle affaire ?

— A la Chope Latine… On vient de les vider, et proprement.

Je courus vers la Chope. Joyeux spectacle. Des vitres cassées, de la vaisselle piétinée, des tables retournées. Et des garçons ahuris, des policiers enquêtant. Nous nous éloignâmes prudemment J’étais personnellement trop connu dans ce coin.

Ce qui s’était passé ? C’est aisé à deviner. Une trentaine de nos amis apprenant qu’on se battait dans la rue étaient accourus, cherchant l’adversaire. Plus rien. Alors, sachant qu’ils pouvaient le rencontrer à la Chope, ils s’étaient rués sur l’établissement. En un clin d’œil, les quelques camelots qui se trouvaient là étaient arrachés de leurs tables, jetés dehors, à grands coup de poing et de canne, sans avoir même le temps de s’y reconnaître. Quelques-uns tentèrent de se défendre. D’autres, dans leur précipitation, glissaient sous les tables. Ce fut un beau chahut.

— Quelle purge ! mon empereur !

Le lendemain, naturellement, L’Action Française parlait d’une bande d’apaches mis à la raison par les valeureux champions du Trône et de l’Autel. L’Action Française n’a jamais enregistré que des bulletins de victoire.

*
* *

Mais, ce même lendemain, les camelots durent déchanter, complètement. Décidément, ils étaient allés trop loin, dans leurs provocations. Les Jeunes Gardes révolutionnaires avaient décidé de leur donner une leçon sérieuse.

Vers les dix heures du soir, les trottoirs du boulevard Saint-Michel étaient sillonnés par des groupes de jeunes gens qui, par trois ou quatre, se promenaient, l’air paisible, une énorme canne au poing. Ils pénétraient dans les brasseries, donnaient un coup d’œil investigateur, puis, s’arrêtant devant les affiches, ils lacéraient tranquillement les appels royalistes. Cela dura à peu près jusqu’à onze heures. Pas un camelot à l’horizon. Avaient-ils eu vent de cette invasion ?

L’état-major des Jeunes Gardes se tenait dans un petit café, prêt à intervenir.

Lassés, au bout d’une heure, de ces promenades infructueuses et n’apercevant pas le bout du nez d’un royaliste, les Jeunes Gardes se formèrent en un groupe compact et je les conduisis à la Chope Latine.

La salle était à peu près comble. Mais il n’y avait là que des consommateurs inoffensifs et indifférents. Nous montâmes alors dans une salle du premier. Et, bientôt, ce fut, parmi la clientèle du bas, une prodigieuse stupéfaction. L’hymne, révolutionnaire, l’Internationale, s’élevait, formidable, clamé par une cinquantaine de poitrines :

Au dehors, la foule se rassemblait. On chuchotait que c’étaient les révolutionnaires descendus au Quartier pour le purger des camelots. Les curieux approuvaient. Après l’Internationale, le chant des Jeunes Gardes. Tout le répertoire y passa. Et, de minute en minute, notre groupe grossissait. Des étudiants républicains se mêlaient à nous. Toute une soirée, nous fûmes les maîtres absolus, incontestables de la Chope, d’ordinaire le domaine des autres — nos adversaires.

Et toujours pas l’ombre d’un camelot. On demandait : « Où sont les camelots ? » On ajoutait : « C’est une plaisanterie. Qu’est-ce qu’on nous a raconté avec les camelots ? Il n’y a pas de camelots ! »

Il n’y en avait pas, en effet. Ces messieurs étaient demeurés bien tranquillement à l’abri. Pas davantage d’agents. Je n’ai jamais compris qu’on ait pu nous laisser ainsi, toute une soirée, chanter, crier, provoquer, mener un tapage infernal. Bien mieux. Vers les minuit et demi, heure des derniers véhicules de transport en commun, toute la bande redescendit le boulevard en rangs épais, les talons sonnant sur le pavé. Pas de police. Rien. Un Quartier Latin calme, d’une paix inexplicable.

Cette soirée fut, pour ces messieurs de la Royale, comme nous disions, une véritable déroute morale. La preuve était établie qu’il suffisait de leur résister sérieusement et qu’ils n’avaient, jusqu’alors, triomphé que grâce à l’apathie et au manque d’organisation de leurs adversaires.

Il y eut, pourtant, un mécontent : le patron de la Chope Latine. Quelques soirs après cette affaire comme je m’installais à la terrasse avec des amis, le brave homme vint vers moi, levant les bras au ciel :

— Monsieur, je vous en prie, allez-vous-en… Je ne puis vous servir.

— Mais…

— Non. Impossible. Allez-vous-en. On a tout cassé, l’autre jour, chez moi. Et vous êtes un des chefs…

— Mais, pas du tout… je n’ai fait que suivre…

— Monsieur, je vous en supplie… allez-vous-en… Il suffirait que les autres vous voient pour que ça recommence.

Je me mis à rire, follement amusé.

— Laissez-moi au moins régler ces demis.

— Non… non… je vous les offre… J’aime mieux vous les offrir… Mais, de grâce, allez-vous-en.

Alors, nous nous levâmes, toujours riant, escortés par les excuses du patron affolé, et nous allâmes nous asseoir ailleurs.

C’est ainsi que, par la faute des Jeunes Gardes, je devins un consommateur « indésirable » de la Chope Latine.

III

A la suite de ces joyeux incidents, et pendant une quinzaine de jours, les Jeunes Gardes tinrent le haut du pavé au Quartier Latin. Ils descendaient, par petits paquets, tous les soirs, explorant le boulevard Saint-Michel, fouillant les établissements. De-ci, de-là, il y eut quelques rencontres, notamment devant les affiches. Mais rien de bien saillant. Ces messieurs les camelots ne se montraient point.

Puis la lassitude vint. Les Jeunes Gardes cessèrent de descendre sur la rive gauche. Le Quartier reprit, peu à peu, son aspect ordinaire. De nouveau, la jeunesse royaliste s’installa, maîtresse, un peu partout. Je dois ajouter que nos adversaires avaient mis le temps à profit. Ils s’étaient organisés, et supérieurement, sous la conduite de chefs audacieux. De ce nombre, Plateau, dont j’ai déjà eu l’occasion de parler et qui devait finir sous les balles de Germaine Berton. Quoi qu’on puisse penser de cet homme et de son rôle de policier à l’Action Française, il faut bien reconnaître que c’était un chef. Une brute, certes, mais un entraîneur et qui payait, volontiers, de sa personne.

Je ne saurais conter par le menu toutes les petites bagarres qui fleurirent, à cette douce époque, au Quartier. Il se passait peu de semaines sans quelque rencontre. Des groupes se jetaient les uns contre les autres et s’administraient de superbes volées. Mais, en l’absence des Jeunes Gardes, les camelots du Roi étaient redevenus les plus forts et les mieux disciplinés.

Il y eut des soirées, cependant, où les révolutionnaires se remirent dans le jeu. Mais la police veillait. Un soir, ces messieurs de la Royale Camelote avaient organisé une grande réunion publique, rigoureusement privée. Car on n’entrait chez les fleurdelysés que muni de cartes spéciales et en montrant, si l’on peut dire, patte blanche. Tous les as du royalisme devaient parler à cette réunion : les Daudet, les Maurras, les Bernard de Vesins, d’autres encore. Et toutes les dispositions étaient prises pour recevoir l’ennemi.

L’ennemi, lui (c’est-à-dire les démocrates et les révolutionnaires), était mobilisé. Toute la Jeune Garde était sur pied. Les chefs de section avaient placé leurs troupes aux alentours de l’Hôtel des Sociétés Savantes, boulevard Saint-Germain, place Saint-Michel… Des cordons d’agent barraient le passage, interdisaient l’accès de la rue Danton. Mais quelques-uns des nôtres avaient réussi à se procurer des cartes et ils pénétrèrent dans la salle.

Immédiatement reconnus, ils furent entourés. Et, alors, se produisit un incident assez curieux.

Maurice Pujo, qui faisait la police de la réunion, s’était précipité.

— Messieurs… pas de bataille ici… Il s’agit d’une conférence d’idées… Il y a des femmes, des enfants… Je vous en prie. Nous nous retrouverons ailleurs. Mais pas ici… pas ici.

Alors nos amis saluèrent et se retirèrent. Au dehors, une foule compacte se pressait, attendant. On ne pouvait pénétrer aux Sociétés Savantes, soit ! Mais gare la sortie !

A la sortie, encadrés par les policiers, les camelots se retirèrent en bon ordre. Un groupe de jeunes gens emprunta le boulevard Saint Germain, puis la rue du Four, narguant le public, brandissant des matraques. Mal leur en prit. Les révolutionnaires étaient sur leurs talons. Il y eut un moment où l’un des camelots se détacha un peu de son groupe, provoquant les nôtres. Ah ! le malheureux ! Il fut saisi, happé, entraîné, jeté contre un mur. Pendant ce temps, une grêle de pierres, puisées dans un chantier de démolition, pleuvait sur la bande qui se dispersait.

Le « prisonnier » affolé, dépouillé de sa matraque, tête nue, suppliait :

— Messieurs, messieurs, ne me faites pas de mal !

Vaines prières. Les nôtres, surexcités par l’attente, exaspérés par les provocations, allaient se jeter sur lui. Je n’eus que le temps de me dresser et de crier :

— Laissez-le !… Vous voyez bien qu’il est seul…

Mais quelques-uns voulurent passer outre. Il y eut une courte bousculade. Je criais toujours :

— Laissez-le… Il est seul… Vous êtes cinquante…

Il put enfin s’en tirer. Il s’enfuit à toutes jambes, poursuivi par les quolibets. Le pauvre diable l’avait échappé belle.

*
* *

J’ai déjà conté comment, un autre soir, au Gymnase du Panthéon, les camelots ayant voulu troubler une réunion où devaient parler des professeurs républicains, se virent administrer une formidable raclée par les Jeunes Gardes que commandait Almereyda surnommé, pour la circonstance : le Préfet de police de la Révolution.

Ces petits événements expliquent toute la campagne rageuse et mortelle menée, par la suite, contre ce même Almereyda, campagne qui devait aboutir au fameux lacet.

Peu à peu, cependant, les bagarres se firent plus rares, les querelles de rue s’éteignirent. Je crois que la mêlée du Gymnase fut le dernier incident sérieux. On ne peut pas toujours se battre. Pourtant, chaque mercredi soir, alors que nous mettions en page notre Guerre Sociale, nous rencontrions ces messieurs du Roi au Café de la Presse — le café qui vit l’assassinat de Jaurès. Là ! c’était un terrain neutre. Chacun s’occupait de revoir ses épreuves ou ses morasses. Pas un geste de défi, pas la moindre menace dans le regard.

Au Quartier, il y avait également des « terrains neutres » où l’on se retrouvait entre deux bagarres. Aux coups succédaient des discussions académiques, devant des demis de bière. J’ai coudoyé, dans ces coins-là, des royalistes avec lesquels j’entretenais personnellement de cordiales relations, tels que le malheureux Lagrange, par exemple, tué au front, Henri de Bruchard, mort depuis, ou encore l’innocent Rabourdin et tant d’autres, qui, depuis, ont abandonné le Roi, ses pompes et ses œuvres.

Mais quand la bagarre surgissait quelque part, il n’y avait plus de camaraderie. On cognait sans ménagements. Et, à vrai dire, il y avait beaucoup d’enfantillage dans cette affaire. Cela nous faisait songer, parfois, aux petites batailles que se livrent les gamins, de village en village ou de quartier en quartier, dans les grandes villes.

Vers 1914, on avait cessé de se battre. Le Quartier Latin était plus paisible. Les camelots, d’ailleurs, paraissaient avoir renoncé à leurs excentricités.

Puis la guerre, la vraie, la sale guerre, s’abattit sur tous. Et, avant de s’engager dans la terrible aventure, révolutionnaires et royalistes eurent une dernière occasion de se mesurer. Nous avions, le jeudi soir qui précéda la mobilisation, organisé une manifestation contre la guerre, sur les boulevards. La police s’en mêla. Ce fut une soirée mouvementée et même sanglante. Le député socialiste Jean Bon fut assommé par les policiers. Un des nôtres, l’infortuné chansonnier Israël, qui devait trouver la mort à Berry-au-Bac, nous revint la figure en sang, atrocement mutilé et complètement aphone pour avoir trop hurlé : « A bas la guerre ! »

Le lendemain, les royalistes prétendirent nous donner la réplique. Ils se ruèrent, à leur tour, sur les boulevards. Mais, cette fois, pas de police. Le champ libre ! Comme je me trouvais aux environs du Cardinal, je vis, autour du café, une foule énorme et bruyante. Je m’approchai. Dans le milieu de la salle, parmi les cris, les vivats, les clameurs, j’aperçus un gros homme, rouge et mouillé de transpiration, qui, juché sur une table, gesticulait éperdument, battait l’air de ses bras courts. Je m’approchai encore. J’entendis :

— Patrie !… France !… Armée !… Devoir !… Guerre !…

Puis le gros homme sauta à terre, suivi par la foule qu’il entraînait. Je le reconnus. C’était le sympathique Léon Daudet.

Mobilisé quelques jours après, j’ai souvent évoqué cette scène inoubliable, au cours des quatre années de massacres. Je revoyais le grand patriote Léon Daudet, invectivant, menaçant, salivant avec fureur… Tout un symbole ! Allez ! enfants de la Patrie !

Léon Daudet préludait à ses exploits guerriers et glorieux par la prise du Cardinal. Et, très courageusement, il envoyait les autres, ses amis et ses partisans, toute une jeunesse ardente et folle, vers des combats auxquels les avait fort mal préparés la petite guerre du Quartier Latin —la guerre des gosses.


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