À travers la jungle politique et littéraire/4
Joyeusetés électorales
Encore quelques jours et les préoccupations électorales domineront, aussi bien chez le candidat que chez l’électeur, tout autre souci[1]. Elles s’installeront despotiquement dans les esprits. Vous verrez qu’on ne découvrira plus, dans les journaux, de ces faits divers espatrouillants qui font le régal de tant de braves gens ; ni morts vivants, ni femmes dépecées, ni autos mystérieuses, ni drames de la jalousie, ni scandales… plus rien… rien que des proclamations, des professions de foi, des pronostics, des polémiques. La foire est ouverte.
Aussi le moment me paraît-il bien choisi pour évoquer certaines mésaventures électorales. Je vous conterai, un de ces jours, comment je fus, d’abord, un farouche antiparlementaire et comment, par la suite, j’acceptai la candidature. Qu’il me suffise d’indiquer que, quelques années avant la guerre, j’appartenais à une équipe de militants qui professaient pour la chose électorale le dédain le plus écrasant.
Ce dédain allait jusqu’à l’hostilité déclarée. Vers 1910, nous nous étions souvenu de l’aimable plaisanterie de Zo d’Axa, qui avait présenté aux suffrages de ses concitoyens l’Âne Blanc, dit le citoyen NUL, qu’il promena, le jour du scrutin, dans les rues de Paris, jusqu’au moment où les agents le conduisirent à la fourrière. Et nous avions imaginé de poser la candidature de l’animal cher à Monselet, le citoyen Chonoc qui s’adressait indistinctement à tous : réactionnaires, conservateurs, radicaux, socialistes. Naturellement, Chonoc fut élu, par l’addition des voix abstentionnistes. Mais il n’eut pas l’occasion de siéger.
Époque glorieuse. En somme, ces tours de cochon joués aux électeurs étaient moins graves que ceux que devaient leur jouer, par la suite, leurs élus.
Après ça, vint la guerre. Après la guerre, vint le bolchevisme.
C’est le communisme — que j’ai traversé — qui me poussa vers les batailles électorales et fit de moi un candidat, en 1919, à l’heure où fleurissaient sur tous les murs des milliers de têtes hideuses agrémentées d’un couteau entre les dents. Pour la première fois, on expérimentait le savant mode de scrutin auquel les électeurs ne comprenaient goutte, avec quotient, moyenne, restes… Dans mon secteur, il y avait trois listes sérieuses : celle du Bloc National, celle du Parti radical-socialiste, celle du Parti socialiste non encore désuni.
Je figurais sur la troisième liste qui obtint une moyenne de quarante mille voix et bénéficia de trois élus.
Je récoltai, pour ma part, près de quarante-deux mille voix et je fus battu. Painlevé et Ferdinand Buisson, en face, étaient élus avec trente-huit mille suffrages. Mais le comble, ce fut de voir le gros Léon, candidat de « L’Action Française », sortir triomphant de l’urne avec une douzaine de mille voix.
Gustave Téry, candidat sur la liste Painlevé, publiait alors, en manchette, dans L’Œuvre : « Téry, 38.000 voix, battu ; Daudet, 12.000 voix, élu. Beautés du suffrage imaginé par des calculateurs dangereux. » Mais, avec mes quarante-deux mille suffrages, je pouvais rendre des points à Téry comme à Daudet.
Notez que j’étais l’extrémiste de ma liste. De retour du front et littéralement enragé, je hurlais, dans les réunions, à la révolution. Je jetais des « Vive Lénine ! » à la tête des auditeurs consternés. De très braves gens me qualifiaient sévèrement d’énergumène. Je ne saurais dire aujourd’hui s’ils avaient tort ou raison.
Cette tentative m’avait presque dégoûté du suffrage universel. On a toujours tendance à maudire son juge et à le trouver idiot. Je sentis renaître en moi une âme de farouche antiparlementaire. Qu’étais-je allé faire dans cette galère ?
Je ne songeais plus le moins du monde à être candidat à quoi que ce fût, lorsque, soudain, une élection partielle au Conseil municipal de Paris fut décidée dans le quartier Saint-Gervais. M. Léon Riotor, poète et conseiller sortant, venait d’être invalidé je ne sais plus pourquoi. Le parti socialiste, que menait alors le Comité de la Troisième Internationale — nous étions à la veille du Congrès de Tours — cherchait un candidat et ne le trouvait point.
Il ne le trouvait pas parce qu’il n’y avait aucune chance de succès, dans le quartier Saint-Gervais, infecté de nationalisme, pour un citoyen se réclamant des doctrines soviétiques. Tous ceux qu’on avait tâtés s’étaient récusés sous divers prétextes. C’est alors que d’excellents camarades songèrent à moi.
Je commençais par refuser net. J’en avais assez de ces blagues-là et une première expérience me suffisait largement. J’avais pu, à mon aise, juger de l’incurable stupidité de la masse électorale, friande de boniments, pâte molle qu’on fait lever avec des promesses, des bobards, des déclamations. Par malheur, le Comité de la Troisième Internationale avait fixé son choix. Il y eut, un soir, une séance orageuse.
— Je ne veux pas être candidat, expliquais-je. D’abord, nous n’avons nullement besoin d’envoyer quelqu’un au Conseil municipal, puisque nous allons chambarder la société (n’oubliez pas que nous préparions activement le Grand Soir).
— Il ne s’agit pas de cela, me répondit-on. Il faut saisir l’occasion de propagande qui nous est offerte. Nous irons prendre contact avec les foules du quatrième.
— Dans ce cas, désignez-en un autre… Je ne suis pas terriblement orateur.
— Ça ne fait rien. D’autres t’aideront.
Je m’obstinais. Alors le camarade Cartier, un vieux brave type qui portait d’énormes moustaches et ressemblait à Clemenceau, se leva pour déclarer :
— En voilà assez. Nous avons désigné le camarade Méric comme candidat ; il n’a qu’à s’incliner. La discipline est la discipline. Je dépose un ordre du jour de blâme contre lui.
L’ordre du jour fut voté en cinq sec. Et l’on revint à la charge. Il me fallait marcher, sans quoi l’exclusion. Discipliné, je courbai la tête.
— Soit. Je vais aller à la quatrième Section. Mais je ne promets rien. On verra.
J’espérais que la quatrième Section aurait son candidat et qu’elle m’enverrait promener.
Hélas ! Je trouvais le citoyen Maurice Maurin qui, quelque temps avant, avait raté le siège de peu. Il représentait alors la droite du parti socialiste. Aujourd’hui, il représente l’extrême gauche (comme on change, hein !). Il ne demandait qu’à être de nouveau candidat, mais la section n’en voulait plus. Les purs lui reprochaient, entre autres choses, d’avoir serré la main à un garde municipal, en pleine période électorale. C’était grave. D’autre part, j’étais connu, trop connu, dans cette vieille section insurrectionnelle et hervéiste à laquelle, durant des années, je m’étais donné.
Cependant, je me débattis. J’assurai les camarades que seul Maurin, qui avait déjà mené des campagnes dans le quartier, pouvait les conduire au succès. En vain. On vota sur la désignation. Ce pauvre Maurin recueillit deux ou trois voix. Tous les autres se comptèrent sur mon nom.
Le vin était tiré ; il fallait le boire.
Ce fut une campagne féroce et amusante. Je ne pense pas que le quartier Saint-Gervais ait jamais été secoué de cette façon. Réunions et meetings tous les soirs. Salles combles, surchauffées, vibrantes. Tous les orateurs d’extrême gauche : Marcel Cachin, Frossard, Torrès, Noël-Garnier, le capitaine Treint, Louis Sellier, Berthon, Daniel Renoult…
L’enthousiasme débordait dans la rue. Jusqu’à une heure du matin, on entendait, rue Charlemagne, sur les quais, rue de Rivoli, dans les bistrots, partout, des « Vive les Soviets ! Vive le Prolétariat ! » Les adversaires commençaient à avoir sérieusement peur. D’autant que les éléments syndicalistes qui, d’ordinaire, se réfugiaient dans l’abstention, marchaient carrément avec nous.
J’avais, contre moi, outre Léon Riotor, un candidat vaguement radicalisant. J’arrivais second, pas très loin de Riotor. Je jugeais alors que l’expérience étant terminée, il n’y avait plus qu’à saluer l’assistance. Mais la section en décida autrement. Il fallait aller jusqu’au bout. Je remis ça durant une semaine.
Je dois vous signaler qu’à ce moment-là — c’était vers la Noël — nombre d’ouvriers du bâtiment, des Limousins, se trouvaient dans les régions libérées, dans l’impossibilité de voter. Quelques-uns firent le voyage tout exprès. D’autres envoyèrent leurs cartes d’électeurs qui furent utilisées — ma foi je puis bien le dire aujourd’hui : ce sont des petits trucs que tous les amateurs connaissent — par les camarades conscients et superbement organisés. J’ai même vu de bons citoyens qui, à l’aide de ces cartes, votèrent cinq ou six fois pour moi, par procuration.
Résultat. Il me manqua environ trois cents voix. Cent cinquante suffrages déplacés et le pauvre Léon Riotor était battu. Il n’a dû son siège qu’à l’absence des maçons et terrassiers limousins qui besognaient dans le Nord et dans le Pas-de-Calais. Supposez que ces braves gens se soient trouvés sur place, ça y était. J’étais conseiller municipal de Paris. Je l’ai échappé belle.
Les électeurs aussi.
Mais quelle campagne ! Un matin, un de mes fidèles vint me réveiller chez moi. J’étais éreinté. Je m’étais couché vers les trois heures, dans la nuit. Il me dit :
— Allons, debout ! Nous allons faire une tournée.
— Une tournée… Où ça ?
— Tu verras… Il y a, au moins, deux cents voix à gagner.
Je le suivis en maugréant. Il m’expliqua, en route, qu’il fallait voir les Juifs algériens, très nombreux dans le patelin. Ces bougres-là, pour la plupart, étaient établis bistrots ou coiffeurs. Il me conduisit directement devant un comptoir crasseux, dans une ruelle qui filait vers les quais…
— Bonjour, les amis… Je vous présente le candidat socialiste.
Une douzaine de citoyens furent aussitôt autour de moi (j’ai su plus tard que pas un d’eux n’était électeur) :
— Qu’est-ce qu’on boit ?
On me servit une manière d’absinthe laiteuse qu’on nommait, je crois, raki, quelque chose d’imbuvable. Je l’avalais non sans grimace.
Le camarade qui dirigeait les opérations s’adressa au patron :
— Et vous savez, si jamais vous avez besoin de quoi que ce soit, ne vous gênez pas… nous sommes là.
Le patron eut un large sourire dans sa face de moricaud au nez sémitique. Il cligna de l’œil vers moi :
— Messié… on est avec vous… bien sûr… Mais faudrait savoir… Est-ce que vous marchez avec les Polaks ?
Quels Polaks ? Je tombais des nues. Le camarade me poussa du coude :
— Eh ! oui. Les Juifs polonais… Nous sommes à fond contre eux… Nous sommes des amis des Algériens.
Dehors, il m’expliqua la rivalité haineuse qui dressait les Juifs polonais contre les Bicots. Puis il me poussa vers un autre bistrot. Nouvelle séance. Raki. Faces olivâtres. Sourires charnus. Messié… les Polaks !…
Le raki, cependant, commençait à me peser sur l’estomac.
Au quatrième bistrot, j’étais vaincu. Les électeurs tournaient, valsaient. Je hélai un taxi. Je me fis conduire rapidement chez moi. Je demeurais au lit, affreusement malade, jusqu’au lendemain, en proie à des cauchemars effroyables où je voyais des flots de raki couler dans les urnes, parmi des visages grimaçants qui souriaient de toutes leurs dents jaunes :
— Messié… Messié… Les Polaks !…
Tout de même, quand on viendra me parler de la solidarité juive !…
Les réunions du quartier Saint-Gervais, où je déployais largement le drapeau de la Troisième Internationale, attiraient tous les militants de Paris et de la banlieue. C’était la première candidature communiste en France. À la vérité, les bons électeurs étaient quelque peu suffoqués par nos déclarations et, aussi, par le chahut qui se faisait à la sortie, où l’on entendait hurler :
— Pour les Soviets, camarades !… Pour les prolétaires russes !
Un des organisateurs de ces réunions, entre autres, doué d’une voix de stentor, le visage embroussaillé d’une barbe épique, les yeux de braise, avait une façon bien à lui de faire la quête. Il se plantait menaçant devant les gens, brandissant sa casquette. vociférant dans les visages :
— Pour les Soviets ! N… de D… !
Je ne suis pas sûr que cette manière de propagande m’ait valu beaucoup de suffrages.
Les suffrages, du reste, je n’y tenais pas absolument. J’expliquais, paisible, à mes auditeurs, que nous n’avions qu’un but : compter les voix révolutionnaires. Pour le reste, on s’en moquait. Nulle envie de pénétrer dans la caverne de l’Hôtel de Ville. Inutile de me réclamer quoi que ce fût, au cas où je serais élu. Je ne lèverais pas le bout du petit doigt pour faire déplacer un kiosque ou paver une rue. Nos préoccupations étaient d’un ordre un peu plus élevé.
Cette profession de foi répétée, chaque soir, devant des milliers de citoyens, déchaînait l’enthousiasme d’un public où les électeurs étaient plutôt rares. Et chaque fois, Frossard, alors secrétaire général du Parti socialiste, me disait :
— Voilà comment on travaille quand on veut être battu.
Un soir même, j’allai plus loin. Je déclarai tout net que je ne tenais pas le moins du monde à être élu. Frossard était furieux. Il affirma à la salle qu’il ne s’agissait pas de mes goûts personnels, mais du Parti que je représentais. Et il s’emporta contre ce « singulier candidat défaitiste » qu’on venait d’ouïr.
Après ça, Cachin prit la parole. Il faut avoir entendu Cachin dans l’atmosphère d’une réunion publique. Il faut surtout l’avoir observé du bas de la tribune… en contemplant ses pieds. Car ses pieds participent à son éloquence avec une extraordinaire vigueur. Cependant qu’il lance, dans le bruit des applaudissements, quelques-uns de ces aphorismes dont il a le secret ! Citoyens ! C’est capital !… Cette élection sera capitale !… Nous sommes à une heure d’une importance capitale !… on peut voir ses pieds qui dansent la gigue avec fureur. Il accompagne sa déclamation d’un piétinement continu et rythmé. Ce que ses interventions à la tribune doivent lui coûter de paires de souliers !
Ceci ne veut pas dire qu’il parle comme un pied. Cachin est, au contraire, un orateur vibrant et passionné, un des rares tribuns du Parti communiste. Mais il joue trop de ses appendices inférieurs. Extrémiste, il use et abuse de ses extrémités. Sa mimique s’apparente au charleston.
Laissez-moi insister sur Cachin. Dans le privé, lorsqu’il s’agit de graves discussions, il se révèle le même qu’en public. Il prend sa voix des grands jours, lève les yeux au plafond ou regarde droit devant lui, dans le vide (car Marcel Cachin ne vous fixe jamais), et ses pieds se mettent à battre la mesure. Et il a, alors, des formules définitives… capitales :
— Je lève l’étendard de la révolte !
— Je soulève le couvercle moscovite !
— Je libère ma conscience de classe !
Après quoi, il vous laisse royalement « tomber ».
On ne le croirait pas à le voir et à l’entendre. Il donne l’impression d’un énergique et d’un têtu, avec son visage de gendarme réformé zébré d’une moustache impérieuse et ses grands coups de clairon. En réalité, c’est un pusillanime. Impossible de tabler sur lui. Il a une faculté de se retourner qui confond. Il vous jure ses grands dieux qu’il n’abandonnera pas ses amis, qu’il ira jusqu’au bout de la bataille qu’il livre. Puis, voyant la cause compromise, il vous lâche cyniquement. Au revoir et merci !
Sa dernière volte-face fut superbe. On avait combattu pour lui, au Congrès communiste de Paris, contre Boris Souvarine et ses amis qui voulaient lui enlever la direction de L’Humanité et représentaient alors la plus pure orthodoxie. Pendant tout le congrès, Cachin se tint coi, laissant se battre les autres. Quand ce fut terminé, dans la confusion, il décida de répondre à l’appel de Moscou qui lui donnait l’ordre de prendre le train et de venir s’expliquer. Il nous réunit, à quelques-uns, et nous supplia de « faire » le journal pendant son absence :
— Sauvez d’abord L’Humanité. C’est capital !
Je lui dis :
— Tout ça, c’est très joli… Mais il ne faudrait pas nous jouer un tour de cochon, en revenant de Moscou…
Il se mit à piétiner. Solennel, le doigt tendu, il prononça :
— Nous vaincrons ou nous mourrons ensemble !
Paroles sublimes, dignes de passer dans l’Histoire !
Il ajouta :
— Je lui dirai à Trotsky… je lui dirai ceci… et cela… et encore cela…
Et il nous récita, magnifiquement, avec battements de pieds, le discours préparé à l’intention du dictateur.
Le voyage dura près de trois mois. Nous avions appelé cette période : les « Cents jours ». Mais quand notre Cachin revint, changement complet, radical, capital. Un triumvirat s’installa dans un des bureaux du journal qui se composait de MM. Rosmer, Amédée Dunois, Raynaud, — tous trois dégommés depuis — et qui se mit à démissionner, à jeter à la porte de L’Humanité tous les adversaires de tendance — ceux qui avaient soutenu Cachin.
Lui, laissait faire. Il s’était enfermé dans son bureau directorial et se lavait consciencieusement les mains, pendant que fonctionnait le triumvirat. Ce fut, d’ailleurs, inénarrable. On faisait venir, l’un après l’autre, les rédacteurs du journal et on leur annonçait qu’ils étaient débarqués. Georges Pioch entra dans une colère violente et emplit les couloirs de ses protestations véhémentes. Les autres se tenaient tout petits devant lui, n’osant bouger. Cachin était toujours dans son bureau. Après quoi, ce fut le tour de Torrès qui se mit à enguirlander ses prétendus juges de belle façon et avec la voix qu’on lui connaît. Cachin était toujours dans son bureau.
Je ne me trouvais pas là ce soir-là et n’appris la chose que plus tard. Ce lâchage de Cachin ne m’étonna nullement. On en avait l’habitude. Le lendemain, je me rendis au journal où Dunois me prit à part, m’informant que je n’étais nullement visé par les décisions de Moscou. Mais mon parti était formel ; j’avais décidé de me solidariser entièrement avec mes amis vaincus.
Déjà Gassier, qu’on suppliait de demeurer au journal, avait annoncé sa démission. Amédée Dunois s’était épuisé à vouloir le persuader. De guerre lasse, il le mit dans les mains du capitaine Treint. Le capitaine n’est pas un mauvais homme, mais il vous a de ces façons… de comique qui s’ignore. Il adopta un ton solennel et demanda à Gassier :
— Alors ?… Vous partez ?
— Je pars, fit le dessinateur.
Le capitaine leva ses deux bras vers le plafond :
— Que va dire la classe ouvrière ?
À ces mots, Gassier fut secoué d’un tel rire énorme que le capitaine, désemparé, n’osa insister.
Pendant ce temps, Marcel Cachin était encore dans son bureau et Amédée Dunois s’efforçait de me convaincre. À la fin, à bout d’arguments, je conclus :
— Non. Je ne puis rester alors que les autres s’en vont… C’est une question de propreté et de dignité.
Dunois sursauta sur sa chaise et, la voix cinglante, riposta :
— La dignité ? Ce n’est pas un mot communiste.
Il me demanda encore :
— Mais enfin, qu’est-ce que je vais répondre à Moscou ?
— Tu lui répondras… Et je lâchai le mot de Cambronne.
Sur quoi je me dirigeai vers le bureau de Cachin. Le malheureux était là, affalé, les yeux vagues, perdu… Je lui posai la question, brutalement :
— Eh bien ! Tu es content ?
Il se dressa. Ses pieds se mirent à battre la mesure. Et, la voix sourde, sanglotante, il s’exclama :
— Vous m’abandonnez tous !
Ça, c’était magnifique ! Capital, parbleu ! Je le regardai. C’est qu’il avait l’air sincère !
Je haussai les épaules et, sans un mot d’adieu, je lui refermai la porte sur le nez.
Me voilà loin, dans le sillage capricant de Cachin, des élections de Saint-Gervais. Je n’ai pu résister au désir de vous montrer en passant, un peu de la véritable physionomie de cet homme qui a lâché, tour à tour, tous ses amis, tous ses camarades de tendance, et qui, à travers toutes les tempêtes, a su merveilleusement surnager, tel un bouchon sur les flots. Il est toujours directeur du journal et député. Grand bien lui fasse !
Je reviens à ma réunion. Après les patinades de Cachin, ce fut Torrès qui prit la parole. Ce soir-là, il fut particulièrement éloquent, de cette éloquence puissante, torrentielle, qui emporte tout, brise toutes les résistances. Il adressa aux Juifs nombreux dans la salle une harangue enflammée. Il leur rappela que toujours, les Juifs s’étaient tenus du côté des parias et des révoltés, à l’exception évidemment des Arthur Meyer, des Rothschild, des Reinach et de quelques autres, et il les invita à se ranger une fois encore sous le rouge drapeau des réfractaires. C’était superbe de lyrisme. Je crois bien qu’il leur parla de Spinoza. Mais les pauvres casquetiers de Saint-Gervais ne voyaient pas si loin. Et, d’ailleurs, les neuf dixièmes d’entre eux ne possédaient point leurs cartes d’électeurs.
Le capitaine Treint grimpa, ensuite, à la tribune. Autre genre d’éloquence… un peu trop imagée. Il crut devoir nous tracer un portrait de cette pauvre vieille Marianne qui fut si belle sous l’Empire. « Je la vois, disait-il, avec son triste visage, avec sa robe trouée, sanglante, sa robe qui… sa robe que… sa robe dont… » Le capitaine n’en sortait plus ; il s’empêtrait dans cette robe malencontreuse. Quand il réussit enfin à s’en tirer, il s’épongea le front et poussa un profond soupir. Et il se lança derechef dans une guirlande de métaphores broussailleuses.
On allait mettre l’ordre du jour aux voix ; on allait le voter dans une immense acclamation, lorsque se dressa un citoyen conscient qui demanda à poser une innocente question au candidat. Il était près de minuit et j’en avais assez. J’écoutai, cependant. Le citoyen se déclarait entièrement d’accord avec les orateurs qui venaient de défiler, mais il y avait un petit détail qui le chiffonnait. Cet homme croyait en Dieu. — L’Esprit, disait-il, la Suprême Intelligence. Et il désirait savoir ce que j’en pensais.
— Quelle sera votre attitude devant Dieu ?
Je remontai sur l’estrade et je répliquai :
— Votre Dieu, je m’en fous. Il n’est pas électeur dans le quartier.
La séance fut levée, parmi les rires, sur cette affirmation dépouillée d’artifices.
II
L’élection du quartier Saint-Gervais se termina par une défaite mémorable, sans la moindre petite compromission. Ce fut Léon Riotor qui l’emporta.
Mais je devais être candidat, une troisième fois, aux élections législatives du 11 mai 1924, et, cette fois, contre les communistes que j’avais abandonnés dans les conditions que j’ai déjà expliquées et à la suite des prétentions par trop excessives du gouvernement de Moscou.
Il faut qu’on sache que le gouvernement de Moscou et la direction de la Troisième Internationale, c’était exactement la même chose. Tout ce qui se faisait dans les partis nationaux résultait des ordres donnés par Moscou. Et, à ce moment-là, les conditions qu’on nous imposait étaient les suivantes :
1° Défense d’être franc-maçon. Les communistes déjà affiliés à la Maçonnerie devaient choisir, et rapidement, entre la loge et le Parti ;
2° Défense d’adhérer à la Ligue des Droits de l’Homme. Les communistes ligueurs devaient également choisir ;
3° Interdiction de collaborer à un journal « bourgeois », fût-ce pour gagner son pain ;
4° Désignation des organismes de direction, dans le parti français, — Comité directeur, Conseil d’administration de L’Humanité, etc…, — par ces meneurs de Moscou qui ne connaissaient ni les hommes, ni la situation.
Suivaient quelques autres conditions secondaires. Ce fut là ce qui détermina une scission. Nous sortîmes en masse du Parti. Pour ma part, je n’étais nullement visé, n’appartenant ni à la Maçonnerie, ni à la Ligue. Mais il y avait les collaborations « bourgeoises ». Car j’étais alors rédacteur en chef du Merle blanc. Grave problème. Le Merle blanc organe satirique hebdomadaire et légèrement bolchevisant, pouvait-il être considéré comme journal « bourgeois » ? On discuta longuement là-dessus. On argumenta durant des heures. Finalement, la majorité décida que le Merle blanc était une feuille à part, ni bourgeoise, ni prolétarienne, et que rien ne s’opposait à ce qu’un communiste y collaborât.
C’était d’un drôle achevé. Mais, ainsi que je l’ai déjà dit, je quittai, néanmoins, le parti, en compagnie de Georges Pioch, de Séverine, Torrès, Ernest Lafont, Noël-Garnier, Gabriel Reuillard, Robert Tourly, Bernard Lecache et nombre d’autres. Frossard vint nous rejoindre quelques jours après. Paul Louis s’en était allé quelques jours avant.
Nous composions une belle équipe, suivie de plusieurs milliers de militants. Nous fondions un nouveau groupement : l’Union sociale-communiste, et un journal : L’Égalité. Et, pendant plus d’un an, ce fut une sombre bagarre.
C’est ainsi que je devais affronter, dans le troisième secteur, nos amis communistes d’hier, en qualité de candidat de l’Union socialiste-communiste. Je cueillis une superbe veste. La dernière, d’ailleurs, car je ne me sens nullement l’envie de renouveler des aventures de ce genre.
Entre temps, et avant la scission que je viens d’évoquer, je me faisais la main dans les élections municipales du quartier de la Santé. Celui qui n’a pas suivi et qui n’a pas vu ces élections n’a rien vu.
Le quartier de la Santé était un quartier tranquille qui, jusqu’alors, avait appartenu aux radicaux. Aucune chance pour le socialiste qui décrochait là quelque deux cents ou trois cents suffrages. Ce fut, cependant, ce quartier que l’on choisit pour une expérience plutôt scabreuse.
On posa la candidature de Louis Badina, marin de la mer Noire, condamné et emprisonné. Personne, parmi nous, ne croyait à la possibilité du succès. Nous avions pour adversaire un radical, un bloc-nationalard et un socialiste. Mais nous commençâmes, dans ce quartier paisible, à organiser un chahut de tous les diables. Réunions sur réunions, avec le concours de tous les « as ». On s’entassait dans les préaux d’école pour entendre les citoyens Cachin, Vaillant-Couturier, Berthon, Pioch, Frossard, Sellier… Chaque soir, le quartier était secoué, bouleversé. Comme à l’élection de Saint-Gervais, on accourait de tous les coins de Paris et de la banlieue.
Je puis bien le dire aujourd’hui, c’est moi qui menais la danse, avec les militants de la quatorzième section. J’avais imaginé une tactique nouvelle qui consistait à couvrir les adversaires de ridicule. Aussi bien à la tribune que sur les murs ou les panneaux, je cherchais à vaincre par le rire. C’était les méthodes du Merle blanc appliquées à la chose électorale.
Nous fabriquions nous-mêmes les affiches de nos concurrents. C’est ainsi qu’à la veille du scrutin, on pouvait lire des placards rédigés comme suit :
Ou encore :
Les panneaux étaient couverts de ces appels qui voisinaient avec les déclarations sérieuses et authentiques des candidats. Il me faudrait des pages pour reproduire tous les quolibets, railleries, calembours qui s’étalaient partout. La foule s’amassait autour et rigolait. Jamais période électorale n’avait autant diverti.
Au premier tour, le nationaliste — j’ai oublié son nom : on l’appelait, je crois, Jacquemont — arrivait en tête, suivi d’assez près par le nôtre, Badina. La bataille se poursuivit. Socialistes et radicaux nous offrirent leur concours. Au second tour, le « marin », comme on disait, était élu avec vingt voix de majorité. Oui, mais…
Mais un candidat super-nationaliste s’était présenté au dernier moment, qui avait enlevé une quarantaine de voix à l’adversaire. Y eut-il là une adroite manœuvre de la dernière heure ? Les ennemis disaient : oui. Pour ma part, aujourd’hui, je ne dirai pas non.
Et quel chahut, le soir de l’élection ! Cortège dans la rue d’Alésia. Charge de police. Tout le quartier en révolution. Ce triomphe de Badina, que nul ne connaissait trois semaines avant, à la Santé, constituait un événement sans précédent.
Naturellement, l’élection fut cassée, Badina étant déclaré inéligible. Alors ce fut le grand jeu. On représenta le marin de la mer Noire. Cette fois, nous eûmes contre nous le citoyen Montillot qui, affirmait-on, pouvait devenir dangereux.
Mais le citoyen Montillot avait le tort de ne pas savoir exactement se situer et se fixer dans ses opinions politiques. On apprit qu’il avait déjà été battu, sur la rive droite, comme candidat radical, alors qu’il se présentait, sur la rive gauche, comme bloc-nationaliste. Cela nous suffit. Les plaisanteries reprirent, Montillot devint le candidat du radicalisme nationalo-socialiste. On fit exécuter une énorme affiche illustrée sur laquelle on pouvait reconnaître la tête du candidat au milieu d’une paire d’ailes noires. Au-dessus, ce titre en lettres grasses : « Le candidat chauve-souris ». Et sur les ailes, d’un côté : « Je suis radical, voyez mes ailes ! » De l’autre : « Je suis nationaliste, vivent les rats ! »
Cette affiche fit plus pour la défaite de M. Montillot que toutes les déclamations et tous les placards. Mais notre adversaire se fâcha. Il riposta en s’en prenant… à qui ?… à moi-même. Une nouvelle affiche surgit un matin qui s’intitulait : « La Chauve-Souris au Rat d’Égout ». Le « rat d’égout », c’était votre serviteur.
Nous possédions aussi, pour notre joie, un autre concurrent, le citoyen Lemonnier. Imaginez un grand corps maigre avec la tête de feu Déroulède ou de Don Quichotte. Que représentait-il, ce brave homme dont les bredouillements à la tribune déchaînaient le rire ? Il ne le savait pas exactement. Tantôt il se déclarait prêt à faire la révolution ; tantôt il se rangeait du côté des défenseurs de l’ordre. Mais il eut la fâcheuse inspiration d’écrire, dans je ne sais plus quelle feuille, que j’arrivais, chaque soir, à la porte des préaux d’écoles, dans une somptueuse limousine. Ah ! le malheureux ! Tout le quartier savait que j’habitais à deux pas des salles de réunion. L’infortuné Lemonnier, houspillé, menacé, dut s’excuser publiquement.
Seulement, nous avions déjà le « candidat Chauve-Souris ». Nous eûmes le candidat « Limousine ». Et ça devenait de plus en plus rigolo. On lisait un peu partout : « Montillot-Chauve-Souris… candidat à trois faces… présenté par le Comité des Jongleurs-Équilibristes du quartier, etc… » ; « Lemonnier-Limousine, programme de rechange… Immense succès de comique… Le rival de Dranem… Le tombeur de Chocolat !… » À ces blagues énormes les adversaires ripostaient par des accusations féroces : Vendus à l’Allemagne !… Insulteurs de l’armée, etc… Les rieurs demeuraient avec nous.
Au soir de l’élection, le nom de Badina sortait, comme le veut la formule, triomphant de l’urne.
Le quartier de la Santé était définitivement conquis. On l’avait fait rire. Il était désarmé.
Badina libéré et, de nouveau, son élection annulée, nous présentâmes André Marty.
Cela faisait la troisième expérience et nous nous demandions si les électeurs ne commençaient pas à se fatiguer de ces élections de prisonniers, sans lendemain. Aussi la bataille fit-elle rage, toujours avec les mêmes procédés. On venait dans nos réunions, de préférence au music-hall, certain de passer une extraordinaire soirée. Nous avions toujours, pour cibles, Montillot et Lemonnier. De plus, un certain Joseph, venu l’on ne savait d’où, radical sans l’être tout en l’étant.
Ah ! celui-là, ce qu’il a pu nous servir ! Rien que son nom était un programme. Vous voyez d’ici les blagues faciles. Tout y passa. Mme Putiphar qui le retenait par un pan de sa veste… Joseph vendant ses frères… Joseph et le Saint-Esprit… Nos réunions n’étaient plus qu’une immense rigolade.
Marty fut élu. Troisième triomphe. C’est à ce moment que j’abandonnai le parti communiste. Du coup, je lâchai la Santé. Je dois, cependant, noter qu’à l’élection qui suivit et où Marty fut réélu, j’intervins encore une nouvelle et dernière fois.
Mais, avant de quitter la Santé, il faut que je vous invite à méditer sur la singulière conclusion que voici. Sorti de prison, André Marty, qui devait sa double élection à la Santé et sa libération aussi bien aux socialistes et aux radicaux qu’aux communistes, fit son adhésion solennelle au parti moscovite. Je ne pus m’empêcher de lui faire remarquer, dans L’Égalité, qu’il aurait beaucoup mieux valu, pour lui qu’il restât au-dessus et en dehors de nos luttes.
Réplique deux jours après dans L’Humanité. J’avais lutté pour la libération de cet homme avec le désintéressement le plus absolu, donnant mon temps et ma peine sans compter. Je puis certifier que j’étais au centre même de la bataille et que je dirigeais les opérations. En guise de reconnaissance, Marty me fit savoir que, pendant « qu’il offrait sa poitrine à la mitraille (sic), je faisais la noce dans les boîtes de nuit de Montmartre ». Et allez donc !
Il me fallut aviser ce martyr — qui n’en avait pas l’ « r » — que dans mes pires débordements, je ne dépassais jamais le Lion de Belfort.
Mais quelle noble attitude, hein ! Et ça ne faisait que commencer. Mes amis et moi, nous allions en voir d’autres.
On a bien voulu me suivre dans mes démêlés avec le peuple souverain. Je dois consentir à la vérité un aveu, qui ne me coûte guère, à savoir que je n’étais pas très expert à taquiner et à émoustiller le bonhomme Démos. Pourtant, en ces temps héroïques, j’étais superbement placé, du côté du manche… démagogique. Je hurlais avec les loups. Caliban me couvrait de son ombre. Heures d’ivresse promptement dissipées au contact des hommes et de l’infâme réalité…
Ma dernière candidature — en l’an de grâce 1924 qui vit le triomphe du Cartel — avait un caractère nouveau. Cette fois, je ne marchais plus avec mes vieux amis communistes ; je me dressais contre eux. J’avais abandonné le parti de la Révolution russifiée pour les quelques raisons que j’ai rapidement esquissées. Il en existait d’autres. Un de ces jours, je tenterai l’historique du mouvement bolcheviste en France, tel que j’ai pu l’observer, aux premières loges, dans les coulisses, voire directement, sur la scène. Il y aura peut-être des grincements de dents.
Qu’il me suffise, pour aujourd’hui, d’indiquer que la moindre tare du communisme français, c’était alors le système de corruption qui sévissait du haut de l’échelle jusqu’en bas. La Révolution, c’était une affaire. Elle dispensait à l’incapable, à l’inutile, au fainéant de confortables sinécures que doublaient de sordides satisfactions de vanité. Les arrivistes pressés et insatiables y trouvaient de larges profits. Les médiocres, rongés de la lèpre de l’envie, y prenaient de sourdes revanches. Le prolétariat conscient et encellulé ne soupçonne pas le moins du monde l’étrange combinaison chimique, le déconcertant amalgame d’appétits grossiers, de rivalités sournoises, de querelles et d’avidités que constitue l’état-major du communisme français.
Tel avocat qui use de la politique pour ses affaires et sa publicité rémunératrice y cueille un siège obstinément refusé à sa stupidité congénitale ou à son éloquence trempée dans la mélasse. Tel gendelettre avorté, gonflé de borborygmes malodorants, y puise du réconfort et l’illusion d’exister. Tel prolétaire doué de bagout et en rupture d’atelier, y rencontre sécurité, considération, adulation. Sans compter les vieux politiciens fourbus qui se refont une virginité. Tout ce monde-là vit de Moscou ou par Moscou, attentif seulement à emprunter la bonne route, à naviguer adroitement parmi les compétitions et les bagarres. Car le moindre faux pas, la plus légère déviation suffisent pour se voir précipité du Capitole.
Depuis que j’ai, dans une révolte de dégoût, déserté cette caverne, les événements se sont précipités. Disputes sur disputes. Les uns après les autres, les purs d’entre les purs ont fait place à de plus purs qui les ont vigoureusement épurés. Les équipes de renégats se sont succédé. C’est un phénomène sans précédent que cette consommation de militants « réprouvés » dans le communisme. Celui qui aboyait naguère au traître devient traître à son tour et à son heure. Mais quelques mois après, il savoure la douce satisfaction de voir l’adversaire qui l’a condamné venir le rejoindre dans la léproserie. Un renégat chasse l’autre.
À la vérité, le communisme est une usine de renégats. On fabrique les apostats en série.
En 1924, pour revenir à mon sujet « électoral », c’était la première équipe de « traîtres », dont j’étais l’un des plus beaux spécimens, qui était dénoncée âprement, violemment, par les camarades englués dans l’orthodoxie. Grâce à cet instrument de bourrage de crâne qui s’appelle L’Humanité, nos adversaires avaient la partie belle. Comment lutter ? Nous ne possédions qu’une pauvre feuille hebdomadaire, L’Égalité, et sans un sou en poche. La lutte était affreusement inégale.
C’est pourquoi j’acceptai de figurer comme candidat sur une liste de « classe » dans le troisième secteur, avec les députés socialistes Bracke et Mouret en tête. Je représentais, sur cette liste, mon groupement d’union socialiste-communiste. Aucune illusion, d’ailleurs, sur l’issue de cette bataille. Placés entre le Cartel et les communistes, dépourvus de moyens pour lutter sérieusement, nous devions fatalement être vaincus. Le pauvre Mouret — mort depuis — ne s’y trompait pas. Il préconisait une liste cartelliste allant de Ferdinand Buisson et Painlevé, en passant par Marc Sangnier, jusqu’à l’extrémisme que symbolisait votre serviteur. Pratiquement, il avait raison.
Mais il y avait cet excellent Bracke, héritier et défenseur de la sainte doctrine guesdiste. C’est un homme têtu. Il ne voulait pactiser, en aucune manière, avec les radicaux. Volontiers, il se serait écrié, Médée ou à peu près : « Nous seuls et c’est assez ! » C’était peu pourtant. Et les électeurs nous le firent bien voir.
Me voilà donc candidat sur la liste socialiste-marxiste, sans la moindre tache de cartellisme, alors que, dans tous les autres secteurs, on avait accepté de former une coalition des forces de gauche. Je flairais la défaite. Je disais à Bracke : « Vous verrez… nous n’aurons même pas le quotient. » Là-dessus, Mayéras, désabusé et rigolant dans sa barbe, appuyait. Mais allez faire entendre raison à cet entêté de Bracke. « Périsse son siège, plutôt que les principes ! » N’empêche que si nous avions fait bloc avec la liste Painlevé, nous étions tous élus, au premier tour, contre le Bloc National et le communisme. Et qui sait si ça n’aurait pas modifié bien des choses, par la suite, dans le cours des petits événements parlementaires et gouvernementaux ?
Je dois rappeler qu’à ce moment-là, j’étais la bête noire des communistes. Je leur taillais, ma foi, des croupières hebdomadaires dans L’Égalité, avec une fureur dont on ne peut avoir idée. Ces messieurs me rendaient les coups au centuple. Ils ne dédaignaient point la calomnie et le mensonge. Au contraire. Voulez-vous un exemple ? Voilà ! Je collaborais, en ce temps-là à Paris-Soir, quotidien fondé par Eugène Merle, racheté depuis par Le Journal, en compagnie de mon ami L.‑O. Frossard. Or, Eugène Merle était à la tête d’une Société d’Éditions qui publiait plusieurs feuilles dont l’une s’intitulait : Froufrou ! C’était, comme son nom l’indique, une gazette un peu leste. Elle me rappelait mes années de collégien.
Ni Frossard, ni moi-même, ni Paul Louis, ni Pioch, tous collaborateurs de Paris-Soir (c’est curieux comme on a vivement oublié ces choses !), n’avions aucun rapport avec la feuille froufroutante. N’importe. Un beau jour, L’Humanité s’avisa de nous présenter à ses lecteurs comme collaborateurs de cet hebdomadaire croustillant. Elle donnait, en même temps, des extraits de la feuille, tout à fait suggestifs.
Vous voyez d’ici le sévère Frossard, éditorialiste de Paris-Soir, rédacteur à Froufrou ! Vous voyez d’ici Paul Louis, composant de petits contes libertins… Passe encore pour Victor Méric, capable de tout… et qui n’avait jamais donné même un seul coup d’œil à ce canard qu’il ignorait… Mais les communistes savaient bien ce qu’ils faisaient. Calomniez… calomniez, dit Basile, il en reste toujours quelque chose. Toute la campagne électorale allait se faire contre moi au cri de : Froufrou !
Premier contact. Dans un préau d’école, au fond de Plaisance. Le député sortant, Mouret, parle quelque peu dans l’impatience des auditeurs qui attendaient autre chose. Et c’est mon tour. Me voilà à la tribune. J’ai assisté à quelques chahuts dans ma carrière de militant. Mais ce soir-là, ce fut épique. Interruptions, injures, cris, menaces, tout y était… Et le cri qui dominait, c’était Froufrou ! Froufrou ! Maudite feuille ! Cependant, dans le bruit, je m’efforçai de me défendre. Je hurlai :
— Apportez-moi donc ce journal. Nous allons le lire ensemble. Pour moi, ce sera la première fois.
Le chahut n’en continuait que de plus belle. Aux Froufrou ! se mêlaient des « Vendu ! » des « Renégat ! », des « Salaud ! ». Un électeur conscient et désorganisé par la boisson vociférait :
— Tu as quitté le parti pour toucher de la galette.
Un autre protestait violemment :
— C’est pas vrai. Il était payé pour moucharder les copains.
Jeux charmants. Je vous assure que, dans de telles réunions, on n’a pas le temps de s’embêter.
Un brave « boulot » se dressa dans le bruit et parvint à me jeter cette suprême injure :
— On voit bien que tu as les mains blanches !
J’eus la veine de pouvoir riposter et je lâchai, dans une éclaircie de silence, à pleine voix :
— Oui, c’est exact. Elles sont blanches. Pas traces de roubles là dedans.
Du coup, le chahut atteignit des proportions folles. Impossible de dire un mot. Je tins tête, obstinément, ne voulant pas déserter l’estrade, essayant de dominer la tempête. À la fin, j’avais la gorge en feu ; la sueur dégoulinait de mon front, trempait mon faux col ! J’étais épuisé. Je cédai, abandonnant la place.
Alors surgit, à la tribune, une grande barbe rousse flanquée d’une lavallière. C’était mon excellent camarade Daniel Renoult, frère du sénateur clemenciste, qui venait m’exécuter, sévèrement. Nous allons reparler de ce vieux Daniel… tombé dans la fosse aux lions.
À la sortie, un de nos camarades happa par son veston l’un des gueulards les plus acharnés, le conduisit devant le zinc d’un bistrot et, tout en trinquant, l’interrogea :
— Il me semble que je te connais…. J’ai dû te voir à la boîte ?…
L’autre tiqua, rougit, balbutia, puis avoua :
— C’est vrai… j’en suis… J’étais là, ce soir, pour surveiller le coup.
— Alors, veux-tu m’expliquer pourquoi tu criais si fort : « À bas Méric ! » ? Et, d’abord, le connais-tu, ce Méric ?
L’homme se gratta la tête, très embarrassé, avala son verre et, tout net, déclara :
— Méric… je m’en fous !… Seulement, voilà, j’étais là pour l’eng… Et la preuve, c’est que j’ai touché deux thunes… Qu’est-ce que tu prends ? c’est ma tournée.
Je vous ai promis de parler du « camarade » Daniel Renoult qui fut, quelque temps, une des lumières du communisme français et le directeur du journal du soir L’Internationale. Depuis, il a failli tomber du ciel moscovite et le malheureux a connu bien des tristesses, en compagnie de son ex-ami Amédée Dunois et de l’excellent Rappoport.
Ainsi vont les choses dans le parti où règne Marcel Cachin. Au pinacle aujourd’hui. Dans les sous-sols demain. La Révolution, disait-on autrefois, est comme Saturne, elle dévore ses enfants. Aujourd’hui elle les met en pénitence et les affame.
Daniel Renoult était — et c’est toujours, je pense — un brave garçon, un peu excité, parfois violent, d’une violence toute verbale, et qui s’exaspérait jusqu’aux coups de poing sur la table. Les yeux doux, le visage encadré d’une barbe roussâtre, l’air pensif — au point que son chef penchait sous le poids de ses laborieuses cogitations, — l’allure débraillée, il allait à travers les querelles de tendance, dans le socialisme, ainsi qu’un héritier — mal venu — de Jaurès. Du grand tribun, il n’avait emprunté que le sang-gêne vestimentaire et le large mépris des élégances. Quant à l’éloquence, il était par rapport à Jaurès comme un reflet de lune à côté du soleil — une lune pâteuse, bredouillante et frigorifiante.
Mais c’était un bon garçon, vraiment, un tout à fait bon diable. Il n’était pas entièrement responsable de ses accès soudains de colère auxquels succédaient de mornes accablements. Coups de fouet brusques et lendemains de dopages. Malgré tout, il lui arriva de se montrer courageux. Au comité directeur, avec des « euh », des « eh ! eh ! », des « bée… bée… », il se dressait contre les agents de Moscou, repoussait l’ingérence des Soviets dans les choses syndicalistes, déclarait avec superbe que, lui présent, il n’entrerait pas un centime suspect dans les caisses du parti ou du journal du parti : L’Humanité.
Et c’était, ma foi, très bien. Il luttait pied à pied. Il prenait lentement figure de chef de la minorité.
Que s’est-il produit dans son esprit ? Au moment de traduire son opposition irréductible par un geste d’évasion, alors que tous ses amis, ses meilleurs amis, s’en allaient, écœurés, ne pouvant plus vivre dans une atmosphère de corruption et de servilisme abject, il préféra courber la tête. Il fit amende honorable. Il n’était pas le seul, certes. Il y avait, à ses côtés, outre Marcel Cachin, le lâchage fait homme, des minus habentes comme ce triste personnage qui se répandait en excitations dans les couloirs du journal et, la scission venue, nous déclarait, en pleurant, qu’il demeurait dans le parti pour gagner sa croûte. Je revois Pioch, sensible et pitoyable, s’employant à consoler cette larve pleurnicharde, certain soir que nous, les « résistants », les premiers « oppositionnels », étions réunies dans un petit restaurant des Halles. Vous rappelez-vous cette soirée tragi-comique, vous tous, Bernard Lecache, Noël-Garnier, Gabriel Reuillard, Morizet, Frossard, Torrès ?… C’était à se taper le derrière dans les assiettes.
Depuis, ce malheureux nous a plus ou moins aspergés de sa bave incolore. Mais passons… Je préfère la philosophie de Rappoport, ce Carpocrate de carrefour, qui proclamait : « Il faut beaucoup plus de courage pour rester dans le parti communiste que pour en sortir. »
Et Daniel Renoult ?… Voilà ! Je l’ai déjà dit : un bon garçon, un terrible garçon. Il se levait, furieux, tonitruant, foudroyant (sans éclairs) ses contradicteurs, réclamant de la clarté, de l’honnêteté, de la liberté dans le parti. Avec ça, finassement paysan. Vint un jour où il fallut agir. Il disparut par je ne sais quelle trappe.
Il disparut, mais je devais le revoir. Et me revoici aux élections de 1924. Grande réunion à Plaisance. Je m’expliquais, tant bien que mal, dans un chahut effroyable, parmi les injures et les clameurs. Soudain, une barbe fauve se dresse, frémissante. Daniel Renoult, délégué par le communisme, venait nous apporter la contradiction.
En le voyant à la tribune, je respirai. Je me dis : « Ça va aller tout seul ! » Nous étions tellement d’accord, en effet. Nous avions les mêmes dégoûts, les mêmes haines. Nous avions combattu, côte à côte. Il ne nous avait pas suivis, soit ! Mais il était plus à plaindre qu’à blâmer.
Il parla. Et, au fur et à mesure qu’il lançait ses tirades embrouillées — euh… eh ! eh ! bée !… bée !… — je me sentais envahir par une douloureuse stupéfaction. Je ne pouvais en croire mes oreilles. J’entendais : « Traître à la Révolution… Agent de la bourgeoisie… Insulteur du prolétariat !… Vendu à la contre-révolution !… » Toute la lyre ! Ce sacré Daniel ne m’en épargna pas une. Le vocabulaire entier y passa.
C’était pourtant bien lui qui, retour de Moscou, ainsi que Cachin, me racontait, en déjeunant, de savoureuses histoires moscovites. Celle-ci par exemple. Un ouvrier français parti pour le paradis soviétique, avec l’espoir d’y travailler librement, avait été invité à s’enrôler dans les rangs de la Tcheka. Sur son refus, il devint suspect. On ne voulut plus l’employer, en dépit de son habileté professionnelle. On fit mieux. On lui enleva les trois pièces dans lesquelles il logeait avec sa femme et son enfant. Et l’infortuné, à la rue, sans toit, crevait de faim avec sa famille. Il pleurait. Il suppliait les délégués français de l’aider, de le faire rapatrier. En rappelant cette abominable chose, Cachin trépignait, trépignait…
Oui, c’était bien Daniel qui nous racontait l’odyssée de ce malheureux ouvrier français. Quelques semaines après il montait à la tribune pour me flétrir et m’outrager, comme dirait le poète Auguste Barbier. Pauvre vieux !
Cette dernière période électorale, je puis vous l’assurer, manqua souvent de gaieté. Les communistes me suivaient à la piste. Partout où j’étais annoncé comme orateur, ils surgissaient en bandes, hurlant, terrorisant les salles, entourant l’estrade, mettant le bureau en fuite… Je demeurais seul, les bras croisés sur la poitrine, m’efforçant de crâner, de tenir tête à la meute. Au fond, je dois l’avouer, je n’étais pas rassuré du tout. Et je songeais : « Il suffit qu’une de ces brutes risque un geste de violence et tout est dit… je n’en sortirai pas. »
J’ai lu, ces jours derniers, que Léon Blum avait été quelque peu malmené dans ses réunions du XXe par les hordes déchaînées du communisme stalinien. Qu’aurait-il dit s’il s’était trouvé à ma place ? Cela se passait dans le XIIIe arrondissement, rue du Moulin-des-Prés. Imaginez une longue salle rectangulaire avec un semblant de tribune au fond. Les communistes, armés de gourdins et de couteaux, entouraient cette fragile estrade où je me trouvais seul, tout ce qu’il y a de plus seul. Je voyais leurs mufles crispés de haine, leurs bras tendus rageusement vers moi. Je sentais leur haleine sur mon visage. Dans le tas, il y avait des « volontaires » de la zone, hommes et femmes mêlés, reconnaissables, les uns à leurs pantalons à boutons blancs, les autres à leurs chignons. Une de ces femelles me cria, dans le tumulte :
— Crapule !… Salaud !… Je ne voudrais pas dormir avec toi.
J’atténue l’expression. En réalité, elle se servit d’un terme beaucoup plus cru et plus significatif. Et j’étais en accord parfait avec la citoyenne.
Quelques-uns, plus furieux que les autres, cherchaient à frapper. Les chefs les repoussaient, les calmaient, sentant leur responsabilité et supputant l’effet produit, le lendemain. Cette jolie petite séance dura plus de vingt minutes.
À la fin, lassé, ne pouvant articuler une parole, je descendis paisiblement de l’estrade. Il fallut alors passer au milieu de la bande qui se disposa sur deux rangs. Qu’est-ce que j’ai pu prendre ! Menaces, injures ignominieuses, crachats dans le dos… Je m’en tirai tout de même. À la porte, le pauvre vieux Jean Mouret, fiévreux, angoissé, me prit par le bras :
— Vite… Vite !… ils te tueraient… J’ai là un taxi.
Il me poussa dans la voiture. Je crois bien, en effet, qu’il était temps.
Ces gentillesses furent suivies de quelques autres, moins violentes, mais tout aussi agréables. Partout des bandes hurlantes, au XIIIe, au XIVe, au XVe, au Quartier Latin. Mais j’avais encore aggravé mon cas. Je venais de publier dans le dernier numéro de L’Égalité, un article véhément intitulé : « Cannibales », à l’adresse de mes adversaires. J’y contais leurs prouesses et la façon dont ils comprenaient la liberté de penser. Aussi leur rage ne connut-elle pas de bornes.
Je ne voudrais pas me voir taxé d’exagération. Mais l’on imaginera difficilement le nombre de lettres de menaces que je reçus à cette joyeuse époque et, encore moins, leur teneur. Dans les réunions, j’étais accueilli aux cris alternés de « Cannibales ! » et de « Froufrou ! ». Car la petite plaisanterie continuait.
Et L’Humanité, chaque matin, chauffait un peu plus les esprits contre les traîtres, les renégats, les agents de la bourgeoisie. Dans la grande salle du Gymnase Huygens, le citoyen Berthon, un pur entre les purs, jetait mielleusement mon nom en pâture à la foule, et c’était aussitôt une tempête de « Hou ! Hou ! ».
Superbe impopularité !
Cela se dénoua comme je l’avais prévu, comme je le disais depuis le début à mes colistiers. Onze mille voix de moyenne alors qu’il fallait un quotient de quinze mille. La défaite la plus catastrophique. Nous étions battus, ce qui s’appelle battus, à plate couture.
C’était bien la peine de descendre parmi les bêtes féroces et les bêtes puantes, et d’affronter la démagogie communiste.
… Ici se terminent mes mésaventures électorales. J’ai vécu, paisible, depuis. Je conserve l’espoir qu’il n’y aura pas de « suite à demain ».
On ne peut pas toujours perdre son temps.
- ↑ Écrit pendant la période électorale de 1928.