Âmes honnêtes/3

La bibliothèque libre.
Traduction par Fanny Rivière.
Libraire A. Cote, Adrien Effantin, successeur (p. 54-74).


La vie en famille


Cesario partit quelques jours après. Annicca poussa un léger soupir : on eût dit qu’elle était débarrassée d’un ennui.

Le fait est que Cesario, don Cesario, comme l’appelaient ironiquement les servantes, était un peu désagréable ; il détonnait même, comme un coup de pinceau trop hardi, dans le tableau calme et uniforme, doucement éclairé, de la famille Velena.

Il était hautain, orgueilleux ; il se croyait supérieur à tous et posait pour le sceptique… à vingt ans !

Il semblait prendre toutes choses à la légère, sauf ensuite à se mettre en colère à la moindre contrariété. Gare si les chemises de Monsieur n’étaient pas repassées d’une certaine manière, si son linge n’était pas d’une blancheur éclatante ! Cependant, il travaillait sérieusement et donnait beaucoup d’espérances.

Quoi qu’il en fût, Annicca éprouva un véritable soulagement après son départ et se sentit plus libre.

— Tu es fâché que Cesario soit loin ? demanda-t-elle à Sebastiano, un matin où elle se trouvait avec lui au jardin.

— Mais non. Il étudie ; cette année, il se prépare à de sérieux examens.

— Que veut-il être ?

— Avocat, je crois… murmura Sebastiano, d’une voix légèrement ironique. À ce moment, il fichait un bâton en terre, près d’un chou magnifique, orné de son immense fleur jaune.

— Pourquoi mets-tu là ce bâton ?

— Parce qu’on laissera ce chou pour les semences.

— Comment se font-elles ?

— L’aimable horticulteur expliqua patiemment à sa cousine ce qu’elle désirait savoir, puis Anna revint à son premier sujet de conversation.

— Et toi, pourquoi n’as-tu pas fait tes études ?

— Oh ! moi ? fit Sebastiano distrait. Il quittait à ce moment l’endroit où il avait creusé la terre, ses souliers couverts de givre.

— Oui, pourquoi ne t’es-tu pas fait avocat ? insista sa cousine.

— Parce que ça m’ennuyait d’étudier, dit-il, ne voulant pas donner d’autre explication.

— Il vaut mieux étudier que piocher.

— C’est ce que l’on verra. Toi, à table tu manges la salade et les asperges, non les livres…

Anna ne parut pas convaincue par ce raisonnement, mais en attendant, Sebastiano était la personne qu’elle préférait, même à son oncle.

Avec Caterina elle ne se trouvait pas complètement à l’aise, avec Lucia et Angela elle se sentait un peu triste. Elle était à cet âge où la compagnie des enfants ne suffit plus, et où les grandes filles intimident, parce qu’elles ne font pas attention à vous comme vous le désirez. Elles vous traitent encore en bambine et ne vous admettent pas dans leur intimité.

Anna n’avait donc pas de compagnes, à proprement, parler, et Sebastiano, qui causait sérieusement avec elle, toujours disposé à lui faire plaisir, remplissait en quelque sorte le vide de son petit cœur.

Autant Cesario était prétentieux et altier, autant son frère était bon et modeste.

Parfois on oubliait sa présence, et cependant elle était très-utile. Il se contentait de tout, n’élevait pas la voix, ne se plaignait jamais. Sans aucune recherche dans sa toilette, il portait des chemises de couleur à cols renversés, un gros pardessus doublé d’écarlate antique et un chapeau mou.

Il avait l’aspect d’un artiste, et peut-être l’était-il, en effet, beaucoup plus que Cesario.

Toujours à cheval, il présidait aux travaux de la campagne, donnant aux mercenaires l’exemple de l’activité et mangeant avec eux le pain noir, Chaque semaine il visitait les fermes, les bergeries et les pâturages.

Paolo Velena, occupé à son commerce de liège et à d’autres trafics, abandonnait peu à peu le gouvernement du domaine à Sebastiano et celui-ci s’imposait doucement, insensiblement. Les gens de service, quand ils frappaient à la porte des Velena, avaient pris l’habitude de demander le signor Sebastiano et non le signor Paolo.

— Sebastiano par ci, Sebastiano par là, on dirait Paolo Velena déjà mort, disait le père, avec un sourire auquel se mêlait un peu d’amertume. Mais il s’absentait pendant des mois et Sebastiano commandait, se faisant respecter partout, excepté à la maison.

Il ne fréquentait pas la société élégante, il se plaisait avec les gens de sa classe, c’est-à-dire les principaux, qu’ils fussent vêtus du costume traditionnel ou, comme lui, d’habits bourgeois. Il restait peu à la maison et, dans les quelques heures qu’il y passait, il jardinait ou expédiait la correspondance de son père.

Anna le poursuivait de sa compagnie et de ses questions, parfois indiscrètes, jusque dans le bureau, comme on appelait le cabinet de travail de Paolo. Cette chambre, encombrée de registres et de codes commerciaux, de bulletins, de papier à lettres portant l’en-tête : Paolo Velena, commerçant, et de papiers d’administration, exhalait souvent une odeur peu agréable, laissée par les charretiers, les manœuvres et les charbonniers. Malgré cela, Anna aimait à y venir. Elle trouvait là quelque chose d’inconnu qu’elle ne cherchait point à définir. C’étaient peut-être les traces du labeur et de la peine, la pensée du gain acquis à force de fatigue morale et de soins assidus.

— Sais-tu combien d’argent a passé sur cette petite table ? lui disait Sebastiano ; tu ne peux te le figurer. Si je l’avais je coloniserais la Sardaigne.

— Qu’est-ce que cela veut dire ?

— Eh ! tu ne comprendrais pas. Fais-moi le plaisir de me laisser écrire cette lettre.

Il lui disait cela si gracieusement qu’elle s’en allait faire danser Nennele, en répétant une chansonnette en dialecte.

À propos de Nennele, Anna fut si contente le jour où elle endossa son costume neuf, qu’elle voulut témoigner sa reconnaissance.

— Pourquoi ne renvoyez-vous pas Elena ? demanda-t-elle à sa tante.

— Quelle idée ! Elle t’a peut-être offensée ?

— Non, mais puisque je suis là pour soigner le petit, qu’y a-t-il besoin d’elle ?

— Cela ne t’ennuiera pas ?

— Par exemple ! Renvoyez-la, tante…

Elle éprouvait le besoin de se rendre utile, dans cette maison qu’elle commençait à considérer comme sienne.

— Nous verrons, répondit Maria Fara.

À mesure que les jours passaient, Annicca oubliait les impressions de son enfance. Donna Anna, la vieille maison jaune, le village, le son des cloches, les antiques visions, tout s’éloignait peu à peu et disparaissait. Chaque heure de sommeil aidait à l’oubli. Quelque-fois, s’éveillant en sursaut, Anna revivait pendant `un instant sa vie d’autrefois ; il lui semblait être couchée avec sa grand’mère dans la chambre obscure ; elle se rendormait bientôt et, au matin, la réalité effaçait les sensations de la nuit. Ainsi s’évanouit le peu de nostalgie éprouvée durant les premiers jours, et Annicca redevint ce qu’elle était auparavant, une fillette enjouée, d’une gaieté non bruyante mais souvent spirituelle. Elle ne rougissait plus quand on lui adressait la parole ; elle ne se confondait plus en remerciements ; elle prenait paisiblement sa place bien distincte entre les dix ans de Caterina et les seize ans des jumelles.

À l’église, les sons de l’orgue et les rites liturgiques ne l’étonnaient plus, les dames ne l’intimidaient pas comme le premier jour. Tout au plus continuaient-elles à la scandaliser par leur maintien, qui, pendant les cérémonies de la semaine-sainte, fut plus inconvenant que jamais. Ce n’était pas le deuil de ce temps solennel ; au contraire, un frémissement de satisfaction passait dans la foule. On se poussait, on bavardait et on riait ; les messieurs et les officiers se mêlaient aux dames, et certainement bien peu écoutèrent la voix lugubre du prédicateur.

Anna était dévote ; tout cela la froissait et lui faisait peine. Dans une tenue parfaite, avec sa robe neuve, ses gants et une collerette de crêpe, elle s’appliquait à écouter bien attentivement les instructions, ou à lire les psaumes dans son gros livre de prières.

Elle était arrivée à prendre un empire relatif sur Caterina ; elle la faisait asseoir près d’elle et lui enjoignait d’être recueillie, la menaçant, si elle ne lui obéissait pas, de se plaindre à Sebastiano. Caterina regardait avec envie les enfants qui couraient par l’église, mais elle demeurait silencieuse et tranquille.

Pendant cette semaine on alla à confesse et Anna, qui avait fait sa première communion, s’approcha de la Table sainte. Antonino aussi se confessa : il s’accusa, entre autres choses, d’avoir tué trois lézards et enterré vif un grillon.

Le plus beau fut que Caterina, agenouillée près du confessionnal, entendit toute la confession de son petit frère ; à peine de retour à la maison, après avoir baisé les mains à tous, elle la débita. Ce fut un tapage d’enfer ; Antonino pleura et sa mère donna une forte semonce à Caterina.

Tout ceci ne put troubler la paix mystique qui remplissait l’âme d’Annicca, encore en extase. Assise au soleil, elle tricotait une chaussette et récitait sa pénitence.

Le soir, à souper, elle renouvela la proposition de renvoyer Elena, mais son oncle s’y opposa formellement, et il sourit en pensant que ce devait être un effet de la confession. Le prêtre avait sans doute recommandé à Annicca de devenir utile à sa famille.

Paolo Velena, comme sa femme et ses filles, professait ouvertement des sentiments religieux. Cesario, au contraire, posait pour cela ainsi que pour toutes choses, et répétait les phrases des journaux anticléricaux, sans peut-être les comprendre. Sebastiano ne soufflait mot, ou, si on l’interpellait, il disait en souriant qu’il était socialiste, lui : de même qu’il désirait le travail et le bien-être pour tous, il voulait qu’on respectât les opinions intimes de chacun.

Le vendredi et le samedi on ne mangeait, point de viande dans la maison Velena.

Le soir du jour de confession, le jeudi-saint, il y avait sur table, pour souper, d’étranges choses : de la morue frite et des noix, une salade, du thon à l’huile et du vin cuit pour tremper le pain. Les femmes, comme presque toutes les Sardes, buvaient très-peu devin.

Habituellement, après le repas les uns lisaient, les autres jouaient aux cartes : ce soir-là, personne ne voulut jouer, parce que le jeu de cartes, même sans pari, est considéré à Orolà comme un léger péché.

— Mais pourquoi ne veux-tu pas le rendre au désir d’Annicca ? demanda Maria Fara à son mari, quand ils furent dans leur chambre, et tandis qu’elle posait bien doucement Nennele endormi dans le grand lit blanc.

— Tu ne vois donc pas que c’est une petite fille délicate, une enfant ? Comment veux-tu qu’elle supporte la peine que donne le petit ? Elle a encore besoin de jouer et elle en a envie aussi, je crois. Et puis, le porterait-elle à la promenade, comme lait la bonne ?

— Pour cela il y a Rosa…

— Non, laissons les choses comme elles sont. Aujourd’hui Annicca parle ainsi, un autre jour elle pourrait nous reprocher d’avoir fait d’elle une domestique.

— Je ne le pense pas, répondit Maria, un peu contrariée. Elle est d’un bon naturel.

— Raison de plus pour ne pas en abuser, observa Paolo, en remontant sa montre, comme il le faisait chaque soir, et la mettant dans le porte-montre brodé.

Maria éteignit la bougie et alluma la veilleuse, placée dans la cheminée pour éviter les accidents.

Dans cette demi-obscurité, où la blancheur du lit se détachait avec un grand air de repos, Maria eut le courage d’exprimer à son mari le désir qu’elle avait elle-même d’économiser les frais d’une bonne, puisque c’était possible.

Maria Fara était encore une très-belle femme, brune, grande et forte, tandis que Paolo était plutôt petit et délicat. Il adorait sa compagne, mais ne se laissait point dominer par elle. Il ne lui disait pas tous les secrets de son commerce, et ne lui donnait pas toujours raison. De cette manière l’accord était parfait. Maria avait pour son mari plus d’estime et de respect, et cette crainte intime qui fait apprécier davantage une épouse.

— Mais non ! s’écria Paolo, d’un ton un peu âpre. Tu crois peut-être qu’Anna est à notre charge ?

Il lui expliqua ensuite plus doucement que dans l’héritage de donna Anna il y avait une forêt de chênes, qui pouvait échoir à Annicca. En rasant ce terrain actuellement improductif, il serait facile de le cultiver.

— Je mettrai dans mon commerce le petit capital produit par la vente des arbres, et il procurera certainement à Anna de quoi vivre honnêtement. Tu comprends…

Maria comprit et n’insista plus.

Pendant que l’on causait sérieusement d’elle, Anna priait dans son lit, et Caterina pensait aux filles d’œuf qu’on a coutume de faire à cette époque.

En effet, le samedi on chauffa le four, et Maria, aidée de ses filles et des domestiques, fit le pain et les gâteaux de Pâques. Les filles d’œuf étaient d’étranges figurines de pâte, en forme de poupon langé, avec un œuf pour tête et deux ou trois amandes plantées le long du dos.

Lorsque, dans la soirée, un prêtre vint bénir la maison, on lui donna des pâtisseries et des œufs, et on mit quelques pièces d’argent dans le petit seau d’eau bénite.

Caterina prit un peu de cette eau et la jeta dans le puits, en disant :

— Ainsi toute l’eau est bénite et elle ne manquera jamais.

Le jour de Pâques on envoya des gâteaux à Cesario, et Sebastiano tailla la vigne de la tonnelle. Le jardin était à présent tout replanté ; dans les sillons réguliers où tremblotaient les petites plantes d’herbages, le givre brillait sous un riant, soleil, et les amandiers étalaient leur feuillage d’un vert tendre. Le bon Jésus, qui, pendant l’hiver, couvre le toit du pauvre d’un épais tapis de mousse, ressuscitait maintenant dans la joie des aubépines écloses et des fleurs de pêchers, qui se dessinaient comme des bouquets de roses sur l’azur profond du ciel.

Lorsque le carême fut passé et que revinrent les tièdes journées d’avril, Caterina et Antonino recommencèrent à jouer follement, dans le jardin et plus loin, sur la pente qui menait à la grande route. Annicca s’amusait avec eux : le printemps semblait la ramener aux jours de son enfance.

D’une heure à deux et de quatre heures à la tombée de la nuit, Antonino, Caterina et Anna devenaient invisibles.

Où sont-ils ? Où ne sont-ils pas ? Maria Fara allait au jardin et les appelait à haute voix. Quelquefois Caterina répondait et sa tête mignonne apparaissait au-delà du mur, à travers un buisson d’aubépines déjà à moitié dépouillé de ses fleurs, mais on ne rentrait pas.

Ce terrain sauvage avait un charme inconnu. De la route on voyait très-bien les trois follets ; ils couraient, cheveux au vent, grimpaient comme des chèvres, et ne se faisaient jamais de mal. Le soir ils revenaient avec des vêtements troués, des ongles pleins de terre et des souliers déchirés. Remontrances ou corrections, rien n’y faisait.

Il y avait là-bas une espèce de grotte ; ils y allumaient du feu et cuisinaient. Ils goûtaient, invitaient les amies qui passaient par hasard sur la route, ou bien Caterina et Antonino ramenaient de l’école deux ou trois camarades. Dîners, soupers, parties de chasse, représentations et jeux, se succédaient sans relâche. Ils chantaient en choeur, disaient la messe ou célébraient des funérailles.

Parfois Anna se lassait : elle se montrait tout-à-coup de mauvaise humeur et s’en allait, les cheveux tout ébouriffés, s’asseoir sur le mur, d’où elle dominait la scène ; pendant que Caterina, prise d’une gaîté folle, sautait, criait, voltigeait de droite et de gauche.

Presque chaque jour des disputes éclataient, ou entre Antonio et sa sœur, ou entre celle-ci et Annicca ; l’un d’eux venait alors à la maison en pleurant, mais, comme personne ne lui donnait raison, il finissait toujours par retourner à ses jeux.

— Ils n’étudient pas, ils ne travaillent pas, ils ne pensent à rien, disait la signora Maria, désolée. Ils ont même gâté Anna, qui, lorsqu’elle est venue, paraissait une petite femme faite.

Anna, il est vrai, après s’être vantée de faire un bas en huit jours, en avait commencé un depuis plus d’un mois et était loin de l’avoir fini.

Ni le soleil ni la chaleur étouffante de l’été ne purent calmer les trois jeunes fous. Les passe-temps de l’hiver étaient complètement oubliés ; plus de jeux de cartes, de dames ou de dominos. On ne s’occupait pas plus des petits chats, des poules, du chien, même des poupées, que s’ils n’avaient jamais existé.

Au risque d’attraper quelque maladie, la petite bande se tenait toujours dans le lieu favori, même de nuit, maintenant que les soirées étaient claires, chaudes et parfumées.

À l’approche des examens il y eut un peu de trève, et Caterina, devenue sérieuse et préoccupée, ne parla plus d’autre chose. Elle réussit tant bien que mal, sans éloge ni blâme ; Antonino, ainsi qu’il était facile de le prévoir, échoua. Il rentra à la maison, pâle comme un mort.

— C’est bien ! lui dit froidement son papa. Tu pourras faire un bon prêtre…

Il devint livide. La menace de le faire entrer dans les ordres était pour lui quelque chose d’épouvantable. Il promit d’étudier pendant les vacances, mais trois jours après, Tele’e gardu, comme on appelait le terrain de prédilection, résonna plus que jamais de ses éclats de rire, de la musique de ses chalumeaux et du cri strident des grillons faits prisonniers.

Lorsque Cesario revint pour les vacances, au mois de juillet, il vit qu’Anna était parfaitement habituée à la maison. Ni lui ni aucun autre ne l’intimidaient plus, et il en causa avec sa mère, dont il était le benjamin. Maria lui expliqua les projets de Paolo par rapport à l’héritage de sa nièce, et comment celle-ci aurait une petite fortune personnelle.

— Pourvu qu’elle ne prenne pas de l’arrogance, dit l’étudiant.

— J’espère que non.

Peu de jours après, Cesario dit :

— Je m’aperçois qu’Anna s’entend très-bien avec Sebastiano. Elle finira par se marier avec lui…

Maria Fara secoua la tête. On voyait bien qu’Anna avait des instincts plus raffinés ; elle préférerait un employé à un propriétaire agriculteur, tel qu’était Sebastiano, et celui-ci ferait mieux aussi d’épouser une femme robuste, fût-elle une paysanne riche et ignorante.

— Avec toi ce serait mieux, observa Angela, présente à la conversation.

Cesario sourit ; il avait déjà une amourette avec une jeune fille noble de Cagliari, une vraie demoiselle, qui lui écrivait sur du papier fleuri et parfumé.

C’était, d’ailleurs, une passion superficielle comme tous les sentiments de Cesario, lequel devenait toujours plus sceptique et plus beau, avec son visage d’une pâleur dorée, sa petite moustache naissante et l’élégant binocle, qui cachait ses grands yeux sombres de myope. À Orolà il s’ennuyait à périr. Il trouvait les gens arriérés, stupides, et il restait enfermé seul dans sa chambre pendant des journées entières, perdant la fraîcheur de ses impressions juvéniles dans la lecture des romans de tous genres, qui le plongeaient dans des songes extraordinaires et irréalisables.

Ces rêveries, c’est-à-dire, la vision obsédante d’un monde différent, sans les médiocrités de l’existence ordinaire de ceux qui l’entouraient, étaient la cause de son pessimisme et de sa fatuité.

Quant à Sebastiano, il devenait, physiquement, un jeune homme vigoureux, aux épaules herculéennes de campagnard élégant, et, moralement, il restait un enfant calme et satisfait.

Il n’était pas joli comme Cesario, mais les veilles et l’étude ne mettaient pas un cercle bistré à ses yeux noirs, vifs et limpides ; son corps musculeux annonçait la santé et la force, que l’on pouvait lire sur son front bronzé, sur ses lèvres de pourpre laissant voir deux rangées de perles quand il souriait.

La vie s’écoulait monotone et calme. Il y avait certaines après-midi, lorsque les fenêtre restaient closes et que tous faisaient la sieste, où la maison semblait inhabitée.

Pendant les journées accablantes du mois d’août, Lucia et Angela finissaient par s’ennuyer ; Caterina et Antonino vaguaient par la maison comme des âmes en peine ; Anna, étendue sur une table, sous la tonnelle, demeurait immobile, les yeux fermés, complètement anéantie par une inexplicable lassitude.

Sebastiano sortait à cheval, le matin de bonne heure, et rentrait le soir. Alors, pour les petits et les grands, un nouveau souffle de vie semblait passer dans les corps abattus par la chaleur. La cour apparaissait, toute blanche sous le pâle regard de la lune, les portes et les fenêtres étaient ouvertes à la fraîcheur de la nuit, et Caterina poussait de petits cris de joie.

Le cheval piaffait sur le pavé de la cour, tandis que Sebastiano allait baigner dans l’eau fraîche son visage couvert de poussière. Le secret de la douce allégresse revenue avec le voyageur, était dans les corbeilles de jonc que renfermait la besace blanche à fleurs rouges. Sebastiano les rapportait toujours remplies des premiers fruits, abricots et prunes, figues, mûres blanches ; il y avait jusqu’à des grappes de raisins.

C’était l’époque de la récolte des amandes, une des plus productives, et Sebastiano se lassait plus que jamais, présidant et aidant à la cueillette.

Il revenait las à mourir ; après le souper, il se couchait et s’endormait profondément.

Cesario lui portait envie et quelquefois aussi se reprochait, de dépenser tant d’argent, pendant que son frère travaillait comme un mercenaire.

Un jour, il voulut expérimenter la vie de campagne ; il monta à cheval et partit avec Sebastiano. La vue des gens qu’on employait à la récolte des amandes, pauvres affamés couverts de haillons, mangeant du pain sec, l’émut un peu et lui fit juger sa position mille fois heureuse en comparaison de la leur. Puis, l’ennui le gagna. Le soleil dardait ses rayons brûlants à travers le bois poudreux des amandiers et desséchait la terre. Dans la chaleur torride de l’après-midi, les champs pleins d’épis sauvages très-piquants, de chaume, de chardons couverts d’une mélancolique floraison violette, prenaient à ses yeux un aspect horriblement désolé et aride.

Cesario pensa avec regret à sa chambre fraîche et silencieuse, et la vue de Sebastiano, perdu dans la foule de ces pauvres gens courbés sur le sol, l’attrista profondément. Alors il s’éloigna ; il erra sous le soleil et chercha la rivière, dont les bords couverts de sureaux, de lauriers-roses et de fougères lui donnèrent une impression de soulagement. Mais il eut la malheureuse idée de se plonger dans l’onde argentée, qui semblait rire au soleil et attirer le jeune homme par un charme singulier. Cesario prit les fièvres et, depuis ce jour, tout instinct campagnard, en admettant qu’il en eût hérité de son père et de ses aïeux, s’éteignit en lui.