Âmes honnêtes/Préface

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Traduction par Fanny Rivière.
Libraire A. Cote, Adrien Effantin, successeur (p. 5-12).


PRÉFACE


Chère Deledda,

Je vous appelle chère, et pourtant je ne vous ai jamais connue ni même vue. Mais il y a une vision de l’esprit, plus perçante que celle des yeux, et vos lettres, si pleines de grâce et d’amabilité, me l’ont donnée à votre égard. C’est pourquoi je m’intéresse à vous ; comme conséquence infaillible, je veux vous seconder dans tous vos désirs, et même dans celui si modeste que vous m’avez exprimé, de voir votre Nouvelle présentée par moi au public. En vérité, je n’ai pas compris pourquoi vous le vouliez. Je n’ai écrit en ma vie ni Nouvelles ni Romans, ni je ne saurais, je crois, en écrire. Même, je dois l’avouer, j’en ai lu et j’en lis fort peu ; je ne me laisse pas prendre aux grands éloges que j’entends faire parfois de celui-ci ou de celui-là. Ils me paraissent, après les journaux, la chose la moins sérieuse et la moins importante du monde. Je ne crois pas, comme il est naturel, aux faits imaginaires qu’ils racontent, et bien moins aux motifs imaginaires des faits. Elles me semblent énormes les prétentions des romanciers, qui se donnent l’air d’être les seuls psychologues du monde et de le prouver en décomposant et recomposant la machine humaine à leur façon. Le plus souvent ce sont des décompositions et recompositions fausses et fantastiques ; mais cela pénètre dans les âmes comme vrai, les énerve et les affaiblit. Tout à coup il en apparaît un qui crée, ou prétend créer, une nouvelle école ; la dernière est toujours la plus puissante et la plus en vogue, jusqu’à ce qu’une autre naisse, et chacune domine tant qu’elle dure. En réalité, toutes n’ont d’autre objet que de réveiller et d’exciter le goût du public, en lui servant un nouveau, mets. Romantisme, réalisme, psychologie, naturalisme, idéalisme, symbolisme, et que sais-je ? sont les étendards qu’elles lèvent, espérant qu’une longue file de gens les suivra pendant un jour ou pendant un an. Prises dans l’ensemble, ces œuvres sont, surtout en usurpant, comme elles le font, une si grande place dans les littératures actuelles, une des plus grandes causes de la déchéance intellectuelle, morale et sociale de notre temps, et ce sera un grand bonheur lorsque, tôt ou tard, on se détournera d’elles, comme, pour s’y complaire, on s’est détourné des autres genres littéraires qui valaient et valent mieux.

Avec ces idées mélancoliques en tête et l’aversion qui en résulte pour romans et nouvelles, quelle autorité avais-je pour parler de votre livre ? Pourtant, le tenir de vous m’a donné l’envie de le connaître, et j’ai pris plaisir à le lire. Après avoir parcouru tous les feuillets je les ai réunis, et je me suis demandé : Comment dois-je qualifier cette Nouvelle ? De matérialiste, idéaliste, réaliste, ou de quel adjectif ? Je n’ai pas réussi à en trouver un qui convînt à vos Âmes honnêtes. Cela m’a paru un grand soulagement. Ce sont vraiment des âmes honnêtes que vous peignez. Il y a déjà là une nouveauté, digne de louange, puisque ce sont de telles âmes que les romanciers et les nouvellistes ont coutume de peindre le moins. Celles-ci nous sont montrées simples et non point étonnées d’être telles ou secrètement désireuses de ne pas l’être. Elles font ce que toutes celles de leur rang et d’une égale bonté sont habituées à faire. Elles n’ont de la vie ni les grands enthousiasmes ni les grands désespoirs. Elles ne trouvent ni ne cherchent des abîmes pour y tomber. Elles exercent des vertus utiles. Elles ne sont rongées ni par la haine ni par l’envie, La Nouvelle ne les conduit pas durant toute leur existence, mais pendant cette période de la jeunesse où leur sort n’est pas encore décidé, sauf pour deux. La destinée de deux autres est indiquée, et alors, après la lecture, la pensée les suit encore. Le langage dans lequel il en est parlé, est facile et presque toujours exempt de locutions étrangères ; le style, coulant et sans entortillements ou obscurité provenant soit d’un mauvais jugement, soit de négligences qui veulent paraître un art infini. Le livre, en un mot, est écrit comme parlent les gens de bon ton, mais écrit d’une façon moderne, parce que modernes sont les gens que nous entendons parler aujourd’hui.

Il ne traite pas non plus de personnes en dehors du monde. On voit où elles sont, où elles vivent, leurs occupations, les récréations qu’elles se donnent. Elles habitent la Sardaigne, l’île qui a traversé les siècle glorieusement, mais non toujours avec bonheur, et envers laquelle nous, Italiens, avons de grandes obligations. Il n’est point dit que la Sardaigne soit le pays des romans, mais c’est donné à entendre. L’auteur n’a pas eu à le choisir, il était tout trouvé, puisque vous êtes Sarcle, aimable Deledda. Vous aimez votre patrie, et de même qu’elle est votre première pensée, vous voudriez la voir bien avant dans le cœur des Italiens, avec des preuves d’une affection sincère et efficace. Là, toute jeune, vous vous êtes adonnée aux études qui font germer dans les esprits le sentiment et le désir du beau, du bien et du vrai. Vous croyez à cette trinité ; il faut qu’on y croie, si l’on ne veut pas une vie désolée, privée de signification et de but, d’harmonie et d’espérance. Aujourd’hui, beaucoup d’hommes et aussi, hélas ! beaucoup de femmes ne veulent pas le comprendre, et ils se repentent, trop tard, de leur erreur, dans l’aridité de l’âme qui en est la conséquence.

Votre Nouvelle laisse une impression douce et bonne. Cela paraît aujourd’hui n’avoir aucune valeur aux yeux des écrivains et des femmes auteurs : c’est fâcheux pour les lecteurs auxquels ils s’adressent. Ils cherchent l’amusement de ceux-ci dans le nouveau qui, le plus souvent, n’est pas tel, dans la bizarrerie, dans l’effort, dans le laid, s’imaginant que la grandeur de l’art consiste à être au-dessus de tout et indépendant de tout. Comme si l’art n’était pas un élément de la société humaine et devait être placé en dehors d’elle, pour ainsi dire, sans aucun respect pour les effets moraux qu’il est en son pouvoir de produire. Semblable jugement est tout-à-fait faux et doit vous paraître tel ; c’est une pensée orgueilleuse et abjecte en même temps, qui vient d’une intelligence pervertie, parce qu’il n’y a pas de doctrine de l’esprit sur laquelle n’influe la bonté ou la méchanceté des âmes. Celles que vous avez dépeintes délicates et honnêtes, sont ainsi parce que votre âme est honnête et délicate.

Adieu, chère enfant, rappelez-vous, tant que vous vivrez, ce vieillard auquel sourit le soleil couchant, quand à vous sourit l’aurore.

R. BONGHI.

Torre del Greco, 28 août 1895.