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Échalote continue/01/04

La bibliothèque libre.
Louis-Michaud, Éditeur (p. 53-62).

IV

Histoire d’occultisme.


De son aventure avec le fakir, Échalote avait conservé malgré tout la curiosité des sciences occultes.

La faute en revenait à la Grande Bringue qui, témoin de la déception amoureuse de Mme Victor, avait cru de son devoir d’institutrice de mettre les choses au point.

— Qu’il soit employé aux Pompes funèbres ou fakir des Indes, qu’importe ! Votre béguin n’en avait pas moins en lui ce fluide magnétique qui ne choisit pas ses locataires et se trouve, à son aise chez le garçon charcutier aussi bien que chez un membre de l’Institut, chez l’Iroquois comme chez le Mohican. Il y a quelques années, je me suis, moi aussi, adressée à un devin célèbre. Au début de ma carrière de femme, de professeur et de poète, j’étais dominée par le besoin de scruter ou de faire scruter mon avenir. Il me fallait donc le secours d’un médium…

— De quoi ?

— D’un intermédiaire entre les esprits et nous.

— Alors ?

— Jusqu’à cinquante ans, me révéla le mage, vous n’aurez pas beaucoup d’argent, après, vous n’en aurez plus du tout.

— C’est gondolant, — remarqua Échalote.

Mlle Sirop devint sentencieuse :

— Je ne trouve pas ça gondolant, moi. N’empêche que je préfère être fixée. Si, après avoir lutté pendant mes années de courage, de présence d’esprit et de santé, je me sens anéantie…

— Vous vous établirez cocotte, peut-être.

— Non, je ne mange pas de cette brioche-là. Je me marierai, voilà tout, et comme je serai toujours sage…

Échalote éclata d’un rire de nègre.

— Mais, ma vieille, votre sagesse vous empêchera de trouver un épouseur. En voilà une garantie pour un zigue de se dire que pas un moineau n’a voulu de votre amour !

— Pardon ! je n’aurai pas eu d’amour. Et puis, tous les hommes ne sont pas comme M. Victor ; il y en a qui veulent faire seuls leur chemin… et un citoyen intègre n’a pas de situation assise avant quarante ans.

— Chez qui ? Dutal, par exemple, est encore dans la fleur de l’âge idiot, et cependant…

— Je ne parle pas des fils à papa.

— Quand même. Voyons, tournez sept fois votre langue dans la bouche de votre voisin avant de blaguer, comme dit Mimile ; a-t-on besoin d’une situation assise pour se coucher ? Vous vous exprimez comme un citron et vous raisonnez comme un tambour, ma pauvre Bringue… En attendant, on jaspine pour des dattes. Je reprends le fil. Est-ce que votre fakir, qui vous a prédit un avenir si gondolant, vous a parlé de votre passé ?

— Oui, pour formuler de stupéfiantes vérités.

— Et avant, il ne vous connaissait pas ?

— Il ne m’avait jamais vue.


Échalote resta songeuse.
Échalote resta songeuse. Ce n’était pas la première fois qu’on lui parlait de ces êtres diaboliques qui lisent dans l’avenir comme d’autres dans leur journal du matin. Au commencement, elle n’y croyait guère, mais certaines camarades ayant, peu après les révélations des prophètes, contrôlé, soit à leur profit, soit à leur détriment, les prédictions de ces messieurs du surnaturel, elle en avait conclu qu’il est des voyeurs différents de ceux à qui elle avait été présentée jusqu’ici. Aussi bien en avait-elle assez d’aller consulter les cartomanciennes qui ne sortent pas de l’amoureux blond, de la mégère brune, du facteur et de l’homme de la campagne. Une fois, on lui avait annoncé que M. Plusch allait mourir, et comme, à cette époque, il n’avait pas fini de payer les billets souscrits pour l’acquisition de son mobilier, son sang, déclarait-elle, n’en avait fait qu’un tour et une boule « historique » lui en était montée dans le gosier. Or, non seulement M. Plusch avait eu le temps de faire face à ses échéances, mais il ne s’était jamais si bien porté que depuis ce jour-là.

Lors de son lancement sur l’océan de la galanterie, on lui avait conseillé, par le marc de café, de se méfier d’un jaloux, lequel deviendrait son mari et pourrait bien, si elle n’y prenait garde, lui faire passer, après le goût du résidu de petit noir, celui du pain. Sottise encore ! Victor était un agneau qui la laissait tondre ses grands frères les moutons et demeurait tranquille dans sa bonne pelure.

Non, elle n’était plus assez naïve pour s’intéresser aux montages de coup et croire aux farceurs occupés à vous faire prendre des vessies pour des lampions. Mais la Grande Bringue ne lui préconisait pas les mages de foires banlieusardes ni ces sorcières de faubourgs qui, avec certaines pseudo-manucures, composent la vieille garde de la galanterie, celle qui se rend à domicile par tous les temps et ne meurt que sous les autobus.

— J’ignore la foi qu’il convient d’accorder à votre rond-de-cuir transformé en fakir, — répétait Mlle Sirop — mais je vous certifie qu’il existe par le monde des hommes doués d’une fantastique double vue.

— Oui, — répondait Échalote, — vous devez avoir raison. Et puis, faut pas se fier aux femmes. Victor, qui est calé, m’a déjà mis la puce à l’oreille. « Ne porte pas ton argent, m’a-t-il dit, chez toutes ces roublardes, ces sorcières des fesses et des cubes qui, avec leurs ragots imbéciles, te feraient brouiller avec tes amis. Si un jour tu veux avoir une idée de l’oculiste, assiste à une expérience sérieuse. Il y a, paraît-il, rue Victor-Massé, un petit bistrot qui n’a l’air de rien, mais où il s’en passe d’époilantes dans l’arrière-boutique. »

— Vraiment ? — fit la Grande Bringue, furieusement excitée.

— Dame ! à ce que raconte Victor.

Un temps de réflexion se fit, durant lequel Véronique Sirop soupesa ses responsabilités d’éducatrice. Hélas ! sans avoir croqué la pomme, elle était fille d’Ève et la curiosité l’asticotait.

— Voulez-vous que je me renseigne sur cet établissement ? Si les séances n’y sont pas privées, nous pourrions nous y rendre ensemble.

— Ça colle.

Quelques jours plus tard, guidées par le chaud de vins dans une obscurité profonde, les deux femmes prenaient place sur des chaises boiteuses et assistaient, les dents grinçantes et l’estomac serré, à l’apparition d’un fantôme de haute taille.

C’était Jean Bart.

— Qui qu’c’est qu’ça, Jobard ? — murmura Échalote à l’oreille de Mlle Sirop.

— Un marin célèbre… Mais, chut, ne bougez pas.

Obéissant, parce que militaire, le fantôme, d’abord immobile dans son cadre de drap noir,

s’anima sur l’ordre des spirites et fit avancer sa fluidité vers les spectateurs.

C’était l’instant des émotions fortes. Les nerfs se tendaient, les jambes étaient flageolantes et bien des estomacs risquaient, par leur rétrécissement, de compromettre leurs digestions.

Jean Bart n’était plus ce chef d’escadre sans gêne qui crachait sa « carotte » pour répondre aux questions du roi. Son spectre, d’une distinction impressionnante, ne paraissait nullement disposé à se laisser manquer de respect.

Soudain, un « haïe ! » de douleur fendit l’atmosphère de mystère et de mort.

— Silence ! — hululèrent les assistants.

— Mais, nom de nom, on vient de me pincer le mollet ! — vociféra Échalote.

— De grâce, taisez-vous, — supplia Mlle Sirop, — c’est sans doute une manifestation de l’esprit. Ne dites rien, vous pourriez déchaîner des catastrophes.

— Suffit ! Je ne piperai plus, seulement votre Jobard est un cochon.

La séance continua sans autre incident. On attendait de l’illustre corsaire des manifestations étourdissantes. Elles ne vinrent pas et l’on en fut déçu. En somme, Jean Bart ne se montra pas plus malin dans son apparition que Napoléon, Victor Hugo ou Jeanne d’Arc. Il ne fit pas un geste d’audace, il n’eut pas un de ces mouvements capables de traduire son opinion sur notre actuelle marine.

Après qu’on l’eut remercié de sa visite, il disparut. Le patron rétablit alors la lumière ; un peu trop vite toutefois, car Échalote qui, selon sa promesse, n’avait plus protesté, constata que les attouchements du soi-disant esprit étaient un piège. La main supposée irréelle, qui depuis une heure se manifestait sur ses jambes, était toujours à la même place et bien vivante.

Pourtant, elle ne fit pas d’esclandre. Nouvelle venue dans ce milieu, elle ignorait s’il ne lui serait pas possible d’y exercer sa petite industrie. Suivant une forte parole de M. Plusch, elle se répéta qu’un bon chien vaut mieux que deux qui tuent les rats et échangea avec la main indiscrète un au revoir sans rancune.