Économistes anglais : John Stuart Mill et l’économie politique en Angleterre

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Économistes anglais : John Stuart Mill et l’économie politique en Angleterre
Revue des Deux Mondes2e série de la nouv. période, tome 10 (p. 117-148).
ÉCONOMISTES ANGLAIS





M. JOHN STUART MILL.

Principles of Political Economy wilk tome of their applications to social philofophy.

London, 2 vol., third edition.





Les Principes d’économie politique de M. John Stuart Mill ont fait quelque bruit de l’autre côté du détroit. Dans une science où la variété n’est pas le caractère dominant, et qui, conforme à elle-même, ne sort des principes généraux que pour se rejeter vers les analyses, on sait volontiers gré à un auteur d’avoir rencontré çà et là quelques aperçus qui lui soient propres, d’avoir élargi le sujet, multiplié les combinaisons, fourni la preuve d’une certaine originalité. Les écrivains qui, près de l’auteur des Principes ou avant lui, ont abordé ces matières s’étaient bien gardés de franchir le cercle dans lequel les premiers économistes avaient eu soin de les renfermer. M. John Stuart Mill a été plus hardi : il a poussé l’économie politique vers les découvertes et l’a envisagée, comme il le dit lui-même, dans ses applications à la philosophie sociale. Si c’est là un titre, c’est également un écueil.

Le nom des Mill a depuis longtemps sa notoriété dans la science économique. M. John Stuart est le fils de James Mill, auteur d’une Histoire de l’Inde britannique, et qui à ce travail, justement estimé, lit succéder des Elémens d’économie politique, ouvrage remarquable, quoiqu’un peu abstrait. Ce que le père fut dans ses Elémens, le fils l’est dans ses Principes, sauf les nuances et les témérités. Et comme si cette destinée de famille devait se ressembler en tout point, M. John Stuart occupe dans les bureaux de la compagnie des Indes un poste important, le même peut-être que James Mill y avait longtemps occupé. Voilà donc, en économie politique et pour s’en tenir à ce rapprochement, deux autorités sous le même nom, les deux Mill, chacun avec son caractère, mais unis par un lien évident.

Avant de parler du livre de M. John Stuart Mill, 51 est bon de préciser tout de suite la position qu’a prise l’auteur dans ce grand débat sur la protection et le libre échange qui a si longtemps passionné les économistes. C’est avec une concision voisine du dédain, il faut le dire, que M. Mill parle du régime de la protection appliqué aux industries nationales. Dans le cours de deux volumes, à peine y emploie-t-il huit pages, et encore par manière d’acquit. Il ne lui semble pas qu’une question si élémentaire vaille le bruit qu’on en a fait, et dans tous les cas il s’en réfère à l’expérience éclatante que la Grande-Bretagne vient de conduire à bien. « Les économistes qui ont écrit avant moi des traités, dit-il, ont cru nécessaire de consacrer une grande partie de leur travail et de l’espace dont ils disposaient à cette portion de leur sujet. Heureusement il est devenu possible, au moins en Angleterre, d’abréger beaucoup cette partie toute négative de nos discussions. Les fausses théories qui ont fait tant de mal autrefois sont entièrement discréditées parmi ceux qui ne sont pas restés en arrière du mouvement général de l’opinion. » C’est là une déclaration évasive et un peu hautaine ; elle peut suffire dans les pays où la liberté des échanges a définitivement prévalu ; elle est insuffisante pour ceux où le régime de la protection tient une place considérable dans l’économie des intérêts agricoles et manufacturiers. En France, nous en sommes là, et le dédain ne nous est pas permis.

Les quelques pages où M. John Stuart Mill examine ce sujet n’offrent d’ailleurs ni la clarté ni la solidité qu’on remarque en d’autres parties de son ouvrage. M. Mill rattache le régime de la protection aux erreurs du système mercantile et à cette inévitable question de la rente du sol, qui pèse, depuis Ricardo, sur le cerveau des économistes anglais et y entretient une sorte de nuage. Une semblable donnée n’est ni neuve ni exacte, et l’auteur des Principes y ajoute de son chef un commentaire fort dangereux. En effet, après avoir reconnu que le régime de la protection ne saurait être défendu par aucun argument plausible, il admet qu’en certains cas, sous l’empire de certaines circonstances, des droits protecteurs peuvent être établis temporairement. Ces cas, il les définit ; ces circonstances, il les expose. Chez un peuple jeune par exemple, et à l’origine des arts manufacturiers, une protection prudente et graduée doit avoir pour effet de donner aux industries naturelles le temps et les moyens de se développer. — Seulement, poursuit l’auteur en manière de correctif, cette protection ne saurait s’étendre à toutes les industries ; il convient de choisir entre elles, de distinguer celles qui sont en mesure d’en user utilement et sans que le privilège puisse jamais durer au-delà des délais nécessaires pour une épreuve loyale. Telle est la transaction à laquelle souscrit M. John Stuart Mill avec plus de naïveté que de prévoyance, et il ne semble pas se douter qu’au lieu d’une simple exception, c’est la règle même qu’il livre. Le biais qu’il imagine, les termes dont il se sert sont précisément ceux qu’emploient le plus volontiers les industries que couvre la protection. À les entendre, ce n’est pas d’une mesure définitive qu’il s’agit, mais d’un moyen provisoire, d’une trêve, d’un répit, d’un ajournement. Elles déclarent qu’elles sont venues au monde d’hier, et que, pour assurer leurs premiers pas, elles ont besoin de trouver un appui dans la loi ; que les industries étrangères sont leurs aînées, et qu’il serait imprudent de leur ouvrir la lice avant que les industries nationales aient acquis toutes leurs forces et atteint tous leurs développemens. Or quelle différence y a-t-il entre ce langage et celui que tient M. Stuart Mill ? Aucune, et quant aux réserves qu’il exprime, le moindre examen suffit pour en démontrer la vanité. Sur quoi portent-elles ? D’abord sur le choix des industries dignes d’une protection temporaire, puis sur la durée et les limites de cette protection. Eh bien ! ce sont là deux points au sujet desquels il n’a jamais été possible de se mettre d’accord.

En premier lieu, il n’est point d’industrie, si précaire qu’elle soit, qui ne se croie fondée à réclamer sa part du privilège, une fois établi, et n’entende être préservée des atteintes de la concurrence étrangère. Dès lors comment distinguer entre elles ? à quels signes reconnaître celles que l’économiste anglais voudrait assujétir à un traitement particulier, comme étant susceptibles de rendre au pays avec usure les faveurs dont elles auraient été l’objet ? C’est là une opération délicate, et qui soulèverait plus d’une plainte, amènerait plus d’une difficulté. Évidemment entre les industries il n’y aurait pas de choix possible : toutes voudraient être mises sur le même pied ; toutes demanderaient à être protégées, ne fût-ce qu’à titre d’essai. De là un premier échec pour la transaction de M. Stuart Mill. Reste maintenant le second terme de cette transaction, — la durée du droit protecteur. Il n’est pas besoin de s’y arrêter longtemps pour y découvrir des difficultés non moins insolubles. À quel délai se tenir ? Comment fixer le moment précis où une industrie a acquis une force suffisante pour la lutte et peut sans inconvénient passer d’un régime de faveur à un régime de liberté ? Attendre des industries elles-mêmes la déclaration sincère de leur force et un acquiescement à un changement d’état est une illusion qui n’est pas permise lorsqu’on a quelque expérience des faits. Les industries ne souffrent pas qu’on les trouble dans leurs habitudes, et s’alarment de tout ce qui a le caractère d’une nouveauté. C’est donc malgré elles et contre elles qu’il faut prendre un parti, et quand on en est là, quand il s’agit d’imposer ce qu’elles ne veulent pas admettre, la question d’opportunité se réveille et prend des formes irritantes qui troublent l’action des pouvoirs publics. Un débat s’engage, des chiffres sont produits, des enquêtes s’ouvrent, et, au milieu d’affirmations contradictoires, le temps s’écoule au profit du régime existant. Tel est le spectacle qui nous a été plus d’une fois donné, dans des circonstances semblables et avec un résultat qui variait peu.

C’est donc une imprudence au moins, et une imprudence gratuite, que d’admettre sur ces deux points, — le choix des industries à protéger et la durée de la protection, — une exception qui frappe la règle d’impuissance. Peut-être M. John Stuart Mill a-t-il cru désarmer ainsi ses adversaires ; ce sont ses propres amis qu’il a désarmés. Il nous laisse en présence d’un principe qui n’a plus de sanction et en butte aux subtilités ordinaires de l’intérêt privé. Pour une science, aucun terrain n’est plus mauvais, et l’économie politique ne saurait l’accepter sans déchoir de son rôle ni dévier de son objet.

On connaît maintenant les opinions de M. Mill sur la question du libre échange, qui était naguère l’aliment principal des controverses économiques. Ce point de détail étant vidé, nous pouvons entrer dans l’examen du livre, en limitant notre tâche à l’exposé des principes généraux. Deux vues qui semblent erronées, — l’une à propos du principe d’association, l’autre à propos du principe de population, — réclameront seules une attention spéciale. Après avoir ainsi donné pour complément à l’appréciation du livre l’étude de faits que l’auteur semble ignorer ou méconnaître, il nous sera aisé de constater en peu de mots quel est l’état de la science économique en Angleterre, et quel mouvement lui a imprimé la nouvelle législation des intérêts.


I.— PRINCIPES GÉNÉRAUX DE L’ÉCONOMIE POLITIQUE SELON M. MILL.

Jusqu’ici, les grands traités d’économie politique, ceux qui sont signés de noms en crédit, s’étaient accordés à renfermer la science dans ses trois divisions naturelles, — la production, la distribution et la consommation des richesses. D’Adam Smith à Jean-Baptiste Say, de Rossi à Mac-Culloch, ce classement diffère peu, et là où il n’est pas formel, il résulte de l’ordre et de l’enchaînement des matières. M. John Stuart Mill a essayé d’innover et de se créer une nomenclature particulière. Ses divisions principales sont la production, la distribution et l'échange ; trois livres y ont trait. Les deux autres, qui examinent l’influence des formes sociales et politiques sur la production et la distribution des richesses, ne peuvent guère passer que pour des commentaires. Ainsi au lieu des trois termes admis, production, distribution, consommation, nous avons cette fois la production et la distribution, accompagnées de l’échange ; mais en y regardant de près, et à décomposer les élémens de l’ouvrage, on s’aperçoit que le titre seul a changé : le fond est resté le même. Un autre fait ressort de cet examen : c’est que les avantages de cette modification ne se dégagent pas très nettement ; peut-être eût-il mieux valu s’en tenir au cadre adopté par d’éminens esprits et consacré par la tradition.

Pour M. Stuart Mill comme pour ses devanciers, les trois éléments de la production sont le travail, le capital et la terre. Il distingue le travail improductif du travail productif, le travail direct du travail indirect, l’un produisant les choses qui peuvent être immédiatement consommées, l’autre produisant les matières destinées à une fabrication ultérieure. Au sujet du capital, M. Mill innove peu ; il nous le montre dans ses origines et dans ses fonctions, produit de l’épargne et auxiliaire du travail, obéissant à une loi, non de conservation, mais de reproduction perpétuelle, s’alimentant de sa substance et trouvant des forces dans sa propre activité. Quant à la terre, il n’entend pas par ce mot le sol seulement, mais encore les matériaux et les forces motrices fournis par la nature, les avantages du climat, d’une fertilité plus ou moins grande, de cultures plus ou moins perfectionnées. Puis, cette analyse une fois achevée, il reprend un à un les trois élémens de la production et en étudie la loi d’accroissement, accroissement du travail, du capital et des fruits de la terre. Il recherche comment tous ensemble concourent à une production qui va se développant sans cesse, et dont les progrès sont en raison de la civilisation des peuples. Il remonte aux causes de la puissance productive, causes principales ou secondaires, générales ou locales, — la division du travail, la supériorité d’intelligence, de talent et d’instruction, l’état des mœurs et des lois, la sécurité individuelle, l’emploi des agens mécaniques, l’association des capitaux, enfin la confiance qu’un régime social inspire aux membres de la communauté. Sur toutes ces causes isolées ou réunies, on peut mesurer l’activité d’un peuple, sa prospérité, sa fortune, en un mot sa puissance de production.

Après la production des richesses vient la distribution : c’est dire qu’on entre dans le vif des choses. Dans la production en effet, tout s’enchaîne et se déduit de lois pour ainsi dire fatales, de conditions imposées par la nature. Rien d’arbitraire ni de facultatif ; les circonstances étant données, on arrive à des résultats rigoureux. Il n’en est pas de même de la distribution des richesses : ici la nature s’efface ; c’est la main de l’homme qui a le dessus. Les choses sont créées, il s’agit d’en user, d’en disposer, et les procédés varient à l’infini suivant les lieux et les temps, les traditions et les coutumes, l’intelligence des races et le degré d’avancement du régime social. Voilà le problème dont M. John Stuart Mil ! se préoccupe ; il énumère et passe en revue tous les modes de distribution des produits de la terre et du travail, et non-seulement ceux qui ont été adoptés et appliqués par des civilisations positives, mais ceux même qui n’ont point eu la sanction des faits et doivent être relégués dans le domaine des civilisations hypothétiques.

Dans cet ordre d’appréciations, c’est le principe de la propriété individuelle qui se présente d’abord, et à sa suite viennent les déviations récentes auxquelles il a donné lieu, c’est-à-dire le communisme et le socialisme sous leurs différentes formes. M. John Stuart Mill écarte ces lubies, mais avec une indulgence, des ménagemens et des réserves qui étonnent de la part d’un esprit aussi judicieux. Puis, après avoir conclu que de bien longtemps encore l’économiste n’aura point à porter sérieusement son attention sur d’autres sociétés que celles où prévalent la concurrence entre les individus et la propriété particulière, l’auteur suit la propriété dans ses évolutions et ses métamorphoses, pour arriver naturellement au salaire, qui est une autre forme de la distribution des richesses. Dès l’abord, M. Mill réfute les préjugés populaires qui se rattachent au salaire, il réduit à leur juste valeur quelques prétendus remèdes dont on a fait naguère grand bruit, par exemple le minimum légal et la limite assignée aux heures de travail ; il prouve facilement que ces moyens artificiels attentent, sans profit pour personne, à la liberté des contrats et ruinent l’industrie sous prétexte d’enrichir les agens qu’elle emploie. C’est pour lui une tâche non moins aisée que de démontrer combien sont vaines d’autres combinaisons où l’on pourvoit à l’insuffisance du salaire par un secours paroissial ou administratif, quelles charges ces combinaisons imposent aux communes et au trésor public, avec ce seul et fâcheux résultat de troubler les conditions du travail et de propager des habitudes d’indolence au sein des classes vouées à des métiers manuels. Enfin, après avoir recherché les diverses formes du salaire, constaté les différences qui existent soit dans sa quotité, soit dans sa répartition, reconnu les désordres qu’y occasionnent les vicissitudes de l’industrie, M. Mill conclut, en véritable disciple de Malthus, qu’il n’y a à de tels maux qu’un remède, et c’est l’augmentation du taux des salaires par la diminution du nombre des naissances : remède impuissant et illusoire, j’espère le démontrer. — Dans cette partie de l’ouvrage, l’esprit anglais domine au plus haut degré et se retrouve au sujet des profits du capital et de la rente du sol. Il n’y a pas à insister sur ce dernier point : c’est du Ricardo respectueusement reproduit.

La production et la distribution nous amènent à l’échange. En tête du livre qui traite de l’échange figure, comme c’est de règle, une théorie de la valeur. On sait que chaque économiste a la sienne ; M. Stuart Mill n’a pas dérogé à la tradition, et son mérite est de rester précis dans un sujet aussi abstrait et aussi arbitraire. Pour lui, la valeur est un rapport, rien de plus ; c’est une quantité qui varie suivant les choses, les lieux et les temps. Elle est tantôt temporaire, tantôt permanente ou naturelle ; elle résulte aussi, et dans une certaine quantité, des frais de production et des prix de revient. Il y a des valeurs qui peuvent être indéfiniment accrues, il en est d’autres qui sont forcément limitées. La loi de la valeur se trouve dans les fluctuations de l’offre et de la demande ; la valeur s’élève quand le produit est demandé et s’abaisse quand le produit est offert ; cet effet est invariable. Quant à la mesure de la valeur, en vain s’en préoccuperait-on. Du moment que la valeur est reconnue pour ce qu’elle est, — une chose purement relative, — il est évident qu’il n’y a pas lieu de lui assigner une mesure fixe, un étalon constant. Poursuivre ce problème, c’est ressembler au géomètre en quête du mouvement perpétuel, ou à l’alchimiste aux prises avec la transmutation des métaux.

Si la valeur n’est qu’une mesure relative, la monnaie n’est autre chose qu’un instrument de circulation, dont le cours, quand il est librement débattu, se règle sur celui du métal et obéit aux fluctuations du marché. C’est ainsi que M. Stuart Mill envisage et définit le rôle de la monnaie ; puis il montre comment le crédit tend à s’y substituer, en sa qualité d’agent plus énergique de circulation ; il énumère les ressources qu’il crée et les formes qu’il revêt, depuis la lettre de change jusqu’aux rentes sur l’état. Les diverses et nombreuses opérations de l’échange, — le commerce entre nations, la répartition des métaux dans le monde commercial, etc., — sont rattachées à cet examen.

Jusqu’ici, on le voit, M. John Stuart Mill a marché sur les brisées de ses devanciers. S’il s’en écarte, c’est par des détails, des nuances ; rien de grave, rien de doctrinal. La production, la distribution, l’échange, ont un commentaire de plus, commentaire savant et, sauf quelques points, d’une orthodoxie parfaite. Il faut arriver aux deux dernières parties de son ouvrage pour rencontrer des vues qui lui soient propres et où il ne s’inspire pas de travaux antérieurs. C’est là ce qu’il nomme a une application de l’économie politique à la philosophie sociale, » et il y examine d’une part l’influence des progrès de la société, d’autre part l’influence du gouvernement sur la production et la distribution des richesses. Ces sujets étaient neufs, le dernier surtout. On sait que des économistes, même éminens, n’ont voulu voir dans l’action publique qu’un embarras et une charge ; M. Stuart Mill se sépare d’eux : au lieu de nier cette action, il l’admet comme légitime et en trace les limites.

Ici, l’auteur étudie d’abord les caractères généraux d’une société qui s’enrichit, la manière dont elle s’empare des forces naturelles, pour les asservir de plus en plus à ses besoins, l’influence des progrès de l’industrie sur la valeur, les prix et les salaires, par conséquent sur la condition des classes aisées ou laborieuses, de ces dernières surtout, jouets de tant d’utopies. De là il passe à l’influence du gouvernement sur la richesse d’un peuple, et se place entre les opinions extrêmes par une ferme déclaration. Il n’est, dit-il, ni de l’école qui repousse absolument l’initiative du pouvoir, ni de celle qui l’invoque à tout propos et en toute chose. Au milieu de ces données exclusives, il lui semble qu’il y a place pour un régime où l’action publique et l’action privée peuvent agir de concert sans se nuire, et au grand avantage de la communauté. C’est ce régime qu’il essaie de définir. Il fait alors la part, en ce qui touche le gouvernement, des fonctions nécessaires et des fonctions facultatives, distingue les cas où son intervention est de l’essence même des choses, et ceux où elle ne s’exerce qu’accidentellement et à titre d’exception. À la première des catégories appartient l’établissement de l’impôt, et l’auteur passe en revue les règles fondamentales qui s’y rattachent. Ses préférences sont pour l’impôt direct contre l’impôt indirect, et plus d’un préjugé local se mêle à l’appréciation qu’il en fait. Puis arrive le point délicat de cet examen : jusqu’où doit et peut s’étendre l’action de l’état ? Où est la limite précise de son intervention ? Dans quelles circonstances convient-il de laisser le champ libre à l’activité particulière ? dans quel cas est-il, au contraire, utile de la contenir, de la régler, de lui mettre un frein, de lui imprimer une direction ? Problèmes souvent posés, et qui, même après ce que M. Mill en dit, restent encore à éclaircir et à résoudre.

C’est dans cette partie du livre que se trouvent les propositions les plus malsonnantes et des témérités faites pour inspirer un regret mêlé d’étonnement. En Angleterre, sur un terrain qui lui est familier, l’économiste ne commet pas de ces méprises ; son coup d’oeil ne se trouble que lorsqu’il franchit le détroit et agite des questions ou juge des hommes qui nous appartiennent et sont nés près de nous. Non-seulement alors M. Mill range sur la même ligne, il invoque au même titre les noms les plus honorés et les noms les plus suspects ; non-seulement il donne à des rêves odieux une importance qu’ils ne méritent pas, mais il pousse les choses jusqu’à une indulgence voisine de la complicité. Examine-t-il, par exemple, les systèmes qui ont pour objet de supprimer la propriété individuelle au profit d’on ne saurait dire quelle propriété collective ? M. John Stuart Mill déduit froidement et une à une les objections que l’on peut élever ; il ne les trouve ni graves ni fondamentales, admet que ces systèmes ne sont point aussi impraticables qu’on l’a cru, et que rien ne prouve d’une façon rigoureuse que ce ne puisse être « la forme la meilleure et la forme définitive de la société humaine. » Puis il ajoute : « S’il fallait choisir entre le communisme, avec toutes ses chances, et l’état actuel de la société, avec toutes ses souffrances et ses injustices ; si l’institution de la propriété particulière entraînait nécessairement avec elle cette conséquence, que le produit du travail fût réparti, ainsi que nous le voyons aujourd’hui, presque toujours en raison inverse du travail accompli, la meilleure part échéant à ceux qui n’ont pas travaillé, puis à ceux dont le travail est presque toujours nominal, et ainsi de suite d’après une échelle descendante, la rémunération diminuant à mesure que le travail devient plus pénible et plus rebutant, jusqu’au point où, en retour d’une tâche qui épuise ses forces, l’homme ne peut obtenir avec assurance les moyens de les réparer et les premières nécessités de la vie ; s’il n’y avait d’alternative qu’entre cet état de choses et le communisme, — toutes les difficultés du communisme, grandes ou petites, ne seraient qu’un grain de poussière dans la balance. »

Ainsi parle M. John Stuart Mill, et ne croirait-on pas entendre un écho affaibli de déclamations dont le bon sens public a décidément fait justice ? Placer sur le même rang cette monstruosité que l’on nomme le communisme et un ordre social, imparfait sans doute et sujet à beaucoup d’améliorations, mais viable du moins et consacré par l’épreuve des siècles, est-ce le fait d’un homme réfléchi, d’un esprit sérieux, d’un économiste ? Qu’importent les conclusions, quand on fait à ses adversaires une si belle part ? Est-on bien venu à condamner les sectes dont on emprunte le langage ? Ce n’est guère qu’une inconséquence de plus. Probablement M. John Stuart Mill espère racheter tant de concessions par cette déclaration dogmatique, que la victoire restera, en fait de régimes, à celui qui assurera à l’homme le plus de liberté et le plus de spontanéité. À une sentence si pleine de candeur on ne peut opposer que le sourire. L’écrivain anglais en est-il à savoir que le communisme est précisément l’abolition de toute spontanéité et de toute liberté, et qu’à moins d’exercer une grande violence sur la raison humaine, on ne lui fera point admettre que les fruits de l’activité individuelle puissent être répartis d’une manière égale, et sans acception d’aptitudes ni d’efforts, entre les membres qui composent la communauté ? Là-dessus, les communistes de bonne foi n’ont voulu laisser d’illusion à personne, et M. John Stuart Mill, qui les a lus, devrait être guéri de celles qui paraissent lui rester. Tous ils ont pris la dictature pour point de départ, déclarant qu’ils étaient résolus à faire pénétrer de vive force dans des sociétés rebelles les institutions de leur choix, et à se passer de leur consentement pour les rendre indéfiniment heureuses. Or, devant un programme si net, comment parler encore de liberté et de spontanéité ?

Cette connivence avec de tristes systèmes et de mauvais écrits n’est pas la seule que l’on rencontre dans l’ouvrage de M. John Stuart Mill. Sur d’autres points encore, son jugement est en défaut, et c’est toujours sur des questions d’origine française. Deux de ces questions surtout nous touchent de près, et nous croyons devoir saisir cette occasion de montrer quelle fâcheuse influence les préoccupations locales et l’ignorance des intérêts étrangers à l’Angleterre peuvent exercer sur les spéculations d’un économiste anglais.


II. — IDÉES DE M. MILL SUR L’ASSOCIATION.

Dans son chapitre sur l’association et le principe d’association, M. John Stuart Mill, après avoir envisagé à un point de vue tout personnel les conditions actuelles du travail et les perfectionnemens dont il est susceptible, en vient à la conclusion suivante : « À moins que le despotisme militaire qui triomphe sur le continent ne réussisse dans ses desseins criminels contre les progrès de l’esprit humain, il est certain que l’état de salarié ne sera bientôt plus que celui des ouvriers que leur abaissement moral rendra indignes de l’indépendance, et que les rapports de patron à ouvrier seront remplacés par l’association sous une ou deux formes : associations temporaires en certains cas des ouvriers avec l’entrepreneur ; dans d’autres cas et à la fin dans tous, association des ouvriers entre eux. »

Évidemment le despotisme militaire n’a que faire ici et ne saurait être considéré que comme une figure de rhétorique. L’association appliquée aux ouvriers et la métamorphose que prévoit M. John Stuart Mill avec plus d’imagination que de raison sont des questions entièrement indépendantes de la constitution d’un pays et du régime qui y prévaut. Cette boutade écartée, que reste-t-il ? Une formule littéralement empruntée aux écoles socialistes, et qui rappelle nos plus mauvais jours. Chacun peut comparer ; le souvenir est d’hier. Que disaient les chefs de secte ? que voyaient-ils dans le salaire ? L’abaissement moral de l’ouvrier. M. John Stuart Mill ne tient pas un autre langage. Quel remède infaillible, universel, souverain, voulaient-ils opposer à ce mal ? L’association, et justement dans les termes dont se sert l’économiste anglais. Qu’il l’ait cherché ou non, qu’il en ait ou n’en ait pas la conscience, ce rapprochement se présentera à beaucoup d’esprits. Au sujet du salaire et de l’association, M. Mill ne parle pas autrement que les socialistes.

Il faut le dire, le mot d’association a donné lieu dans ces derniers temps à beaucoup d’illusions et de malentendus. Rien de meilleur dans de certaines limites, rien de pire quand on veut en exagérer l’effet : c’est un instrument excellent dans un juste emploi, mais qui se brise dès qu’on lui demande un service forcé. Ainsi que de circonstances, dans le cercle de l’activité sociale, où l’effort individuel s’arrête et où commence l’effort collectif ! C’est là le véritable domaine de l’association. Associations de bienfaisance ou de prévoyance, associations scientifiques ou littéraires, associations agricoles, manufacturières ou commerciales, partout où le principe a pu s’appliquer d’une manière utile, les faits y ont répondu. Que cette association soit l’état lui-même ou une compagnie privée, peu importe : c’est toujours l’action commune qui se substitue à l’action isolée, en vue de grandes tâches ou de grands desseins qui exigent le concours d’un personnel considérable et de capitaux puissans. Voilà où l’esprit d’association peut s’exercer avec fruit, soit qu’il anime des spéculations financières, soit qu’il s’adapte aux plus humbles institutions charitables, changeant de mobile suivant l’emploi, et relevant tantôt du calcul, tantôt du dévouement, sans être pour cela ni moins fécond, ni moins efficace.

Mais cet esprit, ce principe d’association n’ont pas les vertus universelles qu’on s’est plu à leur attribuer : ils se refusent aux excès et trompent la main qui en abuse. C’est ce qui est arrivé lors des récens essais d’association entre ouvriers et entre patrons et ouvriers, essais auxquels M. John Stuart Mill présageait, sur la foi d’autorités prévenues, un si magnifique résultat. Il en a fait le roman ; en quelques mots, j’en rétablirai l’histoire. En y mieux réfléchissant, lui-même eût pu la deviner ; c’est le devoir d’un esprit exact que de subordonner les faits aux lois générales qui les gouvernent et de s’assurer qu’une chose est viable avant d’affirmer qu’elle vit. Ainsi posée, la question n’en est plus une pour l’économiste, car elle se dégage de tout appareil sentimental et se présente avec son véritable caractère, — une association d’intérêts dans la stricte acception du mot. Or c’est sous cet aspect que je vais l’envisager et que j’invite M. John Stuart Mill à l’envisager avec moi ; peut-être y perdra-t-il quelques-unes de ses illusions.

Dans la sphère des intérêts, aucune association n’est possible ou durable du moins qu’à la condition d’une rigoureuse justice. Il faut que chacun y reçoive en raison de ce qu’il apporte et y trouve le rang que lui assignent ses facultés. C’est l’instinct qui le veut ainsi ; les rêveurs n’y changeront rien. Je sais bien qu’ils ont imaginé un homme à leur guise, se contentant de peu quand il pourrait recevoir beaucoup, s’oubliant pour ne songer qu’à autrui, laborieux et n’exigeant rien de plus que l’indolent, habile et se résignant au salaire de l’incapable. Je n’ignore rien de tout cela ; mais je sais également que l’homme, tel qu’il nous est donné de le connaître, est fort éloigné de cette perfection.

Justice donc et respect de la valeur individuelle, tel est le fondement de toute association qui prétend durer. Lorsqu’il ne s’agit que d’un apport de capitaux, cette justice est facile à garantir : le droit de l’associé se mesure sur la somme qu’il verse ; rien de plus équitable, de plus simple et de plus net. De là le succès de ces grandes commandites où tout se compose de valeurs appréciables, exactes dans leurs relations, et, sauf de petits abus, donnant lieu à des résultats d’une équité rigoureuse. Mais quand il s’agit d’un apport de facultés personnelles, de travaux et de services personnels, où est l’étalon de la valeur ? Comment déterminer d’une manière exacte ce qui a plus de prix et ce qui en a moins ? Comment, avec des éléments inégaux en puissance et d’une appréciation insaisissable, fonder un ensemble où chacun soit satisfait de son lot et qui ne blesse pas par quelque point le sentiment de la justice ! À quel signe certain, infaillible, reconnaître la proportion des mérites pour dresser l’échelle des rétributions ? Tel est l’écueil de ces associations où l’apport consiste en travaux et en services personnels : les droits y sont toujours mal réglés, mal définis ; une large part y est laissée au vague et à l’arbitraire.

Lorsque l’association ne roule que sur deux ou trois individus, la difficulté est moindre ; l’équilibre s’établit sans effort. Presque toujours ceux qui s’engagent ainsi ont pu se connaître et s’apprécier ; ils font entre eux la part des facultés, la part des capitaux mis en commun, et y conforment les résultats de l’opération. C’est un marché libre, sérieux, débattu en connaissance de cause. Mais quand l’association s’applique à un grand nombre de contractans, quand elle embrasse vingt, trente, quarante et jusqu’à cent individus, en peut-il être ainsi ? Où sont alors les garanties d’une appréciation préliminaire et d’un débat sérieux ? Où est la liberté du contrat au milieu de ce rassemblement fortuit et aveugle ? Où est la règle des intérêts dans cette confusion d" élémens ? Quoi ! il suffirait d’aller chercher à droite et à gauche des ouvriers qui ne se connaissent pas ou se connaissent à peine, de les grouper, de les réunir dans la même entreprise, dans le même projet, pour former une association vraiment digne de ce nom et susceptible de durée ? Non, c’est là un abus de mots, et de tels essais sont condamnés, dans un temps plus ou moins long, à un inévitable avortement. Là où ils se soutiennent, c’est aux dépens des sources même de la vie :

Et propter vitam, vivendi perdere causas.

En effet, il est un point donc on semble faire bon marché quand il s’agit d’une association entre ouvriers : c’est la direction de l’entreprise. On s’imagine qu’en industrie des bras suffisent, et qu’une tête n’est pas d’une absolue nécessité. Voilà une prétention étrange. Supposons qu’un homme appartenant aux classes libérales se montrât inopinément dans un atelier et y saisît un rabot ou une lime avec la prétention d’y exécuter un travail manuel, sans noviciat, sans apprentissage : y aurait-il assez de rires pour accueillir cette tentative ? Et pourtant les ouvriers ne font pas autre chose lorsqu’ils croient pouvoir du jour au lendemain tirer de leur sein des comptables excellens, des spéculateurs judicieux, des commerçans exercés. À leur sens, le rôle d’un entrepreneur d’industrie ne serait donc qu’un simple jeu à la portée du premier venu. Ce n’est pas ainsi que l’envisagent les hommes investis de quelque autorité. « Ce genre de travail, dit J.-B. Say, qui avait été manufacturier lui-même, exige des qualités morales dont la réunion n’est pas commune. Il veut du jugement, de la constance, la connaissance des hommes et des choses… Dans le cours de tant d’opérations, il y a des obstacles à surmonter, des inquiétudes à vaincre, des malheurs à réparer, des expédiens à inventer. Les personnes chez lesquelles ces qualités ne se trouvent pas réunies font des entreprises avec peu de succès. » Telles sont, au dire d’un excellent juge, les qualités d’un entrepreneur d’industrie, et si exigeant qu’il se montre, j’irai plus loin : j’ajouterai que, pour s’y élever à un certain rang, il faut une éducation et des études qui en général manquent aux ouvriers, et des relations qu’il leur est difficile d’acquérir.

Ainsi le succès d’une association réside surtout dans le chef qui la dirige, — et quand c’est une association entre ouvriers, il faut qu’ils trouvent dans leurs rangs un homme d’élite, doué de qualités nombreuses, et qui sont ordinairement l’apanage d’une autre classe que la leur. Ces qualités même doivent avoir un degré de plus quand il s’agit d’établissemens pareils, où les attributions sont mal définies et greffées les unes sur les autres, où les pouvoirs sont précaires, chancelans et constamment menacés. Au souci des affaires se joint alors pour le chef élu le souci de se maintenir ; il doit réussir et lutter, peser d’une main sur ses associés, et leur montrer de l’autre ses états de services. Du sein de ces rouages compliqués, de ces contrôles multipliés à profusion, de ces conseils de famille, de discipline, de surveillance ; de ces assemblées générales accompagnées de scrutins, de tout ce temps perdu, de tous ces élémens orageux, il a pour mission de faire sortir un peu d’ordre, un peu de discipline, de l’unité dans le commandement, de l’harmonie dans les travaux, de l’esprit de suite dans la gestion, en un mot tout ce qui peut donner la vie à un établissement qui renferme tant de germes de dissolution. Quelle tâche ! Et n’avais-je pas raison de dire que la remplir dans toute son étendue serait le fait d’un homme supérieur ?

L’alternative est donc celle-ci : ou les associations entre ouvriers se livreront à des chefs incapables, ou bien elles rencontreront des chefs expérimentés. Dans le premier cas, la ruine est infaillible, et des exemples nombreux en font foi. Dans le second, qu’arrive-t-il ? On va le voir. Supposons une association qui prospère ; elle a pour gérant un ouvrier qui réunit toutes les perfections : intelligent, heureux, dévoué. Sous sa main, l’établissement marche à une grande fortune ; il en a créé et développé les élémens ; c’est son œuvre à lui, personne ne le conteste. Voilà ce que peut un homme, voilà ce qu’il a fait. Et pourtant cet homme, dont la valeur se révèle par des résultats si satisfaisans, ne compte dans l’association que comme la plus humble unité ; les cinquante ouvriers qu’il gouverne auront tous, sur les fruits de son travail, un droit égal au sien, et s’il y a, au bout de cet heureux effort, un million à partager, il ne trouvera dans son lot que vingt mille francs, comme le plus indolent et le plus gauche d’entre eux ! J’ai supposé tout à l’heure à cet homme de grandes facultés ; maintenant il faut que je lui suppose une bien plus grande vertu. Quoi ! il verrait s’enrichir à ses côtés des entrepreneurs qui ne le valent ni pour le mérite ni pour le succès, et il se résignerait silencieusement à la triste et modique part que lui fait l’association ? Non, un tel détachement n’est pas de ce monde ; à peine se prolongerait-il dans la limite des engagemens pris ; il n’irait point au-delà. Il n’y a là d’ailleurs rien de régulier ni d’équitable ; c’est un point de départ faux, qui aboutit à des conséquences plus fausses encore. Il s’agit toujours de soumettre au même traitement, de mesurer à une échelle commune deux ordres de travaux qui se refusent à cette assimilation : le travail intellectuel et le travail manuel, l’œuvre de la tête et l’œuvre des bras. Tel est le vice fondamental et irrémédiable de ces associations entre ouvriers que nous vante M. Mill. On y règle la part de l’intelligence sur celle de la matière. Qu’en résultera-t-il ? C’est que l’intelligence, une fois maîtresse du terrain, y modifiera les rôles ; c’est que l’ouvrier élevé aux fonctions de patron en revendiquera les droits, et les usurpera si on les lui refuse. Ainsi finiront toutes ces associations. Bien conduites, elles sont destinées à se transformer ; mal conduites, à s’anéantir ; aucune d’elles n’échappera à cette alternative.

Il est des esprits, et dans le nombre de fort judicieux, qui attendent un meilleur effet de l’association entre patrons et ouvriers. Ils s’appuient de quelques exemples, notamment des dispositions prises par certaines compagnies de chemins de fer vis-à-vis de leurs employés. En examinant de près les choses, il m’est impossible de partager ces illusions. L’association entre patrons et ouvriers ne deviendra pas, ne peut pas devenir un fait général dans l’industrie ; elle ne s’y produira que comme un accident et s’y réduira à des cas isolés. Il n’y a point là d’ailleurs d’association ; il y a une libéralité volontaire de la part des entrepreneurs. Y souscriront-ils ? C’est la question. Si les uns le font et si les autres s’y refusent, c’est une force de moins pour les premiers et un avantage pour les seconds dans les luttes de la concurrence. Ainsi, sauf quelques établissemens privilégiés, tous s’abstiendront dès qu’un seul s’abstiendra, afin de maintenir leurs positions respectives. À cela, il est vrai, on répond que le sacrifice n’est qu’apparent et que la libéralité cache un calcul adroit. On dit qu’associés aux bénéfices de la manufacture, les ouvriers y aideront plus qu’ils ne l’ont fait jusqu’ici, et feront recouvrer à l’entrepreneur, par un meilleur emploi du temps et des matières, bien au-delà des sommes dont il se sera volontairement dessaisi en leur faveur. C’est là ce que j’ai entendu répéter souvent et ce que j’ai lui dans beaucoup d’ouvrages ; il me serait doux de croire à ces résultats si les faits les confirmaient. Malheureusement ils y opposent des démentis formels et multipliés. Dans aucun des établissemens où le régime de l’association entre patrons et ouvriers a été mis en vigueur, ceux-ci ne semblent avoir répondu à cet acte de largesse par un zèle plus grand ni un travail plus fructueux. Il n’est pas prouvé non plus que ces établissemens, où un profit éventuel s’ajoute au salaire, aient été recherchés par les ouvriers, ni que les autres ateliers y aient versé leurs meilleurs sujets. Rien de pareil n’a été constaté, et s’il s’est produit un mouvement, c’est plutôt dans le sens contraire. Ainsi, à quelque point de vue qu’on les envisage, ces associations ne supportent pas un examen approfondi ; elles n’ont ni raison d’être, ni éléments du durée ; elles procèdent d’une méconnaissance complète du cœur humain. Habitué comme il l’est à pénétrer au fond des choses, M. John Stuart Mill fût arrivé à cette conclusion, si son esprit n’eût cédé à d’autres influences. Est-ce chez lui pendant à l’esprit de secte ou besoin de popularité ? On ne saurait le dire. Toujours est-il qu’au lieu de dominer son sujet, il ne l’a traité que d’une manière superficielle et en s’aidant de quelques faits, les uns dénués d’importance, les autres altérés et discrédités. Même sur ce point, il est essentiel de ne pas lui laisser le dernier mot.

J’écarte à dessein les exemples que l’auteur emprunte à la navigation lointaine et à l’industrie minière ; ce ne sont pas là des associations véritables, mais simplement des tâches à forfait dont le produit se répartit, suivant des règles particulières, entre ceux qui les ont exécutées, les seules qui puissent servir de types généraux et ne soient pas des anomalies.

Après les événemens de 1848, aucune idée n’eut plus de cours que celle des associations d’ouvriers dans un certain public ; ce fut la fausse monnaie du moment. Les hommes auxquels l’empire appartenait semblaient avoir condamné le salaire comme incompatible avec les temps nouveaux. Au lieu d’y voir ce qu’il est en effet, la part naturelle de l’ouvrier, déterminée par le prix même des choses, dominée d’ailleurs par la grande loi de l’industrie, la concurrence, ils ne voulaient y reconnaître qu’un mode de rétribution arbitraire, humiliant, oppressif, bien inférieur au service rendu, hors de proportion surtout avec les bénéfices qui en résultent pour l’entrepreneur. De là de tristes essais, par exemple celui des ateliers de Clichy. Il n’en fallut pas davantage pour que l’esprit d’imitation s’en mêlât, et qu’on vît s’élever sur mille points, et de proche en proche, ces tristes établissemens auxquels l’équerre et le niveau servaient d’enseigne et de décoration. Qui n’en a rencontré en son chemin et qui ne s’en souvient ? Ce fut une affligeante bouffonnerie. Au fond de chacune de ces associations qu’y avait-il de réel ? Deux ou trois personne se jouant de la crédulité publique[1] . ont été livrés à la publicité. Des faits significatifs se sont produits depuis l’époque où M. Mill leur attribuait une importance exagérée, en s’aidant de documens incomplets ou insuffisans. L’économiste anglais aurait donc pu, dans la troisième édition de son livre, corriger les erreurs de la première. Dans cette même année 1848, qui vit éclore tant d’associations libres, notre gouvernement céda comme la nation tout entière, on le sait, à l’esprit d’innovation et se prêta à une expérience officielle. Ln fonds de 3 millions fut voté le 5 juillet par l’assemblée constituante et consacré à former, sous la surveillance de l’état, des associations entre ouvriers et entre patrons et ouvriers. Ces trois millions n’étaient pas un don, mais un prêt remboursable par annuités. Pour le répartir, un conseil d’encouragement fut institué auprès du ministre de l’agriculture et du commerce, et l’histoire de ces subsides est pleine de déceptions qui ébranleraient la foi la plus robuste. Qu’on nous permette d’en tirer quelques argumens contre les théories défendues par M. Mill. Il y a là des souvenirs qu’il ne faut pas craindre de rappeler, et le point de vue même où s’est placé l’économiste nous oblige à tourner un moment nos regards vers le passé.

Une sorte de curée où se précipitèrent toutes les industries en souffrance, tel fut le premier résultat du vote des trois millions destinés à favoriser en France l’établissement des associations d’ouvriers, ou, en d’autres termes, l’application des théories de M. Mill. Il y eut, cela va sans dire, affluence de pétitions et concours de solliciteurs. On ne peut pas évaluer à moins de six cents le nombre des demandes qui parvinrent au conseil d’encouragement chargé de distribuer les fonds ; Paris en fournit le contingent le plus considérable, près de trois cents, et émanées d’ouvriers en très grande partie. La Seine Inférieure et l’Eure venaient après Paris par ordre d’importance, puis le Nord et le Rhône. En calculant d’une manière approximative le nombre des ouvriers ou patrons sciemment ou à leur insu intéressés à ces demandes, on arrivait à un chiffre de soixante mille individus. Il fallait se hâter de choisir entre eux ; il fallait surtout écarter dès le début cette masse d’aventuriers et de parasites qui se portent du côté de l’argent et s’imposent à force d’obsessions et de bruit. Le conseil d’encouragement y mit du zèle et de la conscience ; mais les difficultés d’une pareille tâche le dominaient. De bons choix, une distribution judicieuse n’auraient pu avoir lieu qu’à la suite d’une instruction longue et précise, et le temps manquait pour cela. C’eût été une série d’enquêtes à ouvrir et sur l’objet même de chaque association et sur les personnes qui devaient la composer. Or comment y procéder autrement que d’une manière sommaire, défectueuse par conséquent ? Les erreurs, les surprises étaient inévitables, et il y en eut. Une foule avide frappait aux portes du conseil, et la crise manufacturière sévissait de plus en plus ; l’essentiel était d’aller vite. L’esprit du décret y portait aussi ; il avait été voté d’urgence et demandait à être appliqué de la même façon.

La répartition du crédit des trois millions s’opéra donc à la hâte avec un mélange de bons et de mauvais élémens. 2,600,000 francs environ furent distribués à cinquante-six associations, dont trente avaient leur siège à Paris, vingt-six dans les départemens. À Paris, sur trente sociétés, vingt-sept étaient contractées entre ouvriers seulement et trois au plus entre patrons et ouvriers. Dans les départemens, sur vingt-six sociétés, quinze étaient entre patrons et ouvriers, onze entre ouvriers seulement. Les trente établissemens de Paris réunissaient à l’origine quatre cent trente-quatre associés ; les vingt-six établissemens de province, un nombre d’ouvriers qui n’a pu être déterminé, mais qui ne devait pas dépasser douze cents[2].

Ce n’était pas tout cependant que de fournir de l’argent à ces associations et de le leur fournir au taux le plus modéré, 3 pour 100 pour les prêts de 25,000 francs et au-dessous, 4 pour 100 pour les prêts qui excédaient 25,000 fr. : il fallait encore les constituer sur un pied qui leur permît de vivre, et qui présentât quelque garantie de remboursement. De là un ensemble de statuts que le conseil d’encouragement se vit obligé de dresser lui-même, et d’imposer ensuite aux associations favorisées, comme une conséquence rigoureuse des avances que l’état allait leur faire. Comme on le devine, la rédaction de ces statuts ne fut point une besogne facile ; à chaque pas, des inconvéniens, des objections, des embarras s’élevaient ; ils se succèdent toujours quand on est engagé dans une fausse voie.

Et d’abord, sous quel régime allait-on associer des ouvriers ? Le code de commerce en admet plusieurs qui ne leur étaient point applicables. Impossible de songer à la société anonyme, ni à la société en commandite, ni même à la société en participation. Le conseil d’encouragement ne voulut pas marquer ses débuts par une fiction ; il se décida à donner aux choses leur véritable caractère, et plaça donc ces associations entre ouvriers sous l’empire de la société en nom collectif, c’est-à-dire qu’aux termes mêmes du code, ces ouvriers devenaient tous solidaires pour tous les engagemens de la société. À ce sujet, une réflexion se présente naturellement à l’esprit. En adoptant cette forme, le conseil d’encouragement n’avait pas à prévoir des résultats bien fâcheux. Les sociétés qu’il instituait de ses mains étaient destinées à n’avoir longtemps encore que l’état pour créancier et pour bailleur de fonds. Or l’état ne devait pas être, vis-à-vis de ces ouvriers, un créancier bien rigoureux. En cas de désastre, il n’épuiserait pas à leur égard la somme entière de ses droits, du moins n’irait-il jamais jusqu’à la poursuite corporelle ou mobilière. La nature même de l’expérience ne comportait pas de pareilles sévérités. Mais, au lieu de ce prêteur tolérant, qu’on imagine d’autres porteurs de titres, des tiers moins accommodans sur leurs intérêts ; qu’on fasse rentrer ces sociétés dans les conditions ordinaires du commerce ; qu’on les replace dans la vérité des faits et du droit commun. Voici trente, quarante ouvriers, je suppose, qui se sont associés entre eux pour l’exercice d’une industrie ; ils sont tous en nom dans l’acte social, et responsables jusqu’au dernier centime des dettes de la société. Un revers arrive, et à l’instant ces quarante associés deviennent tous, au même titre, passibles des mêmes poursuites ; ils sont tous contraignables par corps et sous le coup d’une saisie ; ils sont enchaînés par les délais et les rigueurs d’une liquidation judiciaire ; ils sont à la merci de créanciers mal disposés et d’hommes de loi plus intraitables encore.

Quels que fussent les écueils de cette forme de société, le conseil d’encouragement ne s’y arrêta pas ; il savait à quel bénévole bailleur de fonds ces associations avaient affaire. D’ailleurs la justice l’exigeait ainsi. Dès que les ouvriers aspiraient à la condition du patron, il allait de soi qu’avec les honneurs et les avantages de l’emploi, ils en connussent les inconvéniens et les charges. Il fallait également leur faire comprendre par un essai personnel que, dans l’échelle des fonctions sociales, les devoirs s’élèvent en raison des droits, et qu’une puissance plus grande ne s’acquiert qu’au prix d’une plus grande responsabilité. Telle était la sanction morale de cette épreuve administrative, et il est heureux qu’elle ait été maintenue malgré le vertige qui régnait alors.

Il serait peu utile d’entrer dans le détail de tous les démentis que les esprits à systèmes durent s’infliger pour constituer ces associations sur un pied tant soit peu sérieux. Il suffira de constater un fait. Voici cinquante-six associations formées par les soins et avec les fonds de l’état : que sont-elles devenues ? Ici les documens sont précis ; il ne s’agit ni de récits romanesques, ni de confidences des parties intéressées ; il y a des documens publics, et je les ai tous sous les yeux ; il y a des inventaires, des rapports des inspecteurs de finances, des décisions administratives. On peut y suivre l’existence de chacune de ces associations d’ouvriers jour par jour, pas à pas pour ainsi dire. Ce qui frappe d’abord, surtout au début, ce sont les changemens survenus dans leur sein. Six mois ne s’étaient pas écoulés que déjà elles comptaient soixante-quatorze démissions, quinze exclusions, cinquante-deux admissions nouvelles, onze changemens de gérans. Telle association avait porté quatre noms, telle autre trois ; toutes avaient éprouvé dans leur personnel des variations sensibles. N’était-ce pas la preuve d’un vice originel, d’un mal caché ? L’examen des livres et des écritures de commerce confirme cette opinion. Dans le cours des deux premières années, les inventaires constatent parmi ces associations des situations bien diverses. On voit les unes dévorer leur capital sans fournir de travail utile ; tout se résume pour elles en des salaires payés aux associés et des produits qui demeurent invendus. Les autres écoulent quelques marchandises, mais en si petite quantité, que les frais généraux pèsent sur les prix de vente, de manière à les rendre onéreux pour l’établissement. Dans l’un et l’autre cas, la ruine est au bout, plus ou moins prochaine, mais inévitable. Il est des associations où les profits et les pertes se balancent, d’autres enfin qui soldent leur inventaire par un bénéfice important. Ici encore pourtant il convient de se défendre des illusions et de ne pas tenir ces chiffres pour plus concluans qu’ils ne le sont en réalité. Il y a dans ces écritures deux points qui se dérobent à tout contrôle sérieux : la valeur des marchandises qui restent en fin d’inventaire et la solidité des créances sujettes à recouvrement. Qui ne sait à combien de mécomptes donne lieu cette double évaluation, même dans le commerce et l’industrie ordinaires ? Pour se prémunir contre les fictions et les erreurs, on a soin de s’y tenir en-deçà des résultats apparens. Or ces ouvriers avaient-ils pris les mêmes précautions, et n’était-il pas naturel de penser qu’avec une entière bonne foi, ils s’en étaient tenus aux données les plus favorables ?

D’ailleurs voici un dernier fait plus concluant encore et qui n’est pas susceptible d’interprétations équivoques. La majeure partie des contrats de prêt avait été passée dans les six premiers mois de 1849. Vers le milieu de 1850, c’est-à-dire un an après, l’administration fit dresser un état des révocations de prêt. C’était, à nommer les choses par leur nom, la table mortuaire des associations qui avaient succombé dans le courant de douze ou quatorze mois. Rien de plus triste et de plus accablant que ce document. Il constate que, dans cette courte période, dix-huit établissemens ont, pour divers motifs, cessé d’exister : dix à Paris, huit dans la province. Les dix établissemens de Paris avaient reçu une somme de 142,000 francs ; les huit établissemens de province, une somme de 447,000 francs, en tout 589,000 francs pour les dix-huit établissemens. La proportion était pour Paris, qui comptait trente associations, d’un tiers en nombre et d’un cinquième en somme ; pour les départemens, qui en comptaient vingt-six, d’un quart en somme et d’un tiers en nombre. Ce chiffre de 589,000 francs ne constituait pas, il est vrai, une perte équivalente pour le trésor : il y avait là-dessus des rentrées possibles et des hypothèques prises ; mais le fait grave, le fait saillant, c’est qu’à l’expiration de l’année, dix-huit établissemens sur cinquante-six étaient en pleine dissolution, c’est qu’après une première campagne le tiers de l’armée était déjà hors de combat[3].

Telle est la part des mécomptes et des échecs dans l’année même du début ; depuis lors, elle n’a fait que s’accroître. En 1851, il y avait eu douze nouvelles révocations de prêt, huit à Paris pour une somme de 202,000 fr., quatre en province pour une somme de 163,000 fr. D’année en année et de mois en mois, on a vu augmenter le nombre des associations qui s’éteignaient et décroître celui des associations qui restaient debout ; encore ces dernières ne le devaient-elles qu’à une sorte d’abandon de leur principe et à une transformation de leurs élémens. Sept ou huit au plus sont aujourd’hui dans ce cas, comme un dernier débris de ce naufrage industriel et financier ; le reste a disparu.

Je suis arrivé au bout de cette édifiante histoire, la plus éloquente réfutation qu’on puisse opposer aux doctrines de M. Mill sur l’association. Je l’ai écrite avec les pièces sous les yeux, et en ne m’appuyant que de documens officiels. Des deux côtés le procès est instruit, et l’arrêt est facile à rendre. Ce que la raison condamnait, les faits ne l’absolvent pas ; l’application et la théorie sont d’accord. Non-seulement ces associations d’ouvriers ne sont pas viables, mais elles n’ont pas vécu, dans la sérieuse acception du mot. Il était bon que cette preuve fût acquise, et c’est à dessein que je m’y suis étendu. Le livre de M. John Stuart Mill a eu du succès en Angleterre, et il fallait y prémunir l’opinion contre les fausses idées qu’il essaie de propager. En France même, les résultats de l’expérience administrative sont peu connus, et méritent certainement de l’être. Trop de gens se trouvent encore, en ce qui touche aux associations, sous l’empire de récits plus remplis de sentiment que de vérité, et ne connaissent rien du démenti brutal que leur a infligé la marche naturelle et irrésistible des choses.


III. — IDÉES DE M. MILL SUR LE PRINCIPE DE POPULATION.

Ce n’est pas seulement sur la question de l’association que les faits me semblent donner tort à M. Mill. J’ai encore à discuter avec lui un des points les plus délicats et les plus controversés de la science économique, — le principe de population. Cette fois la question est bien anglaise, et l’auteur s’y montre Anglais au plus haut degré : il se prononce pour les vues de Malthus, et les pousse à outrance. D’après lui, c’est dans les excès de population qu’il faut chercher la cause principale des misères humaines ; c’est dans la limite de la population que se trouvent le remède le plus efficace de ces misères, le salut des générations, la vie des sociétés. Si les produits encombrent trop souvent les marchés, si le salaire ne s’élève pas à un taux plus avantageux pour l’ouvrier, si la part du travail des mains est si minime dans la distribution des profits industriels, c’est aux excès de population qu’il convient de s’en prendre, et non à d’autres motifs. Une fois cette donnée admise, M. Mill s’y exalte, il cite quelques exemples très partiels, très circonscrits et par conséquent peu concluans, puis finit par demander à la législation des armes contre une multiplication exubérante, et propose de porter des peines contre ceux qui se permettraient d’avoir des enfans lorsqu’ils sont hors d’état de les nourrir. C’est là un procédé qui rappelle celui d’Hérode, seulement il n’a qu’un caractère préventif.

Il faudrait pourtant s’entendre sur le fond même de ce débat, au lieu de se retrancher derrière de petits chiffres et de petits faits. Ce capital qu’on appelle l’homme est-il, abstraitement parlant, une richesse ou une ruine ? Coûte-t-il plus qu’il ne rend ? Crée-t-il moins qu’il ne détruit ? Voilà la question. Il est vrai que dans ces termes, et d’une manière aussi absolue, il n’est pas un disciple de Malthus qui ne reculât. Ce qu’était le globe avant que l’homme y parût, ce qu’il est devenu sous sa main, chacun peut le voir et l’apprécier, et aucun système, si subtil qu’il soit, ne tiendrait devant d’aussi éclatantes preuves. L’homme n’est pas comme l’animal, qui vit du fond commun et n’y ajoute pas un atome ; l’homme n’emprunte rien à la nature sans y apporter en surplus le prix d’un effort intelligent. Sa mission est de féconder le sol et non de le dévaster, d’embellir graduellement cette terre où il est de passage, de manière à ce qu’après l’avoir reçue inculte et dépeuplée, il en fasse le siège de cultures perfectionnées et le grenier de nombreuses populations. Telle est la destination évidente de l’homme, marquée dans l’ordre de la Providence et victorieusement confirmée par le spectacle de l’univers. L’homme, abstraitement parlant et envisagé dans l’ensemble, apporte donc ici-bas une richesse et constitue lui-même une richesse ; il produit plus qu’il ne consomme, et laisse après lui un héritage qui n’est point à dédaigner, — sa part de concours dans l’amélioration et la civilisation du globe.

Cette vérité, au-dessus du globe. de toute atteinte, suffirait pour réduire au néant les plus ingénieux raisonnemens de ceux qui voient dans l’homme une cause de ruine, et dans l’accroissement de la population une source de misères. Aussi n’envisagent-ils pas la question de si haut ni d’une manière aussi rigoureuse ; ils la réduisent à de plus étroites proportions. Pour eux, c’est une appréciation de limite, un accident de temps et d’espace. Absolument, l’homme peut être une richesse, disent-ils ; relativement, et dans certains cas, il devient une ruine : ruine pour l’être qui naît, ruine pour le sol qui le voit naître ; il prélève sur le contingent commun une part plus grande que celle qu’il y fournit, et reste affamé en affamant les autres. Tels sont les termes auxquels se réduit l’objection, débarrassée du cortège de chiffres que lui créent l’habitude et la précaution. Eh bien ! même dans ces termes, il n’y a là rien qui soutienne l’examen. Et d’abord, puisqu’il s’agit d’une limite, où est cette limite ? On peut mettre tous les disciples plus ou moins déguisés de Malthus au défi de la fixer. Qu’ils essaient, qu’ils nous disent, non par des à-peu-près, ni par des subterfuges, à quel signe on reconnaît l’excès de population, c’est-à-dire là où la naissance d’un homme est un bien pour un pays, là où elle est un mal. Toute liberté leur est laissée ; ils peuvent prendre les termes de leur démonstration dans l’étendue du territoire, dans les forces de la production, dans la comparaison des besoins et des ressources, où ils voudront enfin, pourvu qu’ils apportent une loi vraiment sérieuse, vraiment scientifique, sur laquelle l’esprit puisse se reposer, et non ces hypothèses, ces déclamations cent fois reproduites, et qui ne gagnent à se reproduire ni en clarté, ni en autorité.

Est-ce une affaire d’espace, de densité plus ou moins grande de population ? Qu’ils fixent donc un chiffre ! ils ne le pourraient ni ne l’oseraient. L’espace n’est pas un terme absolu, la population non plus. Telle contrée est plus fertile, telle race plus intelligente. Ici un hectare suffira pour nourrir un nombre d’habitans double, triple, décuple de ce qu’il nourrirait ailleurs. La nature du sol, les procédés de culture, l’état des mœurs et des lois, mille causes apparentes ou cachées agissent d’une manière profonde et variable à l’infini sur le rapport à établir entre l’étendue des surfaces exploitées et le nombre d’hommes dont elles peuvent défrayer les besoins. Il y a mieux, cette base d’appréciation semble se dérober dès qu’on y porte la main. Pour qu’on y trouvât un point d’appui réel, il faudrait que la dissémination des habitans fût une cause constante d’aisance, et qu’un pays fût d’autant plus riche qu’il est moins peuplé. Or ce n’est pas ainsi que concluent les faits. Le phénomène de l’accroissement des populations ne se produit que dans les états où la civilisation pour suit une marche ascendante ; celui de la décroissance des populations s’attache surtout aux états dont la civilisation est sur le déclin. C’est ainsi que de puissans empires d’Asie ont perdu, avec leurs masses d’habitans, leur grandeur et jusqu’à leur nom ; c’est ainsi que l’Europe a vu s’élever, avec le flot de ses races, l’importance de ses des tinées et son action sur le reste du globe. Or, si la loi de Malthus est vraie, il faudrait que l’Asie eût trouvé dans ses dépeuplemens une cause de richesse, comme l’Europe une cause de ruine dans son peuplement précipité. Poser la question de cette manière, c’est la résoudre.

On me répondra que je force les choses afin de m’assurer un triomphe aisé, que ce n’est point ainsi qu’on l’entend, qu’il y a une mesure à observer, une limite à garder, ni trop ni trop peu, ni en-deçà, ni au-delà. À la bonne heure ; mais, s’il s’agit de limites, qu’on me dise d’abord où est celle des libéralités de la nature, du génie de l’homme, de son industrie, de son intelligence, de son activité. En supposant même qu’il ne tirât ses moyens de subsistance que des surfaces qu’il occupe, sait-on bien et peut-on préciser jusqu’où iraient ces ressources ? Que de terrains encore en friche, même dans les contrées les plus peuplées ! que d’améliorations dans le régime des cultures, hier inconnues, aujourd’hui en vigueur, et qui accroissent, dans des proportions inouies, les forces productives du sol ? Le spectacle en est tout récent et a les caractères d’une métamorphose. L’assolement substitué aux jachères, les progrès dans l’élève du bétail, l’usage étendu et le perfectionnement des engrais, que de conquêtes modernes et qui ressemblent à une nouvelle prise de possession ! Et le drainage qui commence à peine, et dont il est plus facile d’entrevoir que de limiter les effets ! Évidemment il y a, dans cette marche des faits naturels, de quoi rassurer les esprits les plus prompts à prendre l’alarme, et leur prouver que la nature se met volontiers au niveau de l’essor des populations.

D’ailleurs en aucun temps, ni en aucun pays, l’homme n’a été condamné à tirer lui-même et directement du sol la subsistance qui lui est nécessaire. Pour l’obtenir, il a d’autres moyens que la culture ; il a l’industrie, il a le commerce, il a les échanges. Telle colonie de l’antiquité, comme Tyr et Sidon, telle république du moyen âge, comme Venise et Gênes, n’ont possédé qu’un territoire insignifiant et n’en ont pas moins défrayé avec magnificence les besoins de leurs populations. De nos jours, l’Angleterre est appelée à renouveler le spectacle d’une existence analogue. Quand elle a vu que son sol ne pouvait lui suffire, ou ne défrayait ses besoins qu’à titre onéreux, elle s’est ménagé des greniers d’abondance sur tous les points du globe où la convenance a conduit ses vaisseaux. En échange, elle a répandu au dehors les fruits de son activité et les trésors de son industrie. La condition de ses populations a-t-elle empiré pour cela ? Au contraire elle s’est améliorée et tend à s’améliorer chaque jour, tant il est vrai que le bien-être d’un peuple ne correspond ni à la superficie qu’il occupe ni aux produits alimentaires qu’il en tire.

S’il en est ainsi, pourquoi ce tocsin d’alarme que Malthus fit retentir au commencement de ce siècle, et qu’aucun fait n’a justifié depuis lors ? Pourquoi après lui des hommes comme M. John Stuart Mill s’appuient-ils sur des assertions dénuées de preuves et des calculs dépourvus de solidité ? Pourquoi cette opiniâtreté dans un système dont la base s’écroule dès qu’on cherche à s’y appuyer, qui ne satisfait ni le cœur ni l’esprit, se refuse à une définition précise et ressemble à l’un de ces épouvantails à l’aide desquels on agit sur l’imagination des enfans ? Malthus et ses disciples se prévalent de quelques misères dont les populations agglomérées offrent le spectacle, et qui proviennent d’une trop rapide multiplication. C’est là leur grand argument et leur seule preuve. Hélas ! la misère est de tous les temps et de tous les lieux ; quelque part que l’on soit, on la subit ; quelque part que l’on aille, on la retrouve. Les pays déserts n’en sont pas plus exempts que les pays populeux, et pour s’en convaincre il suffit de jeter un regard sur le globe. Ce n’est pas dans les contrées où la population est surabondante que l’homme dévore son semblable, qu’il se nourrit d’argile, d’écorces d’arbre, de mousse, de baies et de débris d’animaux. Il y a mieux : la misère, le besoin, sont essentiellement relatifs, et tel être serait misérable avec ce qui ferait la richesse d’un autre. C’est là une loi d’ordre éternel ; à côté d’une jouissance Dieu a placé une privation, et près d’un désir satisfait un désir inassouvi.

Que Malthus et ses partisans renoncent donc à cette prétention de se substituer à la Providence ; elle a un œil plus pénétrant que le leur et veille sur le monde avec une sollicitude supérieure à tous leurs calculs. Si, sur un point donné, la population, à raison de circonstances particulières, prend un accroissement excessif, il s’opère des vides ailleurs, et l’équilibre est promptement rétabli. Si en Angleterre et aux États-Unis le doublement a quelquefois eu lieu dans une période d’un quart de siècle, c’est là un phénomène accidentel, passager, et dont on ne saurait tirer des conclusions générales ni définitives. Naguère, on a pu le voir, l’Irlande, qui était en première ligne dans les voies du doublement, a perdu près de deux millions d'âmes dans le cours de quelques années. Qu’a-t-il fallu pour cela ? Un fléau inattendu : la maladie de la pomme de terre. Ainsi vont les choses ; la nature a de brusques retours et trompe les calculs humains ; elle procède par temps d’arrêt et brusques intermittences. Tel pays regorge d’habitans, lorsque tel autre voit ses populations s’éclaircir ; des races entières disparaissent pendant que d’autres pullulent. À tout prendre, ce n’est point la terre qui jusqu’ici a manqué aux hommes, ce sont plutôt les hommes qui ont manqué à la terre, et sur ce point comme en tous il faut que la destinée de l’humanité s’accomplisse jusqu’au bout.

En effet, il y a deux buts vers lesquels le monde marche d’une manière lente, mais sûre : l’exploitation intégrale du sol et l’anoblissement des espèces. D’un côté les grands foyers de population versent leurs excédans sur les contrées désertes, de l’autre les races s’améliorent et les types supérieurs remplacent les types inférieurs : c’est sous l’empire de cette double loi que la terre se peuple et se civilise. Les grands courans de populations se sont établis dans tous les temps ; l’histoire est pleine d’exemples de migrations fécondes. Voici l’Asie d’abord qui répand ses flots d’hommes sur l’Europe : l’innombrable famille finnoise, les Alains, les Huns, les Avares, les Goths, les Gépides, les Slaves, les Celtes, les Germains, on débordant sur nos solitudes, y ont apporté les premiers élémens de leur richesse actuelle. À son tour, notre continent rend aujourd’hui le service qu’il a reçu. Depuis le XVIe siècle, l’Europe, avec le seul excédant de sa population, va au loin réveiller des continens plongés dans le sommeil. Dans le cours de trois cents ans, elle envoie en Amérique vingt-cinq millions de blancs qui chassent les cuivrés devant eux, se substitue aux Hindous en Asie, aux nègres et aux Bédouins en Afrique, Polynésiens en Océanie, fournit presque au globe entier un contingent nouveau, et tout cela non-seulement sans s’appauvrir, mais encore en voyant tripler dans son sein ses ressources d’hommes. Et en même temps le phénomène se complète par l’autre point ; là où le type supérieur parvient à s’établir, le type inférieur s’efface. Les Caraïbes et les mille tribus du grand continent américain ont à peu près disparu ; les îles de la Mer du Sud, exposées, depuis un demi-siècle seulement, au contact européen, sont presque dépeuplées ; l’Inde elle-même est en retraite pour le chiffre de ses autochthones. Ainsi le principe de population s’équilibre dans ce sens que, tout en se retirant des races destinées à s’éteindre, il s’élève à sa plus grande puissance chez celles qui sont marquées du sceau de l’initiative.

Comment Malthus, comment M. John Stuart Mill n’ont-ils pas compris cela ? Comment n’ont-ils pas reconnu sur le front de leur nation ce signe des fortes races auxquelles nulle grandeur n’est étrangère, grandeurs militaires, grandeurs civiles, et qui gardent un aussi ferme maintien sur le champ de bataille que dans l’arène des institutions libres ? Quoi ! le globe aurait en excès des hommes de cette trempe, et sur la foi de quelques écrivains il faudrait s’appliquer à en diminuer la quantité ! Une science aurait été créée à cet effet, et une légion d’érudits serait chargée de la répandre dans le public. Non, quelque respect que je professe pour les noms qui y sont mêlés, il m’est impossible de prendre au sérieux un paradoxe trop défendu et trop attaqué, et qui ne méritait ni tant d’enthousiasme, ni tant de colère. Dans l’ordre des faits que Malthus prétendait régler, il n’y a rien à conseiller aux hommes ; il n’y a point de loi à chercher, il n’y a que du scandale à recueillir. Que dire d’une doctrine où la stérilité et l’impuissance seraient des titres, des privilèges d’organisation, où la réflexion viendrait assister, comme régulatrice, à des actes auxquels d’ordinaire elle ne préside point ? Sur des questions aussi délicates, le plus sûr est de s’abstenir ; l’économiste doit s’en désintéresser comme le prêtre, et l’écueil est le même, soit que l’on s’abandonne à une imprévoyance sentimentale, soit que l’on s’appuie sur une prudence scientifique. L’interdiction des mariages précoces suffit comme garantie et comme frein. Quant au reste, c’est le secret des couples ; la pudeur veut qu’on le respecte, et l’étude nous fait reconnaître ici des lois générales plus intelligentes que ne peuvent l’être les inspirations de la sagesse individuelle.

Un dernier mot à M. John Stuart Mill. Il affirme qu’une décroissance dans le chiffre de la population aurait pour effet de changer les termes du contrat qui lie l’ouvrier à l’entrepreneur, d’améliorer la condition des classes qui vivent de leurs bras et de relever le chiffre des salaires : ce sont là autant d’illusions. Les grandeurs de l’Angleterre tiennent plus qu’il ne le pense à l’augmentation constante de sa population. Non-seulement cette augmentation a comblé les vides causés par la guerre et par l’expatriation, mais en jetant sur les villes les excédans de la campagne, cite a fourni à l’industrie cette légion d’auxiliaires qui, en moins d’un siècle, ont élevé si haut ses destinées et rendu le globe entier tributaire de ses produits. Que le mouvement inverse ait lieu, et l’on verra les résultats s’y conformer. La rareté des bras amènera la hausse des salaires, soit ; mais à la hausse des salaires correspondra nécessairement la hausse des prix de revient, et à la hausse des prix de revient le ralentissement de la consommation, ainsi que la décroissance des débouchés. Cette coïncidence suffira pour que l’industrie soit atteinte et que le chômage des ateliers amène de nouveau l’abondance des bras, de telle sorte qu’après avoir dicté la loi, les ouvriers s’estimeraient, en fin de compte, heureux de la recevoir, et plus rude peut-être qu’avant cette éphémère domination. Ainsi se passeraient les choses, et M. John Stuart Mill, qui connaît et professe l’économie politique, n’ignore pas que c’est là un de ses enseignemens les plus sûrs et les mieux vérifiés ; c’est un de ceux également qui ressortent le plus visiblement de son histoire.


IV. — LES PRÉDÉCESSEURS DE M. MILL.

Je viens d’indiquer et de discuter les points principaux de la doctrine de M. Mill. Cherchons à nous rendre compte plus nettement de la valeur de cet économiste en comparant son œuvre à celle de ses devanciers.

Si on l’étudie avec quelque soin, l’économie politique se présente, en Angleterre, sous deux aspects et avec deux périodes bien distinctes : celle des théories, celle des applications. Après Adam Smith et à son exemple, les hommes qui ont marqué dans la science et y font autorité ne se sont guère écartés du domaine de la spéculation pure. Ricardo s’empare du principe de la population, c’est-à-dire de deux points de doctrine qu’ils exposent avec un grand luxe de développemens. De tous côtés, on définit ; on définit l’utilité, on définit la valeur ; on définit à l’envi et sans relâche. Même quand des combats s’engagent, c’est un peu à la façon des héros d’Homère, dans les nuages et hors de la portée du regard. L’impulsion est donnée ; tous y obéissent, James Mill, Tooke, le major Torrens, Senior, Mac Culloch, même le pamphlétaire Cobbett. Traités généraux ou spéciaux, livres ou brochures, publications populaires ou papiers du parlement, rien ne déroge aux règles établies. Il y a des thèmes donnés, on s’y conforme ; des limites assignées, on les respecte ; c’est une science, c’est une école dans la stricte acception du mot : des maîtres d’une part, des disciples de l’autre, quelques principes universellement admis, et un petit nombre de détails abandonnés à la controverse. Telle est en Angleterre la première période de l’économie politique, la période spéculative, celle où la théorie prévaut.

Ce n’est pas que, même alors, il n’y ait eu un pas de fait vers des mesures d’application. De 1823 à 1827, Huskisson, de passage aux affaires, porta le premier devant le parlement des questions qui jusque-là n’avaient pas franchi les pages d’un livre. Le régime du royaume-uni était en contraste frappant avec les nouvelles idées économiques ; des privilèges exclusifs y régnaient de temps immémorial : privilège de navigation, privilège manufacturier, privilège agricole, privilège du sang pour les individus, privilège de nationalité pour les produits et le pavillon. Tous les intérêts, toutes les coutumes, tous les préjugés semblaient ligués pour une cause commune et confondus dans un seul esprit ; les vaincre était une rude entreprise, et pourtant Huskisson ne recula pas. Il s’attaqua d’abord au monopole de la navigation qu’il représenta comme un brevet expiré, en fit ressortir les dommages réels à côté d’avantages très douteux, et inaugura le système des traités de réciprocité, qui a précédé et préparé celui de la liberté absolue. D’autres réformes suivirent celles-là, notamment la réduction des droits sur les soieries, — des modifications essentielles à la charte de la compagnie des Indes, — enfin des adoucissemens temporaires à l’exclusion qui frappait les céréales venant du dehors ; mais ces mesures, arrachées à un parlement qui y répugnait, n’eurent point d’autres suites, et ce fut en vain qu’après la retraite et la mort d’Huskisson, sir Henry Parnell, économiste aussi et membre du cabinet du comte Grey, essaya de faire revivre les traditions de l’homme éminent qui avait été son maître et son ami. Le temps n’était plus aux conquêtes de l’ordre positif : l’économie politique rentrait dans son premier domaine, l’abstraction.

La seconde période ne date en réalité que de 1838 : ce fut alors que les idées de réforme, timides et circonspectes jusque-là, eurent la voix haute, passèrent des livres dans les clubs, du cabinet des savans dans les réunions populaires, et s’imposèrent au gouvernement, malgré la résistance des classes intéressées à les écarter. Les faits sont trop récens et ont eu trop d’éclat pour qu’il soit nécessaire de s’y appesantir. Qui ne se souvient de cette ligue contre les céréales, dont les débuts furent si humbles et les résultats si prodigieux ? À quelques vétérans de l’école libérale, comme le colonel Thompson et MM. Bowring et William Fox, vinrent se joindre de jeunes manufacturiers de Manchester, comme MM. Cobden et Bright, et, grâce à cet élément nouveau, on put ouvrir contre l’ennemi commun, le monopole, une campagne où rien ne manqua, ni le talent, ni l’audace, ni l’activité, pas même l’argent, ce nerf de la guerre. Il ne s’agit plus alors de définir, mais de réussir ; l’économie politique descendit de ses sphères abstraites pour se rendre accessible à tous, quitta les formes dogmatiques pour tenir un langage plus familier, réclama sa part dans la conduite des affaires du pays, et se la fit si grande, que les anciens partis en furent comme éclipsés. En 1838, ce n’était qu’une agitation ; en 1841, ce fut une révolution, accompagnée de signes tels que sir Robert Peel lui-même ne craignit pas d’incliner devant elle et ses opinions et son drapeau. Une fois la brèche ouverte, tout capitula ; les partis vaincus livrèrent leurs dernières défenses. À la suite du privilège territorial, et comme accessoires obligés, tombèrent successivement le privilège manufacturier et le privilège de navigation, si bien que de ce mur d’airain élevé et maintenu contre l’activité étrangère, il ne reste plus rien aujourd’hui, pas même des vestiges. Telle est en Angleterre la seconde période de l’économie politique, celle où les faits prévalent sur la théorie.

Mais il est dans la destinée des hommes d’action de ne jamais s’arrêter à temps et de dépasser les limites naturelles des choses. Après un triomphe si complet, que restait-il à faire, si ce n’est à désarmer ? L’agitation avait atteint son objet et si pleinement, qu’il ne se présentait plus de poursuite plausible. Point d’exclusions à combattre, point de barrières à renverser ; sauf quelques détails insignifians, la liberté des échanges était devenue de droit commun. Et pourtant les vainqueurs ne se résignèrent pas au repos : l’esprit de conquête les animait encore ; il fallut lui chercher et lui trouver d’autres alimens. Cette fois le choix ne fut pas heureux ; l’événement le prouva bien. Les apôtres des réformes économiques essayèrent de se transformer en apôtres de la paix et d’entraîner leurs cliens dans cette nouvelle croisade. Hélas ! la foule ne suit ses guides que lorsqu’ils marchent du côté où la poussent ses instincts ou ses intérêts ; elle les abandonne sans pitié, quand ils se trompent de chemin. M. Cobden et ses amis ont pu s’en assurer. Ni la popularité acquise, ni les services rendus ne les ont garantis contre ce retour de l’opinion. Au début de la conflagration de l’Europe, le châtiment n’a pas été bien rude : ce n’était qu’un abandon, mêlé d’ironie ; mais depuis que la guerre sévit et que l’honneur du drapeau est engagé, cet abandon a presque le caractère d’une disgrâce.

Voilà dans quelles circonstances M. John Stuart Mill s’est proposé d’écrire un traité d’économie politique, et, à l’envisager ainsi, la tâche n’était point aisée. Que dire, en fait de théories, qui n’eût été dit par des hommes plus savans et plus autorisés ? Que poursuivre, en matière d’application, là où le souffle des vérités économiques a pénétré dans les institutions, dans les mœurs, dans les intérêts et dans les habitudes des régnicoles ? Quand on se présente au public un livre à la main, c’est avec la prétention de l’instruire ou de le servir. Sur quoi M. John Stuart Mill pouvait-il fonder cette prétention ? Diverses voies s’offraient à lui. Il pouvait imiter M. Carey, qui semble avoir pris à tâche, avec la turbulence et l’opiniâtreté particulières aux Américains, de ruiner le crédit des autorités reconnues, et d’opposer, dans une lutte d’écoles, le Nouveau-Monde à l’ancien. Il pouvait, comme d’autres l’ont fait, ajouter aux ressources du raisonnement la force accessoire du calcul, mettre les principes au régime des équations, et donner à l’économie politique un faux air d’algèbre, bien propre à en imposer aux esprits qui visent à la profondeur. Il pouvait enfin, et c’était là un parti désespéré, rompre avec la science régulière, et sacrifier à cet empirisme qui veut qu’un pays se suffise à lui-même, que toute terre porte toute chose, que la richesse d’un état consiste à fournir beaucoup de produits à l’étranger, et à tirer en même temps du dehors le moins de produits possible. Système ingénieux, et dont profitent certains intérêts, mais qu’il est bien difficile d’élever aux honneurs d’une théorie !

M. John Stuart Mill n’est tombé dans aucune de ces puérilités. C’est un esprit sérieux, et qui ne traite pas un sujet à la légère. Il a donc laissé aux Allemands la chimère d’une économie politique nationale, et aux Américains leurs habitudes de dénigrement envers des écrivains dignes de respect ; il n’a cherché ni dans la scholastique, ni dans l’algèbre, l’originalité de ses théories. Sur les principes fondamentaux, il est resté ce qu’on doit attendre d’esprits comme le sien, un commentateur habile, profond, judicieux. Malheureusement, pour quelques détails et presqu’en dehors de la science, il s’est cru plus libre et a payé tribut à la nouveauté. Les circonstances y aidaient, le mouvement de l’opinion aussi. C’était en 1848, quand le régime social éprouvait un ébranlement profond et qu’un esprit de vertige s’emparait audacieusement du pavé. Tous les rêves odieux ou ridicules échos au sein de quelques sectes prétendaient à l’empire, et demandaient, la menace à la bouche, qu’on les mît à l’essai. Tel est le spectacle où le regard de M. John Stuart Mill s’est troublé ; tel est l’écueil où a échoué son jugement, d’ailleurs si sûr. De là cette bienveillance pour le communisme et ces illusions sur le principe d’association, dans lesquels il faut moins voir une opinion sérieuse et spontanément émise qu’un moyen de se faire écouter et une concession faite aux préoccupations d’une époque.

Telle est pourtant la destinée des livres que celui-ci a surtout réussi par les côtés où il est le plus vulnérable. Non pas que je veuille contester ni amoindrir ce qu’il y a de vrai et de sain dans le travail de M. Mill. Là où il s’appartient et reste dans le domaine économique, on trouve une sûreté de jugement et une connaissance des affaires que peu d’auteurs possèdent au même degré. Il a sur l’échange, sur les relations de peuple à peuple, sur la condition des paysans dans le royaume-uni, des vues qui sont à lui et qui ne manquent ni de justesse ni de nouveauté. Personne ne parle plus sûrement ni avec une plus grande propriété d’expressions cette langue financière, si pleine d’embûches quand on en use sans discernement ou sans bonne foi. Jugée dans l’ensemble, sa publication garde l’empreinte d’un esprit exact et ingénieux, qui expose avec soin, définit avec clarté, discute avec méthode et conclut avec précision. Voilà bien des mérites, et pourtant ils n’eussent pas suffi pour un succès populaire, si un peu d’ivraie ne se fut mêlé à tout ce bon grain. Plus exempt d’alliage, l’ouvrage eût fait son chemin moins rapidement, et il n’en serait peut-être pas à sa troisième édition sans cette partie suspecte et parasite, sans ces concessions à l’esprit de secte contre lesquelles j’ai dû m’armer de quelque sévérité.

Qu’en conclure, sinon que la tâche de l’économie politique, maintenue dans ses limites, est aujourd’hui remplie, ou peu s’en faut, et qu’on ne saurait guère y ajouter que des controverses dépourvues d’intérêt ou des déviations regrettables ? Comme corps de doctrines, les livres en crédit ont tout épuisé ; il ne reste plus qu’à en déduire les conséquences. Comme application, on a désormais de grands exemples ; des expériences se poursuivent aux yeux du monde attentif et défiant. L’Angleterre a commencé, le Piémont a suivi, la France semble entraînée malgré elle et par la force des choses. Voilà bientôt deux ans que son agriculture supporte le choc de la concurrence extérieure, sans que les craintes, feintes ou réelles, que ce régime inspirait, aient été justifiées par les événemens. On dirait qu’un nouveau jour se fait sur ces questions. À l’essai, la liberté ne s’est pas montrée malfaisante, comme certaines gens affectaient de le croire : partout où l’on en a usé, elle a créé des intérêts nouveaux sans nuire aux intérêts existans. Plus ces essais dureront et se multiplieront, plus cette preuve tendra à s’en dégager. Alors l’économie politique aura subi, comme on le voit déjà en Angleterre, la dernière métamorphose réservée à une science d’observation ; elle passera dans les faits, deviendra le droit commun des nations, et fournira à l’activité humaine, en tout lieu et dans tous les temps, la règle précise et uniforme qui lui a manqué jusqu’ici.


LOUIS REYBAUD, de l’Institut.

  1. Pour juger sainement ces associations, nées d’une crise et qui n’y ont guère survécu, il faudrait avoir d’autres éléments que ceux qui Il faut convenir néanmoins qu’il y en eut, dans le nombre, d’une composition moins suspecte et d’un caractère plus sérieux. Quelques corps d’état, les tailleurs, les lampistes, les facteurs de piano, les corroyeurs, les tourneurs en chaises, les ébénistes, virent s’élever dans leur sein des associations qui luttèrent vaillamment contre la crise sous laquelle toutes les industries succombaient alors. Elles eurent principalement pour objet de faire tête à l’onage et de ranimer le travail à l’aide de moyens désespérés. Plusieurs parvinrent à se composer, à l’aide de prélèvemens sur les salaires, une première mise de fonds, et déployèrent dans cette poursuite ingrate un dévouement et une abnégation auxquels il était naturel d’applaudir. Aussi les historiographes et les panégyristes ne manquèrent-ils pas ; il y eut là, pour ces associations, un moment fugitif et une sorte de vogue. Soit calcul, soit curiosité, des ministres, des hommes d’état voulurent s’assurer par eux-mêmes de leur situation, interroger les ouvriers, les surprendre au travail et s’enquérir de leurs règlemens intérieurs. Ce fut un tribut payé à la nouveauté ; on dirait qu’en écrivant son livre, M. John Stuart Mill se trouvait encore sous l’empire de ce sentiment.
  2. Nous n’avons point à énumérer ici les corps d’état admis aux bénéfices de cette répartition. Qu’il nous suffise de remarquer qu’une foule de professions utiles (les maçons, les charpentiers, les tailleurs, les cordonniers) en étaient exclues, parce que les ouvriers de ces corps d’état, plus vivement atteints que les autres de l’esprit de révolte, avaient présenté au conseil des plans impraticables. Parmi les co. ps d’état admis à profiter des subsides, on comptait des typographes, des mécaniciens, des ébénistes ou tourneurs en chaises, des fabricans de châles, de registres, de tricots, de tissus, d’instrumens de chirurgie et de musique, des verriers, des tisserands, des filateurs, des horlogers, etc.
  3. Rien de plus curieux ni de plus significatif que la page d’observations où sont consignés les motifs à raison desquels ces prêts ont été révoqués. Ici c’est un gérant qui emporte la caisse et les registres de la comptabilité ; ailleurs ce sont des infractions multipliées aux statuts. Dans beaucoup de cas, il n’y a ni travail positif, ni association sérieuse ; deux ou trois personnes se partagent les avances du trésor et en disposent pour leurs besoins jusqu’à épuisement. Parfois la société est abandonnée de tous ses membres, et quand on se transporte au siège qu’elle a choisi, il ne s’y trouve personne pour la représenter. En d’autres occasions, il y a dol réel, mauvais emploi de matières ou suppositions de signatures dans les souscriptions d’actions : ici des ouvriers sans gérans, là des gérans sans ouvriers ; enfin trois faillites légales, ouvertes et déclarées six mois après des versemens importans faits par l’administration. Une circonstance est encore à noter pour s’être plusieurs fois reproduite : c’est que des ouvriers eux-mêmes, convaincus de leur impuissance et voyant leurs fonds s’en aller sans profit, ont demandé à l’état de vouloir bien dissoudre leur société et procéder le plus tôt possible à une liquidation.