Écrit sur de l'eau/Chapitre Premier

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Éditions du feu (p. 13-42).

CHAPITRE PREMIER


Une Fée apparaît…


Ce que sont les coups de bâton, on le sait ; mais ce qu’est l’amour, personne encore ne l’a découvert.

Henri HEINE.

Les poètes et les romanciers ont toujours considéré avec une pitié attendrie le premier bal d’une jeune fille. Inépuisable sujet de copie, prétexte à développements sans nombre, qu’il est donc facile d’en disserter avec éloquence ! La jeune fille : toute grâce, toute candeur. Jusqu’à ce soir fatal, elle n’était rien. Et voici soudain qu’elle existe. On lui apporte une robe, un carnet de danses, on la coiffe comme on ne l’avait jamais coiffée, on la respecte. Ce serait à croire qu’on la marie.

L’admiration unanime tourne autour d’elle avec des plongeons serviles… Bref, la société, faisant trêve à ses luttes et à ses rancunes, s’extasie devant la seule pudeur qui lui reste. C’est charmant. Et les romanciers ont de plus en plus de larmes dans les yeux.

Mais le jeune homme ! Le pauvre jeune homme sacrifié, qui songe à s’occuper de lui ? Personne, évidemment ; pas même sa mère qui n’approuve jamais la coupe de son premier smoking.

Un jeune homme ! On sait trop ce que c’est, et comment ça s’est formé, et tous les endroits où ça s’est roulé. Ça n’a plus aucune innocence, c’est entendu. C’est plein de vice et de pensées malsaines et ça n’éprouve aucun respect pour les femmes, au contraire.

Ah ! malheur ! introduire ça dans nos salons ! et penser que ça va devenir amoureux ! et savoir (l’expérience est écrasante), que ça va avoir des aventures avec quelques-unes des dames très convenables qui sont là, précisément les mères des jeunes filles de tout à l’heure !

Ah ! comme c’est triste qu’on ne puisse s’en passer ! comme c’est triste que la Société ne soit un perpétuel bal blanc !…

Il n’y a pas à se dissimuler qu’on n’aime pas le jeune homme. Et cependant… Oh ! je suis sûr qu’on l’a méconnu, je suis sûr que si vous aviez pu lire dans l’âme de mon ami Jacques de Meillan, le jour où il se prépara à son premier bal, vous auriez changé d’avis sur le jeune homme en général, et non pas seulement sur celui-ci en particulier, car mon ami Jacques de Meillan est en quelque sorte un être représentatif, et n’a rien d’exceptionnel que sa vie. Mais son âme, sa belle âme est pareille à mille autres belles âmes de jeunes gens, engoncées dans les lamentables vêtements de l’âge ingrat.

Donc, Jacques de Meillan était très ému. Sur sa table de travail, depuis la veille était ouverte une invitation de Madame Morille, la femme du distingué M. Morille, le riche entrepreneur de démolitions, et depuis la veille il se pénétrait de l’honneur qui lui était fait, à lui, adolescent pauvre et obscur, par l’illustre, la puissante famille Morille, dont les relations embrassaient toute l’échelle sociale (selon l’heureuse expression de M. Morille le grand’père), depuis les millionnaires Gérassimos Mazarakis et les très aristocratiques Juigné de Chamaré, en passant par la troupe anonyme mais remuante des Lanturlut, des Rappapont et des Bombard, et en ramassant au passage la tribu étrange et brillante des Défayyantz, miraculeusement échappée tout entière aux derniers massacres d’Arménie.

Jacques de Meillan, écrasé de reconnaissance, restait au lit, pensant à Madame Morille et à ce que pouvait être chez elle un grand bal. Des petits bals, il en avait vu partout, des petits bals où l’on danse en jaquette et même en veston entre deux parties de nain jaune, aux sons d’un orchestre que dirige et constitue à elle seule quelque vieille tante sourde, assise devant un piano en location, et s’y souvenant des valses qui furent belles sous l’Empire.

Ces petits bals, les Lanturlut et les Bombard lui en avaient donné la nausée. Ils ne prêtaient à aucune exaltation, ils étaient sans apprêt et sans imprévu. Mais Madame Morille…

À midi, il se leva, et il fut fort satisfait d’apprendre, en consultant la bonne, que son père ne rentrerait pas déjeûner. Il était parti dès neuf heures, parlant entre ses dents de grosses affaires, d’affaires très importantes qui le retiendraient probablement jusqu’au soir, si tant est d’ailleurs qu’il lui fût possible de rentrer. Car cette rentrée du soir elle-même était subordonnée à un rendez-vous extrêmement capital après lequel il serait peut-être obligé de prendre le rapide de Constantinople, sans avoir le temps de faire sa valise.

— C’est bien, Eugénie dit-il. Je déjeûnerai seul, et si mon père va chez les Turcs, je dînerai seul. Vous me servirez dans ma chambre, et vous vous rappellerez que je n’y suis pour personne. Et, en outre, vous aurez l’obligeance de vous tenir à ma disposition toute l’après-midi.

Eugénie protesta :

— Monsieur Jacques sait bien…

— Oui, oui, ma fille, je sais bien que c’est le jour où vous avez rendez-vous avec votre cousin Auguste pour aller voir votre parente Étiennette qui vend des fleurs à la rue St-Ferréol ; je sais aussi que vous avez l’habitude de garder la libre disposition de votre temps de une heure à six heures l’après-midi, et de neuf heures du soir à quatre heures du matin la nuit, pour suppléer à l’insuffisance des gages que vous offre mon père. Mais j’ai absolument besoin de vous tantôt, ne pouvant m’habiller seul. Vous ne voudriez pas que votre jeune maître, dont vous tirez tant vanité auprès de la mercière et du boucher, fît mauvaise figure à une soirée de Madame Morille…

Au nom de Madame Morille, la figure d’Eugénie se farda de respect ; tellement l’illustration de cette puissante famille avait pénétré loin jusqu’aux plus basses couches de la plèbe.

— Monsieur Jacques est invité chez Madame Morille ! dit-elle dans un étranglement. Puis elle s’en fut quérir la nourriture de son jeune maître, et ne risqua plus aucune allusion à son rendez-vous retardé.

Ce n’est pas aujourd’hui que je décrirai l’intérieur et les habitudes de Jacques de Meillan. Il est beaucoup trop absorbé. J’attendrai que revenu des vanités mondaines, il jette de lui-même un regard ému sur ce qui l’entoure, sur son univers immédiat. Rassurez-vous, bibelots familiers, estampes, livres aux beaux vêtements, l’ingrat vous reviendra. Il est vrai que ce sera pour, après quelque repos, repartir, mais vous êtes trop discrets pour vous en plaindre, et puis j’ai comme une vague idée que les agitations du cœur vous sont étrangement étrangères, petits dieux sereins des vitrines et des cadres, indifférents, égoïstes, vénals, publics…

Donc, aujourd’hui, douzième de février, Jacques de Meillan, oublieux de tout, est la proie de l’idée du Bal, fantôme métaphysique, être de raison et de déraison, seigneur des cerveaux de dix-neuf ans. L’Idée du Bal, en s’effaçant, démasque l’Idée de l’Amour, qu’on a dû s’étonner de ne pas voir arriver plus tôt, dans ce récit.

Le pauvre jeune homme s’imagine que c’est dans un bal qu’on rencontre l’amour, et il veut se préparer à cette surprise. Et pour y songer à loisir, il décide de ne s’occuper des préparatifs matériels de la soirée qu’à trois heures et de rêvasser jusque-là.

Il ouvre sa bibliothèque, avise le rayon où dorment les livres de Paul Adam et cueille derrière Les Cœurs Utiles un cigare de la Havane qui sèche là depuis trois mois, cousu dans son petit sac en papier d’argent et bagué de pourpre. Un ami voyageur le lui rapporta, il doit être parfait ; et Jacques, étendu sur son divan, va le résoudre en fumées et en songes :

— La Havane ! pays délicieux !… délicieux !… Comme les femmes de la Havane doivent être jolies !… Il faudra qu’un jour j’aille à Cuba, pour voir… Mais ce soir, ce n’est point à Cuba que je vais, c’est au boulevard Notre-Dame, chez Madame Morille, la puissante bourgeoise de Marseille. C’est à Marseille que je vis, c’est là qu’il faut que je me crée une aventure. Je la veux avec une femme blonde ; je l’aurai… Étant donnée une cinquantaine de femmes, il y en aura bien vingt-cinq qui seront blondes, et sur ces vingt-cinq, la moitié qui seront mariées, c’est-à-dire douze et demi. Et sur ces douze et demi, je serai bien large en en supposant la moitié de vertueuses. Il me reste donc six femmes et quart pour mon choix… Mettons six, ou nous allons nous embrouiller. Six femmes, c’est bien peu ; et je ne puis pas décemment admettre qu’elles m’auront attendu. Alors il faudra lutter, et peut-être contre des souvenirs… Je ne m’en sens pas la force. Non, non, mille fois non ! je veux que l’aventure me tombe, toute pâmée, dans les bras… je ne la trouverai savoureuse qu’à ce prix.

Six femmes !… Peuh !… Est-ce que Madame Morille se moque de moi ?… j’ai envie d’écrire que je suis malade, que je regrette beaucoup. Un autre se consolerait en pensant aux six femmes brunes qui sont, parallèlement, disponibles. Mais, moi, justement, j’ai horreur des femmes brunes. Autant rejoindre tout de suite la Havane d’où arrive ce cigare, qui décidément est exquis… Oh ! quel cigare extraordinaire ! La jeune fille qui en roula les feuilles dut chanter, au moment de sa naissance, quelque habanera passionnée. Si mon ami Henri devait m’en apporter un pareil, ce soir, j’enverrais une lettre d’excuses à Madame Morille.

Oui, mais je suis sûr du contraire. Je sais que si je reste à la maison, je n’aurai pas de quoi composer une cigarette de caporal, tandis que si je sors, même si la Providence ne met pas sur mon chemin une de ces six femmes blondes, M. Morille ne sera pas assez rapace pour refuser à ses invités une pauvre boîte de londrès.

J’irai donc à ce bal, je ferai prendre l’air à mon habit… Ah ! comme j’ai envie de dormir !… cette délibération m’a épuisé, ce cigare étourdi… Au fond je crois que je ne suis pas fait pour la vie active. J’envie les fakirs et les ascètes hindous qui restent dix mille ans sans bouger, sans penser à rien. Heureux coquins ! Ils n’ont pas de parents, pas de bonnes, pas de frac à protéger des mites, pas de discussions littéraires, et ils laissent pousser leur barbe. Tandis que moi, tout à l’heure, je vais être obligé d’aller me faire raser. Oh ! supplice !

Allons ! allons ! du courage. Pas de grâce, pas de faiblesse ! À trois heures juste, je me réveillerai et à neuf heures, je serai prêt. Neuf heures ! trois heures ! je pourrais presque, chanter ça sur l’air de L’Ombre de Flotow, le triomphe de mon ami Renaud Jambe-d’Or : « Midi, minuit, le jour, la nuit… » Neuf heures ! trois heures ! Madame Morille ! la Havane !… non, ça ne va pas… Qu’il est bon de commencer à dormir !…

À trois heures exactement, le jeune homme se réveilla, s’habilla d’une façon sommaire, et appela sa bonne.

— Eugénie, lui dit-il, je sors, j’ai besoin de grand air, et aussi des soins d’un coiffeur. Vous veillerez à ce que rien ne me manque, afin que je sois prêt en quelques minutes, si, par aventure, j’étais en retard. Vous étendrez mon habit sur mon lit, vous brosserez mon chapeau, vous passerez mes escarpins au beurre et vous disposerez sur mon plastron la parure de perles pour que je n’ai pas à m’abîmer les doigts au dernier moment. Vous mettrez à ma portée ma cravate et mes gants que je vous ai prié de suspendre à une ficelle dans un courant d’air, pour les délivrer de cet insupportable relent de benzine dont un vrai gentlemen ne doit jamais incommoder ses pareils. Par la même occasion vous donnerez une feuille de salade à la tortue, qui n’a rien mangé depuis quatre mois, et cela sans lui faire quitter ma chambre, parce que, comme il m’est impossible d’obtenir de vous que vous mainteniez le vautour dans la cuisine, il la rencontrerait dans le corridor et l’attaquerait avec violence. Au revoir ! Donnez-moi cinquante centimes. À son retour de Constantinople, mon père vous indemnisera.

Dans, la rue, Jacques de Meillan constata qu’il faisait très beau, et comme il n’habitait pas loin de la Cannebière, il y descendit. La foule y était la même que tous les autres jours de l’année : marchands de cartes transparentes, fleuristes, hommes entretenus par les femmes, femmes entretenues par d’autres hommes, journalistes, agents de change, courtiers, buveurs d’absinthe (déjà !) Levantins chargés de tapis à fils d’or représentant tous l’Angélus de Millet.

— Il fait bien bon, pensa-t-il. La température justifie la forte parole de mon confrère Alphonse Caquet qui prétend que la vie est belle. Tout est pour le mieux dans la plus alexandrine des villes de France, mais où passent tous ces Angélus de Millet ? D’où viennent-ils ? qu’en fait-on ? Il n’y a que quatre cents soixante-dix mille habitants dont une bonne partie n’a pas de quoi s’offrir un dessous de lampe. À supposer même qu’ils en aient tous un, que devient le reste ? Terrible pensée ! Et ça ne s’use pas. Voici bientôt trois ans que mon amie Paulette Azouley sur sa table… Ah ! j’y songe, Paulette… Mais c’est aujourd’hui que j’ai promis de lui apporter le flacon d’eau oxygénée qu’elle doit, sur mes conseils, essayer en remplacement du henné dont elle salit depuis si longtemps sa chevelure… Il est vrai que je n’ai pas d’argent… Bah ! si on me presse un peu, je dirai qu’on envoie chez elle. Ce sera un prétexte honnête d’entrer chez Palanquin et Panka, le parfumeur… Comme on est bien chez un parfumeur ! comme les murs sont blancs ! comme les chaises sont confortables ! comme les demoiselles sont avenantes ! comme c’est dommage qu’on soit forcé d’acheter quelque chose et de repartir ! Dieu merci ! la Providence, qui décidément s’occupe de moi, a disposé dans le magasin quelques dames clientes, qui vont me permettre de demeurer ici, tout au bonheur de respirer.

Pour secrètes et mentales qu’eussent été ces paroles, elles furent fatales à Jacques, comme toutes les phrases où l’on a l’imprudence de nommer le bonheur ainsi qu’une personne présente. C’était un bien petit bonheur d’être assis dans un magasin de parfumerie. Eh bien ! si notre héros avait eu le moins du monde l’expérience de la vie, il n’en aurait pas convenu. Car, de cet instant, datèrent le trouble et le bouleversement dans son existence : l’Amour qu’il n’avait attendu que pour minuit, à quatre heures moins le quart entra dans son existence et lut son maître.

Comme il était assis, ivre de parfums divers et tranquille à attendre, voici que se retourna vers lui une dame blonde, du blond idéal et princier des teintures, la figure rayonnante et mate éclairée de deux yeux bleu-changeant, fine, longue, vaporeuse, divine, et cependant vivante, humaine, une dame qu’il ne pouvait déjà plus décrire, une apparition tangible, et pourtant à deux mille lieues de toute approche. Et cette dame parlait, comme tout le monde, daignait employer la langue vulgaire et quotidienne que les marchands comprennent, consentait à discuter avec ces êtres inférieurs, si stupides qu’ils n’avaient même pas l’air de se douter que c’était Elle. Le faisaient-ils exprès ?…

Elle disait :

— Vous me donnerez un pot de Crème Simon. Votre dernier raisin n’était pas frais. Veuillez m’en montrer un plus tendre.

Certes, il fallait être le dernier des hommes pour ne point s’apercevoir qu’elle éteignait, à dire ces banalités, le son d’une voix magique. Jacques de Meillan n’était pas le dernier des hommes. Il savait voir, derrière les apparences sociales, les réalités vraies qui font du monde une vaste féérie. Il comprit ce qu’il avait sous les yeux, et il se sentit appelé par la voix d’un être invisible, qui parlait du fond de son cœur.

Cette dame achetait des fards. Eh bien ! après ?… Est-ce que l’enchantement de son sourire ne démentait point ce que cette démarche avait de terrestre ? Est-ce qu’il n’établissait pas une limite indubitable entre la femme du monde qu’elle voulait bien paraître et le sylphe léger, né pour le seul Amour, qu’elle était, à l’insu peut-être de mille préjugés, que, peut-être, elle croyait. Et lui-même Jacques, au passage de cet instant révélateur, comprit bien que les cinquante centimes qu’il avait au gousset, le frac de son oncle Adolphe qu’il allait mettre, les danses de Madame Morille, l’existence et les voyages de son père, l’inquiétude à cause de sa barbe négligée, et le quelconque des vêtements qu’il portait, que tout cela n’était rien que les accidents et les prétextes d’un être insoupçonné et qui venait de surgir, aérien, ardent, tout en désir, merveilleusement attiré et possédé par cette passante.

Une seconde, la dame blonde vit Jacques de Meillan et elle vit qu’il la regardait. Mais elle était trop dame blonde pour qu’elle écoutât la fée. Elle paya la crème et le raisin, souffla sur le nuage blanc du boa dont elle fut, soudain, entourée, et partit.


Pauvre calomnié coup de foudre ! Il faut encore en venir là. Avec une demi-douzaine de ficelles et de trucs dont les vaudevillistes les plus fatigués ne veulent plus, la vie sait arranger ses petits décors et ses petites comédies, et c’est une surprise inépuisable pour des gens habitués aux raffinements de la composition littéraire que la banalité et les redites dont ce vieux dramaturge fait ses délices… Ce que je trouve de fâcheux dans le cas de mon ami, c’est qu’il venait à peine de quitter sa maison, et que la Fatalité aurait très bien pu attendre jusqu’au soir pour lui jeter à la tête cette aventure. Tout le monde sent bien que ça s’arrangeait bien mieux si la rencontre s’était passée dans le salon brillamment éclairé de Madame Morille, sur un divan, entre des palmes, aux sons d’une musique langoureusement conseillère. Que pouvait-il résulter de bon d’un coup de foudre aussi mal organisé ?

Mais Jacques ne perdit, pas de temps à se faire ces réflexions. S’il en perdit, ce ne fut que beaucoup plus tard, lorsqu’il se laissa vaincre par les molles avances de la méditation et de l’analyse. Transformé en homme d’action, il se leva, écarta d’un geste doux mais inexorable la demoiselle vendeuse qui s’avançait pour lui demander d’exprimer ses désirs et, sans pitié pour son étonnement, prit la porte, et suivit la dame blonde.

Le plus terrible dans un coup de foudre, c’est qu’on n’a pas fait de frais pour lui. On s’habille pour la promenade du matin, pour aller à la salle d’escrime, pour une excursion en automobile, pour le thé de cinq heures, pour un concert. Mais c’est toujours quand on a oublié de changer de manchettes et qu’on a enroulé à la hâte un cache-nez autour de son cou pour descendre incognito chercher deux sous de camphre chez le pharmacien qu’on est frappé. C’est ainsi.

Je crois vous avoir dit que Jacques était sommairement habillé mais non vous avoir fait comprendre à quel point, ni dans quel accoutrement il suivit, ce jour-là, son étoile.

Pensant raser les murs jusqu’au plus prochain coiffeur, il n’avait gardé que son vieux pantalon du matin et sa chemise de nuit sur laquelle une longue redingote boutonnée posait un masque de respectabilité, impénétrable mais inquiétant. Pour faux-col, il s’était contenté d’un foulard de soie mauve, maintenu par une épingle d’opale. Et il tenait une canne à la main. Ainsi conditionné, il ne ressemblait à personne, car si la redingote longue le faisait pareil à un conspirateur bonapartiste de 1820, son air de jeunesse naïve donnait un formel démenti à cette supposition. Il avait l’air de tout ce qu’on voudra, d’un camelot, d’un ouvrier inoccupé, d’un fou (encore qu’un je ne sais quoi d’ironique et d’affable dans ses manières révélât une éducation mondaine), mais certainement il ne rappelait en aucune façon « le monsieur qui suit les femmes » et il en suivait une, ce soir, pour la première fois de sa vie.

La dame blonde remonta la Cannebière jusqu’à la rue Saint-Ferréol, et la rue Saint-Ferréol jusqu’à la porte des grands magasins de « Guerre et Paix » où elle parut hésiter. Alors Jacques de Meillan, qui l’avait pas à pas suivie, se décida à l’aborder :

— Madame, lui dit-il, oubliant soudain les quatre ou cinq types de phrases qu’il avait préparées et redevenu l’être primesautier que l’amour l’avait fait quelques instants auparavant, Madame, je ne puis plus ne pas vous parler.

La dame blonde se retourna, ses beaux yeux bleu-changeant agrandis d’inquiétude. Autour d’eux un peuple d’acheteurs, de passants, de flâneurs s’agitait dans une confusion brillante, au-dessous des lampes électriques qu’on venait d’allumer. Il se sentit inspecté des pieds à la tête et reprit, très énervé :

— Madame, c’est vrai, je suis tout à fait en négligé, ma barbe n’est pas faite, et ma redingote était à la mode il y a soixante-quinze ans, mais je ne pouvais pas prévoir que ce serait justement aujourd’hui, une des seules fois où il me soit arrivé de sortir sans avoir fait de toilette, que je vous rencontrerais chez Palanquin et Panka, le parfumeur. Ne faites pas attention à ces détails, Madame. Je vous ai aimée tout de suite (on ne commande pas au Destin), et il me serait aussi désormais impossible de vous quitter qu’à vous de me fuir, si, après m’avoir vu vous regarder, vous étiez assez cruelle…

— Mais, dit la dame blonde, je suis une honnête femme, monsieur.

— Me prendriez-vous pour un filou, madame ? Grâce à Dieu, nous sommes d’honnêtes gens tous les deux. Mais, si vous le permettez, nous allons, de cet atrium traversé de courants d’air, monter au premier étage. Nous y marchanderons des jupons ; il y a une riche occasion d’indiennes dont nous pourrons très bien discuter longtemps les prix et les mérites divers. Je passerai pour votre parent… votre parent pauvre, rassurez-vous… L’ascenseur est à gauche… Je me nomme Jacques de Meillan, Madame, je suis jeune encore et de maison excellente : vous pouvez me connaître sans déchoir.


Ils étaient dans l’ascenseur. Méprisant et lointain, le garçon ne les regardait pas. Jacques reprit :

— D’ailleurs, qu’importe votre nom et le mien ? je vous aime… je vous aime d’une façon extraordinaire, révélatrice, ardente, folle, étrange. Vous vous croyez sans doute une dame blonde qui achetez dans des magasins des choses, mais vous vous trompez… Vous êtes une fée, la plus délicieuse, la plus paradoxale, la plus aimée des fées…

— Mais, monsieur… reprit la dame blonde, un peu amusée, mais inquiète toujours.

— Allons, madame, tenons-nous. On nous regarde. Qu’est-ce que ça vous fait d’avoir l’air de ma parente, de ma parente riche qui m’emmène avec elle courir les magasins, puisque vous savez que vous êtes une fée ? D’ailleurs c’est infiniment plus correct que d’être seule. Seule, on est toujours exposée à être abordée par un aventurier.

— Mais, monsieur, il me semble…

— Du tout, madame. Moi, c’est autre chose… j’allais dans la vie sans penser à rien. Je rencontre l’Amour. Je le suis… Ah ! ne me regardez pas comme cela, ou j’oublie que nous sommes dans le monde et je me mets à genoux, ici, devant vos yeux incomparables.

Il y a dans les paroles de douceur et d’admiration qu’on adresse aux femmes une telle force persuasive, un tel magnétisme que la dame blonde, quoiqu’elle crût sincèrement avoir affaire à un fou et à un fou mal habillé, fut flattée et fut émue et, pensant que dans la foule on ne la regarderait pas, elle se laissa suivre. D’ailleurs elle n’aurait pu faire autrement, car son amoureux ne semblait pas du tout disposé à permettre qu’elle lui échappât…

Elle vint s’asseoir au comptoir des indiennes, fermement décidée à tout regarder sans rien conclure en fait d’achat. Jacques la suivit. Un quart d’heure d’horloge il la contempla qui, minutieuse, chipotait et retournait les étoffes et sa voix extraordinaire disait :

— Soixante centimes, c’est un peu cher. L’an dernier, j’en ai trouvé pour quarante-cinq centimes qui étaient bien plus solides.

Et la voix blanche de Jacques reprenait :

— Oh ! oui, je me rappelle bien. Nous en avons acheté huit mètres pour faire des rideaux à la chambre qui donne sur la cour.

Et les demoiselles vendeuses, qui pressentaient obscurément que ce couple bizarre ne pensait guère à l’indienne, les demoiselles vendeuses, qui en avaient vu bien d’autres, n’insistaient pas.

Blêmes comme la lumière du soleil d’hiver, les globes électriques répandaient une diffusion laiteuse sur la plaine de neige formée par les linges, les batistes, les dentelles, les linons, les percales. Ces blancheurs, ce murmure des lampes, et ce brouillard bleuâtre rendaient tout si étrange que Jacques ne discernait plus s’il était dans un magasin ou dans une solitude polaire. Discrètes, ou peut-être appelées par des clients, les demoiselles vendeuses avaient disparu. Et la dame blonde, à la fin hallucinée aussi par tant de choses nouvelles, s’habituait déjà aux protestations fabuleuses du jeune homme. Elle ne répondait rien, parce qu’elle n’aurait vraiment pas su que répondre, mais elle écoutait. C’était extravagant et doux, absurde et enivrant :

— Ma vie vous appartient dès ce soir. Ne répondez pas d’avance que vous ne sauriez qu’en faire, mais mettez-la en réserve, comme on cache un bijou dont le luxe vous paraît d’abord inutile. Un jour vous la retrouverez, peut-être avec plaisir… Elle n’était rien jusqu’ici. De ce soir je lui donne le prix d’un trésor. Ah ! je vois que vous hésitez à me croire, parce que d’autres vous auront habituée à plus de préambules, mais avais-je le temps d’attendre ? Puis-je savoir si les circonstances auraient encore permis une rencontre, et une rencontre plus mondaine ? Si vous me connaissiez ! si vous saviez combien sont sacrées pour moi les convenances les plus infimes, vous comprendriez qu’il a fallu, pour me les faire ainsi mépriser, l’appel irrésistible de la voix qu’on n’entend pas deux fois dans la vie… Ah ! cette voix !… Dites, ma fée…

— Mais, monsieur, taisez-vous.

— Non, c’est ici le palais des illusions. Ces nymphes sveltes et noires — des employées, dites-vous — ne sont ici que pour permettre aux amants, partout ailleurs traqués, de se reconnaître, parmi ce blanc désert de linge… Dites, ma fée, cette voix, je ne veux pas que vous l’ayez déjà écoutée. Je veux que ni mari, ni amant, ni personne ne vous en ait fait entendre autre chose qu’un faible écho méconnaissable.

— Ah ! cette fois, monsieur, vous dépassez les limites.

— Oh oui ! fâchez-vous, magicienne ! Vos yeux sont splendides. Ils n’ont plus autour de leur iris agrandi qu’une toute petite bague d’émeraude. Savez-vous que vous êtes divine ?

— Monsieur, cette folie a tellement duré que je m’étonne de l’avoir laissée commencer. Du reste, il est déjà cinq heures : il faut que je rentre.

— Oh ! c’est cela… Du thé, des petits-fours, des convenances ! j’en ai assez, moi, des convenances, des convenances de cinq heures qui font d’une immortelle une femme du monde. J’en ai assez…

Mais, sans plus attendre, la dame blonde descendit vers le rez-de-chaussée. Hors de l’atmosphère de percale et de dentelles, elle reprit courage et, s’étant retournée à mi-chemin de l’escalier, elle dit à Jacques, qui ne l’avait pas quittée :

— Monsieur, il faut absolument cesser de me suivre maintenant. J’ai beaucoup de relations, je puis en rencontrer plusieurs. Je vous laisse à penser ce qu’elles croiraient.

— Madame, répondit Jacques, gagné lui aussi par l’esprit de l’escalier, je ne m’arrêterai qu’à une condition. Dites-moi votre prénom.

— Oh ! cela…

— Si vous ne le faites pas, je brave tout. Je foule aux pieds tout un passé de discrétion et de courtoisie, je vous suis jusqu’à votre porte et je passerai la nuit couché en travers.

Son regard était terrible. La dame blonde acheta sa liberté :

— Je m’appelle Anne, dit-elle. Et maintenant…

Jacques, immobile, s’inclina, et regarda sans pensée la foule obscure qui la lui déroba.


De cinq heures à six heures, complètement inconscient, il marcha, sans s’arrêter, droit devant lui, mais sans savoir où, de telle sorte qu’ayant fait cinquante fois le tour des mêmes pâtés de maisons il se retrouva devant les grands magasins de « Guerre et Paix ». Soudain, il se rappela qu’il avait à rentrer s’habiller, que son visage n’était pas encore rasé, et il trouva la vie très belle.

À six heures et demie, il était chez lui, occupé de sa toilette.

Tout lui semblait charmant, plein d’humour, de grâce, de comique délicat, et de bon goût. Ignorant la brièveté de cet instant incomparable qui suit la première rencontre, il le gaspillait en mille folies.

Avisant la tortue qui, joyeuse d’un bon repas, se promenait avec une fiévreuse lenteur, il la posa sur un guéridon, et la fit sa confidente :

— Regarde-moi, Jeannette, contemple un jeune homme heureux… Et ce n’est pas pour aller chez madame Morille que tu me vois cuirassé de ce blanc plastron et les pieds gainés dans ces beaux escarpins beurrés par la douce Eugénie, ta pourvoyeuse. Non, Jeannette, je me mets en habit de cérémonie pour célébrer une fête. J’honore, en la parant ainsi, la victime d’une destinée nouvelle, et qui m’est chère. Je suis amoureux, amoureux comme on l’est à vingt ans (j’en ai dix-neuf). Mon amie s’appelle Anne. Elle est si blonde et si belle que tu ne peux t’en faire aucune idée… Mais un jour, tu la verras, nous serons ensemble et tu te promèneras dans notre chambre. Jeannette, je veux que tu sois belle, toi aussi, ce soir. Je vais faire ta toilette.

Il prit une brosse et du savon et en quelques minutes rendit la carapace de sa tortue brillante comme un petit bouclier, imbriqué d’écailles blondes, puis il la parfuma en la frottant d’essence de lavande, l’odeur favorite de Jeannette, et enfin la reposa sur le guéridon.

— Là ! tu es très belle, très belle… N’éternue donc pas ainsi, ça te fatigue. Tu es très belle. Et moi aussi je vais être tout à l’heure très beau. Ma petite Jeannette, je devine ta pensée : tu te demandes pourquoi, m’étant habillé, je ne resterais pas tout simplement ici. Eh bien ! je te jure que je le ferais, que, ce soir, je n’irais pas profaner le souvenir sacré que je dois garder d’Anne l’élue dans les bras de danseuses pauvrement inconnues et quelconques, si je ne craignais de paraître ridicule aux yeux de mon père en dînant avec lui en frac pour me recoucher ensuite. Tu sais, Jeannette, que, pour que mon existence, (totalement inutile, nous ne saurions nous le dissimuler), soit tolérée par mon père, il ne suffit pas que j’en sois le fils, mais encore qu’il ne puisse jamais deviner en moi le moindre scepticisme vis-à-vis des principes supérieurs de la correction et du savoir-vivre, qu’il tient d’autant plus à me voir respecter qu’il y croit moins lui-même. Il faut donc que je m’efface, que je semble un reflet et un fantôme devant lui, pour qu’il me soit permis d’avoir ma chambre et mon univers intérieur tous deux à l’écart du flot envahissant d’activité commerciale qui porte tout le monde dans cette ville bénie. Avoir endossé pour rien l’habit de l’oncle Adolphe serait donc fâcheusement rappeler à mon nourricier que j’ai atteint l’Age où l’on met d’habitude les jeunes gens en apprentissage chez des serruriers, des entrepreneurs ou des professeurs de droit. Je dois donc aller au bal.

Et puis — je peux bien te le dire, n’es-tu pas un peu ma conscience ? — et puis, qui sait si je ne rencontrerai pas ?… Le hasard est grand dans un monde tout petit. T’imagines-tu cela, Jeannette ?

Au milieu de ce tohu-bohu de figures vagues et de masques giflables, tout-à-coup me trouver face à face avec Elle, non plus repoussant comme un chanteur des cours, mais brillant, taillé en sifflet d’ébène, l’orchidée à la boutonnière. Décidément il faut que j’aille chez madame Morille.


À huit heures, M. Pierre de Meillan entra. Il était haletant et absorbé.

— Où est mon fils ? dit-il, dès le corridor.

Et comme celui-ci glissait à sa rencontre :

— Ah ! te voilà… très bien ! très bien ! Eugénie a dû te dire que pour un rien je ne rentrais pas… Et le fait est qu’il s’en est fallu de bien peu que ton père ne vogue à cette heure sur les flots de l’Orient-Express, style poétique… J’avais rendez-vous avec ce type, tu sais bien, cet homme charmant, négrier autrefois, et qui avait acheté des fusils pour Ménélick avec l’argent qu’il avait gagné à exploiter les pêcheurs de perles du Golfe Persique, enfin, tu sais bien qui je veux dire.

— J’avoue…

— Attends, attends… Brotille, Broquille, Brodequin, Bruidequille, le fameux Bruidequille. Eh bien ! je devais le voir tout-à-l’heure. Il était convenu qu’il m’apportait les capitaux destinés au lancement d’une affaire considérable, une source d’eaux minérales pour diabétiques, qu’on aurait découverte à un kilomètre de Constantinople. Je partais ce soir si je l’avais trouvé. Mais Bruidequille est un mufle, et il aura porté l’affaire à un autre… À propos, est-ce qu’on dîne ?

Ponctuelle, Eugénie, comme son maître achevait de parler, déposait un plat fumant sur la table de la salle à manger.

— Mais, qu’est-ce que tu as, mon fils ? On dirait que ta jaquette baîlle sur ton plastron… Ah ! Dieu me pardonne ! tu es en habit… Où diable t’es-tu procuré un habit ?

— L’oncle Adolphe…

— Comment ! l’oncle Adolphe t’a donné son sifflet ! Il te va très bien, sauf les manches que tu as trop longues, et les basques qui me semblent insuffisantes, et un pli très fâcheux aux entournures… Mais on ne peut pas tout avoir, surtout quand on n’achète pas sur mesure. La confection, ou même le retouchage d’un vêtement acquis par don gracieux ou échange, ne vaut jamais rien. Quand on a, comme dans notre famille, le buste long sur les jambes courtes, il n’y a que sur mesure que l’on puisse être bien habillé, rappelle-toi cette parole d’un homme qui… qui a toutes les peines du monde à trouver un tailleur à crédit… Mais, qu’est-ce que je mange ? Eugénie !

— Monsieur ?

— Que m’avez-vous mijoté là ?

— Monsieur, c’est un ragoût.

— Un ragoût ? Avec tout l’argent que je vous donne ! Est-ce que vous nous prenez pour des bestiaux, ma fille ?

— Mais, Monsieur, avec quatre francs par jour pour deux repas… et encore vous amenez parfois du monde.

— D’abord, Eugénie, vous n’avez rien à répondre quand je vous parle. Et puis, quand j’amène du monde, ou bien ce sont des amis, et alors ils mangent ce qu’ils trouvent, ou ce sont des gens que je ne connais point, et dans ce cas j’apporte toujours quelque chose : un pâté ou une douzaine d’huîtres… De toutes manières, votre objection me semble ridicule. Mon train de maison me coûte déjà assez cher sans que je m’entende encore donner des leçons par des pécores. Retournez à vos fourneaux, ma fille, et ne m’échauffez plus les oreilles.

Il dit, et Eugénie, domptée, regagna sa cuisine étudier dans Le Gourmet Économique le moyen de faire manger deux fois trois personnes avec quatre francs en leur donnant des rôtis à tous les services. M. de Meillan, tranquille de ce côté, reprit le fil de son discours :

— Et maintenant, me diras-tu pourquoi tu es en frac ?

— Papa, je vais dans le monde.

— Eh bien ! vas-y, mon enfant ; c’est de ton âge… Mais je ne t’y accompagne pas. D’ailleurs on ne m’a pas invité ; ce qui me prouve bien que tu fréquentes des rastaquouères… Dans le vrai monde, dans celui où on se respecte, chaque fois qu’on invite un jeune homme, on le prie d’emmener son père et sa mère. Voilà ! Du reste, si on m’avait invité, je me serais vu obligé de te laisser y aller seul, parce que ce soir, j’ai trois rendez-vous extrêmement importants : tous les trois à propos de mes mines de fer du Péloponnèse. Et le dernier est à une heure du matin, au bar américain, le seul endroit public qui reste ouvert après minuit. C’est là que je dois rencontrer Gérassimos Mazarakis, qui est le pivot de l’entreprise.

— De telle sorte que si je quitte le bal des Morille à minuit et demi, j’ai encore le temps de te ramener à la maison.

— Mais bien certainement, mon fils. Et je me ferai même un plaisir de te présenter à deux de mes nouveaux amis : deux inventeurs, des gens tout à fait gentils, et que tu ne connais pas.

— Comment s’appellent-ils ?

— Ah ! je ne sais plus… Des noms à coucher à la porte d’un café, ce qu’ils font d’ailleurs, les pauvres, car on ne leur connaît pas de domicile fixe… Ce sont eux qui me mettent en rapport avec le millionnaire Gérassimos. Enfin, tu verras, c’est un milieu très intéressant, autrement curieux que la société de péronnelles et de sauteurs que tu fréquentes depuis quelque temps.

— C’est vrai, papa, nos relations ne sont pas les mêmes…

— Je ne te le reproche pas. Chacun prend l’expérience de la vie où il veut. La Guigne reconnaît toujours les siens… Ah ! voilà Coco. Qu’est-ce qu’il vient faire ici, celui-là ? Eugénie !

— Monsieur ?

— Pourquoi laissez-vous sortir le vautour ? Je vous ai maintes fois défendu de lui permettre de franchir le seuil de la cuisine.

— Mais, monsieur, il insiste, il frappe la porte à coups de bec. On sent qu’il veut absolument voir monsieur.

— Pauvre bête !… C’est vrai qu’il m’aime beaucoup. Il n’a vraiment que moi sur la terre d’ailleurs. Et puis, il manque de distractions… Aussi, je change d’avis et je l’autorise à venir me faire une petite visite à tous les repas du soir. Au fait, qu’a-t-il mangé ?

— Rien, monsieur.

— Comment ? rien ! Vous vous imaginez que mon vautour peut vivre comme la tortue de mon fils. Un vautour, c’est comme vous et moi, ma fille, ça mange tous les jours, et deux fois quand Dieu le permet. Qu’est-ce qu’il reste ici, ce soir ?

— Il reste une pomme de terre du ragoût…

— Vous allez la lui donner tout de suite, n’est-ce pas ? Et comme il est beaucoup trop faible pour l’avaler, vous me ferez le plaisir de la lui écraser. Pauvre bête ! je ne m’étonne plus qu’il soit si maigre.

Et, en effet, autant la tortue de Jacques était (dans la mesure du moins où l’on pouvait le deviner sous le double masque de la carapace) grasse et rebondie, autant le vautour de M. de Meillan faisait peine à voir. Mélancolique et affectueux, il se traînait avec lenteur, quêtant une caresse pour la démangeaison de sa tête à défaut d’une pâture pour sa faim. Ayant perdu depuis longtemps l’espoir et même la notion d’une nourriture carnée, il gardait encore quelques illusions au sujet des légumes, et il lui arrivait parfois de découvrir un navet ou une couple de haricots qu’il dévorait avec un sombre plaisir. Le reste du temps, afin de ne rien perdre de la substance ainsi emmagasinée, il s’étudiait à demeurer le plus inerte possible sur le perchoir qu’Eugénie lui avait installé dans l’embrasure de la fenêtre de la cuisine. Là, les yeux fixes, il rêvait… il rêvait à l’Afrique natale et à l’étrangeté du Sort, qui l’en avait arraché pour le livrer entre les mains de l’oncle Adolphe, lequel avait pris le bateau pour venir l’offrir à son frère Pierre, en même temps que le frac destiné à son neveu Jacques.

Ah ! les bonnes parties dans le jardin d’Ekmühl, près d’Oran, où vivait l’oncle Adolphe ! Les bons repas, en vraie viande, partagés avec l’émouchet, si spirituel et si frétillant, le grand-duc, un peu sombre, mais tout de même très distingué, très chic de ton et d’allures, et les petites pies-grièches, espiègles et sournoises… On était entre soi… On se promenait à l’air du bon Dieu… Tandis qu’aujourd’hui… Oh ! cette cour d’un appartement à la rue des Arcades ! Il avait essayé, un jour, de s’envoler, oubliant qu’il avait une aile rognée ; et il était tombé à plat dans la rue, et il avait été ramassé par un employé de la Banque qui précisément montait présenter à M. de Meillan une traite en souffrance… Depuis, il vivait morne. Son seul plaisir était, le soir, de venir saluer son maître. Et celui-ci qui avait une âme élevée, au point de comprendre les bêtes, ne resta pas insensible à tant de touchante confiance. Mais il lui caressa le front, et lui offrit une nèfle et un petit croûton.

Puis, s’adressant de nouveau à son fils, il lui demanda, avec la politesse vague de quelqu’un que la réplique ne saurait le moins du monde intéresser :

— Qu’est-ce que tu as fait aujourd’hui ? Qui as-tu vu ?

Jacques ne pouvait pourtant pas répondre, comme il en eût d’abord envie :

— J’ai rencontré une fée.

Estimant que ces sortes de relations deviennent plutôt inavouables, et rentrent mal dans les cadres de la famille et de la société, il se contenta de dire, en pliant sa serviette :

— Je suis sorti quelques instants pour me faire raser.

— Je t’avais pourtant offert un rasoir, autrefois.

— C’est exact, mais tu avais tellement taillé de crayons avec qu’aujourd’hui il est un peu émoussé et ne saurait servir les soirs de cérémonie. C’est pourquoi je me suis confié aux mains d’un coiffeur. En sortant de là, je me suis rappelé que Paulette m’avait donné une commission chez Palanquin et Panka, et j’allais entrer chez eux quand je me suis aperçu qu’il ne me restait que deux sous sur les cinquante centimes que j’avais empruntés à Eugénie.

— Comment ! tu empruntes de l’argent à Eugénie ?…

— Et… qu’est-ce que tu ferais, à ma place ?

— À ta place, je gagnerais honorablement ma vie, j’aiderais mon père dans ses travaux… Tu vis comme un inutile, comme un littérateur… et tu me coûtes les yeux de la tête… Cinquante centimes à Eugénie !… Et tu t’imagines que je vais les lui rendre ?…

— Je ne suis pas majeur.

— Ah ! tu n’es pas majeur !… Ah ! tu n’es pas majeur, et tu vas au bal avec un frac de l’oncle Adolphe qu’il m’a fallu fichtre bien dix francs pour faire retoucher, et qui te va comme un gant de Suède à la patte d’un canard ! Ah ! tu n’es pas majeur, et tu en profites pour faire des dettes… Eh bien ! mon ami, à ton aise !… Eugénie sera remboursée, puisque tu me mets le couteau sur la gorge, mais tout cela sera porté à ton compte. Car je tiens un relevé exact de tout ce que tu dépenses en dehors de la soupe bi-quotidienne à laquelle tu as droit strictement. Tu me dois déjà huit mille neuf cent cinquante francs depuis ton âge de raison. Et cela augmente chaque mois dans des proportions effrayantes.

À ce moment même, reparut Eugénie, en toilette de ville et les yeux fardés :

— Monsieur, dit-elle, je voudrais…

— Ah ! oui ! c’est l’heure où vous sortez… Oui, très bien… Ma fille, votre vie privée ne nous regarde pas. Seulement, il y a des limites, des limites à ne pas dépasser, et qui constituent ce que l’on appelle les convenances sociales. C’est pourquoi vous me ferez le plaisir d’être rentrée à deux heures du matin, au plus tard. Moi qui vous parle, et qui suis votre maître, je ne rentre jamais après cette heure. J’ai un concierge, ma fille, moi, si vous n’avez pas de scrupules… C’est bien ! allez !

Et Eugénie, sans répliquer, s’en fut s’occuper de ses affaires.

— Bref, reprit M. de Meillan lorsqu’il fut de nouveau seul avec son fils, tu as encore besoin d’argent. Inutile de protester : on sait ce que c’est qu’un jeune homme qui va au bal. Mais il tombe bien mal, ton bal, mon enfant !… Ah ! si cet animal de Bruidequille avait été au rendez-vous, ce n’est pas une thune, mon petit, c’est un œil de crapaud, un napoléon si tu préfères, que je t’aurais donné ce soir… Tiens ! voilà toujours vingt sous. Veille à ne pas les changer, car une pièce changée est une pièce perdue. À ton âge, avec vingt sous, je durais une semaine, et je mettais de côté cinq centimes pour la caisse d’épargne. Ah ! bon Dieu ! les temps ne sont plus les mêmes… Enfin, j’aurais beau récriminer, on n’arrête pas l’évolution des générations… et d’ailleurs, il faut que je te quitte. Paillon m’attend au café Turc, pour son affaire de Venise, tu sais, son héritage des Doges. Il y a cinq cent mille francs pour moi si je l’aide à retrouver les pièces qui établissent ses droits. C’est une grosse affaire… Donc, à une heure, au bar américain. Ferme bien la porte et n’oublie pas de rentrer le vautour. Dimanche dernier je l’ai trouvé qui barbotait dans mes papiers, à minuit. Je n’aime pas ces manières.

Il partit, à la poursuite de ses songes de millions, et Jacques demeura seul, instantanément repris par son idée fixe.

— Mon premier bal, oui ! pensait-il en tisonnant son feu. Les jeunes filles rêvent d’y rencontrer celui qu’elles n’ont encore jamais vu. Moi, je voudrais y retrouver celle que je connais déjà… Ah ! mais puis-je dire que je la connais ? Un prénom seulement, et le souvenir, qui déjà s’efface, de traits trop chéris… Anne est un rêve.

Je suis bien sot. J’aurais dû la suivre, savoir où elle s’arrêtait, son nom. Et j’apprendrais la mandoline pour en jouer sous sa fenêtre, par les nuits de printemps. Anneaux cheveux dorés, aux yeux rayonnants, je vous en veux mortellement de penser que celle que j’aimerai sera différente de vous et que vous allez me la gâter… Anne, ce n’est pas bien d’avoir passé, prématurée… Il fallait venir à temps. À temps, comprenez-vous, au moment où vous auriez été réelle, où j’aurais été prêt, Anne, fée du hasard et de l’instant… Mais peut-être vous cachez-vous parmi les quelconques invités de Madame Morille, et alors ce sera pire, ah ! bien pire ! Parce que vous serez quelqu’un de connu, de définitif, une passante quotidienne, avec ce cortège (que je réprouve), d’amies, de five o’clock, de bals blancs, de visites et de couturières, et c’est au milieu de tout cela qu’il faudra vous cueillir, aérienne fleur sans raison !… Allons, je suis fou, de ne pouvoir ainsi me passer de me plaindre.


Un dernier coup d’œil à la glace pour s’y rendre compte que le frac de l’oncle Adolphe lui allait décidément bien, son pardessus, un foulard, ses gants blancs, une canne d’ébène et un huit-reflets… et dans la rue silencieuse, il respira largement l’air pur de février qui tombait du ciel, filtré par les étoiles sans nombre.