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Écrits de jeunesse (Marcel Schwob)/Traductions/Les Derniers Jours d’Emmanuel Kant

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Les Derniers Jours d’Emmanuel Kant
Traduction par Marcel Schwob.
Texte établi par Pierre ChampionTypographie François Bernouard (Écrits de jeunesse de Marcel Schwobp. 97-161).


Les Derniers Jours d’Emmanuel Kant (30)


J’admets qu’on m’accordera d’avance que toutes les personnes de quelque éducation prendront un certain intérêt à l’histoire personnelle d’Emmanuel Kant, si peu que leurs goûts ou les occasions aient pu les mettre en rapport avec l’histoire des opinions philosophiques de Kant. Un grand homme, même sur un sentier peu populaire, doit toujours être l’objet d’une libérale curiosité. Supposer qu’un lecteur soit parfaitement indifférent à Kant, c’est supposer qu’il soit parfaitement inintellectuel ; en conséquence, même si en réalité il se trouvait ne point considérer Kant avec intérêt, il faudrait encore feindre par politesse de supposer le contraire. Ce principe me permet de ne point faire d’excuses à aucun lecteur, philosophe ou non, goth ou vandale, hun ou sarrasin, pour lui imposer une courte esquisse de la vie de Kant et de ses habitudes familières, tirée des rapports authentiques de ses amis et disciples. Il est vrai que, sans aucun manque de générosité de la part du public, les œuvres de Kant ne sont pas, dans ce pays, considérées avec le même intérêt qui s’est amassé autour de son nom. Et ceci peut être attribué à trois causes : premièrement au langage dans lequel ces œuvres sont écrites ; secondement à l’obscurité supposée de la philosophie qu’elles contiennent, qu’elle soit inaliénable ou due au mode particulier d’exposition de Kant ; troisièmement à l’impopularité de toute philosophie spéculative quelle qu’elle soit, et en quelque manière qu’elle soit traitée, dans un pays où la structure et la tendance de la société impriment à toute l’activité de la nation une direction presque exclusivement pratique. Mais quelles qu’aient été les fortunes immédiates de ses livres, pas un homme de curiosité éclairée ne regardera l’auteur lui-même sans une nuance d’intérêt profond. Mesuré à une seule évaluation du pouvoir — au nombre des livres écrits directement pour ou contre lui, pour ne rien dire de ceux qu’il a indirectement modifiés — il n’y a point d’écrivain philosophique, si l’on excepte Aristote, Descartes et Locke, qui puisse prétendre approcher de Kant par l’étendue et la hauteur d’influence qu’il a exercée sur les esprits des hommes. Tels étant les droits qu’il a à notre attention, je répète qu’il n’y aura de la part du lecteur qu’un acte raisonnable de respect à admettre en lui-même assez d’intérêt à Kant pour justifier ce court mémoire sur sa vie et ses habitudes.

Emmanuel Kant, second de six enfants, naquit à Kœnigsberg en Prusse — cité qui dans ce temps comptait environ 50.000 habitants — le 22 avril 1724. Ses parents étaient des gens de rang humble, point même assez riches pour leur situation, mais qui purent, grâce à l’aide d’un proche parent et à quelques subsides qu’y ajouta un gentilhomme qui les estimait pour leur piété et leurs vertus domestiques, donner à leur fils Emmanuel une éducation libérale. Il fut envoyé, enfant, à une école de charité, et en l’année 1732, passa à l’Académie Royale ou Académie de Frédéric. Là il étudia les classiques grecs et latins et entra en intimité avec un de ses camarades d’école, David Ruhnken (si connu plus tard des savants sous son nom latin de Ruhnkenius), intimité qui dura jusqu’à la mort de ce dernier. En 1737, Kant perdit sa mère, femme d’un caractère élevé, douée de qualités intellectuelles au-dessus de son rang, qui contribua à l’éminence future de son illustre fils par la direction qu’elle imprima à ses jeunes pensées, par la haute morale à laquelle elle l’astreignit. Kant ne parla jamais d’elle jusqu’à la fin de sa vie sans la plus extrême tendresse et sans une sérieuse reconnaissance des obligations qu’il devait à son soin maternel.

En 1740, à la Saint-Michel, il entra à l’Université de Kœnigsberg ; en 1746, âgé d’environ 22 ans il écrivit sa première œuvre sur une question demi-mathématique et demi-philosophique : l’Evaluation des forces vives. Ce problème avait d’abord été proposé par Leibniz en opposition aux cartésiens. C’était, déclarait Leibniz, une nouvelle loi d’évaluation, non point simplement une nouvelle évaluation ; et on admit que le problème avait enfin été résolu après avoir occupé presque tous les grands mathématiciens d’Europe pendant plus d’un demi-siècle. La dissertation de Kant était dédiée au roi de Prusse et ne lui parvint jamais. En fait, bien qu’imprimée, je crois, elle ne fut jamais publiée. Depuis ce moment jusqu’en 1770, Kant vécut comme précepteur auprès de différentes familles, ou en donnant des conférences privées à Kœnigsberg, particulièrement aux militaires sur l’art de la fortification. En 1770, il fut nommé à la chaire de mathématiques, qu’il échangea bientôt après contre celle de logique et de métaphysique. À cette occasion, il prononça une dissertation inaugurale : De mundi sensibilis atque intelligibilis forma et principiis, qui est digne de remarque parce qu’elle contient les premiers germes de la philosophie transcendantale. En 1781, il publia sa grande œuvre : “Die Kritik der Reinen Vernunft” ou Examen critique de la Raison pure. Le 12 février 1804, il mourut.

Telles sont les grandes époques de la vie de Kant. Mais cette vie fut remarquable non point tant pour ses incidents que pour la pureté et la dignité philosophiques de sa teneur journalière. On en trouvera la meilleure impression dans les mémoires de Wasianski, attestés et soutenus par les témoignages collatéraux de Jachtmann, Rinke, Borowski et d’autres. Nous le voyons là lutter avec la misère de facultés qui vont tomber en décrépitude et avec la douleur, la dépression et l’agitation de deux maladies différentes, l’une qui lui affectait l’estomac et l’autre la tête, toutes choses au-dessus desquelles la bonté et la noblesse de sa nature s’élevèrent victorieusement, comme emportées par des ailes, jusqu’à la fin.

Le principal défaut de ce mémoire sur Kant, ainsi que tous les autres, c’est qu’il rapporte trop peu de choses sur sa conversation et ses opinions. Et peut-être que le lecteur sera disposé à se plaindre que quelques-unes des notes soient trop minutieuses et détaillées, tant qu’elles paraissent manquer de dignité, parfois de sensibilité. En ce qui concerne la première objection, on peut répondre qu’un commérage biographique de cette sorte et une enquête peu scrupuleuse sur la vie privée d’un homme, quelques difficultés qu’un homme d’honneur puisse éprouver à l’écrire, peut être lue sans blâme, et là où le sujet en est un grand homme, parfois avec avantage. Quant à l’autre objection, je ne saurais trop comment excuser M. Wasianski de s’être agenouillé au chevet de son ami mourant pour noter, avec l’exactitude d’un reporter sténographe, la dernière palpitation du pouls de Kant et les luttes de la nature se débattant dans l’agonie, sinon par la supposition que la conception idéalisée qu’il avait de Kant comme d’un homme appartenant à la postérité, semblait en son esprit surpasser et étouffer les restrictions ordinaires de la sensibilité humaine, et que sous cette impression il accomplit par un sens de devoir public ce que sans doute il aurait bien volontiers refusé de faire, s’il se fût abandonné à ses affections privées. Maintenant donc commençons, et supposons que c’est presque toujours Wasianski qui parle.

Mes relations avec le Professeur Kant commencèrent longtemps avant la période à laquelle se rapporte principalement ce petit mémoire. En l’année 1773 ou 1774, je ne saurais dire au juste, je suivis ses leçons. Ensuite je lui servis de secrétaire et ces fonctions m’introduisirent naturellement auprès de lui dans une intimité plus rapprochée qu’aucun autre des étudiants, si bien que, sans aucune requête de ma part, il m’accorda un privilège général de libre accès à son amphithéâtre. En 1780, j’entrai dans les ordres et cessai tout rapport avec l’Université. Je continuai toutefois à résider à Kœnigsberg, mais entièrement oublié, ou du moins entièrement inaperçu par Kant. Dix ans plus tard, en 1790, je le rencontrai par hasard à une joyeuse fête. C’étaient les noces d’un professeur de Kœnigsberg. À table, Kant distribua sa conversation et ses attentions en général parmi les convives, mais, après qu’on se fut levé et que la compagnie se fut dispersée en groupes séparés, il vint s’établir fort obligeamment près de moi. À ce moment, j’étudiais les fleurs, en amateur, veux-je dire, et pour la passion que j’avais pour elles. Sitôt qu’il l’eût appris, il me parla de mon occupation favorite et avec une compétence très étendue. Dans le cours de notre conversation, je fus surpris de découvrir qu’il était parfaitement informé de toutes les circonstances de ma situation. Il me rappela notre ancienne liaison, m’exprima sa satisfaction de me trouver heureux et fut assez bon pour me prier, si mes engagements me le permettaient, de venir de temps en temps dîner avec lui. Bientôt après il se leva pour prendre congé ; et comme nos routes se trouvaient dans la même direction, il me proposa de l’accompagner jusque chez lui. C’est ce que je fis ; et alors je reçus une invitation pour la semaine suivante, avec une invitation générale pour toutes les semaines qui suivraient, et la liberté de choisir mon jour. Je trouvai difficile d’abord de m’expliquer la distinction avec laquelle Kant me traitait, et je conjecturai que quelque ami obligeant lui avait peut-être parlé de moi plus avantageusement qu’il ne convenait à mes humbles prétentions. Mais une expérience plus intime m’a convaincu qu’il avait l’habitude de se tenir constamment au courant de ce qui arrivait à ses anciens disciples et qu’il se réjouissait toujours sincèrement de leur réussite, si bien qu’il parut que j’avais eu tort de croire qu’il m’avait oublié.

Ce renouveau de mon intimité avec Kant coïncida presque exactement avec une époque qui amena un complet changement dans toutes ses dispositions domestiques. Jusque-là, il avait eu coutume de dîner à table d’hôte, mais il commença dès lors à vivre chez lui et chaque jour invita quelques amis à dîner, de façon à ce que la société, lui-même compris, fût de trois au moins et de neuf au plus, et dans les petites solennités de cinq à huit. C’était, comme on le voit, un adepte ponctuel de la règle de Lord Chesterfield, à savoir qu’une réunion de convives, l’hôte compris, ne doit pas être inférieure au nombre des Grâces, ni supérieur à celui des Muses. Dans toute l’économie du ménage de Kant, et en particulier de ses dîners, il y avait quelque chose de spécial et de plaisamment opposé aux conventions de la société, non point toutefois qu’il y eût aucun manque de decorum, comme il arrive parfois dans les maisons où il n’y a point de dames pour imposer un ton à la conversation. La routine qui, en aucune circonstance, ne variait ni ne se relâchait était celle-ci : à peine le dîner était-il prêt que Lampe, le vieux valet de chambre du professeur, s’avançait dans son cabinet de travail d’un air mesuré et annonçait qu’il était servi. Cet appel était suivi avec une rapidité extrême — Kant ne cessant de parler jusqu’à la salle à manger de l’état de la température, sujet de conversation qu’il entretenait d’ordinaire durant la première partie du dîner ; les sujets plus graves tels que les événements politiques du jour n’étaient jamais introduits avant le dîner, ni surtout dans le cabinet de travail. À peine Kant avait-il pris place et déplié sa serviette qu’il ouvrait les nouvelles opérations avec une formule particulière : Allons, Messieurs. Les paroles ne sont rien, mais le ton et l’air dont il les prononçait, proclamaient, d’une façon sur laquelle personne ne pouvait se méprendre, le relâchement du labeur de la matinée, l’abandon déterminé avec lequel il se livrait au repos et à la gaieté. La table était hospitalièrement dressée : il y avait choix suffisant de plats pour la variété des goûts, et les verres de vin étaient placés non point sur un buffet éloigné sous l’odieux contrôle d’un domestique cousin des Barmecides, mais anacréontiquement sur la table et sous la main de chaque convive. Chacun se servait lui-même et tous les retards, grâce à un esprit de cérémonie trop raffinée, étaient si désagréables à Kant, qu’il manquait rarement d’exprimer son déplaisir s’il survenait rien de ce genre, bien que sans colère. Pour cette haine des retards, Kant avait une excuse spéciale parce qu’il avait toujours travaillé sans relâche depuis une heure fort matinale et n’avait jamais rien mangé jusqu’au dîner. De là vint que dans la dernière période de sa vie, quoique moins peut-être par un sentiment réel de faim que par quelque sensation inquiète d’habitude ou d’irritation périodique de l’estomac, il pouvait à peine attendre avec patience l’arrivée de la dernière personne invitée.

Il n’y avait point d’ami de Kant qui ne considérât le jour où il devait dîner avec lui comme un jour de fête. Sans se donner un air d’instructeur, Kant l’était réellement au plus haut degré. Tout l’entretien était arrosé du débordement de son intelligence, déversée naturellement et sans affectation sur tous les sujets à mesure que les hasards de la conversation les suggéraient ; et le temps s’envolait rapidement d’une heure à quatre, cinq et même plus tard, en grands profits et délices. Kant ne tolérait point “d’accalmie” : c’était le nom qu’il donnait aux pauses momentanées de la conversation quand son animation languit. Il devinait toujours quelque moyen pour réattiser l’intérêt. En quoi il était fort aidé par le tact avec lequel il tirait de chaque convive ses goûts spéciaux ou la nature particulière de ses études, choses sur lesquelles il était toujours préparé, quelles qu’elles fussent, à parler avec compétence et avec l’intérêt d’un observateur original. Il eût fallu que les affaires locales de Kœnigsberg fussent bien intéressantes vraiment avant qu’il tolérât qu’elles usurpassent l’attention à sa table ; et ce qui peut paraître encore plus singulier, rarement, plutôt jamais, il dirigeait la conversation vers aucune branche de la philosophie qu’il avait fondée. Il ne souffrait aucunement du défaut qu’ont tant de savants et de littérateurs, intolérants pour ceux dont les études peuvent les avoir disqualifiés pour une sympathie spéciale avec les leurs propres. Son style de conversation était familier au plus haut point et dépourvu de toute scholastique, si bien qu’un étranger qui aurait connu ses œuvres, non sa personne, aurait trouvé difficile de croire que, dans ce charmant et délicieux compagnon, il voyait le profond auteur de la Philosophie transcendantale.

Les sujets de conversation à la table de Kant étaient principalement tirés de la philosophie des sciences, de la chimie, de la météorologie, de l’histoire naturelle, et par-dessus tout, de la politique. Les nouvelles du jour telles qu’elles étaient rapportées dans les gazettes étaient discutées avec une spéciale vigilance d’examen. En ce qui regardait tout récit auquel il manquait date de temps ou origine de lieu, quelque plausible qu’il pût paraître, Kant se montrait toujours inexorablement sceptique et le tenait comme indigne d’être raconté. Si aiguë était sa pénétration intérieure des événements politiques et de la secrète police qui les faisait mouvoir, qu’il parlait plutôt avec l’autorité d’un diplomate qui aurait eu accès au Conseil de Cabinet que comme un simple spectateur des grandes scènes qui se déroulaient en ces jours à travers l’Europe. Au moment de la Révolution française, il émit de nombreuses conjectures, ce qui passait alors pour des prévisions paradoxales, surtout en ce qui concerne les opérations militaires, qui furent aussi ponctuellement accomplies que sa fameuse conjecture sur l’hiatus du système planétaire entre Mars et Jupiter, hypothèse dont il put voir encore la confirmation, grâce à la découverte de Cérès par Piazzi et de Pallas par le Dr Olbers. Ces deux découvertes, il faut le dire, l’impressionnèrent fortement, et elles lui fournirent un sujet sur lequel il parlait toujours avec plaisir quoique, suivant sa modestie habituelle, il ne mentionnât jamais la sagacité qu’il avait montrée en établissant, bien des années avant ces découvertes, leur probabilité a priori.

Ce n’était pas seulement comme compagnon que Kant brillait, mais aussi comme un hôte très courtois et généreux qui n’éprouvait pas de plus grand plaisir que de voir ses convives gais et à l’aise, sortir l’esprit rasséréné des plaisirs mêlés, intellectuels et sensuels, de ces banquets platoniques. C’était peut-être, pour entretenir cette aimable cordialité qu’il se montrait artiste dans la composition de ses dîners ; il y avait deux règles qu’il y observait manifestement et auxquelles je ne le vis jamais manquer : la première était que la société fût mélangée, ceci pour donner suffisante variété à la conversation, et en conséquence ses invités présentaient toute la variété que pouvait offrir le monde de Kœnigsberg. Tous les genres de vie étaient représentés, fonctionnaires, professeurs, médecins, ecclésiastiques et négociants éclairés. La seconde règle était d’avoir une juste proportion de jeunes gens, quelquefois très jeunes, choisis parmi les étudiants de l’Université afin de donner quelque mouvement de gaieté et de juvénilité à la causerie ; à quoi s’ajoutait, comme j’ai raison de le croire, le motif que de cette façon il parvenait à se distraire de la tristesse qui quelquefois lui envahissait l’esprit lorsqu’il songeait à la mort précoce de quelques jeunes amis qu’il aimait.

Et ceci m’amène à citer un trait singulier dans la façon dont Kant exprimait sa sympathie pour ses amis lorsqu’ils étaient malades. Tant que le danger était imminent, il manifestait une anxiété pleine d’agitation, faisait des visites perpétuelles, attendait avec impatience la crise et souvent ne pouvait accomplir son travail habituel par trouble d’esprit. Mais à peine lui avait-on annoncé la mort du malade qu’il retrouvait son calme et prenait un air de ferme tranquillité, presque d’indifférence : la raison en était qu’il considérait la vie en général, et par conséquent cette particulière affection de la vie que nous appelons maladie, comme un état d’oscillation et de changement perpétuel entre quoi et le flottement des sympathies de l’espoir et de la crainte, il y avait un rapport naturel qui les justifiait pour la raison, au lieu que la mort, état permanent qui n’admet ni plus ni moins, qui terminait toute anxiété et pour toujours éteignait les agitations de l’inquiétude, ne lui paraissait point adaptée à un autre état d’âme qu’une disposition de même nature durable et immuable. Cependant, tout cet héroïsme philosophique céda en une occasion. Car bien des gens se souviendront du tumulte de la douleur qu’il manifesta sur la mort de M. Ehrenboth, jeune homme de très belle intelligence et extraordinairement doué pour qui il avait la plus grande affection ; et il arriva naturellement dans une vie aussi longue que la sienne, malgré la prévoyance de la règle qui le menait à choisir ses camarades autant que possible parmi les jeunes gens, qu’il eut à souffrir le deuil de bien des pertes chères impossibles à remplacer.

Revenons maintenant à l’emploi de sa journée. Immédiatement après le dîner, Kant sortait pour prendre de l’exercice, mais alors il n’emmenait jamais de compagnon, d’abord peut-être parce qu’il jugeait bon, après le relâchement de la conversation avec ses invités, de poursuivre ses méditations ; ensuite, ainsi que je me trouve le savoir, pour la raison spéciale qu’il désirait respirer exclusivement par les narines, chose qu’il n’aurait pu faire s’il avait été obligé d’ouvrir continuellement la bouche en causant. La raison de ce désir était que l’air atmosphérique ainsi entraîné par un plus long circuit et arrivant donc aux poumons moins rude et à une température un peu plus élevée, devait être moins apte à les irriter. Par une stricte persévérance dans cette pratique, qu’il recommandait constamment à ses amis, il se flattait d’une longue immunité de rhumes, enrouements, de catarrhes et toutes sortes d’incommodités pulmonaires : et le fait est que ces désagréables indispositions l’attaquaient bien rarement. J’ai trouvé moi-même qu’en suivant seulement cette règle par occasion, ma poitrine en devenait plus résistante.

À son retour de promenade, il s’asseyait à sa table de travail et lisait jusqu’au crépuscule. Durant cette période de lumière douteuse, si amie de la pensée, il restait en tranquille méditation sur ce qu’il venait de lire, pourvu que le livre le valût. Sinon, il faisait le plan de sa leçon du jour suivant ou de quelque partie de l’œuvre qu’il était alors en train d’écrire. Pendant cet état de repos, il s’établissait, hiver comme été, auprès du poêle, regardant par la fenêtre la vieille tour de Lœbenicht, non point qu’on pût dire proprement qu’il la voyait, mais la tour reposait sur son œil, comme une musique éloignée sur l’oreille, obscurément, en demi-conscience. Il n’y a point de paroles qui semblent assez fortes pour exprimer le sens de reconnaissance du plaisir qu’il tirait de cette vieille tour, quand il la regardait ainsi au crépuscule, dans cette calme rêverie. Ce qui suivit montre vraiment combien elle était devenue importante à sa vie : car il advint que quelques peupliers d’un jardin voisin s’élevèrent à assez de hauteur pour cacher la vue de cette tour. Sur quoi, Kant devint fort troublé, inquiet et finalement se trouva positivement incapable de continuer ses méditations du soir. Par bonheur, le propriétaire de ce jardin était une personne fort considérée et obligeante, qui avait d’ailleurs un profond respect pour Kant ; et par la suite, le cas lui ayant été représenté, il donna ordre de couper les peupliers. La chose fut faite : la vieille tour de Lœbenicht se découvrit de nouveau, Kant retrouva son égalité d’âme, put poursuivre de nouveau ses calmes méditations crépusculaires.

Après qu’on avait apporté les chandelles, Kant continuait de travailler jusqu’à presque dix heures. Un quart d’heure avant de se mettre au lit, il retirait autant que possible son esprit de toute classe de pensée qui demandait quelque effort ou énergie d’attention, tenant que ses pensées, par stimulation et excitation, pourraient être propres à lui causer de l’insomnie ; la moindre contrariété à l’heure habituelle de s’endormir lui était au plus haut point désagréable. Heureusement, c’était un accident qui lui arrivait bien rarement. Il se déshabillait sans l’aide de son valet de chambre, mais dans un tel ordre et avec un tel respect romain du decorum et du to prépon, qu’il était toujours prêt en une seconde à pouvoir paraître sans embarras pour lui ou pour les autres. Ceci fait, il s’étendait sur un matelas, s’enveloppait d’une cotte qui en été était toujours de coton, en automne de laine. À l’entrée de l’hiver, il se servait des deux ; et contre les froids très rudes il se protégeait par une couverture d’édredon, dont la partie qui lui couvrait les épaules n’était pas bourrée de plumes mais garnie ou plutôt ouatée de couches serrées de laine. Une longue pratique lui avait enseigné une manière fort habile de se nicher et de s’enrouler dans les couvertures. D’abord il s’asseyait sur le bord du lit, puis d’un mouvement agile il s’élançait obliquement à sa place ; puis il tirait un coin des couvertures sous son épaule gauche et, la faisant passer à travers le dos, l’amenait jusque sous son épaule droite ; quatrièmement, par un particulier tour d’adresse, il opérait sur l’autre coin de la même manière, et parvenait finalement à l’enrouler autour de toute sa personne. Ainsi, bandé comme une momie, ou ainsi que je le lui disais souvent, enroulé comme le ver à soie dans son cocon, il attendait l’approche du sommeil, qui d’ordinaire survenait immédiatement.

Car la santé de Kant était exquise : ce n’était point seulement la santé négative ou l’absence de douleur, d’irritation ou de malaise, qui bien que n’étant point douloureux sont parfois pires à supporter que la douleur ; mais c’était un état de sensation positive de plaisir et une possession consciente de toutes ses activités vitales. Voilà pourquoi s’étant empaqueté pour la nuit en la manière que j’ai décrite, il s’écriait souvent tout seul, comme il nous le racontait à dîner : “Est-il possible de concevoir un être humain qui jouisse d’une santé plus parfaite que moi !” Telle était la pureté de sa vie et son heureuse condition, qu’aucune passion troublante ne s’élevait jamais pour l’exciter, aucun souci pour le harasser, aucune peine pour l’éveiller. Même dans l’hiver le plus rude, sa chambre à coucher demeurait sans feu ; ce n’est que dans ses dernières années qu’il céda aux supplications de ses amis jusqu’à permettre qu’on y en allumât un bien petit. Tout dorlotage, tout soin douillet ne trouvait point de quartier auprès de Kant. D’ailleurs cinq minutes, par la température la plus froide, suffisaient pour surmonter le premier frisson du lit, par la diffusion d’une chaleur générale dans tout son corps. S’il avait occasion de quitter sa chambre à coucher pendant la nuit (elle demeurait toujours close et sombre, jour et nuit, été comme hiver), il se guidait au moyen d’une corde dûment attachée au pied de son lit toutes les nuits, qui aboutissait vers une chambre voisine.

Kant ne transpirait jamais, ni le jour, ni la nuit. Cependant la chaleur qu’il supportait habituellement dans son cabinet de travail était surprenante, et en fait, il se sentait mal à l’aise s’il manquait seulement un degré à cette chaleur. Soixante-quinze degrés Fahrenheit étaient la température invariable de cette chambre où il vivait habituellement ; et si elle tombait en dessous de ce point, quelle que fût la saison de l’année, il l’élevait artificiellement à la hauteur habituelle. Dans les chaleurs de l’été, il allait vêtu d’habits légers et invariablement de bas de soie. Pourtant, comme ses vêtements ne pouvaient toujours suffire à l’assurer contre la transpiration, s’il était occupé à quelque exercice actif, il avait un singulier remède en réserve. Il se retirait alors dans un endroit ombragé et demeurait immobile avec l’air et l’attitude d’une personne qui écoute ou qui attend, jusqu’à ce que son aridité coutumière lui eût été rendue. Même par les nuits d’été les plus étouffantes, si la plus légère trace de transpiration avait souillé ses vêtements de nuit, il en parlait avec emphase comme d’un accident qui l’avait choqué au plus haut point.

Et, puisque nous sommes en train d’exposer les notions qu’entretenait Kant sur l’économie animale, il pourra être bon d’ajouter un autre détail, qui est que, par crainte d’arrêter la circulation du sang, il ne portait jamais de jarretières. Cependant, comme il avait trouvé difficile de garder ses bas tirés sans leur aide, il avait inventé à son usage un appareil extrêmement élaboré que je vais décrire. Dans un petit gousset, un peu plus petit qu’un gousset de montre, mais occupant assez exactement la même place qu’un gousset de montre au-dessus de chaque cuisse, était placée une petite boîte assez semblable à un boîtier de montre, mais plus petite. Dans cette boîte avait été introduit un ressort de montre roulé en spirale, et autour de cette spirale était placée une cordelette élastique dont la force était réglée par un mécanisme spécial. Aux deux extrémités de cette cordelette étaient attachés des crochets : ces crochets passaient à travers une petite ouverture du gousset, descendaient ainsi tout le long du côté interne et externe de la cuisse et allaient saisir deux œillères fixées à la partie extérieure et intérieure de chaque bas. Ainsi qu’on peut bien le supposer, une machinerie si compliquée était soumise, comme le système céleste de Ptolémée, à des dérangements occasionnels. Mais, par bonne fortune, j’étais alors capable de remédier facilement à ces désordres qui autrement eussent menacé de troubler le confort et même la sérénité du grand homme.

À cinq heures moins cinq précises, hiver comme été, Lampe, valet de chambre de Kant, qui avait jadis servi dans l’armée, s’avançait dans la chambre de son maître du pas d’une sentinelle en faction et criait à haute voix, sur un ton militaire : “Monsieur le Professeur, voici l’heure.” À cet ordre, Kant obéissait invariablement sans un moment de retard, comme un soldat au commandement, ne se donnant jamais de répit en une circonstance quelconque, même point aux rares cas où il aurait passé une nuit d’insomnie. À cinq heures sonnantes, Kant était assis à sa table servie où il prenait ce qu’il appelait une tasse de thé, et sans doute il le croyait ; mais en réalité, par distraction de rêverie, pour renouveler aussi la chaleur du thé, il remplissait sa tasse si souvent, qu’en général on suppose qu’il en buvait deux, trois, quelque nombre inconnu. Immédiatement après il fumait une pipe de tabac, la seule qu’il se permît de la journée entière, mais si rapidement que toute une partie de la pipe bourrée, partiellement enflammée, demeurait sans se consumer. Durant cette opération, il réfléchissait à l’arrangement de sa journée, ainsi qu’il avait fait le soir d’avant au crépuscule. Vers sept heures, il se rendait d’ordinaire à l’amphithéâtre faire sa leçon et de là il retournait à sa table de travail. À midi trois quarts précis, il se levait de sa chaise et criait à haute voix à la cuisinière : “Midi trois quarts ont sonné.” Le sens de cet ordre était le suivant : “À dîner.” Immédiatement après le potage, il avait l’habitude constante d’avaler ce qu’il appelait un tonique et qui se composait soit de vin de Hongrie ou du Rhin, soit d’un cordial, ou à leur défaut, de la mixture anglaise du nom de bishop. La cuisinière montant un flacon ou un cruchon de ce breuvage à la proclamation de “Midi trois quarts”, Kant l’emportait en toute hâte à la salle à manger, en versait sa suffisance, laissait le verre tout prêt, recouvert toutefois d’un papier pour prévenir l’évaporation, puis retournait à son cabinet où il attendait l’arrivée de ses invités que jusqu’à la dernière période de sa vie il ne reçut jamais autrement qu’en costume d’apparat.

Nous voici donc revenus au dîner et le lecteur a maintenant un tableau exact de la journée de Kant, selon la succession habituelle de ses changements. Pour lui, la monotonie de cette succession n’était point fatigante ; et probablement elle contribua, avec l’uniformité de son régime et d’autres habitudes de la même régularité, à prolonger sa vie. À ce point de vue d’ailleurs, il en était venu à regarder sa santé et le grand âge auquel il était parvenu comme étant en bonne partie le produit de ses propres efforts. Il se comparait souvent à un gymnaste qui aurait continué pendant près de quatre-vingts ans à conserver l’équilibre sur la corde tendue de la vie sans jamais pencher ni à droite ni à gauche. Et certes, en dépit de toutes les maladies auxquelles l’avaient exposé les tendances de sa constitution, il gardait encore triomphalement sa position dans la vie.

Cette attention anxieuse pour sa santé explique le grand intérêt qu’il attachait à toutes les nouvelles découvertes en médecine, ou aux nouvelles théories pour rendre compte des anciennes. Il considérait comme une œuvre aussi importante sur ces deux points, et de la plus haute valeur, la théorie du médecin écossais Brown ou, selon le nom latin de son auteur, la théorie Brunonienne. À peine Weikard l’eut-il adoptée et popularisée en Allemagne que Kant la connut familièrement dans ses détails. Il la considérait non seulement comme un grand pas fait dans la médecine, mais même dans l’intérêt général de l’homme, et s’imaginait y voir quelque chose d’analogue au processus que la nature humaine a suivi en des questions encore plus importantes, à savoir une ascension continue vers le plus complexe, puis un retour par les mêmes degrés d’ascension vers le simple et élémentaire. Les essais du docteur Beddoes pour produire artificiellement et pour guérir la phtisie pulmonaire et la méthode de Reich contre les fièvres firent sur lui une impression puissante qui toutefois s’effaça à mesure que ces nouveautés, particulièrement la dernière, commencèrent à perdre leur crédit. Quant à la découverte que fit le docteur Jenner de la vaccine, il y fut moins favorablement disposé ; il craignait de dangereuses conséquences qui suivraient l’absorption d’un miasme brutal par le sang humain ou au moins par la lymphe. Et en tout cas, il pensait que cette méthode en tant que garantie contre l’infection varioleuse, exigeait un temps d’épreuve bien plus long. Quelque erronées que fussent toutes ces vues, on éprouvait un plaisir infini à entendre la fertilité d’arguments et d’analogies qu’il apportait pour les soutenir. Un des sujets qui l’occupèrent vers la fin de sa vie fut la théorie et les phénomènes du galvanisme dont toutefois il ne se rendit jamais compte de façon satisfaisante. Le livre d’Augustin sur ce sujet fut peut-être le dernier qu’il lut ; un exemplaire porte encore en marges les notes que Kant y marqua au crayon sur ses doutes, ses interrogations et ses suggestions.

Les infirmités de la vieillesse commencèrent maintenant à affecter Kant et se manifestèrent sous bien des formes. Quoique la mémoire de Kant fût prodigieuse pour tout ce qui avait une portée intellectuelle, il avait depuis sa jeunesse souffert d’une extraordinaire faiblesse de cette faculté en ce qui concernait les affaires communes de la vie de tous les jours. Il existe de ce fait de remarquables exemples enregistrés depuis la période de ses années d’enfance. Et maintenant que sa seconde enfance allait commencer, cette infirmité s’accrut en lui très sensiblement. Un des premiers signes en fut qu’il se mit à répéter les mêmes histoires plusieurs fois dans la même journée. La déchéance de sa mémoire fut si palpable même qu’elle ne put échapper à son attention ; et afin d’y remédier et de se garantir contre toute crainte d’infliger de l’ennui à ses invités, il entreprit d’écrire un Syllabus ou liste des sujets de conversation pour chaque jour, sur des cartes de visite, des enveloppes de lettres, des morceaux de papier variés. Mais ces Memoranda s’accumulaient si rapidement, se perdaient si aisément ou étaient si difficiles à retrouver au moment opportun, que je le persuadai de les remplacer par un carnet qui existe encore et où on retrouve de touchants souvenirs sur la conscience qu’il avait de sa propre faiblesse. Comme il arrive souvent d’ailleurs en de tels cas, il conservait une mémoire parfaite des événements lointains de sa vie et pouvait réciter, à simple réquisition, de très longs passages de poëmes allemands ou latins, spécialement de l’Énéide, au lieu que des paroles qu’on venait de proférer il n’y avait qu’une seconde, fuyaient de son souvenir. Le passé se dressait avec la netteté et la vivacité d’une existence immédiate, tandis que le présent s’évanouissait dans les ténèbres d’une distance infinie.

Un autre signe de sa déchéance mentale fut la faiblesse que prit maintenant sa faculté de théorie. Il rendait compte de tout par l’électricité. Une singulière mortalité à cette époque s’était abattue sur les chats de Vienne, de Bâle, de Copenhague et autres villes fort écartées les unes des autres. Le chat étant si notoirement un animal électrique, il attribua naturellement cette épidémie à l’électricité. Durant la même période, il se persuada qu’il y avait prédominance d’une configuration spéciale des nuages, ce qui lui parut être une preuve collatérale de son hypothèse électrique. Ses maux de tête, qui très probablement étaient indirectement causés par sa vieillesse, et immédiatement par l’incapacité de réfléchir avec autant d’aise et de netteté que jadis, lui parurent devoir être expliqués par le même principe. C’était là une notion sur laquelle ses amis ne s’empressaient pas trop à le désabuser, parce que la même nature de saison, et par conséquent sans doute la même distribution générale de pouvoir électrique, se trouvant parfois prédominer pendant des cycles complets d’années, l’entrée qu’il allait faire d’un nouveau cycle semblait devoir lui présenter quelque espérance de soulagement. Une illusion qui pouvait promettre l’espérance, c’était ce qu’il y avait de mieux pour remplacer un remède positif et dans ces conditions un homme à qui on aurait retiré cette illusion, “cui demptus per vim mentis gratissimus error” aurait pu s’écrier avec raison ce : “Proh me occidistis amici.

Peut-être que le lecteur supposera que dans l’accusation de l’atmosphère comme cause de déchéance, Kant était poussé par la faiblesse de la vanité, par quelque répugnance à envisager le fait réel que c’étaient ses facultés qui déclinaient. Mais il n’en était point ainsi. Il se rendait parfaitement compte de sa condition et, dès l’année 1799, il dit devant moi à quelques-uns de ses amis : “Messieurs, je suis vieux, affaibli et tombé en enfance, et il faut me traiter en enfant.” Ou peut-être on pourrait croire qu’il reculait devant l’idée de la mort, événement qui aurait pu survenir tous les jours, puisque les douleurs qu’il souffrait à la tête semblaient être une menace d’apoplexie. Mais il n’en était point ainsi non plus. Il vivait maintenant dans un état continu de résignation, préparé à tout décret de la Providence. “Messieurs, dit-il un jour à ses invités, je n’ai pas peur de la mort : je vous jure solennellement, comme si j’étais en la présence de Dieu, que si cette nuit même je recevais tout à coup mon ordre de mort, je l’entendrais avec calme ; je lèverais mes mains au ciel, et je dirais : Dieu soit béni ! Ah ! s’il était possible qu’alors j’entendisse retentir ce murmure : Tu as vécu quatre-vingts ans et, dans ce temps tu as fait bien du mal aux hommes ! le cas ne serait pas le même.” Quiconque a entendu Kant parler de sa propre mort pourra témoigner du ton de profonde sincérité qui dans ces moments marquait son accent et ses gestes.

Un troisième signe de la déchéance de ses facultés fut qu’il perdit alors toute mesure exacte du temps. Une minute, même sans exagération, un espace de temps bien plus réduit, s’allongeait, en son appréhension des choses, à une lassante étendue. Je puis en donner un exemple amusant qui revenait constamment. Au commencement de la dernière année de sa vie, il prit l’habitude de boire, tout de suite après dîner, une tasse de café, particulièrement les jours où il se trouvait que j’étais invité : et telle était l’importance qu’il attachait à ce petit plaisir, qu’il tenait note d’avance dans le carnet que je lui avais donné que je dînerais chez lui le lendemain et que par conséquent il y aurait du café. Parfois il arrivait que l’intérêt de la conversation l’entretenait au-delà de l’heure à laquelle il éprouvait le besoin de sa friandise : et je n’en étais point fâché, craignant que le café auquel il n’avait jamais été habitué pût troubler son sommeil de la nuit. Mais s’il ne perdait pas de vue l’heure, il y avait une scène infiniment curieuse. Il fallait apporter le café “sur-le-champ” (mot qu’il avait constamment à la bouche durant les derniers jours de sa vie) “à la seconde” : et ses expressions d’impatience, encore douces selon son ancienne habitude, étaient pourtant si vives, et avaient tant de naïveté puérile qu’aucun de nous ne pouvait se défendre de sourire. Sachant ce qui devait arriver, je prenais soin que tous les préparatifs fussent faits à l’avance. Le café était moulu, l’eau bouillante ; et au moment même où la parole était prononcée, son domestique partait comme une flèche et plongeait le café dans l’eau. Il ne restait donc plus que le temps de le faire bouillir. Mais cet insignifiant retard semblait insupportable à Kant. Toute consolation pour lui était vaine ; quelque variété qu’on pût mettre à la formule, il avait toujours une réponse prête. Si on lui disait : “Cher Professeur, on va apporter le café tout de suite”, — “on va ! disait-il ; mais voilà le point, c’est qu’on va : on n’a jamais le bonheur, on va l’avoir.” Si un autre s’écriait : « Le café vient immédiatement” “Oui, répondait-il, et l’heure prochaine aussi ; et d’ailleurs ce sera à peu près le temps que je l’aurai attendu.” Puis il se redressait d’un air stoïque et disait : “Enfin, on peut mourir après tout : ce n’est que mourir, et dans l’autre monde, Dieu merci, on ne boira pas de café, par conséquent on ne l’attendra pas.” Quelquefois il se levait, ouvrait la porte, et criait d’une voix faible et plaintive comme s’il en appelait aux derniers vestiges d’humanité de ses semblables : “Du café, du café !” Et quand enfin il entendait les pas du domestique sur l’escalier, il se retournait vers nous et, joyeux comme une vigie au grand mât, il clamait : “Terre ! terre ! mes chers amis, je vois terre !”

Ce déclin général des facultés de Kant, actives et passives, amena peu à peu une révolution de ses habitudes. Jusque-là, ainsi que je l’ai déjà dit, il se mettait au lit à dix heures et se levait un peu avant cinq. Il conserva cette dernière coutume, mais point longtemps. En 1802, il se retirait dès neuf heures, ensuite encore plus tôt. Il se trouva si réconforté par ce repos additionnel, que d’abord il fut prêt à crier : “Eurêka”, comme s’il eût fait une grande découverte dans l’art de guérir l’épuisement chez l’homme. Mais plus tard, ayant poussé l’expérience plus loin, il ne trouva pas que le succès répondît à son attente. Ses promenades se bornaient maintenant à quelque tour dans le parc royal qui était peu éloigné de sa maison. Afin de marcher avec plus de fermeté, il avait adopté une méthode particulière de pas : il portait le pied à terre non point en avant et obliquement, mais perpendiculairement et en frappant de manière à s’assurer une base de soutien plus large en posant la plante entière d’un coup. Malgré cette précaution, il tomba une fois dans la rue : il fut tout à fait incapable de se relever, et deux jeunes dames qui aperçurent l’accident coururent l’aider. Avec sa grâce habituelle, il les remercia chaudement et présenta à l’une d’elles une rose qu’il tenait à la main. Cette dame ne connaissait point Kant personnellement, mais elle fut charmée de son présent. Elle conserve encore la rose, frêle souvenir de sa passagère entrevue avec le grand philosophe.

Cet accident, comme j’ai raison de croire, fut cause qu’il renonça désormais à tout exercice. Tous ses travaux, même les lectures, ne s’accomplissaient plus que lentement et avec un effort manifeste, et ceux qui lui coûtaient quelque activité corporelle devinrent épuisants. Ses pieds lui refusèrent de plus en plus leur office : il tombait continuellement, parfois en traversant la chambre, même quand il se tenait debout immobile. Pourtant dans ses chutes, il ne se blessait jamais ; et il en riait sans cesse, affirmant qu’il était impossible qu’il se fît du mal par l’extrême légèreté de sa personne, laquelle était réduite alors à n’être plus qu’une pure ombre humaine. Très souvent, surtout le matin, il s’endormait sur sa chaise par pure lassitude et épuisement : il lui arrivait alors de tomber sur le plancher d’où il lui était impossible de se relever, jusqu’à ce que le hasard ait amené un de ses domestiques ou de ses amis dans la chambre. Plus tard on remédia à ces chutes en lui donnant un fauteuil à bras circulaires qui se joignaient par devant.

Ces brusques assoupissements l’exposaient à un autre danger : il tombait sans cesse pendant qu’il lisait, la tête dans les chandelles. Un bonnet de nuit en coton qu’il portait prenait alors feu sur le cou et s’enflammait sur sa tête. Chaque fois que cet incident survenait, Kant se conduisait avec grande présence d’esprit ; sans se soucier de la douleur, il saisissait le bonnet flambant, le tirait de sa tête, le déposait tranquillement à terre et éteignait les flammes sous ses pieds. Pourtant, comme cet acte mettait sa robe de chambre en un dangereux voisinage avec les flammes, je changeai la forme de son bonnet, lui persuadai de disposer différemment les chandelles et fis constamment placer près de lui un grand vase plein d’eau. De cette façon je prévins un danger qui, autrement sans doute, lui aurait été fatal.

Les sorties impatientes que j’ai décrites au sujet du café donnèrent raison de craindre qu’à mesure que les infirmités de Kant augmenteraient, il s’élevât en lui un caprice général et une obstination d’humeur. Voilà pourquoi, autant pour moi que pour lui, je me fis une règle pour ma conduite future dans sa maison, qui était qu’en aucune occasion je ne laisserais intervenir le respect que j’avais pour lui avec l’expression la plus ferme de ce qui me paraîtrait être une opinion juste en tout ce qui concernait sa santé, et que dans les cas de grande importance, je ne céderais nullement à ces caprices particuliers, et que j’insisterais non seulement sur mon point de vue, mais encore sur la mise en pratique de mon point de vue, et que si je rencontrais un refus, je quitterais la place sur-le-champ, afin de ne point encourir la responsabilité du bien-être d’une personne que je n’aurais point le pouvoir d’influencer.

C’est cette conduite qui me gagna la confiance de Kant, car il n’y avait rien qui lui répugnait autant que tout ce qui portait l’empreinte de la sycophanterie ou de la concession timide. Plus son imbécillité augmentait, plus il devint de jour en jour sujet aux illusions mentales et, en particulier, il tomba en bien des idées fantastiques sur la conduite de ses serviteurs, d’où il suivit que parfois il les traitait avec acrimonie. En ces occasions, j’observais généralement un profond silence et de temps en temps il me demandait mon avis, et je ne me faisais point scrupule de dire franchement alors : “Monsieur le Professeur, je crois que vous avez tort.” — “Vous croyez ?” me répondait-il avec calme, puis il me demandait mes raisons qu’il écoutait avec grande patience et candeur. Il était très évident que l’opposition la plus ferme, tant qu’elle reposait sur un terrain et des principes soutenables, rencontrait son estime ; et sa noblesse de caractère n’avait point cessé de le porter à son mépris habituel pour une timide et partiale concession à ses opinions au moment même où ses infirmités lui faisaient si anxieusement désirer cette concession.

Autrefois, dans la vie, Kant avait été peu accoutumé à la contradiction. Sa superbe intelligence, sa conversation brillante fondée en partie sur son caustique esprit d’à-propos, en partie sur la prodigieuse érudition qu’il possédait, l’air de noble confiance en lui que la conscience de ses avantages imprimait à toute sa façon d’être, la connaissance générale de la stricte pureté de son existence, tout cela s’unissait pour lui donner une position supérieure aux autres qui, généralement, le préservait contre toute contradiction ouverte. Et, si parfois il rencontrait une opposition bruyante et intempérante, mêlée de prétentions à l’esprit, il abandonnait d’ordinaire avec calme une inutile discussion et donnait à la conversation un tour grâce auquel il obtenait la faveur générale de la société et imposait le silence, ou du moins, quelque modestie au plus hardi contradicteur. On ne pouvait donc guère espérer qu’une personne si peu familière à l’opposition soumît journellement ses désirs aux miens, sinon sans discussion, au moins sans déplaisir. Il en était ainsi toutefois. Quelque longue qu’eût été une habitude, si j’y trouvais objection pour des raisons de santé, d’ordinaire il y renonçait ; et il avait alors cette excellente coutume, ou bien d’adopter résolument et sur-le-champ son avis propre, ou bien, s’il professait de suivre celui de son ami, de le suivre sincèrement et non point d’en faire un essai déloyal ou imparfait. Il n’y avait point de projet insignifiant, dès lors qu’il avait consenti à l’adopter à la suggestion d’un autre, auquel il renonçât ensuite ou qu’il gênât par l’intrusion de ses caprices. Ainsi la période même de sa déchéance mit en lumière tant de nouveaux traits de noblesse, de charme dans son caractère, que je sentais s’accroître de jour en jour mon affection et mon respect pour sa personne.

Et puisque j’ai parlé de ses domestiques, je profiterai ici de l’occasion pour rapporter quelques détails sur son valet Lampe. Ce fut un grand malheur pour Kant dans sa vieillesse et ses infirmités, que cet homme, lui aussi, devînt vieux et fût frappé d’une espèce différente d’infirmité. Ce Lampe avait servi autrefois dans l’armée prussienne ; en la quittant, il était entré au service de Kant. Il avait vécu en cette situation près de quarante ans, et toujours lourd et stupide, s’était à l’origine acquitté de ses fonctions avec une fidélité suffisante. Mais en ces derniers temps, persuadé qu’il était devenu indispensable par sa parfaite connaissance de tous les arrangements domestiques, et profitant de la faiblesse de son maître, il était tombé en de grandes irrégularités, en d’incessantes négligences. Kant s’était donc vu forcé de le menacer à plusieurs reprises de le renvoyer. Moi qui savais que Kant avait un cœur excellent, mais était aussi très ferme, je prévoyais que ce renvoi une fois prononcé serait irrévocable : car la parole de Kant était aussi sacrée que les serments des autres hommes. J’avais donc saisi toutes les occasions pour montrer à Lampe la folie de sa conduite ; en quoi sa femme s’était jointe à moi. Et il était grand temps de réformer cet état de choses ; car il était devenu dangereux d’abandonner Kant, qui sans cesse tombait par faiblesse, aux soins d’un vieux misérable qui tombait lui-même continuellement par ivrognerie. Le fait est que, du moment où j’entrepris de gouverner les affaires de Kant, Lampe vit que son vieux système d’abus de confiance au point de vue pécuniaire, d’exploitation de toute sorte qu’il avait faite de l’état d’incapacité de son maître, était ruiné. Ceci le jeta au désespoir et il se conduisit de plus en plus mal jusqu’à ce qu’un matin de janvier 1802 Kant me dît que, toute humiliante que fût pour lui une telle confession, il devait m’avouer que Lampe venait de le traiter d’une façon qu’il avait honte de me répéter. Je me sentis trop choqué pour le peiner en lui demandant les détails : mais le résultat fut que Kant insista avec modération, mais fermeté, pour donner congé à Lampe. En effet on prit sur l’heure un nouveau domestique nommé Kauffmann et, le jour suivant, Lampe fut congédié avec une belle pension viagère.

Ici je dois mentionner une petite circonstance qui fait honneur à la bonté de Kant. Dans son testament, persuadé que Lampe le servirait jusqu’à sa mort, il lui avait ordonné une généreuse donation ; mais sur cette nouvelle disposition de rente viagère, laquelle devait être payée immédiatement, il devint nécessaire de révoquer cette partie de son testament : ce qu’il fit en un codicille séparé qui commençait ainsi : “Par suite de la mauvaise conduite de mon serviteur Lampe, je juge bon, etc.” Mais bientôt après, songeant qu’un témoignage si solennel et si délibéré sur la conduite de Lampe pourrait porter sérieux préjudice à ses intérêts, il effaça ces lignes et les libella en telle façon qu’aucune trace ne demeura de son juste déplaisir. La douceur de sa nature fut charmée par la conscience que, cette seule phrase rayée, il n’en restait point d’autres en ses nombreux écrits, publics ou confidentiels, qui portât la marque de la colère, pût laisser quelque raison de douter qu’il était mort en parfait état de charité avec l’univers. Lorsque Lampe vint demander un certificat, il fut toutefois très embarrassé. Le respect bien connu de Kant pour la vérité, si ferme et si inexorable, était en cette circonstance cuirassé contre ses premiers mouvements de générosité. Longtemps, il demeura assis, anxieux, le certificat devant lui, se demandant comment il en remplirait les blancs. J’étais là ; mais en une telle affaire, je ne me permis pas de suggérer un conseil. Enfin il prit la plume et remplit le blanc ainsi qu’il suit : “M’a servi longtemps et avec fidélité” — (en effet, Kant ne savait pas qu’il l’avait volé) — “mais n’a point su montrer ces qualités particulières qui convenaient au service d’un homme vieux et infirme comme moi.”

Cette scène troublante terminée — et elle causa à Kant, si avide de paix et de tranquillité, un choc qu’il aurait bien voulu s’épargner — il se fit par bonheur qu’aucune autre de cette nature ne survint durant le reste de son existence. Kauffmann, le successeur de Lampe, se trouva être un homme respectable et honnête qui bientôt conçut un grand attachement pour son maître. Dès lors, les choses furent transformées dans le ménage de Kant. L’absence d’un des belligérants rétablit la paix parmi ses domestiques : car jusque-là il y avait eu guerre éternelle entre Lampe et la cuisinière. Quelquefois, c’était Lampe qui envahissait belliqueusement le domaine culinaire de la cuisine. Quelquefois, c’était la cuisinière qui se vengeait de ces insultes en exécutant des sorties contre Lampe sur le terrain neutre de l’antichambre, ou même venait l’attaquer jusque dans son sanctuaire de l’office. Les querelles étaient incessantes. Là au moins ce fut un bonheur pour la paix du philosophe que d’avoir commencé à être atteint de surdité : ce qui lui épargna maintes manifestations d’horrible tumulte ou d’ignoble violence qui ennuyaient ses hôtes et ses amis. Mais maintenant tout changea. Un profond silence régna dans l’office ; la cuisine ne résonna plus d’alarmes martiales, et il n’y eut plus d’embuscades armées dans l’antichambre. Cependant on peut s’imaginer que pour Kant, à l’âge de 78 ans, les changements même en mieux n’étaient point agréables. Si intense avait été l’uniformité de sa vie et de ses habitudes, que la moindre innovation dans l’arrangement d’objets aussi peu importants qu’un canif ou une paire de ciseaux le troublait ; et non point seulement si on les avait placés à deux ou trois pouces de leur position habituelle, mais même si on les avait posés un peu de travers. Quant aux objets plus grands, tels que des chaises, etc., tout dérangement dans la disposition usuelle, toute transposition, toute addition à leur nombre le jetait dans une absolue confusion. Et son œil hantait avec inquiétude le coin dérangé jusqu’à ce que l’ancien ordre fût rétabli. Avec de telles habitudes le lecteur peut concevoir combien il dut être troublant pour lui, à cette période où ses facultés s’affaiblissaient, de s’adapter à un nouveau domestique, à une nouvelle voix, à un nouveau pas, etc.

Je ne l’ignorais pas, et j’avais, la veille du jour où il prit son service, inscrit pour le nouveau valet sur une feuille de papier l’entière routine de la vie journalière de Kant, jusqu’aux détails les plus minutieux et les plus complets ; et il les avait saisis avec la plus grande rapidité. Pour m’en assurer toutefois, je lui fis faire une répétition de l’ensemble du rituel ; tandis qu’il accomplissait la manœuvre, je le surveillais et lui donnais les indications. Toutefois, je me sentis inquiet à l’idée qu’il serait entièrement abandonné à sa discrétion, le jour où il ferait son début pour de bon, et je me fis donc un devoir d’être présent en cette importante journée. Dans les cas peu nombreux où le nouveau conscrit n’avait point accompli exactement la manœuvre, un regard ou un signe la lui firent facilement corriger.

Il n’y avait qu’une partie du cérémonial quotidien où nous étions tous en défaut, puisque c’était la partie qu’aucun œil mortel n’avait jamais contemplée, sauf l’œil de Lampe. C’était le déjeuner. Toutefois, afin de faire tout ce qui était en notre pouvoir, j’arrivai moi-même à quatre heures du matin. Ce fut, autant que je m’en souviens, le ier février 1802. À cinq heures précises, Kant apparut et rien ne saurait égaler son étonnement lorsqu’il me trouva dans la chambre. À peine sorti de la confusion des rêves, également abasourdi par la vue de son nouveau valet, par l’absence de Lampe et par ma présence, ce ne fut qu’avec difficulté que je pus lui faire comprendre le but de ma visite. C’est dans le besoin qu’on reconnaît un ami ; et à cette heure nous aurions donné beaucoup d’argent au savant thébain qui aurait pu nous révéler l’arrangement nécessaire du service de la table : c’était là un mystère qui n’avait point été révélé à un autre qu’à Lampe. À la fin Kant disposa tout lui-même et apparemment tout était maintenant établi à sa satisfaction. Cependant, je remarquai en lui un certain embarras et de la gêne. Là-dessus, je lui dis qu’avec sa permission, je prendrais une tasse de thé et qu’ensuite je fumerais une pipe avec lui. Il accepta ma proposition avec sa courtoisie usuelle et parut incapable de se familiariser avec la nouveauté de cette situation. À ce moment j’étais assis droit en face de lui et à la fin il me dit franchement, mais avec l’air le plus tendre et le plus implorant, qu’il se voyait réellement forcé de me prier de m’asseoir à un endroit où ne tomberaient pas ses yeux. Ayant pris l’habitude d’être assis seul à son déjeuner pendant beaucoup plus d’un demi siècle, il ne pouvait point abruptement adapter son esprit à un changement de cette nature et trouvait que sa pensée en était fort troublée. Je fis comme il me priait. Le valet se retira dans l’antichambre, où il attendit à portée de la voix : et Kant retrouva son calme habituel. La même scène se reproduisit exactement quand je me présentai à la même heure par un beau matin d’été, quelques mois plus tard. À partir de ce moment, tout se passa régulièrement. Et si par hasard il y avait une petite erreur, Kant montrait beaucoup de condescendance et d’indulgence, faisant observer spontanément qu’on ne saurait demander à un nouveau valet de chambre de connaître toutes ses habitudes et tous ses caprices. Il y eut toutefois un point sur lequel ce nouveau domestique s’adapta au goût d’érudition de Kant en une façon dont Lampe s’était montré incapable. Kant était un délicat en matière de prononciation, et Kauffmann avait une grande facilité à saisir le son des mots latins, les titres des livres, et les noms et les professions des amis de Kant : chose à laquelle Lampe, le plus insupportable des imbéciles, n’avait jamais pu parvenir. En particulier les vieux amis de Kant m’ont raconté que pendant l’espace des trente-huit ans durant lesquels Kant avait l’habitude de lire la gazette publiée par Hartung, Lampe la lui apportait à son jour de publication en proférant la même et identique sottise : “Monsieur le Professeur, voilà le journal de Hartmann”, sur quoi Kant répondait : “Hein ? quoi ? qu’est-ce que vous dites ? Journal de Hartmann ; je vous dis que ce n’est pas Hartmann, mais Hartung ; allons, répétez après moi : pas Hartmann, mais Hartung.” Alors, Lampe, morose, se redressait, prenait l’air raide d’une sentinelle en faction et, du ton monotone dont il avait poussé jadis le cri de “Qui-vive”, rugissait : “pas Hartmann, mais Hartung”. “Encore !”, criait Kant. Sur quoi Lampe rugissait pour la seconde fois : “pas Hartmann, mais Hartung”. “Encore une fois”, criait Kant. Et une troisième fois le malheureux Lampe hurlait avec un désespoir truculent : “pas Hartmann, mais Hartung”. Et cette ridicule scène de parade militaire était répétée sans cesse le jour de la publication de la gazette ; dûment, deux fois par semaine, l’incorrigible vieux sot était soumis au même exercice, lequel était invariablement suivi de la même sottise, la fois suivante. De sorte que ce pertinace idiot répéta sans variation la même imbécillité 104 fois par an (deux fois par semaine) multipliée par trente-huit, nombre des années ! Pendant plus de la moitié d’une vie normale humaine, selon les limites que lui accorde l’Écriture Sainte, ce vieil âne, qu’on ne saurait assez admirer, avait buté ponctuellement sur la même pierre. Et pourtant, malgré cet avantage en son nouveau domestique qui se joignait à une supériorité générale sur son prédécesseur, la nature de Kant était trop tendre, trop bonne et trop indulgente aux infirmités de toute personne, sauf aux siennes propres, pour que la voix et le vieux visage familier auquel il avait été accoutumé pendant quarante ans ne lui manquassent point. Et je trouvai un trait touchant du regret qu’éprouva Kant pour son vieux serviteur qui n’avait jamais rien valu, qui est inscrit dans son carnet. D’autres personnes notent ce dont elles désirent se souvenir. Là, Kant avait noté ce qu’il devait oublier : “Mem. — février 1802 — il ne faut plus se souvenir du nom de Lampe.”

Au printemps de cette année 1802, je conseillai à Kant de prendre l’air. Il y avait longtemps qu’il n’était sorti. Il n’y avait point à songer à le faire marcher, mais je pensai que peut-être le mouvement de la voiture et l’air pourraient avoir une chance de le ranimer. Je ne me fiais guère au pouvoir des spectacles et des sons du printemps, car depuis longtemps il avait cessé d’en être touché.

De tous les changements que le printemps apporte, il n’y en avait plus qu’un maintenant qui intéressait Kant. Il languissait après avec une avidité et une intensité d’attente qu’il était presque douloureux de contempler : c’était le retour d’un petit oiseau (moineau peut-être ou rouge-gorge ?) qui chantait dans son jardin et devant sa fenêtre. Cet oiseau, soit le même, soit son successeur dans la suite des générations, avait chanté pendant des années dans la même situation. Et Kant devenait inquiet quand le temps froid avait duré plus longtemps qu’à l’ordinaire et retardait son retour. Comme Lord Bacon en effet, il avait un amour enfantin pour tous les oiseaux ; en particulier, il s’appliquait à encourager des moineaux à faire leur nid au-dessus des fenêtres de son cabinet de travail. Quand ceci survenait, et c’était fréquent à cause du profond silence qui régnait dans cette pièce, il guettait leur travail avec le délice et la tendresse que d’autres donnent à un intérêt humain. Pour en revenir au point dont je parlais, Kant montra beaucoup de répugnance d’abord à adopter ma proposition de promenade : “Je ne pourrai pas me tenir dans la voiture, dit-il, et je m’affaisserai comme un tas de vieux chiffons.” Mais je persistai en insistant doucement et le poussai à essayer en lui promettant que nous reviendrions de suite, s’il trouvait l’effort trop grand. Donc, par un jour tiède au commencement de l’été, moi et un vieil ami de Kant, nous l’accompagnâmes à une petite maison que j’avais à la campagne. Comme nous traversions les rues, Kant fut enchanté de découvrir qu’il pouvait se tenir droit et supporter le mouvement de la voiture, et sembla éprouver un plaisir juvénile à voir les tours et autres monuments publics qu’il n’avait pas vus depuis des années. Nous arrivâmes très gais au but de notre promenade. Kant prit une tasse de café et essaya de fumer un peu. Puis il s’assit au soleil et écouta charmé le babil des oiseaux qui s’étaient assemblés en grand nombre. Il distingua chaque oiseau à son chant, le désigna par son nom. Après avoir passé là environ une demi-heure, nous nous mîmes en route pour revenir, Kant encore joyeux mais évidemment rassasié par le plaisir de la journée.

En cette occasion, j’avais évité à dessein de l’emmener dans un jardin public afin de ne point troubler son plaisir en l’exposant à la désagréable curiosité des regards de la foule. Cependant, on sut à Kœnigsberg que Kant était sorti ; et comme la voiture traversait les rues pour rentrer à la maison, il y eut une ruée de gens de tous les quartiers vers cette direction. Quand la voiture pénétra dans la rue où était sa maison, nous la trouvâmes entièrement encombrée par le peuple. Comme nous nous approchions lentement de la porte, il se fit deux haies dans la foule entre lesquelles nous fîmes passer Kant, moi et mon ami lui donnant le bras. Je remarquai dans cette foule les visages de beaucoup de personnes de rang et d’étrangers distingués : quelques-uns voyaient maintenant Kant pour la première fois et beaucoup d’autres pour la dernière.

Comme l’hiver de 1802-03 s’approchait, il se plaignit plus que jamais d’une maladie d’estomac qu’aucun médecin n’avait pu soulager ni même expliquer. L’hiver se passa en souffrance : il était las de la vie et attendait l’heure d’en prendre congé. “Je ne peux plus rendre service au monde, disait-il, et je me suis un fardeau à moi-même.” Souvent, j’essayai de l’égayer par la promesse d’excursions que nous pourrions faire ensemble, quand l’été serait revenu. Il y comptait si sérieusement qu’il en avait fait un plan ou classification régulière : I. Promenade ; II. Excursions ; III. Voyages. Et rien ne pouvait égaler l’avis d’impatience qu’il exprimait pour l’arrivée du printemps et de l’été, non point tant pour le plaisir particulier de ces saisons que parce que c’étaient celles des voyages. Il inscrivit cette note sur son carnet : “Les trois mois d’été sont juin, juillet et août” : ce qui signifiait que c’étaient les trois mois où l’on voyage. Dans la conversation il exprimait la force fiévreuse de ses vœux, si anxieusement et si plaintivement, que tous éprouvaient pour lui une puissante sympathie et auraient souhaité d’avoir quelque moyen magique pour accélérer le cours des saisons.

Durant cet hiver, on fit souvent du feu dans sa chambre à coucher. C’était la chambre où il conservait sa petite collection de livres, environ 450 volumes, surtout des exemplaires d’auteur qui lui avaient été offerts. Il peut sembler étrange que Kant, qui avait tant lu, n’eût point de plus grande bibliothèque ; mais il en avait moins besoin que d’autres savants parce que, dans sa jeunesse, il avait été bibliothécaire à la Bibliothèque du Château et que depuis, la libéralité de Hartknoch, son éditeur, qui à son tour avait profité des généreuses conditions auxquelles Kant lui avait cédé ses droits d’auteur sur ses œuvres, lui avait permis de lire tous les nouveaux livres à mesure qu’ils paraissaient.

Vers la fin de cet hiver, c’est-à-dire de 1803, Kant commença à se plaindre de rêves désagréables, quelquefois très terrifiants, qui provoquaient en lui une grande agitation. Souvent des mélodies qu’il avait entendu chanter dans sa prime jeunesse parmi les rues de Kœnigsberg, résonnaient douloureusement à ses oreilles et le hantaient si obstinément qu’il n’y avait point d’effort, de distraction pour les chasser : ceci lui donnait de l’insomnie jusqu’à des heures tardives. Et parfois, après que le sommeil l’avait pris à la suite d’une longue veille, quelque profond que fût son sommeil, il était brusquement interrompu par de terribles hallucinations qui plongeaient Kant dans une extrême terreur. Presque toutes les nuits, le cordon de sonnette qui communiquait avec une sonnette établie dans une chambre au-dessus de la sienne où dormait son serviteur était violemment agité et avec une intense précipitation ; et si vite que s’empressât le domestique, il arrivait toujours trop tard et trouvait son maître levé et se dirigeant, terrifié, vers quelque autre partie de la maison. En cette occasion la faiblesse de ses jambes l’exposait à de si rudes chutes qu’enfin, mais avec une infinie difficulté, je lui persuadai de faire coucher son domestique dans la même chambre que lui. L’état morbide de son estomac qui provoquait ces affreux rêves, devint de plus en plus lamentable, et il essaya des remèdes variés que jadis il avait hautement condamnés tels que quelques gouttes de rhum sur un morceau de sucre, du naphte, etc(31). Mais ce ne furent là que des palliatifs, car son âge avancé empêchait tout espoir de cure radicale. Ses rêves devinrent continuellement plus épouvantables. Une seule scène, un seul passage de ces rêves aurait suffi à composer le cours entier de puissantes tragédies dont l’impression était si profonde qu’elle se prolongeait jusque bien loin dans ses heures de veille. Parmi d’autres phantasmes encore plus angoissants et indescriptibles, ces rêves lui représentaient constamment des formes d’assassins, qui s’approchaient de son lit : et il était si troublé par les ténébreuses processions de fantômes qui glissaient tout le long de lui la nuit, que, dans le premier effarement du réveil, il prenait généralement son domestique qui courait à son secours pour un assassin. Pendant le jour nous causions souvent de ces nombreuses illusions. Et Kant, avec son coutumier esprit et le mépris stoïque pour les faiblesses nerveuses de toutes sortes, en riait ; et pour fortifier sa propre résolution de lutter contre elles, il inscrivit dans son carnet : “Ne plus s’abandonner aux paniques des ténèbres.” Cependant, sur ma suggestion, il laissa brûler maintenant une lumière dans sa chambre, placée de façon à ce que les rayons ne vinssent pas tomber sur son visage. D’abord, il en éprouva beaucoup d’ennui, et peu à peu il s’y fit. Le fait même qu’il pût parvenir à la supporter fut pour moi une preuve de la grande révolution qu’avait accomplie cette terrifiante opération de ses rêves. Jusque-là l’obscurité et l’extrême silence étaient les deux piliers sur lesquels reposaient son sommeil. Nul pas ne devait s’approcher de sa chambre, et pour ce qui est de la lumière, s’il voyait seulement un rayon de lune perçant à travers une crevasse des volets, il en devenait malheureux. En fait, les fenêtres de sa chambre à coucher étaient barricadées nuit et jour ; mais maintenant l’obscurité était pour lui une terreur et le silence une oppression. Il ajouta donc à sa lampe une pendule à répétition qu’il fit placer dans sa chambre. D’abord, le battement en fut trop fort, mais on parvint à emmoufler le martelet et dès lors le tic-tac et les sonneries lui devinrent des sons familiers.

Vers ce temps, au printemps 1803, son appétit commença à diminuer, ce qui ne me parut pas un bon signe. Bien des personnes prétendirent que Kant avait l’habitude de trop manger. Je ne saurais toutefois souscrire à cette opinion, car il ne mangeait qu’une fois par jour et ne buvait pas de bière. Il était même ennemi très déterminé de cette boisson (je veux dire la bière brune forte). Si jamais un homme mourait tôt, Kant disait : “Il devait probablement boire de la bière” ou si un autre était indisposé, on pouvait s’attendre à ce qu’il demandât : “Mais boit-il de la bière ?” Et selon la réponse donnée, il formulait son pronostic du malade. Il ne cessa de maintenir en somme que la bière forte est un poison lent. On sait que Voltaire répondit à un jeune médecin qui accusait le café d’être aussi un poison lent : “Vous avez bien raison, mon ami : lent et horriblement lent, car j’en bois depuis soixante-dix ans, et il ne m’a pas encore tué.” Mais c’est une réponse que Kant n’aurait point permise pour la bière.

Le 22 avril 1803, son jour de naissance, le dernier qu’il vit, fut célébré par une assemblée plénière de ses amis. Il avait longtemps attendu cette fête et s’était plu à s’enquérir des progrès qu’on faisait dans les préparatifs. Mais quand le jour vint, la trop grande excitation et la tension de l’attente sembla s’être outrepassée. Il essaya d’avoir l’air joyeux : le tumulte d’une société nombreuse le troubla, l’inquiéta et sa gaieté était manifestement forcée.

Le premier sens de plaisir réel qu’il en éprouva parut lui venir le soir après que les invités furent partis, au moment où il se déshabillait dans son cabinet de travail. Il parla alors avec beaucoup de plaisir des cadeaux qu’on ferait en cette occasion, ainsi que c’est l’habitude, à ses serviteurs, car Kant n’était jamais joyeux s’il ne voyait autour de lui les autres joyeux. Il était grand donneur de cadeaux, mais en même temps ne supportait point l’effet théâtral préparé, les formalités de congratulation, le pathos sentimental avec lesquels on fait en Allemagne les cadeaux de jour de naissance. En tout cela, son goût masculin découvrait quelque chose de fade et de ridicule.

L’été de 1803 était arrivé et, rendant visite à Kant un jour, je fus atterré quand il me pria du ton le plus sérieux de rassembler les fonds nécessaires pour un long voyage à l’étranger. Je ne fis point d’opposition, mais lui demandai les raisons d’un tel projet. Il m’allégua les horribles souffrances qu’il éprouvait à l’estomac et qui n’étaient plus supportables. Sachant le pouvoir qu’avait toujours eu sur Kant une citation de poëte latin, je répliquai simplement : “Post equitem sedet altra cura”, et sur l’instant il ne dit rien de plus. Mais la sincérité touchante et pathétique avec laquelle il ne cessait d’implorer l’arrivée des beaux jours fit que je me demandai s’il ne fallait pas au moins céder en partie à ses vœux. Je lui proposai donc une petite excursion au cottage que nous avions visité l’année d’avant. — “N’importe, dit-il, où vous voudrez, pourvu que ce soit loin.” Vers la fin de juin donc, nous mîmes ce dessein à exécution. En se mettant en voiture, l’ordre du jour de Kant fut : “De la distance, de la distance ! Surtout allons bien loin.” Mais à peine eûmes-nous atteint les portes de la ville que le voyage sembla avoir déjà duré trop longtemps. En arrivant au cottage nous trouvâmes le café qui nous attendait. Mais il ne voulut pas même se donner le temps de le boire avant de redemander la voiture, et le voyage de retour lui sembla insupportablement long, quoique nous n’y mîmes qu’un peu moins de vingt minutes. Il ne cessait de s’écrier : “Ce ne sera donc jamais fini ?” Et grande fut sa joie quand il se retrouva dans son cabinet de travail, déshabillé, et au lit. Et cette nuit-là il dormit en paix et fut délivré pour une fois de la persécution des rêves.

Bientôt après il commença de nouveau à parler d’excursions, de voyages dans des pays éloignés. Et en conséquence nous recommençâmes plusieurs fois notre promenade. Et quoique les circonstances fussent toujours les mêmes, qu’elles se terminassent toujours par un désappointement du plaisir immédiat qu’il avait anticipé, pourtant sans aucun doute elles furent en somme salutaires à sa santé d’esprit. En particulier le cottage lui-même abrité sous de grands ormes au pied desquels s’étendait une vallée silencieuse et solitaire où s’enlaçait un petit torrent coupé par une chute, dont la sonorité plaisait à l’oreille, donna quelquefois de vives joies à Kant par de calmes journées de soleil. Et un jour, sous des circonstances accidentelles de nuages passagers, d’éclairage, ce petit paysage pastoral éveilla soudain le vivace souvenir depuis longtemps assoupi d’une divine matinée d’été de sa jeunesse qu’il avait passée dans un bosquet, sur les berges d’un ruisselet qui traversait le parc d’un de ses anciens et chers amis, le général Von Lossow. La force de cette impression fut telle qu’il revivait cette matinée, qu’il pensait comme il avait pensé alors et qu’il causait avec des amis bien-aimés qui n’étaient plus.

Sa dernière excursion fut au mois d’août de cette année 1803, non dans mon cottage, mais dans le jardin d’un ami. Ce jour-là il manifesta une grande impatience. Il avait été convenu qu’il rencontrerait un vieil ami dans ce jardin, et que moi, avec deux autres messieurs, je l’accompagnerais. Il se trouva que notre troupe arriva la première et il nous fallut attendre, mais seulement quelques minutes. Telle était toutefois la faiblesse de Kant et son total manque de capacité à estimer la durée du temps, qu’après avoir attendu quelques moments, il s’imagina que plusieurs heures avaient dû s’écouler, si bien qu’il ne fallait plus compter sur son ami. Plein de cette conviction il voulut s’en aller, fort troublé dans son esprit. Et ainsi se terminèrent les voyages de Kant en ce monde.

Au commencement de l’automne la vision de son œil droit commença à s’affaiblir. Il avait depuis longtemps perdu l’usage du gauche. Il est à noter que c’est grâce à un pur hasard qu’il avait découvert cette première et ancienne infirmité. S’étant assis un jour pour se reposer au cours d’une promenade, il eut l’idée d’essayer la force relative de ses yeux. Mais en tirant un journal qu’il avait dans sa poche, il fut surpris de s’apercevoir qu’il ne pouvait pas distinguer une seule lettre avec l’œil gauche. Il avait eu autrefois de notables accidents aux yeux : une fois, au retour d’une promenade, il avait vu les objets doubles pendant assez longtemps ; deux autres fois il était devenu subitement aveugle. Sont-ce là des accidents anormaux ? Je l’abandonne à la décision des oculistes. Il est certain qu’ils troublèrent fort peu Kant, qui, jusqu’à ce que la vieillesse eût abaissé la puissance de ses facultés, vivait dans un constant état de préparation stoïque pour le pis qui pût lui arriver. Je fus maintenant terrifié de songer au degré auquel allait s’aggraver son sentiment d’impuissance s’il perdait totalement la vue. Déjà il lisait et écrivait avec grande difficulté ; ce qu’il écrivait n’était guère plus lisible que ce que les gens peuvent s’amuser à griffonner les yeux fermés. Ses vieilles habitudes de travail solitaire faisaient qu’il n’avait point de plaisir à entendre lire à haute voix, et tous les jours il m’angoissait par l’accent pathétique dont il m’implorait pour lui faire fabriquer des verres propres à la lecture. Je tentai tout ce que ma propre science optique pouvait suggérer et on fit chercher les meilleurs opticiens, qui apportèrent leurs verres et les modifièrent suivant ses indications. Mais tout fut en vain.

Dans cette dernière année de sa vie, Kant eut beaucoup de répugnance à recevoir des visites d’étrangers, et sauf en des circonstances particulières, s’y refusa totalement. Pourtant, quand des voyageurs s’étaient considérablement écartés de leur route pour venir le voir, j’avoue que je ne savais trop comment faire. Refuser avec trop d’obstination, c’était me donner l’air de désirer m’attribuer de l’importance à moi-même. Je dois reconnaître d’ailleurs que, malgré quelques exemples d’importunité et d’expression grossière d’une curiosité de bas étage, je constatai généralement dans tous les rangs de la société une très délicate sensibilité pour la condition du vieux reclus. Les visiteurs faisaient d’ordinaire passer leur carte en déclarant qu’ils ne désiraient point satisfaire leur envie s’il devait en être tourmenté. Le fait est que ces visites le tourmentaient infiniment. Il éprouvait que c’était une dégradation de s’exhiber en son état d’impuissance et il était conscient de son incapacité de répondre convenablement à l’attention qu’on lui portait. Quelques visiteurs cependant furent introduits suivant le hasard et l’état accidentel de l’esprit de Kant au moment de la visite. Parmi ceux-là je me souviens que nous eûmes un plaisir particulier en M. Otto, celui qui signa le traité de paix franco-anglais avec le président lord Liverpool (alors lord Hawkesbury). Un jeune Russe aussi me revient à la mémoire pour l’enthousiasme excessif et je crois sans affectation qu’il témoigna. Lorsqu’on le fit entrer il s’avança rapidement, saisit les deux mains de Kant et les baisa. Kant, parce qu’il avait vécu beaucoup parmi des amis anglais, avait pris une bonne part de réserve et de dignité anglaises, et détestait les mises en scène, parut un peu effrayé par ce mode de salut et fut assez embarrassé. Pourtant la manifestation de ce jeune homme correspondait, je crois, à des sentiments sincères, car le lendemain il revint de nouveau, s’enquit de la santé de Kant, se montra fort anxieux de savoir si sa vieillesse lui était pesante et par-dessus tout demanda à emporter un petit souvenir du grand homme. Par hasard le domestique avait découvert un court fragment raturé du manuscrit original de l’Anthropologie de Kant. Avec ma sanction il le remit au Russe qui prit le papier avec transport, le baisa, puis donna au domestique le seul dollar qu’il eût sur lui. Puis, songeant que ce n’était point assez, il tira son habit et son gilet et obligea cet homme à les accepter. Kant, dont la naturelle simplicité de caractère le rendait très peu propre à la sympathie pour les extravagances sentimentales, ne put toutefois se défendre d’un sourire de bonne humeur quand on lui apprit cet exemple de naïveté et d’enthousiasme chez son jeune admirateur.

J’arrive maintenant à un événement de la vie de Kant qui fut le précurseur des scènes finales. Le 8 octobre 1803, pour la première fois depuis sa jeunesse, il tomba sérieusement malade. Étant étudiant à l’Université, il avait autrefois souffert d’une fièvre qui avait d’ailleurs cessé grâce à l’exercice forcé de la marche ; et dans les dernières années il avait éprouvé quelques douleurs d’une contusion à la tête ; mais sauf ces deux exceptions, si on peut ainsi les considérer, il n’avait jamais été à proprement dire malade. À présent la cause de sa maladie fut telle : son appétit devint irrégulier ou plutôt, devrais-je dire, se déprava, et il ne prenait plus plaisir à rien manger que du pain beurré et du fromage d’Angleterre. Le 7 octobre à dîner, il ne prit guère autre chose malgré tout ce que moi et un autre ami qui dînait avec lui, nous pûmes faire pour l’en dissuader. Pour la première fois il me sembla que mon importunité paraissait lui déplaire, comme si j’eusse dépassé les justes limites de mes devoirs. Il affirma que le fromage ne lui avait jamais fait de mal et ne lui en ferait pas maintenant. Il ne me restait qu’à me taire et il fit ce qui lui plut. La conséquence fut celle qu’on aurait pu anticiper : nuit d’insomnie à laquelle succéda une journée de grave malaise. Le matin suivant, tout alla comme d’ordinaire jusqu’à neuf heures, où Kant, jusqu’à ce moment appuyé sur le bras de sa sœur, tomba soudain par terre sans connaissance. On me fit chercher immédiatement, et je courus chez lui où je le trouvai étendu sur son lit qu’on avait déplacé dans son cabinet de travail. Il n’avait plus la parole et aucune conscience. J’avais déjà prévenu le médecin, mais avant qu’il arrivât, la nature avait fait les efforts nécessaires pour ramener un peu Kant à lui-même. Au bout d’une heure environ il ouvrit les yeux et continua à marmotter des mots inintelligibles jusque vers le soir, où il se remit un peu et commença à parler raisonnablement. Pour la première fois de sa vie il fut pendant quelques jours confiné dans son lit, sans rien manger. Le 12 octobre, il reprit de nouveau quelque nourriture et réclama ses aliments favoris, mais j’étais maintenant résolu, même au risque de lui déplaire, à m’y opposer fermement. Je lui exposai donc toutes les conséquences de sa dernière imprudence, chose dont il n’avait manifestement aucun souvenir. Il écouta tout ce que je dis avec beaucoup d’attention et exprima tranquillement la conviction que j’avais parfaitement tort, mais il se soumit pour le moment. Toutefois quelques jours après, je découvris qu’il avait offert un florin pour un peu de pain et de fromage ; ensuite un dollar et même davantage. Quand on lui refusa il se plaignit amèrement ; mais peu à peu il se résigna à cesser ses demandes, quoique souvent il ne pût se défendre de trahir combien son désir était violent.

Le 13 octobre, il reprit ses dîners habituels et on le considéra comme convalescent, mais en réalité, il ne retrouva guère le calme d’esprit qu’il avait conservé jusqu’à cette attaque. Il avait toujours aimé autrefois à prolonger son repas, le seul qu’il prît, ou, ainsi qu’il s’exprimait selon la phrase classique, cenam ducere, mais il devint difficile maintenant de le presser assez à son gré. Après le dîner qui se terminait à environ deux heures, il se mettait aussitôt au lit et s’assoupissait par intervalles, et ces sommes étaient régulièrement interrompus par des hallucinations ou des rêves terribles. À sept heures du soir arrivait une période de grande détresse qui durait jusqu’à cinq ou six heures du matin, quelquefois plus tard ; et il ne cessait pendant toute la nuit alternativement de se promener et de s’étendre, parfois calme, mais plus souvent très agité.

Il devenait nécessaire maintenant de prendre une personne pour le veiller, parce que son domestique était épuisé par le service de la journée. Aucune ne semblait si propre à cet office que sa sœur ; d’abord elle avait longtemps reçu de lui une pension fort généreuse et de plus, sa plus proche parente, elle pourrait porter le meilleur témoignage de ce que son illustre frère n’aurait manqué à ses dernières heures d’aucun des soins et des attentions qu’exigeait sa situation. On s’adressa donc à elle et elle entreprit de le veiller alternativement avec son valet de chambre. Elle prit ses repas à part et on fit une large addition à sa rente. On vit bientôt que c’était une femme tranquille, d’esprit conciliant, qui ne soulevait point de discussion parmi les domestiques, et elle acquit vite l’estime de son frère par sa modestie et sa réserve, et, ajouterai-je, par l’affection vraiment fraternelle qu’elle lui témoigna jusqu’à la fin.

La journée du 8 octobre avait gravement frappé les facultés de Kant, mais ne les avait pas totalement détruites. Pendant de brefs intervalles, les nuages qui s’étaient assemblés sur sa majestueuse intelligence semblaient s’écarter pour la laisser briller comme jadis. Durant ces moments de brève conscience d’esprit, sa bonté coutumière lui revenait, et il exprimait d’une manière bien touchante sa reconnaissance pour les efforts de ceux qui l’entouraient, et le sentiment qu’il avait de leur peine. En ce qui regardait spécialement son domestique, il se montrait fort inquiet qu’on le récompensât par de larges présents, et il me priait instamment de ne point montrer de parcimonie. Il faut dire que Kant n’était rien moins que princier dans son usage de l’argent et il n’y avait point d’occasion où il exprimât plus fortement son sentiment de mépris que lorsqu’il appréciait des actions d’avarice ou de basse cupidité. Ceux qui ne l’avaient vu que dans la rue s’imaginaient qu’il n’était pas généreux, car il refusait fermement et par principe toute aumône à de communs mendiants. Mais, d’autre part, il était très généreux à l’égard des institutions charitables publiques ; il avait assisté ses parents pauvres de façon beaucoup plus large qu’on n’aurait pu raisonnablement le prévoir et on vit maintenant qu’il avait beaucoup d’autres pensionnaires dépendant de ses libéralités, fait qui nous était entièrement inconnu, jusqu’à ce que la faiblesse de sa vue et d’autres infirmités m’obligèrent au devoir de payer ces pensions moi-même. Il faut se souvenir aussi que la fortune entière de Kant, qui en dehors de son traitement officiel ne s’élevait pas à plus de 20.000 dollars, était le produit de son travail honorable pendant près de soixante ans et qu’il avait lui-même subi toutes les affres de la pauvreté dans sa jeunesse, quoique ne s’étant jamais endetté vis-à-vis d’aucun homme ; circonstances de son histoire qui, ainsi qu’elles expriment la conscience qu’il devait avoir de la valeur de l’argent, rehaussent infiniment le mérite de sa générosité.

En décembre 1803, il devint incapable de signer son nom. Sa vue s’était abaissée au point qu’à table il ne pouvait trouver sa cuillère sans qu’on la lui donnât, et quand je me trouvais dîner avec lui, je commençais par couper en petits morceaux ce qu’il y avait sur son assiette ; puis je les plaçais dans une cuillère à dessert ; puis enfin je lui conduisais la main jusqu’à la cuillère. Mais son incapacité à signer son nom n’avait pas pour seule cause la cécité. La vérité était que, par impuissance de mémoire, il ne pouvait se souvenir des lettres qui composaient son nom et quand on les lui répétait, il ne pouvait représenter la figure de ces lettres dans son imagination. Vers la fin de novembre j’avais remarqué que cette incapacité s’accentuait rapidement, et j’avais donc obtenu de lui de signer d’avance tous les reçus, etc., dont on aurait besoin à la fin de l’année. Plus tard, à ma prière, et pour éviter toute difficulté, il me donna un pouvoir régulier de signature.

Quoique Kant fût maintenant bien déprimé, il avait parfois des moments de gaieté. Son jour de naissance était toujours pour lui un sujet agréable. Quelques semaines avant sa mort je calculais le temps qui s’écoulerait encore jusqu’à cet anniversaire, et je l’égayais de la perspective des réjouissances qu’on y célébrerait. “Tous vos vieux amis, lui dis-je, se réuniront et boiront à votre santé une coupe de champagne.” — “Oui, dit-il, mais il faut le faire sur-le-champ.” Et il ne fut satisfait que lorsqu’on eut réuni la compagnie. Il but un verre de vin avec ses invités, et avec une grande élévation d’esprit, célébra par anticipation ce jour de naissance qu’il ne devait jamais voir.

Cependant dans les dernières semaines de sa vie, un grand changement se fit dans son humeur. À sa table, où jadis régnait un serein esprit de gaieté, il n’y avait plus qu’un mélancolique silence. Il était troublé de voir deux convives causer l’un avec l’autre, tandis que lui-même restait en scène comme un figurant qui n’a pas de rôle. Et pourtant, l’engager dans la conversation aurait été encore plus désolant, car il n’entendait plus que très mal. L’effort qu’il faisait pour s’écouter lui était pénible et ses expressions, même quand ses pensées étaient suffisamment précises, étaient devenues presque inintelligibles. Il est remarquable toutefois que dans les plus profondes dépressions, devenu parfaitement incapable de s’entretenir raisonnablement des affaires ordinaires de la vie, il pouvait encore répondre avec une correction et une distinction véritablement extraordinaires à toute question de philosophie ou de sciences, particulièrement de géographie physique, de chimie ou d’histoire naturelle. Il parla fort bien, dans sa pire condition, des lois des gaz et cita fort exactement différentes propositions de Kepler, notamment la loi des mouvements planétaires. Et je me souviens précisément que le dernier lundi de sa vie, où l’extrémité de sa faiblesse faisait fondre en larmes ses amis qui l’assistaient, il était assis parmi nous, insensible à tout ce que nous pouvions lui dire, affaissé ou plutôt, faudrait-il dire, écroulé en une masse sans forme sur sa chaise, sourd, aveugle, en torpeur, paralysé. À ce moment-là même je dis à voix basse aux autres, que je m’engageais à faire entrer Kant dans la conversation avec justesse et animation. C’est ce qu’ils trouvèrent difficile de croire. Là-dessus je m’approchai de son oreille et je lui adressai une question sur les Barbaresques. À la surprise de tous, excepté la mienne, il nous fit immédiatement un exposé sommaire de leurs mœurs et de leurs coutumes et nous dit à ce propos que dans le mot Algiers il faudrait prononcer le g dur, comme dans le mot anglais gear.

Pendant les derniers quinze jours de la vie de Kant, il s’occupait incessamment à un travail qui semblait non seulement dépourvu de but, mais en lui-même contradictoire. Vingt fois à la minute il détachait et rattachait son foulard, de même une sorte de ceinture qu’il portait à sa robe de chambre : sitôt qu’elle était agrafée il la dégrafait avec impatience, puis témoignait autant d’impatience pour la faire agrafer de nouveau. Mais aucune description ne saurait donner une impression adéquate de la lassante inquiétude avec laquelle du matin à la nuit il poursuivait ce labeur de Sisyphe : faire et défaire, s’irriter de ne pouvoir agir, s’irriter d’avoir agi.

Dès ce temps, il reconnaissait rarement ceux qui étaient autour de lui et nous prenait tous pour des étrangers. Ceci arriva d’abord pour sa sœur, puis pour moi, enfin pour son domestique. Cette espèce de séparation me désola plus que toutes les autres manifestations de déchéance. Je savais bien qu’il ne m’avait pas réellement retiré son affection et pourtant son air et sa manière de s’adresser à moi me donnaient constamment cette sensation. Je n’en étais que plus ému, quand la santé de ses perceptions et de ses souvenirs lui revenait mais à des intervalles de plus en plus lointains. En cette condition, silencieux ou babillant comme un enfant, absorbé et enfoncé dans la torpeur, ou bien occupé à des hallucinations et à d’imaginaires visions, s’éveillant un instant pour des bagatelles, retombant pendant des heures à ce qui peut-être étaient les fragments disjoints de grandes rêveries périssantes, quel contraste avec ce Kant qui jadis avait été le centre brillant des cercles les plus brillants de noblesse, d’esprit, ou de science, que possédait la Prusse ! Une personne distinguée de Berlin qui lui avait rendu visite durant l’été précédent fut profondément émue et dit : “Ce n’est pas le Kant que j’ai vu, mais la coquille de Kant.” Et combien cette parole eût été plus vraie, si elle l’eût vu maintenant !

Car voici que vint février 1804, qui fut le dernier mois que Kant fut destiné à voir. Il est remarquable que, dans le carnet dont j’ai parlé, j’aie]] trouvé un fragment de vieille chanson que Kant y avait noté, daté de l’été, environ six mois avant sa mort, et où il était dit que février était le mois où les hommes avaient à porter le plus léger fardeau pour la simple raison qu’il était plus court que les autres de deux ou trois jours. Et la conclusion était dans un sentiment de fantaisie ému : “Ô heureux mois de février où l’homme a le moins à supporter, le moins de peine, le moins de douleur, le moins de remords.” Même en ce bref mois Kant n’eut pas à supporter douze jours entiers, car ce fut le douzième qu’il mourut et véritablement on peut dire qu’il était mourant depuis le premier. Il ne faisait plus que végéter malgré les capricieuses lueurs passagères qui jaillissaient encore des tisons de son ancienne et magnifique intelligence.

Le 3 février, les ressorts de la vie semblèrent s’arrêter de jouer, car à partir de ce jour il ne mangea littéralement plus rien : son existence ne sembla plus être que la prolongation de force acquise par une vie de quatre-vingts ans, après la cessation du pouvoir moteur du mécanisme. Son médecin lui rendait visite chaque jour à la même heure et il était convenu que je devais toujours être là pour le rencontrer. Neuf jours avant sa mort, au moment de la visite ordinaire, survint cette petite circonstance qui nous émut tous deux en nous rappelant invinciblement l’ineffaçable courtoisie, et la tendresse de la nature de Kant.

Quand on annonça le médecin, je montai chez Kant et lui dit : “Voici le docteur A…“ Kant se leva de sa chaise, tendit sa main au docteur et murmura quelque chose où le mot postes était répété à plusieurs reprises, mais avec l’air de désirer qu’on l’aidât à achever la phrase. Le docteur A…, qui pensait que par postes, il voulait dire des relais de chevaux de poste, et que par conséquent il délirait, lui répondit que tous les chevaux avaient été commandés et le supplia de se calmer. Mais Kant continua avec un grand effort sur lui-même et ajouta : “Beaucoup de postes, bien de la bonté, beaucoup de bonté, beaucoup de reconnaissance.” Tout cela fut dit avec une incohérence apparente mais avec une grande chaleur et une visible conscience. Cependant je devinai parfaitement ce que Kant sous sa brume d’imbécillité désirait dire et j’interprétai : “Ce que le professeur désire dire, docteur A…, c’est ceci : étant donné les postes nombreux et pesants que vous remplissez en ville et dans l’Université, cela témoigne d’une grande bonté de votre part de lui donner autant de votre temps (car le docteur A… ne voulut jamais se laisser payer par Kant) et il vous a la plus profonde reconnaissance de cette bonté.” — “C’est cela, dit Kant, gravement, c’est cela.” Mais il continua encore de se tenir debout et il allait tomber. Sur quoi j’avertis le médecin que j’étais persuadé que Kant ne voudrait point s’asseoir quelle que fût sa fatigue, jusqu’à ce que ses visiteurs se fussent assis. Le docteur sembla en douter, mais Kant qui avait entendu ce que j’avais dit, par un prodigieux effort confirma mon explication de sa conduite et prononça distinctement ces paroles : “Dieu me préserve d’être tombé assez bas pour oublier les offices de l’humanité.”

Quand le dîner fut annoncé, le docteur A… prit congé. Un autre invité venait d’arriver et j’espérais, à cause de l’animation que Kant venait de montrer, que ce jour-là le repas serait agréable. Mon espérance fut vaine : Kant était plus épuisé que de coutume et il eut beau lever la cuillère jusqu’à sa bouche, il ne put rien avaler. Depuis quelque temps tous les aliments avaient perdu leur goût pour lui, et je m’étais efforcé, mais sans succès, de stimuler les organes du goût par de la muscade, du cinnamome, etc. Ce jour-là rien ne réussit et je ne pus l’amener à goûter même un biscuit. Je lui avais entendu dire une fois que plusieurs de ses amis, tombés dans le coma, avaient terminé leur maladie par quatre ou cinq jours d’entière absence de douleur, mais totalement sans appétit, puis s’étaient endormis paisiblement dans le sommeil final, et je craignais bien de le voir maintenant lui-même dans cet état.

Le samedi 4 février, j’entendis ses invités exprimer à haute voix la crainte de ne plus le revoir et je ne pus que partager ces craintes. Pourtant le

Dimanche 5, je dînai à sa table avec son ami intime M. R.-R.-V. Kant était encore là, mais si faible que sa tête était affaissée sur ses genoux et qu’il était tombé contre le bras droit de son fauteuil. J’allai arranger ses oreillers de manière à soulever et supporter sa tête, puis je lui dis : “Maintenant, mon cher Monsieur, vous êtes remis en ordre.” Grand fut notre étonnement quand il répondit d’une voix claire et nette par la phrase militaire romaine : “Oui, testudine et facie” et il ajouta immédiatement : “Prêt pour l’ennemi et en ordre de bataille.” Ses facultés se réduisaient en cendres, mais de temps à autre quelque langue de flamme ou grande émanation de lumière s’élançait pour nous montrer que l’ancien feu dormait au-dessous.

Le lundi 6, il fut beaucoup plus faible et plus plongé dans sa torpeur, il ne prononça pas une parole, sauf lorsque je lui adressai ma question sur les Barbaresques, ainsi que je l’ai dit, et demeura assis, les yeux ouverts sans voir, perdu en lui-même, ne manifestant aucun sens de notre présence, de sorte que nous avions la sensation de quelque gigantesque fantôme, d’un siècle oublié, qui serait venu s’asseoir parmi nous.

À ce moment Kant était devenu beaucoup plus calme et composé. Dans la première période de sa maladie, quand sa force n’avait point encore été brisée, et qu’elle se trouvait en conflit actif avec les premières attaques de la décrépitude, il avait montré quelque humeur, et parfois dit des paroles dures ou même rudes à ses domestiques. C’était une chose bien opposée à ses dispositions naturelles, mais très excusable dans ces circonstances. Il ne pouvait se faire comprendre. Par suite on lui apportait continuellement des objets qu’il n’avait pas demandés, et ce qu’il désirait réellement, souvent il ne pouvait l’obtenir parce que tous ses efforts pour le nommer étaient inintelligibles. De plus une violente irritation nerveuse le possédait par la rupture de l’équilibre des différentes fonctions. La faiblesse d’un organe lui était rendue plus palpable par la disproportion de la force que conservait l’autre. Mais à la fin cette lutte fut terminée. Son système tout entier était miné, et maintenant se mouvait rapidement et harmonieusement vers la dissolution. Depuis ce moment jusqu’à ce que tout fût fini, pas un mouvement d’impatience, pas une expression d’agacement ne lui échappa.

Je venais le voir maintenant trois fois par jour, et le

Mardi 7 février, y allant à l’heure du dîner, je trouvai ses invités ordinaires assis à table seuls. Kant était au lit. C’était une scène nouvelle dans sa maison. Nos craintes pour la proximité de sa fin en furent accrues. Néanmoins l’ayant vu se remettre si souvent, je ne voulus pas courir le risque de le laisser sans société les jours suivants. Donc à une heure comme d’ordinaire nous nous réunîmes dans la maison, le

Mercredi 8 février. Je lui présentai mes devoirs avec autant de gaieté que possible et j’ordonnai de servir le dîner. Kant était assis à table avec nous et levant une cuillère avec un peu de soupe, il la porta à ses lèvres, mais aussitôt après la posa et se retira à son lit d’où il ne se releva plus.

Le jeudi 9, il était tombé dans la faiblesse d’un moribond et l’aspect cadavérique (facies hippocratica) s’était déjà emparé de lui. Je revins le voir fréquemment pendant toute la journée et y retournant pour la dernière fois vers dix heures du soir, je le trouvai en état d’inconscience : je ne pus lui tirer de signe de reconnaissance et je le laissai aux soins de sa sœur et de son domestique.

Le vendredi 10, j’allai le voir à 6 heures du matin. C’était un jour de tempête, et une épaisse neige était tombée pendant la nuit, et je me souviens qu’une bande de voleurs avait fait effraction dans la cour de Kant afin d’entrer chez son voisin qui était bijoutier. Comme je m’approchais de son lit, je lui dis bonjour. Il me rendit mon salut en disant : “Bonjour”, mais d’une voix si faible et si défaillante qu’elle était à peine articulée. Je me réjouis de le trouver conscient et je lui demandai s’il me reconnaissait : “Oui”, répondit-il, et tendant la main il me toucha doucement la joue. Pendant le reste de la journée, chaque fois que je le vis, il sembla être retombé en état d’inconscience.

Le samedi 11, il était couché les yeux fixes et ternes et selon toute apparence dans une paix parfaite. Je lui demandai encore ce jour-là s’il me reconnaissait. Il ne pouvait parler, mais il tourna sa figure vers moi et me fit signe que je devais l’embrasser. Une profonde émotion me traversa comme je m’inclinais pour baiser ses lèvres pâles, car je savais que, dans cet acte solennel de tendresse, il voulait exprimer sa reconnaissance pour notre longue amitié et signifier son dernier adieu. Je ne l’avais vu donner cette marque d’amour à personne, sauf une fois, et c’était peu de semaines avant sa mort qu’il attira sa sœur vers lui et l’embrassa. Le baiser qu’il me donna alors fut son dernier témoignage de reconnaissance.

Toutes les boissons qu’on lui offrait maintenant traversaient l’œsophage avec un son de râle, comme il arrive souvent chez les moribonds, et on apercevait tous les signes de la mort prochaine.

Je souhaitais rester avec lui jusqu’à la fin et, ainsi que j’avais été parmi les plus proches témoins de sa vie, être témoin aussi de sa mort, et en conséquence, je ne le quittai plus, sauf quand on m’appelait quelques minutes pour m’occuper de quelque besogne. Je passai la nuit entière à son chevet. Quoiqu’il fût demeuré tout le jour en état d’inconscience, le soir il fit des signes intelligibles pour exprimer le désir qu’on remît son lit en ordre. Nous le soulevâmes donc dans nos bras ; on arrangea à la hâte les couvertures et les oreillers et nous le replaçâmes. Il ne dormit pas et à l’ordinaire il repoussa la cuillerée de boisson qu’on lui mettait parfois aux lèvres. Mais vers une heure du matin il fit lui-même un mouvement vers la cuillère, d’où je compris qu’il avait soif, et je lui donnai très peu de vin et d’eau sucrée. Les muscles de sa bouche n’eurent pas la force de le retenir, de sorte que, pour l’empêcher de s’échapper, il leva sa main à ses lèvres, jusqu’à ce que la gorgée fût avalée avec un bruit de râle. Il sembla en désirer encore et je continuai à lui en donner jusqu’à ce qu’il dît de façon que je fus juste capable de comprendre : “C’est assez.” Et ce furent ses dernières paroles. “C’est assez.” Sufficit ! Puissantes et symboliques paroles ! Par intervalles il repoussait ses draps et se découvrait. Je les replaçais constamment. Dans une de ces occasions je m’aperçus que tout le corps et les extrémités devenaient déjà froids et que le pouls était intermittent.

À trois heures un quart, le dimanche matin 12 février 1804, Kant s’étendit comme s’il prenait position pour son acte final, et s’établit dans la posture précise qu’il conserva jusqu’au moment de la mort. Le pouls n’était plus perceptible maintenant au toucher ni aux mains, ni aux pieds, ni au cou. J’examinai toutes les parties où il y a un battement du pouls et n’en trouvai qu’à la hanche gauche où il continuait de battre avec violence, mais souvent intermittent.

Vers dix heures du matin, Kant subit une remarquable transformation : son œil devint rigide ; son visage et ses lèvres se décolorèrent par une pâleur cadavérique. Pourtant telle était l’intensité des habitudes de sa constitution qu’aucune trace ne parut de la sueur froide qui accompagne régulièrement la dernière agonie mortelle.

Il était près de onze heures quand le moment de la dissolution s’approcha. Sa sœur était debout au pied du lit ; le fils de sa sœur au chevet ; moi, afin d’observer toujours les fluctuations de son pouls, j’étais agenouillé à son côté et j’appelai son domestique pour venir voir la mort de son bon maître. La dernière agonie maintenant allait se terminer, si on peut appeler agonie ce qui n’était point une lutte. Précisément à ce moment son distingué ami, que j’avais fait demander, M. R.-R.-V, entra dans la chambre. D’abord la respiration devint plus faible, puis elle se fit irrégulière, puis il y eut intermittence totale et la lèvre supérieure se révulsa légèrement ; ensuite il y eut une faible respiration ou un soupir, puis plus rien ; mais le pouls battit encore quelques secondes plus lentement, plus faiblement, jusqu’à ce qu’il cesse tout à fait ; le mécanisme s’arrêta ; le dernier mouvement fut interrompu ; et exactement à ce moment la pendule sonna onze heures.

Peu après sa mort, on rasa la tête de Kant, et sous la direction du professeur Knorr, on en fit un moulage en plâtre, non seulement du masque, mais de la tête entière, dans le dessein, je crois, d’enrichir la collection craniologique du docteur Gall.

Le corps ayant été disposé et habillé, une immense foule de gens de tous les rangs, du plus haut au plus bas, se pressa pour le voir. Chacun était anxieux de saisir la dernière occasion, de pouvoir se dire : “Moi aussi, j’ai vu Kant.” Ceci continua bien des jours durant lesquels, du matin au soir, la maison était encombrée de foule. Grand fut l’étonnement des gens devant la maigreur de Kant, et on s’accorda à convenir que jamais on n’avait vu corps si épuisé et si décharné. Sa tête reposait sur le coussin sur lequel jadis ces messieurs de l’Université lui avaient présenté une adresse, et je crus ne pouvoir en faire un usage plus honorable qu’en le plaçant dans le cercueil comme oreiller final pour cette tête immortelle.

Kant avait exprimé ses vœux plusieurs années auparavant dans un mémorandum spécial sur le mode de ses obsèques. Il priait qu’elles eussent lieu de bonne heure le matin, avec aussi peu de bruit et de dérangement que possible, et suivies seulement par ses amis les plus intimes. Comme j’avais trouvé ce mémorandum en rangeant ses papiers à sa requête, je lui avais franchement dit que ces dispositions me placeraient comme exécuteur testamentaire dans un grand embarras, parce que très probablement les circonstances rendraient presque impossible de les accomplir. Sur quoi Kant déchira le papier et laissa le tout à ma discrétion. En effet, je prévoyais que les étudiants de l’Université ne se laisseraient pas priver de cette occasion de témoigner leur vénération par des funérailles publiques. L’événement montra que j’avais raison. La cité de Kœnigsberg n’avait jamais vu et ne vit plus de funérailles telles que furent celles de Kant, aussi solennelles et aussi magnifiques. Les gazettes publiques et les brochures, etc., ont rendu compte si minutieusement des détails que je marquerai seulement les grands traits de la cérémonie.

Le 28 février, à deux heures de l’après-midi, tous les dignitaires de l’Église et de l’État en résidence à Kœnigsberg ou venant des parties les plus éloignées de la Prusse s’assemblèrent à la chapelle du château ; de là ils furent escortés par le corps entier de l’Université en robe d’apparat et par beaucoup d’officiers supérieurs qui avaient toujours eu beaucoup d’affection pour Kant, jusqu’à la maison du professeur mort. Le corps fut levé à la lumière des torches, tandis que les cloches de toutes les églises de Kœnigsberg sonnaient le glas, puis porté à la cathédrale, éclairée par d’innombrables cierges. Un prodigieux cortège suivait à pied. À la cathédrale, après l’ordinaire rite funéraire accompagné de toutes les expressions possibles de vénération nationale pour le mort, il y eut un grand service musical très admirablement exécuté, puis les restes mortels de Kant furent descendus dans la crypte académique, et là maintenant il repose parmi les patriarches de l’Université.

PAIX À SA POUSSIERE ; ET À SA MEMOIRE ETERNEL HONNEUR !

Thomas de Quincey.



30. (page 97)

Nous avons donné le long fragment d’après Thomas de Quincey, parce qu’il est curieux en soi, et qu’il illustre le goût si particulier de Marcel Schwob pour les traits singuliers des biographies. On lit à la fin du fol. 12 : Traduit par Marcel Schwob. Le manuscrit, n’est pas de sa main. Il s’agit sans doute d’une dictée comme le prouvent certaines négligences.

Cette traduction parut dans la Vogue, le 4 avril 1899, accompagnée d’une courte préface que nous donnons ici :

Est-ce le “puissant, juste, et subtil opium” qui tira souvent Thomas de Quincey vers le plus âcre des plaisirs — la dépréciation de l’idéal ? Est-ce la ténébreuse tentacule de vanité qui nous sert à aspirer avidement en nos héros toutes les bassesses de leur humanité ? Qui sait ? Les œuvres de Thomas de Quincey sont toutes pénétrées de cette passion. Il n’aima personne autant que Coleridge, mais révéla les manies de son poète préféré avec volupté. Il adora Wordsworth ; et en trois pages d’extase il montre le grand homme coupant un beau livre — qui ne lui appartient pas — avec un couteau souillé de beurre. Mais parmi les héros de Thomas de Quincey, sans contredit le premier fut Kant.

Voici donc quel est le sens du récit qui suit. De Quincey considère que jamais l’intelligence humaine ne s’éleva au point qu’elle atteignit en Immanuel Kant. Et pourtant l’intelligence humaine, même à ce point, n’est pas divine. Non seulement elle est mortelle mais, chose affreuse, elle peut décroître, vieillir, se décrépir. Et peut-être de Quincey éprouve-t-il encore plus d’affection pour cette suprême lueur, au moment où elle vacille. Il suit ses palpitations. Il note l’heure où Kant cessa de pouvoir créer des idées générales et ordonna faussement les faits de la nature. Il marque la minute où sa mémoire défaillit. Il inscrit la seconde où sa faculté de reconnaissance s’éteignit. Et parallèlement il peint les tableaux successifs de sa déchéance physique, jusqu’à l’agonie, jusqu’aux soubresauts du râle, jusqu’à la dernière étincelle de conscience, jusqu’au hoquet final.

Ce journal des derniers moments de Kant est composé au moyen des détails que de Quincey tira des mémoires de Wasianski, de Borowski, et de Jachmann, publiés à Kœnigsberg en 1804, année où Kant mourut ; mais il employa aussi d’autres sources. Tout cela est fictivement groupé dans un seul récit, attribué à Wasianski. En réalité l’œuvre est uniquement, ligne à ligne, l’œuvre de Quincey : par un artifice admirable, et consacré par de Foë dans son immortel Journal de la Peste de Londres, de Quincey s’est révélé, lui aussi, “faussaire de la nature”, et a scellé son invention du sceau contrefait de la réalité.

31. (page 137)

Pour la maladie particulière de Kant, telle que la décrivent d’autres biographes, un quart de grain d’opium toutes les huit heures aurait été le meilleur remède, peut-être un parfait remède.

(Note de Quincey)