Un long voyage ou un courroux, ma Dame

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Un long voyage ou un courroux, ma Dame
Les Amours, Texte établi par Hugues VaganayGarnier2 (p. 329-331).

ELEGIE

Un long voyage ou un courroux, ma Dame,
Ou le temps seul pourront m’oster de l’ame
La sotte ardeur qui vient de vostre feu,
Puis qu’autrement mes amis ne l’ont peu,
M’admonestant d’un conseil salutaire,
Que je cognois, et que je ne puis faire.
Car tant je puis par mes sens empesché,
Qu’en m’excusant j’approuve mon peché.
Et si quelqu’un de mes parens m’accuse,
Incontinent d’une subtile ruse
Par long propos je desguise le tort,
Pour pardonner à l’autheur de ma mort,
Voulant menteur aux autres faire croire
Que mon diffame est cause de ma gloire.
Bien que l’esprit resiste à mon vouloir,
Tout bon conseil je mets à nonchaloir,

Par le penser m’encharnant un ulcere
Au fond du cœur : que plus je delibere
Guarir, ou rendre autrement adoucy,
Plus son aigreur se paist de mon soucy.
Quand de despit à-par-moy je souspire,
Cent fois le jour ma raison me vient dire,
Que d’un discours sagement balancé
Je remedie au coup qui m’a blessé.
Heureux celuy qui ses peines oublie !
Va-t -en trois ans courir par l’Italie :
Ainsi pourras de ton col deslier
Ce meschant mal qui te tient prisonnier.
Autres citez, autres villes et fleuves,
Autres desseins, autres volontez neuves.
Autre contrée, autre air et autres cieux
D’un seul regard t’esblouyront les yeux,
Et te feront sortir de la pensée
Plustost que vent, celle qui t’a blessée.
Car comme un clou par l’autre est repoussé,
L’amour par l’autre est soudain effacé.
Tu es semblable à ceux qui dans un Antre
Ont leur maison, où point le Soleil n’entre.
Eux regardans en si obscur sejour
Tant seulement un seul moment de jour,
Pensent qu’une heure est le Soleil, et croyent
Que tout le jour est ceste heure qu’ils voyent.
Incontinent que leur cœur genereux
Les fait sortir hors du séjour ombreux,
En contemplant du Soleil la lumiere,
Ils ont horreur de leur prison premiere.
Le bon Orphée en l’antique saison
Alla sur mer bien loin de sa maison

Pour effacer le regret de sa femme,
Et son chemin aneantit sa flame.
Quand le Soleil s’abaissoit et levoit,
Tousjours pleurant et criant le trouvoit
Dessous un roc, couché contre la terre,
Où ses pensers lui faisoient une guerre :
Et ressembloit non un corps animé,
Ains un rocher en homme transformé.
Mais aussi tost qu’il laissa sa contrée,
Autre amour neuve en son cœur est entrée,
Et se guarit en changeant de pays.
Pour Eurydice il aima Calais,
Empoisonnant tout son cœur de la peste
De cest enfant : je me tairay du reste.
De membre à membre il en fut detranché :
» Sans chastiment ne s’enfuit le peché.