Œuvres poétiques de Chénier (Moland, 1889)/Élégie

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Œuvres poétiques, Texte établi par Louis MolandGarnierVolume 2 (p. 351-352).


ÉLÉGIE[1]


Ami, de mes ardeurs, quoi ! ta plume ose rire !
Quoi ! tu ris de l’amour, tu ris de son empire !
Imprudent, c’est l’amour que tu viens outrager !
Ah ! tremble, malheureux, il aime à se venger.
C’est toi-même aiguiser le trait qu’il te destine ;
Toi-même sous tes pieds c’est creuser ta ruine.
J’ai vu de ces rieurs qui, fiers dans leurs beaux jours,
insultaient à nos fers, à nos pleurs, aux amours,
Vieux, gémir sous le joug d’une jeune inhumaine ;
Fatiguant leurs habits d’une richesse vaine.
Cachant leurs cheveux blancs, se traîner à ses pieds,
L’accabler de leurs dons mille fois envoyés ;
Et d’une faible voix leurs lèvres palpitantes
Bégayer en pleurant des caresses tremblantes.
Alors en les voyant le jeune homme à son tour
Rit des justes revers de leur antique amour.

Ami, va, c’est un dieu, la force est inutile ;
Cède, c’est un enfant, un enfant indocile.
Les destins ont écrit (qui voudrait les blâmer ?)
Que plus tôt ou plus tard chaque homme doit aimer.
Le plus tôt vaut le mieux. Ta science ennuyeuse
Te tue. Éteins, crois-moi, ta lampe studieuse.
Viens savoir être heureux ; c’est la première loi.
Et, loin de me gronder, viens aimer avec moi.

  1. Cette élégie a été publiée, d’après un manuscrit, par M. Becq de Fouquières dans le Temps du 5 novembre 1878. Elle n’est point datée ; elle devait être la vingt-neuvième, André Chénier a écrit en tête le nombre 29. Elle est imitée d’un passage de Tibulle, livre I, élég. 2, et adressée, ainsi qu’on peut le conjecturer, à François de Pange.