Éléments d’idéologie/Seconde partie/Chapitre I

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CHAPITRE PREMIER.
Décomposition du discours, dans quelque langage que ce soit.


Nous avons déjà une connaissance générale des signes de nos idées. Nous avons vu leur origine, leurs progrès, leurs variétés, leur influence et leurs principales propriétés. Nous savons que tout syst7me de signes est un langage : ajoutons maintenant que tout emploi d’un langage, toute émission de signes, est un discours ; et faisons que notre grammaire soit l’analyse de toutes les espèces de discours.
Puisque tout discours est la manifestation de nos idées, c’est la connaissance parfaite de ces idées qui peut seule nous faire découvrir la véritable organisation du discours, et nous dévoiler complètement le mécanisme secret de sa composition.
Reportons donc encore notre attention sur nos opérations intellectuelles. Sentir et juger, voilà toute notre intelligence : je puis dire voilà tout notre être, tout ce que nous sommes. C’est notre existence toute entière. Or, juger c’est encore sentir. Nous avons dit avec vérité, que c’était sentir des rapports, mais cela demande quelques explications et quelques développemens ; et il faut avant tout éclaircir et compléter absolument l’histoire de cette faculté de juger : car c’est à elle sur-tout, que se rapporte l’artifice du discours ; et c’est à manifester ses résultats qu’il est principalement, sinon uniquement destiné.
J’ose affirmer ici qu’aucun grammairien jusqu’à présent n’a connu en quoi consiste précisément l’opération de juger, et que c’est-là la principale cause pour laquelle les meilleurs esprits et les têtes les plus fortes ne nous ont encore donné que de mauvaises théories du langage. Du moins, j’avoue franchement que je trouve toutes celles que je connais, non-seulement incomplètes, mais fausses. C’est ce qui a fait mon désespoir lorsque j’ai entrepris d’écrire ce traité, et je n’ai repris courage que quand je me suis senti moi-même pleinement satisfait à cet égard. Si, comme je le crois, j’ai rencontré la vérité sur ce point capital, quand même je me serais trompé sur tous les autres, j’en prends mon parti ; et j’ai la conscience que j’ai réellement fondé la science que d’autres ensuite perfectionneront. Juger c’est sentir des rapports entre nos idées ; cela est vrai. Mais cette expression dont je me suis servi après tant d’autres, ne dit pas d’une manière assez précise et assez exacte, ce que c’est réellement que l’opération de juger, que l’acte intellectuel appelé jugement. Juger n’est point sentir une idée nouvelle, c’est sentir qu’un être quel qu’il soit, ou plutôt l’idée que l’on en a (car nous ne sentons que nos idées), renferme une qualité, une propriété, une circonstance quelconque. Or cette qualité, cette propriété, cette circonstance quelconque, est elle-même une perception, une idée, puisque c’est une chose sentie. Juger, c’est donc sentir qu’une idée en renferme une autre. Quand je pense à Pierre, et que je juge que Pierre est bon, je sens que l’idée de Pierre renferme l’idée d’être bon, qu’elle la compte au nombre des élémens qui la composent actuellement. Il en est de même quand je juge qu’il n’est pas grand, qu’il est petit, qu’il n’a pas soif, qu’il est vieux, etc. Juger, porter un jugement, n’est jamais que cela, et ne peut jamais être autre chose. Juger n’est donc pas exactement la faculté de sentir des rapports en général : mais si l’on veut absolument se servir de ce mot, rapport, c’est uniquement la faculté spéciale de sentir entre une idée et une autre, le rapport du contenant au contenu ; ou pour mieux dire, c’est la faculté de s’apercevoir, de percevoir, de sentir que l’idée que l’on a actuellement présente, en contient une autre.

Cette faculté n’est rien autre chose que celle de distinguer une circonstance quelconque dans l’idée qu’on perçoit. Ainsi, quand j’ai une perception, une idée, je sens : et toutes les fois que je démêle une circonstance dans cette perception, je juge. C’est-là un point capital qu’il ne faut jamais perdre de vue. On dit ordinairement, quand je juge que deux idées sont différentes, je sens ces deux idées et un rapport de différence entr’elles. Ce n’est point précisément cela. Dans ce cas, je sens une idée, et en elle, la circonstance d’être différente d’une autre. On reconnaîtra dans la suite, combien cette nouvelle manière de dire la même chose, aura de conséquences utiles. Premièrement, nos sensations, nos souvenirs, nos désirs, en un mot toutes nos idées ou groupes d’idées, sont tous différens entre eux : ainsi il faut, pour chacun d’eux, un signe différent ; ou s’ils n’en ont pas un qui leur soit exclusivement affecté, il faut que nous en réunissions plusieurs pour les exprimer, jusqu’à ce qu’ils soient complètement représentés. Nos jugemens au contraire, étant tous la même chose, le même signe les représente tous également ; il n’en faut qu’un pour tous les jugemens possibles. Nous verrons bientôt quel il est dans le langage oral, et s’il est distinct et séparé, ou confondu avec d’autres.

Secondement, pour exprimer une sensation, un sentiment, un désir, simples ou complexes, actuels ou passés, il suffit de les nommer, soit avec un seul signe, soit par le moyen de plusieurs réunis, comme nous venons de l’indiquer. Pour nos jugemens au contraire, cela ne suffit pas. Quand nous aurions un signe particulier uniquement destiné à représenter l’acte intellectuel qui consiste à juger, nous répéterions éternellement ce signe qu’il ne signifierait rien. Il marquerait que nous jugeons, mais il ne dirait pas ce que nous jugeons ; il n’indiquerait jamais de quelles idées il est question. Il faut donc, pour exprimer un jugement, énoncer les deux idées dont l’une contient l’autre, plus l’acte de l’esprit qui aperçoit ce rapport. C’est ce que l’on appelle le sujet, l’attribut, et le signe de l’affirmation qui les unit. Or, c’est ce qui constitue une proposition.

Ces réflexions s’appliquent également à toute espèce de discours, puisqu’elles sont fondées sur la nature des idées, et non sur celle des signes.

Que ces signes soient des attouchemens, des gestes, des figures tracées, des sons articulés, peu importe. Nous pouvons donc établir comme principe général et même universel, que tout discours est composé d’énoncés de jugemens, de propositions, ou de noms d’idées, composés d’un ou plusieurs signes, mais détachés les uns des autres et sans liaisons entr’eux. Citons des exemples des deux espèces, tirés du langage articulé et particulièrement de la langue française. Pierre n’est pas grand. La pêche que je tiens est bonne. Voilà des propositions, des énoncés de jugemens. Dans le premier, l’idée Pierre et celle n’être pas grand, dans le second, l’idée la pêche que je tiens et celle être bonne, sont réunies par le signe d’affirmation, c’est-à-dire, par le signe qui marque que l’une est sentie comprise dans l’autre.

Au contraire, Pierre, – n’être pas grand ; – la pêche que je tiens, – être bonne, voilà des expressions d’idées isolées, de purs noms d’idées, sans liaison et sans suite, et absolument détachés les uns des autres. Le rapprochement de ces deux genres d’exemples nous montre déjà clairement à quoi tient l’expression du jugement dans le discours, nous fait voir bien distinctement ce qui constitue celui-ci en propositions. Ce n’est assurément pas le verbe lui-même, puisqu’il se trouve également dans les deux cas : c’est uniquement la forme du verbe. C’est ce que nous reconnaîtrons encore mieux, quand nous examinerons en détail les élémens du discours dans les langues parlées : mais il était bon de l’avoir remarqué ici, parce que sans cette observation, il est impossible de bien comprendre les vraies fonctions du verbe dans ces langues, et par suite, celles des autres mots qu’elles emploient.

Peut-être sera-t-on étonné de me voir regarder comme de purs noms d’idées, ces phrases déjà si composées n’être pas grand, la pêche que je tiens, être bonne, etc. Cependant qu’on se rappelle ce que nous avons dit dans notre première partie[1] au sujet de cette longue phrase, l’homme qui découvre une vérité, est utile à l’humanité toute entière, on verra que dans celle-ci n’être pas grand, ce n’est pas seulement de l’idée être qu’il s’agit ; c’est de l’idée être modifiée d’une certaine manière qui consiste à être grand et prise négativement. Être grand négativement, ou n’être pas grand, est donc une seule idée composée, qui n’ayant pas de nom propre, est exprimée par trois ou quatre mots combinés ; mais qui n’en est pas moins une idée unique. Peut-être que dans certaines langues de gestes plus pauvres que notre langue parlée, elle serait exprimée par un seul signe ; mais cela n’y changerait rien. De même l’idée, la pêche que je tiens, n’est pas seulement l’idée pêche, individuelle d’abord, devenue générale par abstraction, comme nous l’avons vu ailleurs ; c’est cette idée modifiée par l’article la, et déterminée par lui, à être prise dans toute son étendue, puis restreinte par ces mots que je tiens, à l’individu pêche, qui est dans ma main. C’est une idée nouvelle, composée de toutes celles-là qui n’a point de nom propre, et qui ne peut être représentée que par la réunion de ces signes, la pêche que je tiens. On ne doit pas avoir plus de peine à la regarder comme une seule idée, que celle exprimée par le seul mot Pierre. car Pierre ne veut-il pas dire un être de la classe de ceux appelés hommes, qui a une telle figure, une telle manière d’être, telles et telles qualités ? Or c’est assurément là une idée aussi composée que l’autre : toute la différence, c’est que l’une a un nom qui lui est propre, et que l’autre n’en a pas ; mais cela n’empêche pas qu’elles ne soient de même nature. Tout discours est donc, comme nous l’avons dit, formé de propositions ; et alors, ce sont toujours des jugemens qu’il exprime : ou il est composé de signes ou de groupes de signes, sans liaison entr’eux ; et alors, ce sont des idées de toute espèce, autre que des jugemens, qu’il représente. Dans ce dernier cas, nous disons qu’il ne signifie rien, qu’il n’a point de sens. Cette expression n’est pas très-correcte, puisqu’elle fait le mot sens synonyme du mot jugement : mais on peut dire qu’elle a beaucoup de sens, en ce qu’elle montre combien nous faisons de cas de la faculté de juger ; et que quand le discours n’exprime point de jugemens, nous ne tenons aucun compte de tout ce qu’il peut représenter. Effectivement, nous l’avons déjà vu, toutes nos connaissances ne consistent que dans nos jugemens. Nous jouirions, ou souffririons éternellement, que si nous ne portions aucun jugement de ces affections, si nous n’y apercevions aucune circonstance, pas même celle de nous venir par tel organe ou de tel objet, nous n’en tirerions aucun parti, nous serions toujours dans une entière ignorance de tout, dans une complètte impuissance de rien faire à dessein. C’est donc uniquement les jugemens de nos semblables qui peuvent être de quelqu’intérêt pour nous. Ils nous exprimeraient les noms de toutes les idées imaginables, qu’ils ne nous apprendraient rien, pas même si ces idées existent réellement, ou si elles ont quelque rapport à eux ou à nous, car ce sont là des circonstances de ces idées.

Il y a plus ; on doit se ressouvenir que toutes nos perceptions, excepté les pures sensations, sont des idées composées, c’est-à-dire, des idées à la formation desquelles ont concouru plusieurs de nos facultés intellectuelles élémentaires ; et on peut se rappeler comment nous formons ces idées composées. Je reçois la sensation de résistance, je juge qu’elle me vient d’un être quelconque ; je forme l’idée d’un être résistant, d’un corps : je juge que cet être est rond, est rouge, est le fruit d’un arbre, est acide, est bon à manger, etc. Je forme l’idée d’une cerise. Mais sans tous ces jugemens, je n’aurais point formé ces deux idées corps et cerise. Ainsi, sans la faculté de juger, nous n’aurions pas même d’idées à communiquer, excepté nos simples sensations ; à plus forte raison nous n’en aurions ni le projet ni les moyens.

Ajoutons à tout ceci encore une remarque, qui va nous conduire à bien d’autres observations. Nous avons dit que le discours pouvait être composé de propositions, ou de noms d’idées sans liaison ; mais cette dernière partie n’est vraie, que quand le discours est dans un langage qui possède des signes capables d’exprimer des idées isolées et détachées de toute autre. Or, c’est une propriété que les langages articulés possèdent seuls à un degré éminent. Je ne dis pas que le langage des gestes, et même celui des attouchemens, n’en soient pas susceptibles à un certain point : mais ce n’est que quand ils sont très-perfectionnés. Dans l’origine du langage d’action, un seul geste dit : je veux cela, ou je vous montre cela, ou je vous demande secours : un seul cri dit : je vous appelle, ou je souffre, ou je suis content, etc. ; mais sans distinguer aucune des idées qui composent ces propositions. Ce n’est point par le détail, mais par les masses que commencent toutes nos expressions, ainsi que toutes nos connaissances. Si quelques langages possèdent des signes propres à exprimer des idées isolées, ce n’est donc que par l’effet de la décomposition qui s’est opérée dans ces langages ; et ces signes, ou noms propres d’idées ne sont, pour ainsi dire, que des débris, des fragmens, ou du moins des émanations de ceux qui d’abord exprimaient, bien ou mal, les propositions tout entières.

L’essence du discours est donc d’être composé de propositions, d’énoncés de jugemens[2]

Ce sont là ses vrais élémens immédiats ; et ce que l’on appelle improprement les élémens, les parties du discours, ce sont réellement les élémens, les parties de la proposition. Ceci nous avertit que, pour continuer nos recherches, c’est actuellement de la proposition que nous devons nous occuper : et c’est sur-tout dans le langage articulé que nous devons l’étudier, puisque c’est dans celui-là qu’elle a été le plus décomposée, et que ses élémens sont plus distincts et plus variés. Passons donc à la décomposition de la proposition.

  1. Chap. 4, p. 58.
  2. C'est-là que me paraît être uniquement le langage des animaux. Il est tout composé de propositions, d'énoncés de jugemens, et il ne renferme jamais de simples noms d'idées. Assurément ils sentent, ils se souviennent, ils jugent et ils veulent : cela est impossible à méconnaître. Les moins intelligens d'entr'eux manifestent ces impressions d'une manière si positive et quelquefois si énergétique, je dirais presque si éloquente, que je ne crois pas que nous ayons aucune preuve plus certaine qu'elles existent dans nos semblables. Leurs gestes ou leurs cris disent donc très-bien, je sens, je juge ou je veux cela. Ce sont de vraies propositions tout aussi intelligibles que celles de notre langage d'action, et même que celles de nos langues les plus perfectionnées. Mais aucun de ces gestes ou de ces cris, même dans les espèces les plus modifiées et les plus développées par la société et l'exemple de l'homme, n'est jamais le nom propre d'une idée isolée, détachée de son attribut. Or cela ne tient point au mutisme : car beaucoup d'animaux émettent des sons, quelques-uns même articulent très-bien. D'ailleurs cette opération pourrait également s'effectuer avec des gestes. Dans nos langages par gestes, il y en a qui représentent un nom ou une idée détachée, et d'autres un verbe ou son attribut séparé d'elle. des gestes. Dans nos langages par gestes, il y en a qui représentent un nom ou une idée détachée, et d'autres un verbe ou son attribut séparé d'elle. Je pense que c'est donc cette capacité d'isoler une idée partielle, de détacher une circonstance d'une impression totale et composée, de séparer un sujet de son attribut, d'abstraire en un mot et d'analyser un certain point, qui manque aux animaux, qui fait que leur langage n'est jamais qu'une série d'interjections, qu'une suite de propositions implicites, et qui constitue toute la différence entr'eux et nous ; s'ils l'avaient,ils décomposeraient leurs perceptions ; ils se créeraient des signes pour exprimer les idées résultantes de cette décomposition. Ces signes allieraient les souvenirs de ces idées à des sensations, les transformeraient en sensations, comme ils font pour nous ; ils raisonneraient avec ces signes, comme nous faisons nous-mêmes. C'est donc à la décomposition de la proposition dans ses éléments que se marque la séparation entre la brute et l'espèce intelligente par excellence. Jusque-là, je vois tout semblable entr'elles, ou du moins il n'y a de différence que du plus au moins. Cette observation suffit, je crois, pour faire sentir toute l'impor- tance du sujet du chapitre qui va suivre, et peut-être jeter beaucoup de jour sur l'Idéologie comparée. Que l'on ne me demande point comment je conçois qu'un animal juge, sent un jugement, c'est-à-dire sent qu'une idée est comprise dans une autre, sans sentir distinctement chacune des deux idées. Je répondrais que je n'en sais rien. Je pourrais dire en outre que cela nous arrive aussi à nous-mêmes ; que nous portons beaucoup de jugemens sans en démêler les élémens, et qui plus est, sans nous apercevoir même que nous les portons ; mais je serai obligé d'ajouter que je ne comprends pas mieux comment cela peut être, et cela ne jetterait aucun nouveau jour sur le sujet. Ce qu'il y a de sûr, c'est que cela est ; que souvent ensuite nous démêlons les élémens de nos jugemens et les exprimons séparément, et que les animaux ne font jamais ni l'un ni l'autre. Je crois que cette remarque certaine, et intéressant en ce qu'elle entre dans la profondeur du sujet aussi avant qu'il nous est possible d'y pénétrer dans l'état actuel de nos connaissances.