Histoire des Roumains et de leur civilisation/07

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CHAPITRE VII

Eléments de la civilisation roumaine à l’époque moderne


Eléments populaires de la civilisation roumaine.— Une partie des éléments de la civilisation roumaine qui se développa depuis le XVe siècle était d’ancienne origine populaire/Nous avons déjà signalé la riche hérédité thrace, contenant tout un système d’habitations, d’exploitation agricole, tout un art primitif, commun à tous les peuples voisins ayant la même base ethnique primordiale, Serbes, Bulgares, Albanais, Grecs même, au Sud, et, au Nord-Est, Ruthènes ; puis, dans l’ordre spirituel, les mêmes coutumes, les mêmes superstitions, la même mélodie des chants populaires, les mêmes rythmes simples de la danse (le roumain hora est encore le terme grec classique) et jusqu’aux mêmes allures d’une syntaxe qui marque d’un sceau archaïque tous les parlers de ces régions.

A voir l’aspect des maisons à un seul étage, avec leur foyer séparant deux chambres, avec leur ballustrade de bois sculpté, avec leur large cour et leurs haies de branches entrelacées, à contempler les lignes des vêtements, la forme du bonnet et celle du manteau jeté sur les épaules, la chemise ornée de dessins multicolores sur ces épaules, sur la gorge et sur les manches, la ceinture de laine ou de cuir, ornée de brillantes pointes de métal et contenant tout un appareil d’armes et d’outils, le pantalon de toile et les sandales de cuir ; à étudier les formes différentes des ornements de ces vêtements, ainsi que des lignes qui se détachent sur les tapis de fabrication domestique et les contours des ustensiles et la poterie populaire ; à constater enfin l’aspect des champs labourés, on a, de la Theiss à la mer Noire et du Ténare au Tatra et au Bechkides, l’impression de se trouver sur un même territoire de civilisation rustique. Cette impression sera confirmée si l’on écoute les chants mélancoliques de la doïna roumaine, les accents vivaces qui incitent les danseurs de la hora, si l’on suit les mouvements d’enlacement, de trépidation sur place, d’élégant défilé de cette danse ; enfin si l’on prête l’oreille aux récits en prose de ces basme, de ces povesti, dont la lointaine origine doit être cherchée dans les fables de l’Asie indienne, riche en fantaisie et en enseignements moraux ; si l’on se pénètre du sel de ces facéties qui animent les soirées populaires des sezatori, où les fuseaux déroulent le fil ténu du chanvre et du lin ; si l’on assiste aux processions des rois mages avant Noël, aux vœux présentés sous les fenêtres spécialement éclairées du village par les enfants qui viennent célébrer, en chantant, les « fleurs blanches », la naissance du Seigneur ; aux farces bruyantes et triviales du moyen âge, qu’on rencontre, pour la Nouvelle Année, déjà dans le Durostorumdu moyen âge ; si l’on se pénètre des coutumes, des cérémonies touchantes qui accompagnent la fête de Pâques, bien que cette grande fête chrétienne soit restée étrangère aux vieux décor de l’époque païenne. L’influence romaine sur ce fond thrace primitif fut profonde. Le vocabulaire roumain ne peut renseigner là-dessus que d’une manière bien insuffisante, car un grand nombre des notions désignées par des termes d’origine latine étaient indubitablement déjà connues par les indigènes avant la première apparition des émigrés italiens, d’autant plus avant l’œuvre accomplie par les légions sur la rive gauche du Danube, et, d’autre part, un grand nombre de mots latins ont cédé la place à des mots slaves, choisis pour tel ou tel avantage ou imposés par les marchands slavo-byzantins des cités danubiennes. Néanmoins, ce vocabulaire peut servir à montrer quel était le capital de civilisation élémentaire possédé par le peuple roumain au moment où il entra en relations avec de nouveaux facteurs ethniques, par l’invasion, le voisinage, la cohabitation ou seulement par l’influence des courants de culture.

Les termes qui regardent la maison avec ses diffé-rentes parties, sont latins : casa (maison), fereastra (fenêtre), usa (ostium porte), coperemînt (couvrement), scara (escalier), strat (tratum, lit) ; plus tard on employa le terme pat, d’origine byzantine ou peut-être même latine) et il en est de même pour ceux qui désignent les meubles : masa (mensa, table), scaun (scamnum, chaise), ou les ustensiles de ménage et les outils ac (aiguille), ata (fil), degetar (doigtier), foar-fece (forbices, ciseaux), cutit (couteau), furculita (fourchette), teaca (gréco-latin : theca, gaine), oala (olla, pot), ulcior (urceolus, urne), galeata (cf. fr. galette, unité de capacité pour l’eau et pour les grains), pahar (bocal), cupa (coupe). Il faut mentionner spécialement les termes qui désignent les occupations du paysan aux champs (camp) et celles de sa femme dans l’économie domestique. Si le mot plug est d’origine germanique, labourer s’appelle a ara, semer a samana, cribler a treira, récolter a secera, a culege ; la paille s’appelle paiu, le foin, qu’on coupe avec la falce, faulx, fan) ; la sécheresse, c’est la seceta (siccitas).

Toutes les variétés des céréales et des légumes portent des noms latin : grau (blé), orz (orge), ovas (avoine), sacara (seigle), meiu (millet), puis : fasole ( faseolum, haricot), faua (ancien terme pour fève), ceapa (cepa), aiu (ail), curechiu (cauliculum, choux). Le dernier produit du travail de l’agriculture porte aussi des noms de même origine : faina (farine), lamura(farine de première qualité), pane (pain). Le vocabulaire de la viticulture : vita (vitis), aua (uva), vin, bute (tonneau, it. botte). Tous les noms d’arbres fruitiers et un assez grand nombre d’arbres forestiers sont tirés du latin : prun, mar (malus), gutuiu (malus cydo-nia, coing), ceres (cerisier), par (poirier), fag (fagus), etc. (le gland s’appelle ghinda).

En ce qui concerne l’industrie populaire, les femmes tissent avec leur furca et leur fuior (les deux termes sont d’origine latine) ; le « ghem » ( cf. agglomérer) déroule son fir (fil) de chanvre (cânepa) ou de lin (m), pour former le tort (de torquere ; l’opération s’appelle a toarce, et il y a aussi le verbe a urzi, ordire) de toile (pânza : on a un correspondant latin). Les étoffes de laine (lana) s’appellent dans le vieux langage roumain panura, du latin pannus, bien que le terme de postav, d’origine slave, ait été importé plus tard par les marchands étrangers. Pour fabriquer ce drap, selon les anciennes méthodes simples, on emploie le pillon, la piua, piva (pillula), qu’on rencontre encore près des cours d’eau dans des clairières de forêts, où elles font entendre jour et nuit leur bruit monotone. Coudre, a coase, est tiré du même fonds.

Les pièces principales du vêtement populaire ne sont pas empruntées au trésor slave : s’habiller se dit a se îmbraca, d’un terme qui rappelle les braccae, les « braies » des Sarmates (français : débraillé), aussi bien que des Gaulois ; mais le vêtement s’appelle aussi vesmânt. On rencontre la chemise, camasa, la ceinture brâu (branum), la courroie, curea, la sarica des barbares, qui a conservé le nom latin, la chaussure, încaltaminte (calceamentum ; il y a aussi le vieux terme ça/ce) ; même les boucles d’oreilles, cercei (circuit), ont conservé leur ancienne dénomination, de même que les bracelets, bratare. Citons aussi le bouton, nasture, dont le nom a été transmis du latin. Le peigne est pieptene, et l’on a gardé du fonds ancestral, avec le balai, matura, le savon, sapun, sopon, et la lessive, lesie.

Dans un domaine plus spécial, la culture des abeilles s’est transmise sans interruption depuis l’époque des Agathyrses, avec les produits de l’albina (de alb, blanc) : la miere et la ceara. Toutes les opérations de l’apiculteur sont rendues par des termes d’origine latine. Il en est de même pour le travail des mines. Tous les métaux : aur, argint, arama, fier, plumb, cositor (cassiterium, étain), et les minéraux : sel, sare, etc., ont gardé les anciens noms.

Pour les relations sociales, le vocabulaire latin donne tous les termes indiquant les relations de famille : mama, tata (père), frate, sora, socru (socer), casera, cumna (cognatus), var primat (cousin « premier »). Les noms des principaux artisans sont latins : lemnar (lignarius), fierar ou faur (faber), rotar (de roata, roue), tâmplar, celui qui fabrique des templa (d’autres noms, dulgher, stoler, pour les artisans du bois, sont entrés dans le trésor linguistique en même temps que les artisans étrangers pénétrèrent dans la communauté roumaine). Enfin le commerce s’appelle negot, négoce, le marchand negustor, marchander a ne-guta ; on dit pret pour le prix, mesura pour mesure ; l’unité de longueur est encore le cubitus ancien, cot. Vendre et acheter seront donc a vinde et a cumpara, prêter, a imprumuta et le gain de l’emprunteur, l’intérêt, est la dobânda (latin debenda).

Les termes concernant les occupations du soldat et ses moyens de combattre sont restés intacts : a se bate, se battre, faire la veille, a veghea (cf. le substantif veghe, latin vigiliae). Le guerrier porte dans 1’ « ost » oaste, sous son chef, le cap de oaste (capiton paraît être de source byzantine tardive), un coif latin (casque), et il manie le sabre, sabia, l’épée, spata, l’arc, arcul, dont part la « saette » française de jadis, sageata ; il fait retomber sur l’ennemi sa terrible massue : maciuca, de même origine. L’ancien nom du drapeau, avant le steag slave, est flamura (flambura).

On a vu qu’il en est de même pour la loi, pour le jugement et, en ce qui concerne la vie supérieure de l’âme, pour la religion aussi[1].

Cette couche première de civilisation contenait aussi des idées politiques et sociales que les influences ultérieures purent modifier, mais non remplacer. La vie rurale des davae, des vici, des pagi romains, des territoires autonomes, se perpétua à travers les siècles, avec sa communauté de sang entre Les habitants d’un groupe villageois dépendant du même ancêtre, que des Roumains appellent « mos » (d’où le nom de Mosneni, mosteni pour ses descendants, et celui de mosie pour l’héritage terrien lui-même. Personne n’était propriétaire d’un terrain défini, dans cette exploitation fraternelle des champs de labour, où chacun avait le droit de cultiver sa « part » (parte ; le mot en arriva à remplacer tout autre terme désignant la propriété), les limites de chaque lot, fixées par le degré de la descendance, n’avaient jamais été transposées sur le terrain qui ne connaissait pas de bornes (margine, d’origine latine, a seulement un sens géographique, et granita, de l’allemand Grenze, par le canal slave, ainsi que hotar, du hongrois, sont des termes importés à une époque plus récente). Chacun de ces groupes vivait par lui-même et pour lui-même, « adoptant » seulement — ainsi que nous l’avons montré — de temps à autre les jeunes gens qui, abandonnant tout leur passé, venaient se marier dans le village et se confondre dans son unité territoriale, familière et, pour ainsi dire, politique. Aussi le commerce cessa-t-il, et il n’y eut plus, à l’exception dos foires au-delà des frontières ou de ces assemblées sur telle montagne entre plusieurs territoires, où on venail marier les jeunes filles (târgul de fete), que le troc des rares objets qui formaient le superflu d’une vie économique basée sur le seul travail domestique.

Si la vie rustique vient des Thraces, Rome avait infiltré dans l’âme des Thraco-Illyriens cette notion nécessaire, indispensable, de l’empereur, qui se rencontre aussi bien chez les Roumains que chez les Albanais. On a vu qu’elle empêcha au moyen âge ces aventures royales et impériales qui coûtèrent aux Bulgares et aux Serbes le meilleure leur sang, les jetant dans des luttes incessantes dont le but devait être la couronne des Césars d’Orient ou celle de leurs concurrents d’Occident. Cette notion d’un seul droit politique, nécessairement légitime dans le sens traditionnel, permit aux Roumains de conserver l’idée d’État dans la forme modeste du Voévodat paysan, pour qu’elle pût se développer aussitôt, abandonnant cette aire rurale des Carpa-thes, au premier concours favorable de circonstances.

Influences byzantines et slavo-byzantines.— Bien avant la première influence féconde de l’Occident, qui ne pouvait s’exercer que par un contact avec le monde colonisateur des Saxons de Transylvanie, au XIIe et au XIIIe siècle ou par le monde marchand des Italiens, donc à l’époque de l’activité des Génois et des Vénitiens dans la Mer Noire, au XIIIe et au XIVe, une puissante influence, venant du Sud, féconda cette semence primitive de civilisation thraco-romaine, qui contenait des germes capables d’un développement supérieur.

Si les Byzantins, de tradition romaine, de langue grecque et de coloris oriental, ne passèrent le Danube que pour écarter la menace d’une attaque des Slaves, des Avars ou des autres Touraniens et pour affirmer les droits imprescriptibles de l’Empire, il y eut des relations incessantes entre les paysans de la rive gauche et les centres urbains qui conservèrent sans interruption, pendant tout le moyen âge, leur force de rayonnement économique sur la rive opposée. Plus tard, de grecs qu’ils étaient devenus après une première phase latine, ces centres gagnèrent un caractère slave, et nous avons déjà signalé l’apport de mots étrangers qui en résulta pour la langue roumaine.

Les monnaies byzantines, en commençant par celles du VIe siècle, sont très fréquentes dans tous les trésors-monétaires qu’on a découverts dans ces régions. Mais, du moment que les Roumains n’avaient pas encore une vie organisée, un prince aux allures royales, une cour, une armée permanente, une vie sociale plus développée, avec tout le luxe d’une classe supérieure, se partageant les offices civils après avoir collaboré à la gloire du maître, cette influence de Byzance, d’un caractère surtout politique, ne pouvait pas s’exercer d’une manière sensible.

Les premiers Voévodes qui affichèrent la prétention d’être les domni « de tout le pays roumain », étaient encore de simples princes-paysans, continuant la tradition impériale dans les formes les plus modestes. S’ils se réfugiaient, au moment du danger, dans leur forteresse d’Arges, s’ils purent s’annexer le centre urbain de Câmpulung, fondé par les Teutons et habité par des bourgeois originaires de Transylvanie, s’ils avaient hérité des Tatars un système douanier et si, enfin, le Ban hongrois de Severin leur fournissait sa monnaie[2], ils ne s’étaient encore assimilé rien de ce qui distingue une vraie vie d’État, supérieure aux simples usages patriarcaux.

La rapide arrivée en Valachie de nombreux éléments : prélats, lettrés, nobles, guerriers, que la conquête turque chassait de leurs patries balcaniques, dut amener un changement presque inopiné. Il y eut bien sous Laïco, protecteur du siège latin d’Arges, qui employait une chancellerie latine empruntée à la Hongrie et scellait même ses actes, ses traités, d’un sceau avec-une inscription latine, une légère inclination de la balance du côté de l’Occident ; mais l’Orient trouva bientôt quatre chemins différents pour envahir la vie roumaine.

Il y eut d’abord l’influence directe de Constantinople, qui, sous les Paléologues, devait reprendre, avec de si faibles moyens matériels, l’ancien programme de la domination romaine. Le « despotat » était un moyen de réunir tout ce qui s’était formé d’indépendant dans la péninsule balcanique à la vie Byzantine, à la dynastie qui la représentait et l’incarnait ; car ce titre de despote, avec le droit de porter la pourpre sur le vêtement et la chaussure, de faire broder l’aigle bicéphale des empereurs sur les chlamydes, les cnémides et les brodequins, n’était accordé qu’à ceux auxquels on avait fait l’honneur du mariage avec une princesse impériale. Mircea, le fils de Kallinikia, porte donc dans son portrait du couvent de Cozia un costume de chevalier franc selon la mode introduite en Hongrie par les Angevins, mais sur sa tunique de pourpre l’aigle se détache en broderie d’or ; on a vu déjà que, étant « despote », il avait gagné le droit de posséder légitimement l’héritage maritime de Dobrotitsch, « despote » lui aussi par ses liens de parenté avec les Césars. Maintenant une couronne d’or se pose, dans les peintures d’églises, sur la tête du domn aux longues boucles et à la barbe de Christ, comme celle des « basileis » de Constantinople. Il donnera des privilèges au bas desquels le vautour valaque posé sur le rocher sera bientôt remplacé, dans des sceaux comme ceux des chrysobules, par l’image byzantine et orientale des deux figures couronnées que sépare un arbre. Les formules de la chancellerie impériale feront ressortir le caractère « très pieux », « plein d’amour pour le Christ », de ce prince qui tient à être reconnu comme un « autocrate ». Il ne manquera pas de faire figurer au bas de ses diplômes le monogramme en lettres rouges contenant le titre du donataire. Enfin, si auparavant le Voévode ne pouvait que céder à un couvent ou à un soldat son droit de prélever la dîme sur ses sujets, maintenant il proclamera son droit impérial d’accorder l’immunité plénière, et bientôt on le verra confirmer toute mutation de propriété en vertu d’un droit supérieur qu’il s’attribuait sur le sol de sa « domnie », de son principat. Lorsque des princes valaques, comme Dan II, feront leur apprentissage à Constantinople, cette influence directe de Byzance n’en sera que plus forte ; elle aurait continué à se développer par le contact immédiat, sans l’usurpation des Turcs à Andrinople qui rendit impossible, même avant l’établissement des Sultans dans la Capitale des empereurs, d’autres relations que celles par la Mer Noire cl les Bouches du Danube.

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directes avec l’Empire Byzantin que sous le règne d’Aléxandre-le-Bon. On trouve à cette époque des livres lithurgiques en slavon et en grec, des inscriptions grecques sur les murs de Cetatea-Alba et enfin des broderies, ornées du portrait du prince et de sa femme, dont le caractère d’ « autocrates » est affirmé par une légende grecque. Comme Jean VII, empereur de Cons-tantinople, associé à son père, le très vieux César Manuel, passa, en revenant d’Occident, par la Moldavie, vers le port de Chilia, on parla plus tard, non seulement de telle image dont il avait fait don à son hôte et qui continuait à faire des miracles dans le grand couvent de Neamt, mais aussi d’un acte de reconnaissance solennelle accordé à l’État et à l’Église moldaves.

Byzance avait aussi un moyen indirect de continuer son influence. Qu’étaient, en effet, ces États slaves du Danube, ces royaumes et ces Tzarats, sinon des contrefaçons de ses institutions ? Avant de périr, le despotat serbe venait justement de donner une nouvelle école de clercs, celle d’Etienne le philosophe, contemporain du grand Patriarche bulgare Euthyme, et, par leur « Tzarat » de Vidin, les Bulgares conservant encore des traces de la civilisation byzantine, s’étaient rapprochés des possessions du prince valaque.

Entre les actes de Stachimir, prince de Vidin au milieu du XIVe siècle, entre ceux du despote Etienne, fils de Lazare, et entre les premiers actes des Voévodes de Valachie, il n’y a aucune différence : même forme, même style, mêmes ornements. La langue est, d’un côté comme de l’autre, l’ancien slavon de Méthode et de Cyrille, ce dialecte de Macédoine dont les apôtres instinctifs du slavisme avaient fait une langue lithur-gique, une nouvelle forme canonique de l’Ecriture Sainte, et qui avait dû envahir les chancelleries à une époque où l’État et l’Église n’étaient pas encore séparés comme plus tard au temps de la Renaissance.

On peut aussi se demander si c’est Constantinople seule qui donna à la principauté valaque les titres et les attributions de ses officiers et dignitaires, tels qu’on les rencontre dans les actes de Mircea et de ses successeurs : le logothète, maître de la chancellerie, le vornic (de dvor, slavon : Cour), le majordome, le palatin de la résidence, du « sacré palais », le vistier-nic, au nom slavisé, qui gardait le Trésor, le comis (venu du latin comes, par le canal byzantin), qui avait sous sa surveillance les écuries princières, puis le spatar, chef des armées, dont le nom, qui pourrait venir du roumain spata, épée, est cependant un emprunt évident au « spatharios » de Constantinople, le postelnic, cubiculaire ou chambellan, et enfin ces stratornics, de brève durée, dans le nom desquels se mêle encore une fois la racine grecque avec le suffixe des imitateurs slaves.

Cette influence passa aussitôt en Moldavie, aucune frontière n’ayant pu séparer la vie spirituelle, parfaitement unitaire, de la nation. Elle y trouva cependant une autre influence slave, d’origine byzantine infiniment plus ancienne, parce qu’elle date des premiers contacts entre les Russes de Kiev et les Impériaux romains et orthodoxes du Bosphore. Les premiers secrétaires des Voévodes moldaves vinrent de la Galicie russe, de la Cour des princes lithuaniens, qui * avaient succédé aux rois de la Russie Rouge, et un formulaire plus bref, plus concis, mêlé de ces éléments • latins que les Voévodes du Marmoros avaient apportés avec eux à Baia, se distingue nettement de la lourde phrase pompeuse qui domine dans les diplômes valaques. L’ordre des dignitaires est aussi plus simple ; des seigneurs territoriaux sans fonctions à la Cour, des conseillers n’ayant pas d’autre qualification, des chevaliers guerriers, des « capitaines » ou starostes à la manière de Pologne, alternent avec les quelques détenteurs des charges d’un caractère byzantin. Les burgraves paraissent dominer de leur importance militaires tous les autres. Il fallut attendre le règne d’Etienne-le-Grand pour que la hiérarchie adoptée déjà par les Valaques passât dans l’autre principauté.

L’église d’orient et les roumains.— Avant la fondation de la principauté de Valachie, les Roumains n’avaient que des églises de bois, et le clergé était formé uniquement de prêtres, d’origine paysanne, consacré à l’aventure, par des « exarques » plus ou moins canoniques, qui vivaient dans les monastères, comme ces « pseudo-évêques » que mentionne dès le commencement du XIIIe siècle un bref du Pape. Des ordonnances impériales avaient bien attribué, ainsi que nous l’avons déjà dit, au XIe siècle, des droits de surveillance au Patriarche de Silistrie, qui devint bientôt le simple Métropolite négligé d’un ville appauvrie, et à son suffragant, l’évêque de Vidin ; mais on pense bien que celui qui devait réciter les prières devant l’autel rustique ou devant une de ces croix de bois au dessin naïf qui orne encore les grandes routes, ne pouvait pas venir du fond de la Moldavie future pour demander la consécration à ce chef hiérarchique.

Aussitôt cependant qu’il y eut un prince à Arges, il sentit le besoin d’avoir auprès de lui un archevêque, car l’un était, selon les idées de l’époque, le complément de l’autre. Non pas un évêque latin, car c’eût été donner à entendre que la nouvelle principauté était dans la dépendance du royaume de Hongrie, nais bien un Métropolite orthodoxe, pour affirmer ainsi, non seulement le caractère oriental de la religion chrétienne dans cette région, mais aussi 1’ « autocratie » du voévode. Or le Patriarche œcuménique, dont l’action était déterminée par les même motifs d’impérialisme byzantin que celle de son César, n’était guère disposé à admettre une pareille prétention, contraire à l’idéal de domination romaine de l’Empire ressuscité. Comme cependant le prince Alexandre, qui avait élevé déjà, probablement, la belle église fortifiée de Saint-Nicolas (Sân-Nicoara) sur la place la plus élevée de sa capitale, persistait dans une demande qu’on ne pouvait pas refuser jusqu’au bout à un « dy-naste » qui pouvait bien se tourner vers les propagandistes catholiques, on recourut à un biais ; on lui permit d’établir à Arges, comme « Métropolite de la Hongro-Valachie » (distincte de la Valachie thessalienne, balcanique) et « exarque des plateaux » (plaiuri), le prélat qui, presque sans fidèles, résidait, dès le commencement de ce XIVe siècle au moins, à Vicina, près du point de séparation des branches du Danube. Peut-être même ce grec de création patriarcale, Hyacinthe, qui devait catéchiser les sujets de Dobrotitsch, se trouvait-il plutôt sous l’influence politique du Voévode valaque, maître des rives danubiennes jusqu’à la Mer. Telles furent les circonstances dans lesquelles l’ut créée, en 1359, l’Église valaque.

Cette Église fut conduite d’abord par Hyacinthe seul, puis aussi par Daniel Kritopoulos, qui portait comme moine le nom d’Anthime ; il prit le titre de « Métropolite d’une partie de la Hongro-Valachie », ce qui devait signifier bientôt l’évêché de Severin ou de Ranime, sur la rivière de l’Oit, le « Nouveau-Seve-rin » ; plus tard leur successeur fut le supérieur même des couvents du Mont Athos, Chariton, qui ne semble pas avoir résidé d’une manière permanente dans le pays, car il conserva ses anciennes attributions monastiques. Ils avaient introduit sans doute la liturgie grecque, en même temps que l’art byzantin ; cet art restait fidèle aux anciennes traditions de la peinture, mais suivait dans l’architecture les normes plus simples de la Montagne Sainte, comme on le voit dans l’ancienne église cathédrale dite « princière » de Curtea-de-Arges, avec des fresques admirables.

La Moldavie devait être comprise naturellement dans ce système hiérarchique, destiné à faire revivre la puissance des Byzantins par l’extension des droits de leur Église. Déjà l’on avait accordé au roi de Pologne Casimir-le-Grand, maître de la Galicie, un évè-que grec de Halicz, Antoine, qui devait exercer des droits aussi sur la partie supérieure du pays moldave dont les districts inférieurs étaient soumis jusqu’alors au Siège de Moncastro (Cetatea-Alba), fondé probablement vers 1350, en relation avec le culte récent du nouveau martyre Jean. De ce côté aussi, il fallait écarter un évêque latin, qui particulièrement remuant, s’était déjà insinué à Séreth et que le prince Latco, successeur du fondateur Bogdan, voyait d’un mauvais œil, ne voulant pas reconnaître une dépendance politique de la Pologne. Mais, de ce côté aussi, Byzance, par égard même pour les prétendus suzerains du voisinage, hésitait à créer un Métropolite spécial. Le Patriarche envoya donc un certain Théodose, puis Jérémie, qui s’établit plus tard à Trnovo, en Bulgarie, sans qu’ils eussent probablement un titre moldave.

On essaya plus tard de faire du « protopope » moldave Pierre, un simple hégoumène, l’ « exarque » que Byzance consentait à accorder à cette seconde principauté roumaine. Puis on recourut à un Métropolite de Mitylène, à un évèque de Bethléem. Mais le pays ne voulut admettre aucun de ces prélats étrangers ; il consentait à transporter à Suceava la résidence de l’évêque de Cetatea-Alba, mais à condition que le titulaire fût le Roumain qui exerçait jusqu’alors dans le pays d’Alexandre-xxxxxxx xxx fonctions épiscopales. Au moment où l’empire byzantin, menacé par les Turcs cherchait désespérément un appui et des subsides dans toutes les régions de l’orthodoxie, le nouveau prince lui arracha, en 1401, cette solution définitive d’un long conflit[3]. Il y eut cependant plus tard en Moldavie des Métropolites grecs, comme Da-mien, qui représenta la principauté au synode d’Union de Florence et qui laissa sa belle signature de « Métropolite de Moldovlachie » au bas de l’acte même de la réunion des Églises, et l’on rencontre dans la première moitié du XVe siècle tel cas où le Patriarche crut pouvoir interdire à un archevêque moldave, fautif envers lui, l’entrée même de la ville impériale.

Ce qui empêcha cependant l’établissement de la hiérarchie byzantine et de la civilisation grecque sur le Danube, ce fut l’action de la propagande slave, faite par de simples moines serbes, adversaires en principe de l’autorité épiscopale qui, au Mont-Athos même, n’avait jamais existé. Un de ces « popes », Nicodème, dont le père, grec de Macédoine, paraît avoir eu du sang roumain, se vit obligé par la conquête turque en plein progrès, d’abandonner le royaume de Lazare, son protecteur, pour chercher un refuge chez les « Hongrois » de la rive gauche du Danube. Il y bâtit d’abord Vodita, au-dessus des Portes-de-Fer, puis Tismana, dans les montagnes du Jiiu, enfin Prislop, au-delà des Carpathes, fondations monacales autonomes, habitées par des moines lettrés de langue slavone. Laïco et son frère Radu acceptèrent volontiers le patronage de ces monastères, qu’ils enrichirent de leurs dons, et Mircea, suivant l’exemple du « pope » fit élever sa fondation de Cozia, puis celle de Cotmeana, pendant qu’un de ses boïars donnait à la Grande-Valachie la belle Maison de Snagov, près de Bucarest, au milieu d’un large lac, entouré de profondes forêts.


Mais le mouvement ne s’arrêta pas aux frontières mal assurées et provisoires de cette principauté. Des disciples de Nicodème travaillaient déjà en Moldavie sous le règne du prince Pierre-Ier, qui paraît avoir été enterré dans le monastère de Neamt, création de ces hôtes actifs et entreprenants. Aussitôt Roman 1" éleva auprès de la forteresse à laquelle il transmit son nom un monastère qui devint la résidence d’un évêque non canonique, tandis qu’un autre, Joseph, le futur Métropolite, exerçait, dans les mêmes conditions, ses fonctions à Suceava. Bistrita, près du nid de montagnes de Piatra (de fait : Piatra-lui-Craciun, Rocher-de-Craciun), puis Moldovita, non loin de Baia, le principal établissement d’Alexandre-le-Bon, apparaissent avant le commencement du XVe siècle.

L’assaut livré par la hiérarchie grecque trouva donc en Moldavie des évêques de couvents, représentants de la tendance slave, et la victoire resta à ces « Serbes ». Sans un plus long combat, ce courant « serbe » s’imposa aux dépens de la hiérarchie byzantine. A un certain marnent même, les relations avec Constantinopleétant devenues très difficiles à cause de la présence des Turcs, les Métropolites moldaves furent sacrés à Ochrida, l’ancien siège bulgare, dont l’importance avait été accrue par les besoins religieux de la Bosnie, de la nouvelle Herzégovine et des possessions vénitiennes de l’Adriatique.

Influence turque et gréco-turque.— Une influence turque ne devait s’exercer que plus tard. Elle est à peine visible au XVe siècle, où commence cependant l’envoi à Constantinople des jeunes princes otages et des boïars qui devaient les accompagner ; déjà le fils d’Etienne-le-Grand, Alexandre, qui devait y mourir, puis un fils de ce dernier, le nouvel Etienne, qui remplaça Pierre Rares, et enfin le fils aîné de ce dernier prince, le renégat Elle, avaient fait au moins une partie de leur éducation au milieu de ce monde mêlé de Vizirs, de Pachas, de begs, d’agas, d’interprètes et d’intrigants, des « moutéfariacas », jeunes chrétiens qui étaient entrés dans la clientèle du Sultan, de janissaires étroitement enfermés encore dans leur caste guerrière, et de spahis, surtout de spahis oglans, déployant le faste de leurs richesses féodales. On y parlait, du reste, le grec et le serbe aussi bien que le turc des conquérants. Ces princes en rapportèrent, avec un penchant pour la religion de l’Islam, dont l’adoption formelle ouvrait l’accès à toutes les faveurs et à tous les avantages, un goût du luxe oriental en habits, en joyaux, en chevaux de prix, que les pays roumains n’avaient pas encore connu, ainsi qu’un furieux appétit d’argent, seul sentiment commun qui réunissait les renégats de toutes les races.

Mais ceux qui contribuèrent surtout à modifier dans un sens défavorable les anciennes coutumes roumaines, ce ne furent pas ces Turcs eux-mêmes. Leurs marchands étaient très rares en deçà du Danube, où ils n’avaient pas le droit de se bâtir des maisons de prière, et le commerce le plus rémunérateur était fait surtout par les janissaires de la garde ou par ceux venus de Constantinople, qui, comme créanciers des princes, s’établissaient provisoirement, arrogants et insolents, dans les deux capitales. Dans la clientèle ottomane s’élevaient, lentement et sûrement, les descendants des grandes familles byzantines, qui, comme manieurs d’argent, en étaient arrivés sous Soliman-le-Magnifique, à détenir, avec leurs collègues arméniens et juifs, non seulement la direction du commerce intérieur de l’Empire, mais aussi la ferme des principaux revenus du Trésor impérial : salines, douanes, pêcheries. Michel Cantacuzène fut, dans le troisième quart du XVe siècle, le personnage le plus respecté parmi tous les chrétiens sujets du Sultan ; les Patriarches œcuméniques changeaient à son gré, et sans sa volonté on ne pouvait arriver aux trônes danubiens, ni s’y maintenir ; ses lettres, scellées de l’aigle bicéphale de Byzance, étaient le meilleur sauf-conduit pour tous ceux qui avaient quelque faveur à demander ou quelque châtiment à éviter. Toute une société remuante de Grecs s’agitait autour de lui, et certains parmi eux venaient faire sous sa protection des affaires brillantes dans la Valachie, dans la Moldavie, sorte de Terre Promise déjà vantée depuis des siècles. La fille de Rares, Chiajna, mariée à Mircea-le-Pâtre, et son fils, le prince Pierre, étaient à la disposition de cette engeance chrétienne du nouveau Stamboul, qui intriguait, dénonçait, briguait pour accroître sa richesse et son importance. Alors que les Grecs venus sur le Danube à l’époque de la conquête turque avaient été des prélats, des dignitaires byzantins, des membres de l’aristocratie et même des militaires, leurs successeurs furent des marchands de toute espèce, des prêteurs d’argent, des agents d’affaires et des instruments habiles, prêts à toute entreprise rémunératrice, fût-elle criminelle.

Nous ne parlerons que plus tard, en relation avec une autre influence, des Grecs qui, venant des colonies italiennes du Levant, apportaient avec l’intelligence et l’activité de leur race, une âme plus honnête et des tendances de civilisation plus capables de développement.

Influences occidentales. — Dès le commencement de leur vie politique, les Roumains avaient rencontré ces représentants de la civilisation occidentale qui furent, non pas les Magyars, annexés bientôt au monde germanique en ce qui concerne les coutumes, les institutions, l’art aussi, mais les colons de race germanique dans les Carpathes, les Saxons de Transylvanie et les bourgeois allemands de la Galicie. Les premiers furent l’élément le plus actif dans une province jadis purement roumaine, en dehors d’un petit nombre de villages hongrois soumis aux châtelains royaux, de l’évêque de Fehérvâr et des quelques seigneurs qui s’étaient fixés dans le « Pays au-delà des forêts ». Puis, lorsque les Chevaliers Teutoniques eurent passé la montagne, ils fondèrent en Valachie, — comme on l’a vu, — Câmpulung et donnèrent une population d’artisans et de marchands à Tàrgoviste, alors que dans la future Moldavie, Baia était leur principal établissement. Quant aux Galiciens, la Moldavie était leur domaine : Suceava, Séreth leur appartenaient presque exclusivement à l’époque la plus ancienne ; mais des marchands allemands se retrouvaient aussi à Jassy, à Roman et dans d’autres villes commerçantes du pays. L’existence de cette population catholique contribua à l’établissement des premiers évêchés latins, à Arges, à Séreth et à Baia, alors que l’évêché moldave de Ba-cau, de fondation plus récente, était destiné plutôt à surveiller, au point de vue spirituel, la population rurale composée d’anciens colons hongrois et de réfugiés sjekler qui, autour des mines de sel, ne fit que déchoir, sans exercer aucune influence sur les paysans roumains qui l’entouraient.

Ces étrangers, auxquels se mêlaient sans cesse les nombreux marchands de passage, n’eurent jamais des attaches avec le pays ; parasites sans aucun but politique, ils empêchèrent la création, chez les Roumains, d’une bourgeoisie nationale, capable d’accomplir, au milieu des paysans et sous la protection des boïars, réduits souvent à vendre eux-mêmes les produits de leur terre, sous l’égide du prince enfin qui ne dédaignait nullement les affaires, un peu de cette œuvre dont se glorifiaient les membres des communautés urbaines de l’Occident. Renfermés dans leur « droit de Magdebourg », indifférents à un pays auquel rien ne les attachait, incapables dans leur mesquine avarice d’élever un seul monument, fût-ce même une simple église, qui commémorât leur passage — car celle de Câmpulung, où fut enterré en 1300 un « comte saxon », n’avait aucune valeur artistique, et la grande église épiscopale de Baia fut bâtie par Alexandre-le-Bon, — ils ne laissèrent pas, sur cette terre, une page dans l’histoire des arts. A une époque ultérieure, où leur décadence était, du reste, complète, ils ne repoussèrent pas les incitatipns de Jacques Basilicos, qui, dans l’ancien centre de’ vignerons allemands qu’était Cotnari, voulut élever une Université de langue latine en lui donnant pour maîtres des disciples de la Renaissance allemande, des élèves de Mélanchton. Alors que les Arméniens, venus de Caffa par la Galicie, ont fondé à Suceava, à Botosani, à Jassy, à Roman, ces églises de pierre que fréquentent encore leurs descendants aux bons noms roumains anciens (Pruncul, Taranul, etc.), alors que ces établissements religieux conservent des Evangéliaires datant du XIVe siècle, rien ne rappelle le long séjour de ces Allemands, dont l’influence en Transylvanie et en Galicie avait été bien autrement réelle. Il faut ajouter que ces évêchés mêmes, dont ils dépendaient, jusqu’au temps de la Réforme protestante, au point de vue spirituel, ne furent pas soutenus par leurs propres sacrifices, les titulaires se faisant remplacer par des vicaires dépourvus d’autorité.

Les Dominicains et les Franciscains d’origine italienne, allemande ou mieux polonaise, n’étaient que des étrangers ne comprenant rien aux usages du pays. Un Bernardino Querini, par exemple, passa une grande partie de sa vie au milieu des Moldaves, vers la fin du XVIe siècle, où la propagande, stimulée par les Jésuites de Pologne et par les exhortations du célèbre Père Pos-sevino, eut une recrudescence remarquable, sans qu’on puisse dire un mot sur son administration. Le projet de donner un catéchisme latin en langue roumaine, qui fut formé à cette époque, ne fut jamais accompli. Il faudra attendre encore un siècle pour que le moine italien Vitto Piluzio donne, dans une forme incorrecte, le premier manuel de ce genre.

Déjà vers la fin du XIVe siècle, des marchands génois de Caffa et de Péra connaissaient tout aussi bien le chemin d’Arges et de Târgoviste que celui, beaucoup plus fréquenté, de Suceava, où ils apportaient du poivre, des épices, puis des draps d’Orient, des armes d’une facture plus délicate, à l’italienne ou « à la vala-que », ainsi que le demandait Etienne-de-Grand. Leurs imitateurs, les Ragusains, avaient des comptoirs sur le Danube, à Silistrie, à Temeschwar, et des relations d’affaires continuelles, comme banquiers, comme fermiers des douanes, en Valachie et en Moldavie ; les frères des Marini Poli devinrent même les parents delà famille princière sous Mihnea-le-Turc, dont la mère, Catherine, était originaire de Constantinople, ayant une sœur, veuve d’un Génois, qui vécut comme nonne à San-Maffio de Murano, près de Venise, où elle connut le Véronèse. Toute la société marchande de Péra eut, pendant le XVIe siècle, des relations presque quotidiennes avec les agents des princes régnants, avec les exilés et les prétendants qu’ils soutenaient de leur crédit. Il n’était pas rare de voir dans leur compagnie des Roumains à côté des membres des ambassades chrétiennes et des voyageurs en quête de manuscrits grecs et de curiosités orientales. Il est certain que quelque chose de l’esprit social, accueillant et bavard, de ces assemblées qui unissaient l’esprit grec à la vivacité italienne, pénétra dans les Cours des princes danubiens, surtout par ces femmes habituées, dans un autre milieu, à une vie plus large.

Mais il y eut sur le Danube, vers 1550 et jusque tard dans le siècle suivant, toute une invasion de Grecs et de Levantins, tellement mêlés entre eux par la camaraderie de leurs entreprises et par les mariages, qu’il était souvent impossible de les distinguer. Ils venaient de Chio, île restée génoise dans son autonomie tributaire, de Rhodes, de Chypre, de Crète. On peut expliquer leur apparition subite par la perte de l’autonomie chiote, par la conquête turque de Chypre sur les Vénitiens, par la ruine économique de la Crète elle-même. Ils faisaient le commerce du vin de Malvoisie ; ils colportaient Tes articles orientaux entre la Turquie et la Pologne où ils avaient un grand établissement à Lemberg. Un des leurs, Constantin Corniacte, grand douanier moldave, contribua à la fondation de l’ « Église moldave » de cette ville, où il finit ses jours. Des femmes de Rhodes, où d’ailleurs Mihnea-le-Turc passa son exil, furent princesses de Moldavie, comme l’épouse de Jean-le-Saxon, une Paléologue, et celle de Pierre-le-Boiteux. Un Vévelli, que devaient massacrer les paysans dans une révolte contre l’exploitation étrangère, fut pendant des années le principal conseiller à Jassy.

L’influence polonaise ne saurait être niée ; les relations étaient trop étroites entre le royaume voisin et la Moldavie, dont les princes, depuis les successeurs de Rares, prêtèrent plusieurs fois un vain hommage au roi de Pologne, pour qu’il n’y eût pas un échange de coutumes, où la principauté était la débitrice. Mais cette influence se borna d’abord seulement à la vie sociale de l’aristocratie moldave qui commençait à se former ; le fils du vieux Lapusneanu, Bogdan, maria ses sœurs en Pologne, ainsi que le fit pour ses filles son successeur en 1595, Jérémie Movila. Bogdan, les Mo-vila, les Stroici étaient non seulement des imitateurs des nobles polonais, mais des citoyens du royaume, où ils avaient acquis des terres pour y chercher un abri éventuel contre les persécutions turques. Luc Stroici, qui chercha le premier une orthographe latine pour le roumain, signait même, comme chancelier, dans les diplômes moldaves en polonais : « Stroicz ». Il n’y a pas jusqu’aux lignes de l’écriture cyrillique en Moldavie à cette époque, lignes effilées, particulièrement élégantes, qui ne révèlent une influence latine, transmise par la Pologne.

Il ne faut pas oublier non plus ces prétendants au trône, qui, pendant tout le cours de ce XVIe siècle, traversèrent l’Europe, visitant les villes, auxquelles ils demandaient des subsides, et se présentant devant les princes pour leur exposer, pièces en main, qu’il n’y a qu’une seule légitimité dynastique, la leur. L’Italie, la France d’Henri III et d’Henri IV, les princes souverains de l’Allemagne, même l’Angleterre d’Elisabeth, l’Espagne, le Danemark, les connurent, sans parler de la Hongrie et des pays de l’Empire, qui furent pendant longtemps les témoins de leurs misères et de leurs illusions. Lorsqu’ils ne réunissaient pas des haïdoucs hongrois ou des troupes d’aventuriers pour risquer un coup de main contre l’ « usurpateur » de leur « héritage » et pour périr au bout de leur folle tentative ou pour s’en retourner dans leur abri, ils recouraient aux Cosaques du Dnieper. Ces auxiliaires fidèles donné-. rent à la Moldavie un vaillant prince dans la personne de Jean Potcoava ; il était destiné à mourir noblement deux mois après sur l’échafaud à Lemberg, victime de la vengeance turque servie par la lâcheté du hongrois Etenne Bàthory, devenu roi de Pologne, et leurs bandes devaient revenir plusieurs fois pour opposer au paisiblé Pierre-le-Boiteux des concurrents guerriers que le pays appelait de ses vœux. Mais beaucoup d’autres s’en allaient en quémandant, à force de compliments, auprès de leurs cousins de l’Occident, un appui diplomatique à la Porte. Si la plupart échouèrent avant même d’arriver à Constantinople, un prétendant de cette dernière catégorie, venu de l’Occident, Pierre Cercel, fut pendant deux ans prince de Valachie, grâce à l’intervention persistante de Germigny, ambassadeur de France auprès du Sultan. Ancien « mignon » de la cour corrompue des Valois, dont les concetti poétiques conçus dans le meilleur style toscan avaient attiré l’attention de Catherine de Médicis, Pierre Cercel, beau jeune homme aux longues boucles noires et au regard rêveur ; ne se borna pas à envoyer à son ami l’ambassadeur son portrait accompagné de riches présents ; il éleva un palais à Târgoviste, près de l’église princière qu’il releva, et attira auprès de lui des Italiens beaux parleurs, dont il attendait peut-être l’éloge d’un long règne prospère. Captif des Hongrois de Transylvanie, qui le dépouillèrent, il laissa, non seulement le souvenir des modes étrangères qu’il avait adoptées (il portait, comme Henri III, des boucles d’oreille, d’où son surnom de Cercel, mais aussi des beaux canons de bronze, marqués de l’aigle valaque, dont on a retrouvé un fragment.

Toutes ces influences n’auraient qu’un intérêt de curiosité, si les Roumains n’avaient pas été capables de les fondre dans une nouvelle civilisation, digne, comme produit unique du mélange des éléments orientaux avec les éléments occidentaux sur un fond archaïque original, de l’étude la plus attentive.

Le mélange se produisit d’abord dans le domaine politique, puis dans celui de l’art, où des caractères nouveaux apparaissent dès le XVe siècle.

  1. Of. Sextil Puscariu, Etymologisches Wörterbuch der Rumänischen Sprache, 1905.
  2. Cette monnaie s’appelait le « ban » qui circulait pour les petites transactions, tandis que l’aspre et Phyperpère de Byzance (le mot perper, parpar, resta jusqu’à notre époque dans le nom d’un impôt sur les vignes, le parparit) servaient pour les gros prix.
  3. Cf. notre étude sur les « Conditions de politique générale dans lesquelles furent fondées les Églises roumaines aux XIVe et XVe siècles », dans le « Bulletin de la Section historique de l’Académie Roumaine », année 1913.