Éléments de la philosophie de Newton/Édition Garnier/Partie 1/Chapitre 2

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CHAPITRE II.
De l’espace et de la durée comme propriétés de Dieu. — Sentiment de Leibnitz. Sentiment et raisons de Newton. Matière infinie impossible. Épicure devait admettre un Dieu créateur et gouverneur. Propriétés de l’espace pur et de la durée.

Newton regarde l’espace et la durée comme deux êtres dont l’existence suit nécessairement de Dieu même : car l’Être infini est en tout lieu, donc tout lieu existe ; l’Être éternel dure de toute éternité : donc une éternelle durée est réelle.

Il était échappé à Newton de dire à la fin de ses questions d’Optique : Ces phénomènes de la nature ne font-ils pas voir qu’il y a un être incorporel vivant, intelligent, présent partout, qui dans l’espace infini, comme dans son sensorium, voit, discerne, et comprend tout de la manière la plus intime et la plus parfaite ?

Le célèbre philosophe Leibnitz, qui avait auparavant reconnu avec Newton la réalité de l’espace pur et de la durée, mais qui depuis longtemps n’était plus d’aucun avis de Newton, et qui s’était mis en Allemagne à la tête d’une école opposée, attaqua ces expressions du philosophe anglais dans une lettre qu’il écrivit, en 1715, à la feue reine d’Angleterre, épouse de George second ; cette princesse, digne d’être en commerce avec Leibnitz et Newton, engagea une dispute réglée par lettres entre les deux parties. Mais Newton, ennemi de toute dispute, et avare de son temps, laissa le docteur Clarke, son disciple en physique, et pour le moins son égal en métaphysique, entrer pour lui dans la lice. La dispute roula sur presque toutes les idées métaphysiques de Newton : et c’est peut-être le plus beau monument que nous ayons des combats littéraires.

Clarke commença par justifier la comparaison prise du sensorium[1], dont Newton s’était servi ; il établit que nul être ne peut agir, connaître, voir où il n’est pas : or Dieu, agissant, voyant partout, agit et voit dans tous les points de l’espace, qui en ce sens seul peut être considéré comme son sensorium, attendu l’impossibilité où l’on est en toute langue de s’exprimer quand on ose parler de Dieu.

Leibnitz soutient que l’espace n’est rien, sinon la relation que nous concevons entre les êtres coexistants, rien, sinon l’ordre des corps, leur arrangement, leurs distances, etc. Clarke, après Newton, soutient que si l’espace n’est pas réel, il s’ensuit une absurdité : car si Dieu avait mis la terre, la lune et le soleil, à la place où sont les étoiles fixes, pourvu que la terre, la lune et le soleil, fussent entre eux dans le même ordre où ils sont, il suivrait de là que la terre, la lune et le soleil, seraient dans le même lieu où ils sont aujourd’hui, ce qui est une contradiction dans les termes.

Il faut, selon Newton, penser de la durée comme de l’espace, que c’est une chose très-réelle : car si la durée n’était qu’un ordre de succession entre les créatures, il s’ensuivrait que ce qui se faisait aujourd’hui, et ce qui se fit il y a des milliers d’années, seraient en eux-mêmes faits dans le même instant, ce qui est encore contradictoire.

Enfin, l’espace et la durée sont des quantités : c’est donc quelque chose de très-positif.

Il est bon de faire attention à cet ancien argument, auquel on n’a jamais répondu. Qu’un homme aux bornes de l’univers étende son bras, ce bras doit être dans l’espace pur : car il n’est pas dans le rien ; et si l’on répond qu’il est encore dans la matière, le monde, en ce cas, est donc infini, le monde est donc Dieu.

L’espace pur, le vide existe donc, aussi bien que la matière, et il existe même nécessairement, au lieu que la matière n’existe que par la libre volonté du Créateur.

Mais, dira-t-on, vous admettez un espace immense infini ; pourquoi n’en ferez-vous pas autant de la matière ? Voici la différence. L’espace existe nécessairement, parce que Dieu existe nécessairement ; il est immense, il est, comme la durée, un mode, une propriété infinie d’un être nécessaire infini. La matière n’est rien de tout cela : elle n’existe point nécessairement ; et si cette substance était infinie, elle serait, ou une propriété essentielle de Dieu, ou Dieu même ; or elle n’est ni l’un ni l’autre : elle n’est donc pas infinie, et ne saurait l’être.

J’insérerai ici une remarque qui me paraît mériter quelque attention.

Descartes admettait un Dieu créateur, et cause de tout ; mais il niait la possibilité du vide. Épicure niait un Dieu créateur, et cause de tout, et il admettait le vide ; or c’était Descartes qui par ses principes devait nier un Dieu créateur, et c’était Épicure qui devait l’admettre. En voici la preuve évidente.

Si le vide était impossible, si la matière était infinie, si l’étendue et la matière étaient la même chose, il faudrait que la matière fût nécessaire ; or si la matière était nécessaire, elle existerait par elle-même d’une nécessité absolue, inhérente dans sa nature, primordiale, antécédente à tout : donc elle serait Dieu, donc celui qui admet l’impossibilité du vide doit, s’il raisonne conséquemment, ne point admettre d’autre Dieu que la matière.

Au contraire, s’il y a du vide, la matière n’est donc point un être nécessaire, existant par lui-même, etc. : car qui n’est pas en tout lieu ne peut exister nécessairement en aucun lieu. Donc la matière est un être non nécessaire, donc elle a été créée, donc c’était à Épicure à croire, je ne dis pas des dieux inutiles, mais un Dieu créateur et gouverneur ; et c’était à Descartes à le nier. Pourquoi donc, au contraire, Descartes a-t-il toujours parlé de l’existence d’un Être créateur et conservateur, et Épicure l’a-t-il rejeté ? C’est que les hommes, dans leurs sentiments comme dans leur conduite, suivent rarement leurs principes, et que leurs systèmes, ainsi que leurs vies, sont des contradictions.

L’espace est une suite nécessaire de l’existence de Dieu ; Dieu n’est, à proprement parler, ni dans l’espace, ni dans un lieu ; mais Dieu, étant nécessairement partout, constitue par cela seul l’espace immense et le lieu : de même la durée, la permanence éternelle est une suite indispensable de l’existence de Dieu. Il n’est ni dans la durée infinie, ni dans un temps ; mais, existant éternellement, il constitue par là l’éternité et le temps.

L’espace immense étendu, inséparable, peut être conçu en plusieurs portions : par exemple, l’espace où est Saturne n’est pas l’espace où est Jupiter ; mais on ne peut séparer ces parties conçues ; on ne peut mettre l’une à la place d’une autre, comme on peut mettre un corps à la place d’un autre.

De même la durée infinie, inséparable et sans parties, peut être conçue en plusieurs portions, sans que jamais on puisse concevoir une portion de durée mise à la place d’une autre. Les êtres existent dans une certaine portion de la durée, qu’on nomme temps, et peuvent exister dans tout autre temps ; mais une partie conçue de la durée, un temps quelconque ne peut être ailleurs qu’il est ; le passé ne peut être avenir.

L’espace et la durée sont deux attributs nécessaires, immuables, de l’Être éternel et immense.

Dieu seul peut connaître tout l’espace. Dieu seul peut connaître toute la durée. Nous mesurons quelques parties improprement dites de l’espace par le moyen des corps étendus que nous touchons ; nous mesurons des parties improprement dites de la durée par le moyen des mouvements que nous apercevons.

On n’entre point ici dans le détail des preuves physiques réservées pour d’autres chapitres ; il suffit de remarquer qu’en tout ce qui regarde l’espace, la durée, les bornes du monde, Newton suivait les anciennes opinions de Démocrite, d’Épicure, et d’une foule de philosophes rectifiés par notre célèbre Gassendi. Newton a dit plusieurs fois à quelques Français qui vivent encore qu’il regardait Gassendi comme un esprit très-juste et très-sage, et qu’il faisait gloire d’être entièrement de son avis dans toutes les choses dont on vient de parler.


  1. En 1771, dans les Questions sur l’Encyclopédie (voyez le Dictionnaire philosophique, au mot Espace, tome XIX, page 2), Voltaire dit : « J’ai cru entendre ce grand mot autrefois, car j’étais jeune ; à présent je ne l’entends pas plus que ses explications de l’Apocalypse. »