Éléments de la philosophie de Newton/Édition Garnier/Partie 1/Chapitre 8

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CHAPITRE VIII.

De la nature des éléments de la matière, ou des monades. — Sentiment de Newton. Sentiment de Leibnitz.

Si on a jamais dû dire audax Japeti genus[1], c’est dans la recherche que les hommes ont osé faire de ces premiers éléments, qui semblent être placés à une distance infinie de la sphère de nos connaissances. Peut-être n’y a-t-il rien de plus modeste que l’opinion de Newton, qui s’est borné à croire que les éléments de la matière sont de la matière, c’est-à-dire un être étendu et impénétrable dans la nature intime duquel l’entendement ne peut fouiller ; que Dieu peut le diviser à l’infini comme il peut l’anéantir, mais qu’il ne le fait pourtant pas, et qu’il tient ces parties étendues et insécables pour servir de base à toutes les productions de l’univers.

Peut-être, d’un autre côté, n’y a-t-il rien de plus hardi que l’essor qu’a pris Leibnitz en partant de son principe de la raison suffisante, pour pénétrer s’il se peut jusque dans le sein des causes et dans la nature inexplicable de ces éléments. Tout corps, dit-il, est composé de parties étendues ; mais ces parties étendues, de quoi sont-elles composées ? Elles sont actuellement, continue-t-il, divisibles et divisées à l’infini ; vous ne trouvez donc jamais que de l’étendue. Or, dire que l’étendue est la raison suffisante de l’étendue, c’est faire un cercle vicieux, c’est ne rien dire ; il faut donc trouver la raison, la cause des êtres étendus dans des êtres qui ne le sont pas, dans des êtres simples, dans des monades ; la matière n’est donc rien qu’un assemblage d’êtres simples. On a vu au chapitre de l’Âme, que, selon Leibnitz, chaque être simple est sujet au changement ; mais ses altérations, ses déterminations successives qu’il reçoit, ne peuvent venir du dehors, par la raison que cet être est simple, intangible, et n’occupe point de place : il a donc la source de tous ses changements en lui-même, à l’occasion des objets extérieurs ; il a donc des idées. Mais il a un rapport nécessaire avec toutes les parties de l’univers : il a donc des idées relatives à tout l’univers ; les éléments du plus vil excrément ont donc un nombre infini d’idées ; leurs idées, à la vérité, ne sont pas bien claires, elles n’ont pas l’aperception, comme dit Leibnitz, elles n’ont pas en elles le témoignage intime de leurs pensées ; mais elles ont des perceptions confuses du présent, du passé, et de l’avenir. Il admet quatre espèces de monades : 1° les éléments de la matière, qui n’ont aucune pensée claire ; 2° les monades des bêtes, qui ont quelques idées claires et aucune distincte ; 3° les monades des esprits finis, qui ont des idées confuses, des claires, des distinctes ; 4° enfin la monade de Dieu, qui n’a que des idées adéquates.

Les philosophes anglais, je l’ai déjà dit[2], qui ne respectent point les noms, ont répondu à tout cela en riant ; mais il ne m’est permis de réfuter Leibnitz qu’en raisonnant ; il me semble que je prendrais la liberté de dire à ceux qui ont accrédité de telles opinions : Tout le monde convient avec vous du principe de la raison suffisante ; mais en tirez-vous ici une conséquence bien juste ?

1° Vous admettez la matière actuellement divisible à l’infini ; la plus petite partie n’est donc pas possible à trouver. Il n’y en a point qui n’ait des côtés, qui n’occupe un lieu, qui n’ait une figure : comment donc voulez-vous qu’elle ne soit formée que d’êtres sans figure, sans lieu, et sans côtés ? Ne heurtez-vous pas le grand principe de la contradiction en voulant suivre celui de la raison suffisante ?

2° Est-il bien suffisamment raisonnable qu’un composé n’ait rien de semblable à ce qui le compose ? Que dis-je, rien de semblable ? il y a l’infini entre un être simple et un être étendu ; et vous voulez que l’un soit fait de l’autre : celui qui dirait que plusieurs éléments de fer forment de l’or, que les parties constituantes du sucre font de la coloquinte, dirait-il quelque chose de plus révoltant ?

3° Pouvez-vous bien avancer qu’une goutte d’urine soit une infinité de monades, et que chacune d’elles ait les idées, quoique obscures, de l’univers entier, et cela parce que, selon vous, tout est plein, parce que dans le plein tout est lié, parce que tout étant lié ensemble, et une monade ayant nécessairement des idées, elle ne peut avoir une perception qui ne tienne à tout ce qui est dans le monde ?

[3]Mais est-il prouvé que tout est plein, malgré la foule des arguments métaphysiques et physiques en faveur du vide ? Est-il prouvé que, tout étant plein, votre prétendue monade doive avoir les inutiles idées de tout ce qui se passe dans ce plein ? J’en appelle à votre conscience : ne sentez-vous pas combien un tel système est purement d’imagination ? L’aveu de l’humaine ignorance sur les éléments de la matière n’est-il pas au-dessus d’une science si vaine ? Quel emploi de la logique et de la géométrie, lorsqu’on fait servir ce fil à s’égarer dans un tel labyrinthe, et qu’on marche méthodiquement vers l’erreur avec le flambeau même destiné à nous éclairer !


  1. Horace, livre Ier, ode iii, vers 27.
  2. Chapitre vi, page 425.
  3. Dans l’édition de 1756 et ses réimpressions, au lieu de ce dernier alinéa il y avait :

    « Voilà pourtant les choses qu’on a cru expliquer par lemmes, théorèmes et corollaires. Qu’a-t-on prouvé par là ? Ce que Cicéron a dit : Qu’il n’y a rien de si étrange qui ne soit soutenu par les philosophes. Ô métaphysique ! nous sommes aussi avancés que du temps des premiers druides. »

    C’est dans son ouvrage De Divinatione, II, 58, que Cicéron a dit : Nescio quomodo nihil tam absurde dici potest quod non dicatur ab aliquo philosophorum. (B.)