Éléments de la philosophie de Newton/Édition Garnier/Partie 2/Chapitre 2

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CHAPITRE II.
Système de Malebranche aussi erroné que celui de Descartes ; nature de la lumière ; ses routes ; sa rapidité. — Erreur du P. Malebranche. Expérience qui détruit la chimère des tourbillons lumineux. Définition de la matière de la lumière. Feu et lumière sont le même être. Rapidité de la lumière. Petitesse de ses atomes. Fausse idée sur la manière dont elle nous vient. Progression de la lumière. Preuve de l’impossibilité du plein. Obstination contre ces vérités. Abus de la sainte Écriture contre ces vérités.

Le P. Malebranche, qui, en examinant les erreurs des sens, ne fut pas exempt de celles que la subtilité du génie peut causer, adopta sans preuve les trois éléments de Descartes ; mais il changea beaucoup de choses à ce château enchanté, et, en faisant moins d’expériences encore que Descartes, il fit comme lui un système.

Des vibrations du corps lumineux impriment, selon lui, des secousses à de petits tourbillons mous, capables de compression, et tous composés de matière subtile. Mais si on avait demandé à Malebranche comment ces petits tourbillons mous auraient transmis à nos yeux la lumière, comment l’action du soleil pourrait passer en un instant à travers tant de petits corps comprimés les uns par les autres, et dont un très-petit nombre suffirait pour amortir cette action ; comment ces tourbillons mous ne seraient point mêlés en tournant les uns sur les autres ? comment ces tourbillons mous seraient élastiques ? enfin, pourquoi il supposait des tourbillons ? qu’aurait répondu le P. Malebranche ? sur quel fondement posait-il cet édifice imaginaire ? Faut-il que des hommes, qui ne parlaient que de vérité, n’aient jamais écrit que des romans !

Une expérience paraît détruire absolument tous ces prétendus tourbillons de matière lumineuse, qu’on suppose si gratuitement. Recevez la lumière du soleil sur un miroir concave ; opposez autant que vous le pourrez un verre lenticulaire à ce miroir concave, de façon que les deux pointes des deux cônes lumineux se joignent dans l’air : vous opérez par cet artifice la plus violente chaleur qu’il soit possible de former sur la terre. Si les pointes de ces cônes étaient des tourbillons tendants à s’échapper de tous côtés, comme on le prétend, n’est-il pas vrai qu’ils feraient au point de rencontre un combat prodigieux ? N’est-il pas vrai que l’effet en serait sensible à quelque distance de la pointe des cônes ? Cependant à un pouce de cette pointe vous ne sentez pas la moindre chaleur : imaginez après cela de petits tourbillons.

Qu’est-ce donc enfin que la matière de la lumière ? C’est le feu lui-même, lequel brûle à une petite distance lorsque ses parties sont moins ténues, ou plus rapides, ou plus réunies, et qui éclaire doucement nos yeux quand il agit de plus loin, quand ses particules sont plus fines et moins rapides, et moins réunies.

Ainsi une bougie allumée brûlerait l’œil qui ne serait qu’à quelques lignes d’elle, et éclaire l’œil qui en est à quelques pouces ; ainsi les rayons du soleil, épars dans l’espace de l’air, illuminent les objets, et, réunis dans un verre ardent, fondent le plomb et l’or.

Si on demande ce que c’est que le feu, je répondrai que c’est un élément que je ne connais que par ses effets, et je dirai, ici comme partout ailleurs, que l’homme n’est point fait pour connaître la nature intime des choses ; qu’il peut seulement calculer, mesurer, peser, et expérimenter.

Le feu n’éclaire pas toujours, et la lumière ne brille pas toujours ; mais il n’y a que l’élément du feu qui puisse éclairer et brûler. Le feu qui n’est pas développé, soit dans une barre de fer, soit dans du bois, ne peut envoyer de rayons de la surface de ce bois ni de ce fer, par conséquent il ne peut être lumineux ; il ne le devient que quand cette surface est embrasée.

Les rayons de la pleine lune ne donnent aucune chaleur sensible au foyer d’un verre ardent, quoiqu’ils donnent une assez grande lumière[1]. La raison en est palpable : les degrés de chaleur sont toujours en proportion de la densité des rayons. Or il est prouvé que le soleil, à pareille hauteur, darde quatre-vingt-dix mille fois plus de rayons que la pleine lune ne nous en réfléchit sur l’horizon.

Ainsi, pour que les rayons de la lune, au foyer d’un verre ardent, pussent donner seulement autant de chaleur que les rayons du soleil en donneraient sur un terrain de pareille grandeur que ce verre, il faudrait qu’il y eût à ce foyer quatre-vingt-dix mille fois plus de rayons qu’il n’y en a.

Ceux qui ont voulu faire deux êtres de la lumière et du feu se sont donc trompés en se fondant sur ce que tout feu n’éclaire pas, et toute lumière n’échauffe pas : c’est comme si on faisait deux êtres de chaque chose qui peut servir à deux usages.

Ce feu est dardé en tout sens du point rayonnant ; c’est ce qui fait qu’il est aperçu de tous les côtés : il faut donc toujours le considérer avec les géomètres comme des lignes partant d’un centre à la circonférence. Ainsi tout faisceau, tout amas, tout trait de rayons, venant du soleil ou d’un feu quelconque, doit être considéré comme un cône dont la base est sur notre prunelle, et dont la pointe est dans le feu qui le darde.

Cette matière de feu s’élance du soleil jusqu’à nous et jusqu’à Saturne, etc., avec une rapidité qui épouvante l’imagination.

Le calcul apprend que, si le soleil est à vingt-quatre mille demi-diamètres de la terre, il s’ensuit que la lumière parcourt de cet astre à nous (en nombres ronds) mille millions de pieds par seconde. Or un boulet d’une livre de balle, poussé par une demi-livre de poudre, ne fait en une seconde que six cents pieds ; ainsi donc la rapidité d’un rayon du soleil est, en nombre rond, seize cent soixante-six mille six cents fois plus forte que celle d’un boulet de canon : il est donc constant que si un atome de lumière était seulement la seize-cent-millième partie à peu près d’une livre, il en résulterait nécessairement que des rayons de lumière feraient l’effet du canon ; et ne fussent-ils que mille milliards plus petits encore, un seul moment d’émanation de lumière détruirait tout ce qui végète sur la surface de la terre. De quelle inconcevable petitesse faut-il donc que soient ces rayons pour entrer dans nos yeux sans les blesser ?

Le soleil, qui nous darde cette matière lumineuse en sept ou huit minutes, et les étoiles, ces autres soleils, qui nous l’envoient en plusieurs années, en fournissent éternellement sans paraître s’épuiser, à peu près comme le musc élance sans cesse autour de lui des corps odoriférants sans rien perdre sensiblement de son poids.

Enfin la rapidité avec laquelle le soleil darde ses rayons est probablement en proportion avec sa grosseur, qui surpasse environ un million de fois celle de la terre, et avec la vitesse dont ce corps de feu immense roule sur lui-même en vingt-cinq jours et demi.

Quelques personnes se sont imaginé que je prétendais que cette lumière était attirée par la terre, de la substance du soleil ; mais je n’ai jamais rien dit qui ait pu donner le moindre prétexte à une telle idée.

D’autres ont prétendu que le soleil devait perdre en peu de jours toute sa substance, et qu’il doit envoyer des millions de livres pesant de lumière à chaque minute ; mais si on faisait attention qu’à peine la lumière pèse, qu’à peine le soleil en fournit peut-être une once par an, et qu’il en reçoit de tous les autres soleils, on ne ferait pas de ces critiques précipitées.

Nous pouvons en passant conclure de la célérité avec laquelle la substance du soleil s’échappe ainsi vers nous en ligne droite, combien le plein de Descartes est inadmissible. Car : 1° comment une ligne droite pourrait-elle parvenir à nous à travers tant de millions de couches de matières mues en ligne courbe, et à travers tant de mouvements divers ? 2° comment un corps si délié pourrait-il en sept ou huit minutes parcourir l’espace de quatre cent mille fois trente-trois millions de lieues d’une étoile à nous, s’il avait à pénétrer dans cet espace une matière résistante ? Il faudrait que chaque rayon dérangeât en un moment trente-trois millions de lieues de matière subtile quatre cent mille fois.

Remarquez encore que cette prétendue matière subtile résisterait dans le plein absolu, autant que la matière la plus compacte. Car une livre de poudre d’or, pressée dans une boîte, résiste autant qu’un morceau d’or pesant une livre. Ainsi un rayon d’une étoile aurait bien plus d’effort à faire que s’il avait à percer un cône d’or, dont l’axe serait treize milliasses deux cents milliards de lieues.

Il y a plus, l’expérience, ce vrai maître de philosophie, nous apprend que la lumière, en venant d’un élément dans un autre élément, d’un milieu dans un autre milieu, n’y passe pas tout entière, comme nous le dirons : une grande partie est réfléchie, l’air en fait rejaillir plus qu’il n’en transmet ; ainsi il serait impossible qu’il nous vînt aucune lumière des étoiles, elle serait toute absorbée, toute répercutée, avant qu’un seul rayon pût seulement venir à moitié de notre atmosphère. Et que serait-ce si ce rayon avait encore tant d’autres atmosphères à traverser ? Mais dans les chapitres où nous expliquerons les principes de la gravitation, nous verrons une foule d’arguments qui prouvent que ce plein prétendu était un roman.

Arrêtons-nous ici un moment pour voir combien la vérité s’établit lentement chez les hommes. Il y a près de cinquante ans que Roemer avait démontré, par les observations sur les éclipses des satellites de Jupiter, que la lumière émane du soleil à la terre en sept minutes et demie ou environ ; cependant, non-seulement on soutient encore le contraire dans plusieurs livres de physique, mais voici comme on parle dans un recueil en trois volumes, tiré des observations de toutes les académies de l’Europe, imprimé en 1730, page 35, volume I :

« Quelques-uns ont prétendu que d’un corps lumineux comme le soleil il se fait un écoulement continuel d’une infinité de petites parties insensibles, qui portent la lumière jusqu’à nos yeux ; mais cette opinion, qui se ressent encore un peu de la vieille philosophie, n’est pas soutenable. »

Cette opinion est pourtant démontrée de plus d’une façon, et loin de ressentir la vieille philosophie, elle y est directement contraire : car quoi de plus contraire à des mots vides de sens que tant de mesures, de calculs et d’expériences ?

Il s’est élevé d’autres contradicteurs qui ont attaqué cette vérité de l’émanation et de la progression de la lumière avec les mêmes armes dont des hommes plus respectés qu’éclairés osèrent autrefois attaquer si impérieusement et si vainement le sentiment de Galilée sur le mouvement de la terre.

Ceux qui combattent la raison par l’autorité emploient l’Écriture sainte, qui doit nous apprendre à bien vivre, pour en tirer des leçons de leur philosophie ; ils ont fait réellement de Moïse un physicien. Si c’est simplicité, il faut les plaindre. S’ils croient avec cet artifice rendre odieux ceux qui ne sont pas de leur sentiment, il faut les plaindre davantage ; ils devraient se souvenir que ceux qui ont condamné Galilée sur un pareil prétexte ont couvert leur patrie d’une honte que le nom de Galilée seul peut effacer. Il faut croire, disent-ils, que la lumière du jour ne vient pas du soleil, parce que, selon la Genèse, Dieu créa la lumière avant le soleil.

Mais ces messieurs ne songent pas que, suivant la Genèse, Dieu sépara aussi la lumière des ténèbres, et appela la lumière jour, et ténèbres la nuit, et composa un jour du soir et du matin, etc., et tout cela avant que de créer le soleil.

Il faudrait donc, au compte de ces physiciens, que le soleil ne fît pas le jour, et que l’absence du soleil ne fît pas la nuit.

Ils ajoutent encore que Dieu sépara les eaux des eaux, et ils entendent par cette séparation la mer et les nuages. Mais, selon eux, il faudrait donc que les vapeurs qui forment les nuages ne fussent pas, comme elles le sont, élevées par le soleil. Car, selon la Genèse, le soleil ne fut créé qu’après cette séparation des eaux inférieures et supérieures ; or ils avouent en cet endroit que c’est le soleil qui élève ces eaux supérieures. Les voilà donc en contradiction avec eux-mêmes. Nieront-ils le mouvement de la terre, parce que Josué commanda au soleil de s’arrêter[2] ? Nieront-ils le développement des germes dans la terre, parce qu’il est dit que le grain doit pourrir avant que de lever[3] ? Il faut donc qu’ils reconnaissent, avec tous les gens de bon sens, que ce n’est point des vérités de physique qu’il faut chercher dans la Bible, et que nous devons y apprendre à devenir meilleurs, et non pas à connaître la nature.



  1. On a trouvé quelque peu de chaleur rayonnée. Du temps de Voltaire les appareils thermoscopiques étaient trop peu sensibles pour l’indiquer. (D.)
  2. Josué, chap. x, verset 12.
  3. Saint Paul, I, Cor., xv, 36 ; saint Jean, xii, 24.