Éléments de la philosophie de Newton/Édition Garnier/Partie 2/Chapitre 8

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CHAPITRE VIII.
Pourquoi le soleil et la lune paraissent plus grands à l’horizon qu’au méridien. — Système de Malebranche, démenti par l’expérience. Explication du phénomène.

Wallis fut le premier qui crut que la longue interposition des terres, et même des nuages, fait paraître le soleil et la lune plus grands à l’horizon qu’au méridien. Malebranche fortifia cette opinion de toutes les preuves que lui fournit la sagacité de son génie. Régis eut avec lui une dispute célèbre sur ce phénomène : il l’attribuait aux réfractions qui se font dans les vapeurs de la terre, et il se trompait, car les réfractions font précisément l’effet contraire à celui que Régis leur attribuait ; mais le P. Malebranche ne se trompait pas moins, en soutenant que l’imagination, frappée de la longue étendue des terres et des nuages à notre horizon, se représente le même astre plus grand au bout de ces terres et de ces nuées que lorsque, étant parvenu à son plus haut point, il est vu sans aucune interposition.

Les plus simples expériences démentent le système de Malebranche. J’eus, il y a quelques années, la curiosité d’examiner de suite ce phénomène ; je fis faire des tuyaux de carton de sept à huit pieds de long, d’un demi-pied de diamètre ; je fis regarder le soleil à l’horizon par plusieurs enfants dont l’imagination n’était point du tout accoutumée à juger de la grandeur de l’astre par l’étendue qui paraît entre l’astre et les yeux. Ils ne voyaient pas même ni le terrain ni les nuages. Le tube ne leur laissait que la vue du soleil, et tous le virent comme moi beaucoup plus grand qu’à midi. Cette expérience et plusieurs autres me déterminaient à imaginer une autre cause ; et j’avais déjà le malheur de faire un système, lorsque la solution mathématique de ce problème, par M. Smith, me tomba entre les mains, et m’épargna les erreurs d’une hypothèse. Voici cette explication qui mérite d’être étudiée.

Il faut d’abord établir que, suivant les règles de l’optique, le ciel nous doit paraître une voûte surbaissée. En voici une preuve familière.

Notre vue s’étend distinctement jusqu’au point où les objets font dans notre œil un angle de la huit-millième partie d’un pouce au moins, selon les observations de Hooke. Un homme O P (figure 20) haut de 5 pieds regarde l’objet A B aussi haut de 5 pieds, et distant de 25,000 pieds : il le voit sous l’angle A B ; mais cet angle A B n’étant pas dans l’œil de la huit-millième partie d’un pouce, il ne le distingue pas. Mais s’il regarde l’objet C, l’angle est encore plus petit ; il le voit comme si cet objet était en A D ; ainsi tout ce qui est derrière C devient encore moins distinct ; les maisons, les nuages, qui seront derrière C, doivent paraître raser l’horizon vers G ; tous les nuages s’abaissent donc pour nous à l’horizon à la distance de 25,000 pieds, c’est-à-dire à environ une lieue de 3,000 pas et deux tiers, et ils s’abaissent par degrés : par conséquent tous les nuages qui s’élèvent en G (figure 21), à environ trois quarts de lieue de hauteur, doivent nous paraître raser notre horizon ; ainsi, au lieu de voir les nuages G aussi hauts que le nuage N, nous voyons les nuages G toucher la terre, et le nuage N élevé environ à trois quarts de lieue au-dessus de notre tête ; nous ne devons donc voir le ciel ni comme un plafond, ni comme un cintre circulaire, mais comme une voûte surbaissée, dont le grand diamètre B B est environ six fois plus grand que le petit A D.

Nous voyons donc le ciel en cette manière B A B ; et quand le soleil ou la lune sont en B à l’horizon, ils nous paraissent plus éloignés (à nous qui sommes en D) d’environ un tiers, que quand ces astres sont en A : or, nous devons les voir sous les angles qui viendront à nos yeux de B et de A ; il reste donc à examiner ces angles (figure 22). Il semblerait d’abord qu’ils devraient être plus petits quand l’objet est plus éloigné ; et plus grands, quand il est plus proche ; mais c’est ici tout le contraire.

L’astre réel, l’astre tangible roule en B D R E ; mais l’astre apparent va dans la courbe B A G G. Or les angles se forment par l’objet apparent ; tirez donc des angles de l’œil qui est en P aux places réelles de l’astre D, ces angles viendraient nécessairement raser les astres apparents : vous voyez, par exemple, que l’angle est considérablement grand à l’horizon en G, et qu’il devient assez petit en C ; la différence est plus grande au méridien. L’astre au méridien a son disque comme 3, et à l’horizon à peu près comme 9 ; car les diamètres de l’astre sont comme ses distances apparentes : or, la distance apparente de l’astre est environ 9 à l’horizon, et 3 au méridien ; ainsi est sa grandeur apparente.

Cette vérité se confirme par une autre expérience d’un genre semblable : regardez deux étoiles distantes entre elles réellement d’un dixième de degré ; elles vous paraissent beaucoup plus éloignées à l’horizon, et beaucoup plus rapprochées vers le méridien.

Ces deux étoiles toujours également distantes sont vues sous l’angle F C D vers l’horizon (figure 23), lequel est beaucoup plus grand que l’angle F A B au méridien : vous voyez que cette différence apparente vient précisément par la même raison que je viens de rapporter.

Voici donc, selon cette règle et selon les observations qui la confirment, les proportions des grandeurs et des distances apparentes du soleil et de la lune :

À l’horizon, ces astres sont vus de la grandeur 100 ;
À 15 degrés au-dessus, de la grandeur 68 ;
À 30 degrés, de la grandeur 50 ;
À 90 degrés, de la grandeur 30.

De même deux étoiles quelconques qui conservent toujours entre elles leur même distance paraissent à l’horizon éloignées l’une de l’autre comme 100, et au méridien comme 30 ; ce qui est toujours, comme vous voyez, la proportion d’environ 9 à 3.

Cette théorie est encore confirmée par une autre observation. La lune paraît considérablement plus grande en certains temps de l’année qu’en d’autres ; le soleil paraît aussi plus grand en hiver qu’en été ; et les différences de cette grandeur apparente étant plus sensibles vers l’horizon qu’au méridien, elles sont plus aisément remarquées, La raison de cette augmentation de grandeur, c’est que quand le diamètre de la lune et du soleil paraissent plus grands, ces astres sont en effet plus près de nous : le soleil est plus près de la terre en hiver qu’en été, d’environ douze cent mille lieues : ainsi en hiver il paraît plus grand ; mais cette largeur de son disque est un peu diminuée par les réfractions de l’air épais : la lune en été est dans son périgée ; ainsi elle paraît sous un plus grand diamètre, et la largeur de son disque à l’horizon est encore moins diminuée en été qu’en hiver, parce que l’air, dans l’été, est plus subtil et plus rare.

Ce phénomène est donc entièrement du ressort de la géométrie et de l’optique, et le docteur Smith a la gloire d’avoir enfin trouvé la solution du problème sur lequel les plus grands génies avaient fait des systèmes inutiles[1].


  1. Cette solution de Smith revient exactement à celle du P. Malebranche, puisque dans les deux opinions nous ne voyons les astres plus grands à l’horizon que parce que nous les jugeons plus éloignés. Ces deux philosophes ne diffèrent que dans la manière d’expliquer pourquoi nous jugeons plus éloignés les astres placés à l’horizon ; mais ils se rapprochent encore beaucoup. Malebranche paraît regarder comme la cause immédiate de ce jugement les objets interposés dans le plan de l’horizon. Selon Smith, ces objets interposés nous ont accoutumés à juger la voûte du ciel comme si elle était surbaissée, et cette apparence est la cause immédiate du jugement que nous formons sur la grandeur des astres. (K.)