Éloge de l’âne/III

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CHAPITRE III.

Noblesse de l’Âne.


C’est une question très-importante, et qui a donné de la tablature à beaucoup de savants ; que de savoir si dans le jardin d’Éden, l’âne a été créé avant le cheval, ou s’ils ont été faits ensemble. Ce qu’il y a de certain, c’est que l’un et l’autre ont été créés avant l’homme : ainsi ce dernier venu doit leur céder le pas, ils sont ses aînés.

Quant à la noblesse de l’âne, M. Buffon assure qu’elle est aussi bonne, aussi ancienne que celle du cheval ; tout le monde convient que le cheval est le plus noble des animaux : l’âne doit donc encore l’emporter sur les plus nobles mortels.

La noblesse de l’âne est d’autant plus recommandable, qu’elle est très-pure : on ne connaît point chez eux le secret de greffer sur le sauvageon, un citronnier de Portugal, ou l’amandier de Milan. Ils sont véritablement nobles de souche et d’origine. Outre cela, les ânes de Montmartre ont toujours détesté la finance ; ils n’ont ni or ni argent, et par conséquent leur noblesse n’est point le fruit de ce vil métal. On peut s’allier avec eux sans craindre les mésalliances : les ânons qui en proviendront, seront aussi nobles, aussi ânes que leurs parents.

On dit que les ânes de Babylone sont fort curieux de leur généalogie, qu’ils la conservent avec une espèce de vénération dans leurs archives : c’est aussi la coutume des arabes. Il n’en est pas un seul qui n’ait chez lui, la généalogie de ses chevaux. Ce peuple est même plus scrupuleux sur ce chapitre, que les Babyloniens : non-seulement ils dressent un acte lorsque le petit poulain vient au monde, ils en dressent encore un autre lorsque la jument s’accouple avec le cheval : c’est le moyen d’éviter tous les abus.

Comme les ânes d’Arabie sont fort beaux, M. Buffon présume que les Arabes ont aussi la précaution de garder la généalogie de ces animaux : n’ayant pas été sur les lieux pour vérifier le fait, j’avouerai ingénument que j’ignore s’il est vrai. Tout ce que je puis assurer, c’est que cet usage n’est point admis à Montmartre : on ne connaît les anciennes familles qui y demeurent, que par la tradition. Ce que je puis encore certifier sans crainte d’être démenti, c’est que plusieurs de ces familles s’y étaient établies longtemps avant que Babylone fût habitée. J’ai même entendu dire à des gens dignes de foi, qu’on y voit encore des descendants de cette célèbre ânesse qui parla autrefois au prophète Balaam : c’est sans contredit la plus respectable famille du monde.

Un autre avantage qui se trouve réuni avec la noblesse des ânes, c’est qu’elle ne les rend ni plus fiers, ni plus insolents : ils croient que le plaisir est fait pour tout le monde, et que le travail ne déshonore personne. Ils ont pour maxime que la noblesse n’est rien sans le mérite personnel ; qu’un âne, quelque noble qu’il soit, doit être doux, laborieux, compatissant. Ils ne prétendent point avoir le droit exclusif de tout savoir, sans rien apprendre ; ils détestent le jeu, la débauche, ne contractent point de dettes, ne mangent point le bien d’autrui, et n’ont jamais fait de bassesse. Toujours tranquilles, toujours bienfaisants, ils sont à double titre, et les plus anciens, et les plus nobles animaux de l’univers.

Cette noblesse des ânes est si authentique, si avérée, que nous lisons dans le douzième recueil des Lettres édifiantes, qu’il y a à Maduré, une tribu considérable d’indiens qui leur portent le plus grand respect (c’est la tribu ou caste des Cavaravadouques). Ceux de cette caste, traitent les ânes comme leurs frères, prennent leur défense, poursuivent en justice, et font ordinairement condamner à l’amende, quiconque les charge trop, ou les bat et les outrage sans raison et par emportement. Dans un temps de pluie ils donneront le couvert à un âne, et le refuseront à son conducteur, s’il n’est d’une certaine condition.

Ces distinctions, ce respect, ces égards, viennent de l’idée sublime qu’ils se sont formés de la noblesse de l’âne ; c’est parmi eux un article de religion essentiel, de croire que les ames de toute la noblesse, passent dans le corps des ânes : pénétrés et convaincus de ce dogme sacré, les ânes sont pour eux des objets de vénération, des Anges, des Dieux.