Éloge de la folie (Nolhac)/XLVIII

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Traduction par Pierre de Nolhac.
Garnier-Flammarion (p. 57-58).

XLVIII. — Si je vous parais m’exprimer avec plus de présomption que d’exactitude, examinons ensemble l’existence des hommes ; leurs dettes envers moi apparaîtront clairement, comme l’estime que me témoignent les grands et les petits. Ne recensons pas chaque condition de la vie, ce serait trop long ; par les plus insignes, nous jugerons bien des autres. Pourquoi parler du vulgaire et de la plèbe qui, sans contestation, m’appartiennent tout entiers ? Tant de formes de la folie y abondent et chaque journée en fait naître tant de nouvelles, que mille Démocrite ne suffiraient pas à s’en moquer, et il y aurait toujours à faire appel à un Démocrite de plus. On ne pourrait croire combien d’amusements et de joyeusetés quotidiennes les Dieux tirent des pauvres hommes. Ils passent les heures sobres du matin à accueillir les contestations et à attendre des vœux. Bientôt, gorgés de nectar et incapables de toute occupation sérieuse, ils gagnent la partie la plus élevée du Ciel, d’où ils se penchent, pour regarder les actions humaines. Il n’est pas, pour eux, spectacle plus divertissant. Par Dieu ! quel théâtre est-ce là ! Quelle agitation et quelles variétés de fous !

J’aime moi-même aller les voir, assise parmi les Dieux de la poésie. L’un se meurt pour une petite femme et, moins il est aimé, plus il se passionne ; l’autre épouse non une femme, mais une dot. L’un prostitue sa femme ; l’autre la surveille, jaloux comme Argus. Ah ! que de folies se font ou se disent pour un deuil, où ce sont des comédiens payés qui représentent la douleur ! Et voici quelqu’un qui pleure au tombeau de sa belle-mère ! Un homme fera passer dans son ventre tout son gain, au risque d’être affamé bientôt ; un autre mettra son bonheur à dormir et à ne rien faire. Des gens s’agitent sans relâche pour les affaires du voisin, et des leurs n’ont cure. Certains vivent d’emprunts, se croient riches avec l’argent d’autrui, et sont à deux pas de la déconfiture. Tout le bonheur de celui-ci est de vivre pauvre pour enrichir un héritier. Celui-là, pour un profit maigre et douteux, court à travers les mers, exposant au danger des flots et des vents une existence qu’aucun argent ne saurait lui rendre. Cet autre préfère chercher fortune à la guerre que se reposer en sécurité dans sa maison. Il en est qui courtisent les vieillards sans enfants, pensant ainsi s’enrichir plus commodément ; d’autres, bien entendu, font le même manège auprès des vieilles femmes fortunées. Tout cela prépare aux Dieux un spectacle bien amusant pour le jour où les dupeurs sont dupés.

Une race très folle et très sordide est celle des Marchands, puisqu’ils exercent un métier fort bas et par des moyens fort déshonnêtes. Ils mentent à qui mieux mieux, se parjurent, volent, fraudent, trompent et n’en prétendent pas moins à la considération, grâce aux anneaux d’or qui encerclent leurs doigts. Ils ont, au reste, l’admiration des moinillons adulateurs, qui les appellent en public « vénérables », probablement pour s’assurer leur part dans l’argent mal acquis. Ailleurs, vous voyez certains Pythagoriciens si persuadés de la communauté des biens que, tout ce qui sans surveillance passe à leur portée, ils s’en emparent tranquillement comme d’un héritage. Il en est qui ne sont riches que de leurs souhaits ; les rêves agréables qu’ils font suffisent à les rendre heureux. Quelques-uns, satisfaits de paraître fortunés hors de chez eux, à la maison meurent consciencieusement de faim. Tout ce qu’il possède, celui-ci se hâte de le dissiper, et celui-là thésaurise sans scrupule. Celui-ci se fatigue à briguer les honneurs populaires, cet autre s’acoquine au coin de son feu. Bon nombre intentent des procès sans fin et leur opiniâtreté batailleuse n’avantage que la lenteur des juges et la collusion de l’avocat. L’un se passionne pour la nouveauté d’un projet, l’autre seulement pour sa grandeur. Et en voici un qui, pour aller à Jérusalem, à Rome, ou bien chez saint Jacques, où rien ne l’appelle, plante là sa maison, sa femme et ses enfants.

En somme, si vous pouviez regarder de la Lune, comme autrefois Ménippe, les agitations innombrables de la Terre, vous penseriez voir une foule de mouches ou de moucherons, qui se battent entre eux, luttent, se tendent des pièges, se volent, jouent, gambadent, naissent, tombent et meurent ; et l’on ne peut croire quels troubles, quelles tragédies, produit un si minime animalcule destiné à sitôt périr. Fréquemment, par une courte guerre ou l’attaque d’une épidémie, il en disparaît à la fois bien des milliers !