Éloge de la folie (Nolhac)/XXXI

La bibliothèque libre.
Traduction par Pierre de Nolhac.
Garnier-Flammarion (p. 39-40).

XXXI. — Je suppose que quelqu’un regarde de haut la vie de l’homme, comme le Jupiter des poètes le fait quelquefois, et observe la quantité de maux qui fondent sur lui, sa naissance humiliée, son éducation difficile, les dangers autour de son enfance, les durs labeurs imposés à sa jeunesse, sa vieillesse pénible, et la dure nécessité de la mort, après tant de maladies, d’incommodités qui l’assaillent de tous côtés, qui empoisonnent son existence entière. Ne parlons pas du mal que l’homme fait à l’homme : il le ruine, l’emprisonne, le déshonore, le torture, lui tend des pièges, le trahit ; tout énumérer, avec les outrages, les procès, les escroqueries, ce serait compter des grains de sable.

Je n’ai pas à vous dire quels méfaits ont valu aux hommes un tel sort, ni quel Dieu irrité les a condamnés à naître pour ces misères. Qui voudra y bien réfléchir approuvera l’exemple des filles de Milet et leur suicide pourtant bien douloureux. Mais quels sont donc ceux qui se sont tués par dégoût de vivre ? Des familiers de la Sagesse. Passe pour les Diogène, les Xénocrate, les Caton, les Cassius et les Brutus ; mais voyez Chiron choisir la mort à l’heure où il peut obtenir l’immortalité. Vous sentez, je pense, ce qui se produirait, si partout les hommes étaient sages ; il faudrait qu’un autre Prométhée en pétrît d’une nouvelle argile. Moi, tout au contraire, aidée de l’Ignorance autant que de l’Étourderie, en leur faisant oublier leur misère, espérer le bonheur, goûter quelquefois le miel des plaisirs, je les soulage si bien de leurs maux qu’ils quittent la vie avec regret, même alors que la Parque a filé toute leur trame et que la vie elle-même les abandonne.

La vie ne les ennuie nullement. Moins ils ont de motifs d’y tenir, plus ils s’y cramponnent. Ce sont mes clients, ces vieux qui ont atteint l’âge de Nestor et perdu toute forme humaine, et qu’on voit balbutiant, radotant, les dents cassées, le cheveu blanchi ou absent, ou, pour les mieux peindre avec les mots d’Aristophane, malpropres, voûtés, ridés, chauves et édentés, sans menton, s’acharner à goûter la vie. Aussi se rajeunissent-ils, l’un en teignant ses cheveux, l’autre en portant perruque, celui-ci par des fausses dents peut-être prises à un cochon, celui-ci en s’amourachant d’une pucelle et en faisant pour elle plus de folies qu’un tout jeune homme. Tel moribond, près de rejoindre les ombres, épouse sans dot un jeune tendron, qui fera l’affaire des voisins ; le cas est fréquent et, ma foi, l’on s’en fait gloire. Mais le plus charmant est de voir des vieilles, si vieilles, si cadavéreuses qu’on les croirait de retour des Enfers, répéter constamment : « La vie est belle ! » Elles sont chaudes comme des chiennes ou, comme disent volontiers les Grecs, sentent le bouc. Elles séduisent à prix d’or quelque jeune Phaon, se fardent sans relâche, ont toujours le miroir à la main, s’épilent à l’endroit secret, étalent des mamelles flasques et flétries, sollicitent d’une plainte chevrotante un désir qui languit, veulent boire, danser parmi les jeunes filles, écrire des billets doux. Chacun se moque et les dit ce qu’elles sont, archifolles. En attendant, elles sont contentes d’elles, se repaissent de mille délices, goûtent toutes les douceurs et, par moi, sont heureuses. Je prie ceux qui les trouvent ridicules, d’examiner s’il ne vaut pas mieux couler sa douce vie en cette folie que de chercher, comme on dit, la poutre pour se pendre. Bien entendu, le déshonneur qu’on attache à la conduite de mes fous ne compte pas pour eux ; ils ne le sentent même pas, ou n’y font guère attention. Recevoir une pierre sur la tête, c’est un mal qui existe ; la honte, l’infamie, l’opprobre, l’insulte, ne sont des maux qu’autant qu’on les sent. Il n’y a point de mal quand on ne sent rien. Le peuple entier te siffle ; ce n’est rien, si tu t’applaudis, et seule la Folie t’y autorise.