En écrivant sa trilogie des Trois Villes, succédant à la série des Rougon-Macquart, Zola a voulu montrer, en un panorama synthétique, la domination sacerdotale dans trois milieux différents. En même temps, il lui a convenu de prouver, une fois de plus, stratège littéraire, sa puissance dans l’art de manier les masses. Il s’est proposé d’affirmer sa maîtrise de manœuvrier, et son incomparable faculté de metteur en scène des foules.
Ces Trois Villes, ces trois actes d’un drame, dont les Cités sont les protagonistes, Lourdes, Rome, Paris, ont une intensité d’effet différente. Lourdes est l’œuvre maîtresse. L’observation s’y révèle aiguë, exacte. C’est la vérité surprise sortant de son puits ou plutôt de sa piscine. Les méticuleux détails de cette kermesse médico-religieuse sont rendus avec une netteté vigoureuse. Celui qui n’a pas visité Lourdes connaît cette bourgade, capitale de la superstition, comme s’il y était né, ou comme s’il y tenait boutique, quand il a lu le livre de Zola. Le voyageur sincère, exempt de naïve crédulité, qui, au retour d’une excursion en cet étrange oratoire balnéaire, prend le volume, y retrouve ses impressions précisées ; il lit le procès-verbal minutieux et impartial des faits qui se
sont passés sous ses yeux, l’analyse de la tragi-comédie de la souffrance,
avec l’espoir de la guérison surnaturelle, à laquelle il a assisté.
Lourdes apparaît comme une ville à part, au milieu de notre siècle peu
disposé à la croyance religieuse, avec notre société affairée, mercantile,
sportive, jouisseuse et nullement mystique, où l’aristocratie, la
bourgeoisie, pratiquent le culte comme une tradition bienséante, usant des
sacrements sans y attacher plus d’importance qu’à une obligation mondaine,
pour faire comme tout le monde, tandis que le peuple des villes, par
routine, et celui des campagnes, par ignorance craintive, fréquentent
encore les églises. C’est une sorte de Pompéï dégagée de l’amas industriel
et matérialiste de l’époque. Là, comme dans une féerie, tout semble hors
des temps, loin des contemporains, avec une mise en scène factice et
fantaisiste, où le décor même, l’admirable paysage que le Gave arrose,
paraît sortir des coulisses d’un théâtre extraordinaire.
Pour le passant désintéressé de la guérison miraculeuse, ou de
l’entreprise lucrative des thaumaturges de l’endroit, cléricaux et laïques,
prêtres et boutiquiers, médecins et hôteliers, Lourdes se présente comme
un de ces lieux mystérieux et vénérés, berceau des religions, vers lequel
l’humanité anxieuse tourne encore des regards effarés et respectueux. Qui
sait ? Si l’eau de Lourdes ne guérit point, elle ne saurait faire mal ?
Et un doute, celui qui est à l’inverse du doute négatif et scientifique,
le doute de la crédulité, germe lentement dans la conscience du voyageur
hésitant et surpris. On lui raconte des faits surprenants, donnés comme
certains. On exhibe des témoins, guéris authentiques. On accumule preuves
et témoignages. Il faut avoir la tête solide et l’esprit cuirassé contre
les assauts du merveilleux pour résister aux coups portés à la raison par
Lourdes, dans son ambiance stupéfiante.
Le miracle se présente à la pensée, sinon comme probable et vrai, du moins
comme possible et non invraisemblable. On se remémore des séries de faits
inexplicables qui, sous les yeux de chacun, s’accomplissent tous les jours,
sans qu’on en puisse imaginer ni en recevoir l’explication satisfaisante.
Des autorités scientifiques, un professeur à l’École polytechnique, à leur
tête, essaient de démontrer la possibilité d’un corps dit astral. Les
physiciens n’enseignent-ils pas l’existence, dans l’atmosphère, d’un
quatrième gaz, jusqu’ici ignoré, qui n’est pas l’oxygène, l’hydrogène ou
l’azote ? Et les invraisemblables expériences, pratiquées partout, de la
suggestion, de l’hypnotisme ? Et les fluides ! et toutes les déconcertantes
découvertes de la science moderne, l’électricité domestiquée, les ondes
hertziennes, les rayons cathodiques, le radium qui éclaire, chauffe et
brûle sans perdre un atome de sa magique composition ! Nous baignons dans
le miraculeux. Le merveilleux nous séduit toujours, et il est interdit
de nier absolument ce qu’on ne s’explique pas. On vous opposerait votre
ignorance. Il est difficile de soutenir la négation a priori, sans examen
ni discussion. Celui qui nie tout, sans motiver son refus de croire, est
aussi vain que celui qui croit tout, sans se donner la peine d’examiner sa
croyance et de la justifier.
Lourdes est donc demeurée, au XIXe et au commencement du XXe siècle, la
forteresse de la crédulité et de la superstition. Ce village, dont le
renom dépasse celui d’une grande capitale, ne saurait toutefois aspirer
à la gloire de Jérusalem, de la Mecque, ou de Rome. Il lui manque le
diadème. Ce n’est pas une capitale de la croyance. C’est tout au plus
une énorme foire, où l’on vend de la santé, et, par conséquent, tous les
larrons du surnaturel et tous les maquignons de la réalité s’entendent
pour y duper le simple et confiant acheteur.
Aucun grand mouvement d’âme n’est sorti de ce bazar. La véritable foi
s’accommode mal de trop de proximité, de trop de promiscuité aussi.
Lourdes est encombrée à l’excès de loqueteux et de personnages minables.
C’est une cour des miracles. Jamais ce ne sera une station aristocratique.
Les belles madames n’ont pas l’occasion d’y montrer six toilettes par
jour. Un relent nauséabond monte de la piscine, où barbotent des membres
peu familiarisés avec le tub. La clientèle y pratique l’hydrothérapie,
comme une pénitence. Dans la grotte plébéienne, la mondanité ne daigne pas
plus s’agenouiller qu’elle ne va se promener aux Buttes-Chaumont. Le haut
clergé tolère Lourdes, mais n’y pontifie pas. Ce n’est pas un lieu de
prières sélect. Malgré son titre de basilique, l’église est comme un
temple de troisième classe. On n’y sert que le bon Dieu des pauvres.
Le Bouillon Duval de la chrétienté, ce débit populaire, et cette source
mal fréquentée n’est que le Luchon des indigents, aussi le Vatican et
Saint-Pierre de Rome n’ont-ils que du dédain pour cette chapelle de
léproserie. Cependant le trésorier du denier encaisse, sans répugnance,
les gros sous ramassés dans cette cuve immonde, où gigotent tant de
mendiants en décomposition.
Zola, en traitant ce sujet complexe, tout en se montrant l’adversaire du
banquisme sacerdotal, n’a pas entendu faire œuvre d’irréligiosité ou
d’anticléricalisme. Il s’est proposé surtout d’étudier le mouvement néo-religieux à notre époque ; il a voulu peindre, dans un panorama superbe,
tentant sa verve lyrique et sa virtuosité descriptive, la prosternation
naïve et touchante, en son irrémédiable confiance, en somme excusable, des
malheureux éperdus de souffrances, qui cherchent partout la cure implorée,
qui veulent croire parce qu’ils veulent guérir, et qui se plongeraient
dans la piscine du diable, s’ils la rencontraient, si on les y conduisait,
comme à celle du dieu de Lourdes, et s’ils espéraient en sortir valides et
sains.
Un public énorme, sans cesse renouvelé, compose la clientèle annuelle de
Lourdes. Zola a rendu, avec une vérité empoignante, la cohue priante et
maladive, bondant les trains, encombrant les gares, s’entassant dans les
wagons, où les cantiques couvrent le râle des agonisants. J’ai vérifié
par moi-même, au buffet d’Angoulême, halte indiquée dans le volume, la
scrupuleuse exactitude de la photographie de Zola ; rien n’y manquait. Tous
les personnages étaient à leur place, dans leur attitude vraie, depuis les
jeunes clubmen, ambulanciers volontaires, jusqu’à la dame riche, présidant
le convoi, et pour qui, lorsque tout le contingent pèlerinard est casé,
emballé, bouclé, on sert, dans une petite salle du buffet, un modeste
déjeuner, qu’elle avale en hâte ; tandis que le chef de gare poliment
l’avertit que le train, dès qu’elle sera prête, se remettra en route.
Avec la même intensité de vision, Zola s’est penché sur la piscine qui
rappelle le cuvier de Béthanie. Il a subodoré et humé, avec un flair
connaisseur et patient, les buées nauséabondes qui en montaient. On sait
que les pestilences sont par lui respirées de près, et même analysées,
—se souvenir du bouquet des fromages du Ventre de Paris, —avec un
certain plaisir pervers. On jurerait qu’il a goûté à cette sauce sans nom,
où marinent et mijotent les os creusés par la carie, les épidermes que
l’ulcère a rodés, les chairs où la sanie, pareille aux limaçons sur les
vignes, traîne des baves blanchâtres. Une véritable sentine, cette cuvette
aux miracles. « Un bouillon de cultures pour les microbes, un bain de
bacilles », a dit Zola. On ne change pas souvent, en effet, le jus
miraculeux, et des milliers de perclus et de variqueux, aux bobos coulants,
de l’aube naissante à la nuit close, viennent y tremper leurs purulences.
Il a pareillement décrit, avec la magnificence de son verbe, le paysage
poétique et impressionnant, les processions qui se déroulent, avec des
allures de figurations d’opéra, et l’enthousiasme des foules attendant,
voulant le miracle. C’est un des livres les plus lyriques de ce grand
poète en prose, un Chateaubriand incrédule, par conséquent plus fort, plus
inspiré que l’illustre auteur du Génie du Christianisme, que sa croyance
portait et dont la foi surexcitait le génie.
La grotte de Lourdes, —ce retrait galant, où l’humble Bernadette surprit,
en compagnie d’un officier de la garnison voisine, une dame aimable,
laquelle, pour terrifier la bergère et lui ôter l’envie de raconter,
ou même de comprendre le miracle tout physique qui était en train de
s’accomplir sous ses yeux ébahis, s’imagina de se faire passer pour la
Reine des cieux, —Zola toutefois a contesté cette anecdote, —peut servir
à expliquer bien des miracles du passé. À cet égard, cette salle de
spectacle religieux appartient à l’histoire, à la science, à la critique,
donc au roman expérimental, comme l’entendait Zola. Le miracle et la
superstition sont des phénomènes morbides, dont les ravages peuvent être
comparés à ceux de l’alcoolisme, de l’industrialisme, de la débauche et
de la guerre. L’auteur de l’Assommoir, de Germinal, de Nana et de
la Débâcle devait s’en emparer, et en donner la vision saisissante
et colorée. Il trouvait un nouveau champ d’observation fécond dans ce
laboratoire de prodiges en plein vent, qui fonctionne au centre du vaste
entonnoir pyrénéen, avec la grotte qui flamboie, la piscine qui gargouille,
la foule qui geint, prie, se bouscule, s’émeut, chante des cantiques
et pousse vers le ciel une clameur effrayante de supplication : Parce,
Domine ! tandis que le Gave, au bas du chemin enrubannant la basilique
triomphale, roule son écume retentissante sur le diamant noir des roches
polies, avec, au-dessus, la pureté de l’air bleu, où les cierges
tremblotants versent leurs larmes jaunes.
Rome est inférieure à Lourdes. Ce n’est pas le meilleur ouvrage
de Zola, ce gros tome de 731 pages serrées, amalgame d’un guide genre
Baedeker, d’un traité de christianisme libéral, et d’un noir roman, à la
façon d’Eugène Sue.
C’est une ville morte que la Rome moderne ; malgré son souffle puissant,
Zola n’a pu la ranimer. La gloire légendaire de l’ancienne capitale
du monde l’attirait. Il est probable qu’il a éprouvé une désillusion
vive, quand, depuis, il l’a parcourue, sondée, examinée avec la loupe
prodigieuse de son œil de myope. Cette déconvenue se sent, se devine dans
ce livre, malgré l’habileté de l’auteur, et l’aisance avec laquelle il
promène son personnage, l’abbé Froment, par tous les quartiers de la Rome
antique, papale et moderne.
Le procédé, renouvelé de la Notre-Dame de Paris de Victor Hugo, si
majestueusement employé dans le Ventre de Paris, paraît ici un peu usé
et faiblard. L’anthropomorphisme architectural, animant les bâtisses et
mêlant l’âme humaine à la solitude des édifices, lasse et n’étonne plus
dans cet itinéraire. La description minutieuse des rues et des édifices
de la ville est peu intéressante. C’est qu’il est difficile, malgré la
légende, malgré les préjugés, de trouver Rome une ville digne d’être
admirée, et même étudiée. Son paysage ne vaut pas celui de Florence et de
Fiesole, son décor n’est pas comparable à celui de Venise, son mouvement
moderne est inférieur à l’activité de Milan. On ne regarde Rome qu’à
travers la vitrine de l’histoire. C’est une de ces pièces paléontologiques,
comme on en conserve dans les Muséums, et devant lesquelles les badauds
défilent, les dimanches, avec des yeux ébahis, en dissimulant un
bâillement. L’admiration pour Rome est toute factice. Elle est chose
convenue, et l’on craindrait de passer pour un barbare et un ignorant si
l’on déclarait, que, en dehors des collections artistiques, des richesses
picturales et sculpturales gardées dans les galeries, dans les palais, au
Vatican, et en mettant à part deux ou trois vestiges de la gloire antique,
comme le Colosseo et le Panthéon d’Agrippa, il n’y a rien à voir pour
l’artiste, dans cette cité, qui n’est même plus vieille.
Il y a sans doute quelques jolis coups d’œil à donner vers les rues
étroites et pittoresques des bords du Tibre jaunâtre ; le panorama
découvert des terrasses du Pincio est intéressant et la campagne romaine,
aux solitudes suspectes, a un aspect lépreux, désolé, excommunié, qui
n’est pas dénué de caractère. Mais la ville fameuse est belle surtout dans
l’imagination, et ne justifie le voyage que parce qu’il est élégant, pour
un touriste, et convenable, pour un artiste, d’avoir vu Rome. Vision nulle
et déplacement inutile cependant. Les monuments n’y existent pas. Est-ce
le crime des Barbares ou des Barberini ? Le résultat est le même pour le
regard, pour la pensée. Les églises ont toutes la valeur architecturale de
notre Saint-Roch, ou d’autres hideux édifices jésuitiques, à portail et à
frontons Louis XV, rappelant les pendules artistiques en simili-bronze
qu’on fabrique à la grosse, rue de Turenne. Des dômes, des coupoles, pas
un clocher. Les places, les fontaines ont l’allure rococo. L’odieux Bernin
triomphe partout. Saint-Pierre, malgré Michel-Ange, a l’aspect d’une
grosse volière. L’art, à Rome, s’est réfugié dans les chapelles, dans les
galeries. L’intérêt artistique de la prétendue capitale de l’éternelle
beauté, où l’on a la sottise d’envoyer se perfectionner dans leur art, et
y conquérir la maîtrise, les apprentis peintres, sculpteurs, musiciens,
—étudier la musique à Rome, cela a l’air d’une ironie chatnoiresque ! —est
donc tout à fait indépendant du sol romain. Transportez, comme le
général Bonaparte et le commissaire Salicetti le firent, la plupart des
chefs-d’œuvre enfouis dans les loges, les galeries, les couvents de cette
ville dévastée, dotez Montrouge ou Grenelle des œuvres accumulées sur les
bords du Tibre par les princes de l’Église et vous aurez Rome. C’est un
magasin de curiosités qui pourrait être véhiculé et déballé, sans perdre
de son prix, sur n’importe quel point du globe.
La vie romaine en soi est dépourvue d’intérêt. Le fameux Corso est encore
plus désillusionnant que la Cannebière. C’est une rue sombre, avec des
trottoirs où l’on ne peut passer quatre de front. Des encombrements de
voitures, allant au pas, sur une seule file, lui donnent l’aspect de notre
rue de Richelieu, sans l’élégance des boutiques. Ce Corso célèbre, c’est
la grand’rue d’une préfecture de seconde classe.
Des orchestres ambulants, composés de trois ou quatre grands diables venus
d’Allemagne, et soufflant dans des cuivres, par moment, donnent un peu de
vie aux places silencieuses. Dans les boutiques, étroites et sombres, des
femmes mafflues, lourdes, aux formes junoniennes, s’écrasent, marchandes,
sur la banquette des comptoirs, lasses dès la matinée, répondant d’un ton
endormi aux demandes de la clientèle, ou se trainent, visiteuses, devant
les étoffes nonchalamment déployées. Aucun endroit gai, réunissant femmes
de fête et gens de plaisir. Des cafés, dont quelques-uns fastueux, tout en
marbre et en mosaïque, comme le café Colonna, avec de rares consommateurs,
voyageurs de commerce désœuvrés ou officiers du poste voisin, au palais
législatif de Monte-Citorio, prenant des granits avec mélancolie. Dans
les rues, un peuple ennuyé, découragé, manifestant l’inquiétude, et
le peu d’entrain du promeneur sans le sou. Sauf peut-être pour ceux
qui fréquentent les salons discrets, malveillants et monotones de
l’aristocratie appauvrie ou des prélats réduits à la portion congrue,
l’existence n’est pas gaie pour le voyageur. S’il est de bonne foi, s’il
ne connaît pas le mensonge habituel à l’homme qui voyage pour avoir voyagé,
s’il ne ressemble pas au visiteur crédule de la fallacieuse baraque
foraine, qui sort en affectant d’être satisfait, afin d’entraîner des
imitateurs, et de ne pas être seul à avoir été trompé, il dira, il pensera
au retour : Rome ? une mystification, une expression pour touristes !
Mais les souvenirs évoqués par cette ville, qualifiée d’éternelle, sont si
imposants ! N’y foule-t-on pas la poussière de gloire des anciens maîtres
du monde, et, à chaque pas ne semble-t-on pas descendre dans le passé,
et revivre la vie antique ? Là encore, la désillusion est profonde.
L’antiquité ne se retrouve, à Rome, que dans l’érudition de ceux qui la
cherchent. Les ruines romaines sont sans intérêt, des fûts et des vieilles
pierres quelconques. À Orange et à Nîmes, nous avons des vestiges de
l’architecture et de la civilisation romaines plus importants.
Tout est neuf, à Rome, ou vieillot. L’antique a disparu. Les habitants
eux-mêmes reconnaissent qu’ils n’ont rien de commun avec les premiers
possesseurs de l’emplacement compris entre les sept collines : ils ont
effacé, avili, jusqu’au souvenir de la Rome antique, en appelant le Forum
le champ aux Vaches, campo Vaccino, et le Capitole le champ d’huile ou
de colza, Campioglio. Ô Manlius ! ô Cicéron !
Zola a beau user d’un de ces leitmotiv qui lui sont habituels, et faire
répéter par tous ses personnages, même par le pape, que les pontifes
chrétiens sont les héritiers directs des Césars, que les cardinaux, les
prélats, sont toujours les enfants du vieux Latium, qu’ils se drapent
dans leur pourpre comme la lignée des Auguste, rien n’est plus faux. Les
Italiens, en deçà et au delà du Tibre, n’ont ni une goutte de sang, ni une
cellule cérébrale des anciens occupants du sol sabin. Le soc des guerriers
l’a trop profondément remué, ce champ ouvert à toutes les invasions, pour
qu’on y retrouve les racines primitives et les souches ancestrales. Le
sang étranger a fait sa transfusion et circule dans les veines de ces
races renouvelées. Zola semble croire que l’absolutisme est une question
de localité, de terroir césarien, un legs atavique de la Rome impériale.
C’est une erreur historique. La domination de l’Église est audessus, et
à part de la souveraineté historique des empereurs. C’est un pouvoir qui
remonte plus haut, vers la source des âges. La suprématie du prêtre se
retrouve au commencement des périodes historiques. Dans la société aryenne,
le brahmane était supérieur au guerrier, au roi, et le Kschâtrya, s’il
voulait s’élever, devenir un véritable chef, atteindre le sommet de la
hiérarchie védique, devait commencer par s’humilier devant la caste
sacerdotale, et, comme le roi Vicvamitra, se faire ascète pour monter
au trône brahmanique.
Zola a méconnu cette loi historique, lorsqu’il a fait, de la passion
dominatrice de l’Église et de ses chefs, une question d’ethnographie :
l’Église est absolutiste en soi, et le despotisme, c’est sa vie même.
Transportez le pape de Rome à Chicago, comme il en a été un instant
question, il y sera tout aussi « Imperator » . Les papes d’Avignon furent
aussi césariens que ceux qui ne quittèrent jamais Rome. C’est l’Église, et
la Papauté la résumant, qui sont absolues, qui rêvent la domination du
monde ; la ville, où l’hégémonie catholique trône, n’est pour rien dans
cette insatiable convoitise de la puissance suprême.
La donnée du roman de Rome, le prétexte à descriptions, le fil
conducteur dans les rues romaines, est la venue au Vatican de l’abbé
Pierre Froment, prêtre français, suspect de tendances hétérodoxes,
auteur d’un livre déféré à la Congrégation de l’Index, intitulé la Rome
Nouvelle. L’auteur est engagé à défendre, en personne, son ouvrage et à
solliciter une audience du pape. Il a cru naïvement exprimer les idées
du pape, le Léon XIII soi-disant républicain, le Léon XIII prétendu
socialiste, qu’on montrait faisant commerce d’amitié avec la démocratie
de France et d’Amérique.
La Rome Nouvelle de l’abbé Froment sera la ville de la religion idéale.
La papauté renoncera à toute préoccupation du temporel, elle sera toute
spiritualisée. Plus de mômeries ridicules, comme les jongleries lucratives
de Lourdes. Et puis, la religion serait expurgée de toutes ses impuretés
mercantiles, le culte deviendrait simplifié, le dogme serait amené à une
conciliation avec la science, avec la raison. La religion apparaîtrait
alors comme un état d’âme, une floraison d’amour et de charité. Enfin, le
pape, entendant, du fond du Vatican, le craquement des vieilles sociétés
corrompues reviendrait aux traditions de Jésus, à la primitive Église ; il
se mettrait du côté des pauvres.
Toutes ces fantaisies politico-religieuses, que l’abbé Froment a formulées
dans son bouquin, il les rabâche, par la plume de Zola, grand amoureux des
redites, à tout un auditoire de prélats, de cardinaux, de jésuites, et,
finalement, au pape, dans une audience presque secrète, qui est le morceau
capital du volume, la meilleure page.
L’abbé Froment, personnage tracé d’un dessin mou, prêtre sur la pente de
la révolte, et dont la soutane semble chercher les orties, tient à la fois
de Lamennais et de l’abbé Garnier, du père Didon et de Hyacinthe Loyson.
On ne discerne pas clairement ce qu’il veut, encore moins ce qu’il rêve :
ses aspirations de la Rome Nouvelle sont flottantes, et il plaide assez
mal sa cause devant le Saint-Père. Léon XIII le rembarre comme il faut,
le cloue avec autorité et lui rive le schisme sur la bouche. Froment a
pleurniché la cause des malheureux ; il a récité des articles de journaux,
où les virtuoses de la misère émeuvent les cœurs compatissants. Le
Saint-Père lui répond que son cœur de pape est plein de pitié et de
tendresse pour les pauvres, mais la question n’est pas là. Il s’agit
uniquement de la sainte religion. L’auteur de la Rome Nouvelle n’a
compris ni le pape, ni la papauté, ni Rome. Comment a-t-il pu croire que
le Saint-Siège transigerait jamais sur la question du pouvoir temporel des
papes ? La terre de Rome est à l’Église. Abandonner ce sol, sur lequel la
Sainte Église est bâtie, serait vouloir l’écroulement de cette Église
catholique, apostolique et romaine. L’Église ne peut rien abandonner du
dogme. Pas une pierre de l’édifice ne peut être changée. L’Église restera
sans doute la mère des affligés, la bienfaitrice des indigents, mais elle
ne peut que condamner le socialisme. L’adhésion du Saint-Siège à la
République, en France, prouve que l’Église n’entend pas lier le sort de la
religion à une forme gouvernementale, même auguste et séculaire. Si les
dynasties ont fait leur temps, Dieu est éternel. Il fallait être fou pour
s’imaginer qu’un pape était capable d’admettre le retour à la communauté
chrétienne, au christianisme primitif. Et puis, l’abbé Froment a écrit
une mauvaise page sur Lourdes. La grotte aux miracles a rendu de grands
services à la religion, à la caisse du pape aussi. « La science, conclut
Léon XIII, doit être, mon fils, la servante de Dieu. Ancilla Domini… »
L’abbé Froment s’incline. Il n’est pas converti, mais écrasé. Il ne peut
lutter contre ce pape qu’il voulait défendre. Il ratifie la mise à l’index
de la Congrégation, il rétracte sa Rome Nouvelle.
Voilà l’une des sections du livre, car il est triple : la description de la
ville et une aventure romanesque constituant deux autres
parties.
Les chapitres romanesques ne sont pas les plus louables. Ils contiennent
des épisodes d’amours contrariées. Le prince Dario et la contessina
Benedetta en sont les héros. Ces deux personnages sympathiques ont pour
repoussoir un disciple de Rodin du Juif Errant. Un certain Sconbiono,
curé terrible, qui empoisonne les gens avec des figues provenant du jardin
des jésuites, est à faire frémir. Rien que ce curé empoisonneur aurait
ravi l’excellent Raspail, qui voyait des jésuites embusqués parmi les
massifs de son beau jardin d’Arcueil, et de l’arsenic jusque dans le bois
du fauteuil du président des assises, lors de l’affaire Lafarge. Le roman
de Dario et de Benedetta est émouvant. C’est du bon Eugène Sue.
La mort de Benedetta est singulière : bien que mariée, elle est vierge, car
elle s’est refusée à son époux, Prada, personnage incertain, ambigu. Elle
réserve pour son Dario, quand son mariage sera annulé, la fleur fanée de
sa virginité. Dario est empoisonné par les figues du curé d’Eugène Sue,
et, sur son lit de mort, transformé en couche nuptiale, Benedetta, après
s’être consciencieusement déshabillée, s’offre, se livre. Zola semble dire
que l’acte in extremis est consommé. Les deux amants meurent dans un
spasme. Les figues empoisonnées opèrent par inhalation, par contagion,
sur Benedetta qui n’en a pas mangé. Voilà qui peut dérouter bien des
idées qu’on s’était faites en toxicologie, et aussi sur la physiologie du
mariage. Les deux corps, unis dans cette copulation moribonde, ne peuvent
plus se dessouder. Quoi ! fort même dans la mort ! Quel gaillard ce Dario !
Un cadavre pourvu de la ténacité rigide d’un caniche vivant, c’est bien
extraordinaire. Encore un exemple des exagérations méridionalistes de
Zola.
Des personnages secondaires ou épisodiques, très fermement modelés,
Narcisse Habert, le diplomate esthète ; dom Vigilio, le secrétaire
trembleur, affirmant la puissance des jésuites ; Paparelli, reptile
qu’on entend fuir sous les draperies ; Victorine, l’incrédule paysanne
beauceronne ; Orlando, le vieux débris garibaldien, donnent de la vie et du
pittoresque au mélo, qui rappelle un peu le genre des romans cléricaux qui
eurent leur vogue, comme le Maudit du fameux abbé X…
Le pape est la seule figure réellement vivante du livre. Zola l’a peint
en pleine pâte, sans tomber dans la satire, qui eût été une caricature
indécente, et peu artistique. Il n’a pas hésité à montrer les difformités
du vieillard au cou d’oiseau, les faiblesses de l’idole ; un homme après
tout. Ce pape, ramassant avidement les subsides que les fidèles ont
déposés à ses pieds, comptant, serrant son trésor, couchant peut-être sur
les liasses de billets de banque cachées sous son matelas, en thésauriseur
acharné, pour la gloire de l’Église, il est vrai, voilà un excellent
portrait d’histoire. Le mouchoir, avec les grains de tabac, séchant sur
les augustes genoux, achève la réalité de cette belle peinture.
Dans la partie purement descriptive, celle où Zola fait concurrence à
Joanne et à Baedeker, il convient de noter, très exactement observée, la
folie de construire qui agite les néo-romains. Ils rêvent de faire de leur
capitale, sur l’emplacement du modèle antique disparu, une ville toute
neuve, toute moderne, un second Berlin. Ils proclament, avec la nécessité
des quartiers neufs, l’anéantissement complet, au moins comme ville réelle,
de la Rome de l’histoire, de la cité de Romulus, d’Auguste, de Grégoire
VII, de Léon X et de César Borgia. Rome, rebâtie à la moderne laissera
intacte et majestueuse, dans la mémoire des hommes, la capitale impériale
et chrétienne, la ville impérissable dans sa forme idéale, et considérée
comme représentation et non comme réalité.
Paris, la troisième ville dont Zola a voulu synthétiser le rôle
dominateur et rayonnant, un des soleils du système mondial actuel, est le
dernier volume de la trilogie des capitales. Le sobre titre du livre peut
paraître ambitieux. Il est difficile de faire tenir dans un tome, si
volumineux soit-il, et celui-ci dépasse 600 pages, ce que contient cette
ville, ce que représente ce seul nom : Paris ! Ce n’est pas un roman, un
tableau, mais dix panoramas et vingt livres qu’il faudrait, pour contenir
la vie de Paris, et encore on n’en donnerait qu’une incomplète monographie,
et qu’une vision partielle. La série des Rougon-Macquart, sauf en
quelques ouvrages, n’est qu’une histoire de Paris, de sa vie, de ses
passions, de ses idées, de ses fermentations et de ses manifestations,
fragmentée et étudiée, par milieux, d’après la profession et le caractère
du personnage pris pour protagoniste de l’action. Ici, d’après le titre,
devrait se trouver résumé, et comme condensé, tout ce qui constitue
l’apparence matérielle, décorative, agissante, de l’énorme capitale, et
aussi sa pensée, sa force civilisatrice, l’âme de Paris. Le livre de Zola
ne renferme pas tant de choses. Il est même plutôt circonscrit quant au
champ de vision qu’il offre au lecteur. L’auteur a décrit un coin du Paris
politicien, combinaiseur de ministères et d’émissions, et montré l’écume
du monde politique bouillonnant dans la ville qu’il compare, après Auguste
Barbier, à une cuve énorme :
… Montferrand, qui étranglait Barroux, achetant les affamés,
Fontègue, Duteil, Chaigneux, utilisant les médiocres, Taboureau et
Dauvergne, employant jusqu’à la passion sectaire de Mège et jusqu’à
l’ambition intelligente de Vignon. Puis venait l’argent empoisonneur,
cette affaire des chemins de fer africains qui avait pourri le
Parlement, qui faisait de Duvillard, le bourgeois triomphant, un
pervertisseur public, le chancre rongeur du monde de la finance.
Puis, par une juste conséquence, c’était le foyer de Duvillard qu’il
infectait lui-même, l’affreuse aventure d’Ève disputant Gérard à sa
fille Camille, et celle-ci le volant à sa mère, et le fils Hyacinthe
donnant sa maîtresse Rosemonde, une démente, à cette Silviane,
la catin noire, en compagnie de laquelle son père s’affichait
publiquement. Puis, c’était la vieille aristocratie mourante, avec
les pâles figures de Mme de Quinsac et du marquis de Morigny ; c’était
le vieil esprit militaire, dont le général de Bozonnet menait les
funérailles ; c’était la magistrature asservie au pouvoir, un Amadieu
faisant sa carrière à coup de procès retentissants, un Lehmann
rédigeant son réquisitoire dans le cabinet du ministre, dont il
défendait la politique ; c’était enfin la presse, cupide et mensongère,
vivant du scandale, l’éternel flot de délations et d’immondices que
roulait Sanier, la gaie impudence de Massot, sans scrupule, sans
conscience, qui attaquait tout, défendait tout, par métier et sur
commande. Et, de même que des insectes, qui en rencontrent un autre,
la patte cassée, mourant, l’achèvent et s’en nourrissent, de même tout
ce pullulement d’appétits, d’intérêts, de passions, s’étaient jetés
sur un misérable fou, tombé par terre, ce triste Salvat, dont le crime
imbécile les avait tous rassemblés, heurtés, dans leur empressement
glouton à tirer parti de sa maigre carcasse de meurt-de-faim. Et
tout cela bouillait dans la cuve colossale de Paris, les désirs, les
violences, les volontés déchaînées, le mélange innommable des ferments
les plus acres d’où sortirait, à grands flots purs, le vin de
l’avenir.
Tout cela est assez confus. On ne distingue pas nettement la mixture qui
cuit dans la cuve. Malgré des adaptations d’actualité, des allusions à des
personnalités et à des événements très réels, et l’on pourrait dire très
parisiens, comme l’escroquerie du Panama et les explosions dues à Ravachol,
on ne perçoit pas franchement Paris, ce formidable et complexe Paris,
qui donne son titre au volume. Dans toutes les capitales de l’Europe
et du Nouveau-Monde, il y a des spéculateurs avides et sans scrupules,
des politiciens méprisables et audacieux, des adultères, des scandales
mondains, des journalistes à vendre et des journaux versatiles, et enfin
il s’y dresse aussi des anarchistes usant des explosifs. Il n’y a rien,
dans ce tableau de la surexcitation des vices, des appétits, des passions,
qui ne puisse s’appliquer à Londres, à Berlin, à New-York, à Melbourne.
Les amours d’un curé défroqué avec la fiancée de son frère, dont le
sacrifice et la générosité sont peut-être bien surhumains, en tout cas
exceptionnels, car les accords étaient faits et la date du mariage presque
fixée, et les tentatives du chimiste, que l’amour fraternel rend capable
d’un dévouement aussi invraisemblable que celui du Jacques de George
Sand, pour faire sauter le Sacré-cœur, aboutissant à l’expérience d’un
moteur industriel, c’est la substance, c’est la moëlle du roman. On ne
saurait admettre cette substitution de fiancée et ce changement dans
l’utilisation des explosifs, comme caractérisant, résumant et expliquant
Paris.
Malgré quelques belles échappées panoramiques, observées du haut de la
place du Tertre, sur la Butte Montmartre, et rappelant le spectacle des
ciels de Paris vu des hauteurs de Passy, dans Une Page d’Amour, la
description décorative et plastique, où d’ordinaire excelle Zola, semble
négligée et plus faible dans ce livre. Il est d’une facture moins sûre,
d’un relief moins accusé, d’un intérêt secondaire aussi, et comme s’il
était écrasé par son titre, par la masse même du sujet, il s’affaisse en
maint passage. Zola a voulu faire grand, il n’est parvenu qu’à faire gros.
C’est un bloc incomplètement travaillé. L’art, si éclatant dans la plupart
des œuvres précédentes, n’est pas suffisamment intervenu. Le praticien a dégrossi, mais le sculpteur a fait défaut.
Ce livre, cependant, offre un intérêt particulier : il témoigne d’une
évolution dans la conscience de l’auteur, et il est, par moments, un
document autopsychologique. C’est le seul ouvrage où Zola, renonçant,
pour certains chapitres du moins, à ses notes, à ses extraits, aux
renseignements obtenus par correspondance, ou tirés de minutieux
interrogatoires et de patientes auditions, s’est documenté d’après
lui-même. Il a quitté la méthode objective, abandonné le métier du peintre
ou du photographe se campant en face du modèle, pour recourir à l’analyse
subjective. C’est dans ce Paris qu’il a mis le plus de son moi. Il a
dépeint ses propres sensations dans les émois passionnés de son abbé
Froment. À l’époque où il écrivait Paris, Zola était amoureux. Lui, le
chaste laborieux, le forgeur de phrases courbé sur la tâche matinale et
ne laissant pas un seul jour le fer se refroidir ni l’enclume se taire,
s’était pris au piège de la femme. Sa liaison, annoncée, pardonnée, peut
être rappelée sans scandale ni injure. La digne et maternelle épouse du
grand écrivain, l’héritière de sa pensée et la légataire de son âme, a
recueilli, élevé, aimé les deux enfants de Mme Rozerot. À la cérémonie
d’inauguration de la Maison de Médan, donnée à l’Assistance Publique, la
veuve de Zola avait auprès d’elle ces deux enfants du sang de son mari,
Jacques et Denise, devenus ses enfants adoptifs à elle, les enfants du
cœur et de la bonté.
Les promenades à bicyclette de son abbé Froment, en compagnie de Marie,
que Zola décrit si complaisamment, les randonnées à travers la forêt de
Saint-Germain, vers la croix de Noailles et la route d’Achères, dont il
donne un si joli croquis, c’étaient des souvenirs. À près de cinquante ans, il s’était trouvé rajeuni par cet amour, et par ces escapades sur la
frêle et commode monture d’acier.
Marie refaisait de lui, —-de son abbé Froment, si l’on s’en tient à
la lettre du texte, l’homme, le travailleur, l’amant et le père…
il était changé, il y avait en lui un autre homme. En lui, qui
s’obstinait sottement à jurer qu’il était le même, lorsque Marie
l’avait transformé déjà, remettant dans sa poitrine la nature entière,
et les campagnes ensoleillées, et les vents qui fécondent, et le vaste
ciel qui mûrit les moissons…
Un nouvel homme s’était formé en lui, et Zola semblait vivre d’une autre
vie physique et morale. L’idée double de paternité et de fécondité avait
surgi, puissante. Ce grand producteur d’idées, de faits, de sentiments et
d’observations, ce créateur d’êtres fictifs, doués d’une existence plus
forte et surtout plus durable que les individus de sang et de chair,
aspirait à la joie et à la nouveauté de donner la vie à des êtres
palpitants, de féconder et d’animer, non plus la pensée abstraite et les
fils de son cerveau, mais une femme, une mère et d’avoir des enfants, de
la matière vivante sortie de lui, perpétuant sa force, en reproduisant,
à leur tour, par la suite, les germes fertilisants dont il leur aurait
transmis le dépôt sacré.
Ce désir fut accompli. Mais alors, simultanément, un changement se
produisit dans l’intellect, dans le génie de l’écrivain. Il s’éprit des
problèmes de la destinée des hommes. Il rêva d’un avenir meilleur. Il
évoqua une révolution, non point par la bombe et par la guerre civile,
mais obtenue par la science, par l’instruction répandue à flots, par
l’abolition des institutions du passé, par la paix entre les peuples, et
l’amour entre les hommes. Il avait, jusque-là, passé plutôt indifférent
à côté des problèmes sociaux. L’Assommoir était surtout une mercuriale
sévère à l’adresse des travailleurs enclins à l’ivrognerie. Germinal,
magnifique tableau du monde souterrain, pitoyable vision de la misère du
mineur, n’indiquait nullement la solution socialiste de la mine devenant
la propriété de ceux qui la fouillent. La Terre, tableau sombre de la
cupidité et de l’opiniâtre labeur des paysans, ne contenait pas la formule
de la culture en coopération, de la suppression du travail individuel, et
n’annonçait pas l’avènement de la grande et profitable exploitation du sol
en commun. Devant toutes ces visions de l’avenir, les yeux de Zola, si
perçants pour discerner les moindres détails d’une matérialité observée,
étaient couverts d’une taie. Brusquement, il parut avoir été opéré d’une
cataracte intellectuelle. Ses prunelles s’emplirent d’une clarté nouvelle.
Il devint clairvoyant dans les ténèbres de la question sociale. Tout son
esprit fut inondé de la lumière de la vérité, et sa volonté se banda vers
la justice. L’idéal des sociétés futures lui apparut, comme une terre
promise et certaine, où il ne parviendrait pas, mais que les générations
qui le suivraient, plus favorisées, certainement atteindraient. Et c’est
parce qu’il voyait, au-devant de lui, cette terre lointaine, c’est parce
qu’il la sentait le domaine promis aux hommes des temps qui succéderaient
aux années de luttes, de misère, d’oppression et d’antagonisme, qui sont
les nôtres, qu’il voulait obstinément avoir un enfant, un fils de la chair,
c’est pour cet héritage de l’avenir qu’il voulait laisser de la graine
d’êtres heureux, après lui, sur le sol, et aussi un livre, un enfant de
l’esprit, témoignant de sa foi, de son espérance, de sa charité sociales,
un héraut précurseur des vertus théologales de la démocratie
future.
C’était peut-être, c’est actuellement un rêve et une utopie. Mais l’utopie
était généreuse et le rêve était consolant. Les lectures de Zola n’avaient
eu, jusque-là, aucune direction politique ou sociologique, car il ne
parcourait guère, à part quelques ouvrages nouveaux d’amis, ou de
contemporains notoires et rivaux, que les livres où il pensait trouver des
documents pour ses romans en préparation. Elles devinrent alors autres.
Il voulut connaître la doctrine socialiste et les théoriciens de la
rénovation humaine, les apôtres de l’Évangile nouveau. Cette notion lui
manquait. Ainsi, dans l’Assommoir et dans Germinal, il n’est fait
aucune allusion aux théories humanitaires et phalanstériennes qu’il devait,
par la suite, avec son lyrisme et son éloquence colorée, développer si
copieusement et exalter superbement dans Fécondité, dans Vérité et
surtout dans Travail. Il lut Auguste Comte, du moins en partie, il
parcourut Proudhon, —lui et son entourage ignoraient le grand génie
socialiste du XIXe siècle, et, de plus, le jugeaient faussement, d’après
les racontars et les calembredaines des petits journaux, ainsi qu’il
m’apparut par la stupéfaction à moi témoignée par son fidèle Alexis,
lisant, durant un séjour que nous fîmes à Nice, en 1895, un travail sur
Proudhon que je venais de publier dans la Nouvelle Revue. On ne
connaissait alors, à Médan, le puissant maître de la Justice dans la
Révolution et dans l’Église que sous la forme légendaire et caricaturale
dont il était représenté dans les milieux ignorants et rétrogrades.
Charles Fourier surtout, l’auteur de la théorie des Quatre Mouvements
et le profond et consolant poète du Travail attrayant, acquit une grande
influence sur lui. Comme il était à prévoir, à son insu, par l’élaboration
fatale de son cerveau, ainsi qu’en un vase clos dans lequel on met des
éléments qui doivent forcément se combiner et précipiter un produit
inévitable, ces lectures, ces notions longtemps insoupçonnées, tout à coup
apprises, cette documentation socialiste acquise, étant donnés son récent
état d’esprit et sa nouvelle vision de la vie, aboutirent à des œuvres
d’une conception et d’une portée différentes, à ces Quatre Évangiles,
qui sont en germe et comme sommairement argumentés dans ces lignes finales
de Paris :
…Après la lente initiation qui l’avait transformé lui-même,
voilà que ces vérités communes lui apparaissaient, aveuglantes,
irréfutables. Dans les évangiles de ces messies sociaux, parmi le
chaos des affirmations contraires, il était des paroles semblables
qui toujours revenaient, la défense du pauvre, l’idée d’un nouveau et
juste partage des biens de la terre, selon le travail et le mérite,
la recherche surtout d’une loi du travail qui permît équitablement ce
nouveau partage entre les hommes.
Et, dans la bouche de son abbé Froment, apostat de la religion ancienne,
croyant et missionnaire de la foi nouvelle, il mit cette déclaration et ce
programme, qui affirmaient le changement d’orientation de sa vie, de sa
pensée, de son œuvre, et qui étaient comme la préface d’une série de
livres inédits, comme la seconde jeunesse d’une existence recommencée.
Il apostrophe le Sacré-cœur, ce Panthéon du passé, ce temple de la
superstition mourante, basilique de l’ancienne société à l’agonie, et
salue l’édifice de l’avenir, le Palais du Travail, reposant sur ces deux
colonnes augustes : la Vérité, c’est-à-dire la Science, et la Justice,
c’est-à-dire le Bonheur humain.
… La science achèvera de balayer leur souveraineté
ancienne, leur basilique croulera au vent de la vérité, sans qu’il
soit même besoin de la pousser du doigt. L’expérience est finie.
L’évangile de Jésus est un code social caduc dont la sagesse humaine
ne peut retenir que quelques maximes morales. Le vieux catholicisme
tombe en poudre de toutes parts ; la Rome catholique n’est plus qu’un
champ de décombres, les peuples se détournent, veulent une religion
qui ne soit pas une religion de la mort. Autrefois, l’esclave accablé,
brûlant d’une espérance nouvelle, s’échappait de sa geôle, rêvait d’un
ciel où sa misère serait payée d’une éternelle jouissance. Maintenant
que la science a détruit ce ciel menteur, cette duperie du lendemain
de la mort, l’esclave, l’ouvrier, las de mourir pour être heureux,
exige la justice, le bonheur sur la terre…
Ces éloquentes affirmations font de Zola un véritable théoricien du
socialisme, un docteur de la foi démocratique. Le romancier a fait place
au philosophe. Il marche, d’ailleurs, à l’avant-garde des généreux
esprits de son temps. Dans la page de Paris qu’on vient de lire, où
il revendique le droit au bonheur terrestre, au paradis viager, pour le
travailleur, pour le pauvre, si longtemps berné par la promesse mensongère,
analogue à l’enseigne fallacieuse du barbier, de la félicité du lendemain,
de la consolation dans un ciel chimérique qui ne saurait avoir sa place
sur une carte astronomique, ne retrouve-t-on pas les termes mêmes de la
déclaration retentissante que devait lancer, dix ans plus tard, à la
tribune, le ministre du Travail, René Viviani :
Tous ensemble, par nos pères d’abord, par nos aînés ensuite et par
nous-mêmes, nous nous sommes attachés à l’œuvre d’anticléricalisme et
d’irréligion. Nous avons arraché la conscience humaine à la croyance
de l’au-delà. Ensemble, d’un geste magnifique, nous avons éteint dans
le ciel des lumières qu’on ne rallume pas. Est-ce que vous croyez que
l’œuvre est terminée ! Elle commence. Est-ce que vous croyez qu’elle
est sans lendemain ? Le lendemain commence.
Qu’est-ce que vous voulez répondre à l’enfant qui aura profité de
l’enseignement primaire et des œuvres post-scolaires, et qui,
devenu homme, confrontera sa situation avec celle des autres hommes ?
Qu’est-ce que vous voulez répondre à l’homme à qui nous avons dit
que le ciel était vide de justice, que nous avons doté du suffrage
universel, et qui regarde avec tristesse son pouvoir politique et
sa dépendance économique, et qui est humilié tous les jours par le
contraste qui fait de lui un misérable et un souverain ?…
Avec des accents délirants et superbes, avec l’enthousiasme du poète,
devançant les temps, et, comme ces conventionnels qui, la veille du combat,
décrétaient la victoire, Zola, prophète, Zola, précurseur, salue les âges
qui viendront, où le royaume de Dieu promis sera sur la terre. La religion
de la science sera tout le dogme. Le seul Évangile sera celui de Fourier :
le Travail Attrayant, accepté par tous, honoré, réglé, comme le mécanisme
de la vie naturelle et sociale, comme le moteur de l’organisme humain,
avec la satisfaction aussi complète que possible des besoins de chacun, et
l’expansion de toutes les forces et de toutes les joies ! Et il proclamait
Paris centre et cerveau du monde, Paris, qui, hier, jetait aux nations le
cri de Liberté, leur apporterait demain la religion de la science, la
Vérité et la Justice, la foi nouvelle attendue par les démocrates.
Ce livre de Paris, inférieur, au point de vue de l’œuvre artiste et
de la fabrication littéraire, aux principaux ouvrages de Zola, leur est
supérieur par la portée philosophique, par l’essor humanitaire. En outre,
il constitue, dans sa partie finale, l’œuvre transitoire. Fécondité,
Travail, Vérité, les derniers livres de Zola, sont issus de ce nouvel
état d’esprit que tout à coup révélait Paris, et qui n’allait pas tarder
à se manifester à l’occasion de la révision du procès Dreyfus.
Sans cette préparation, sans cette incubation de l’Évangile socialiste,
sans cette appétence vers un idéal nouveau d’humanité heureuse et
de conditions d’existence plus justes, avec la paix sociale établie
définitivement sur les ruines de l’ancienne organisation sacerdotale,
guerrière, capitaliste, abattue, l’intervention d’Émile Zola dans
l’affaire Dreyfus, qu’on doit regretter, mais qu’il faut reconnaître
sincère et désintéressée, serait inexplicable, un coup de tête, presque
de folie.
Or, étant données la situation mentale de l’auteur de Paris et les
préoccupations neuves qui tenaillaient son esprit, il était logique et
fatal, puisqu’il s’était produit une « affaire Dreyfus », puisque le pays
était divisé en deux camps, que Zola fût dans un de ces camps. Avec
son âme combative et son exaltation méridionale et nerveuse, il était
également logique, et c’était comme une conséquence de la position des
partis en présence, qu’il se mît du côté de ceux qui s’agitaient pour
faire reconnaître l’innocence d’un condamné qu’ils proclamaient victime
d’une erreur judiciaire, et qu’ils estimaient succombant sous les efforts
combinés de ceux qui obéissaient à des préjugés religieux, ou qui
voulaient maintenir intact le dogme d’infaillibilité d’un tribunal
d’exception.
Zola, bien que Paris fût écrit et publié avant que la reprise de
l’Affaire n’éclatât, prévoyait, prophétisait la lutte qui allait
s’engager. L’Affaire Dreyfus, c’était la bataille qu’il avait indiquée
dans son livre, transportée dans la réalité.
Avec Paris, Zola terminait la trilogie philosophique, où il avait gradué
les efforts et les luttes de l’humanité, concentrés dans trois villes,
pour s’élever de la superstition grossière à la religion habile et
trompeuse, et enfin à la science, au travail, à la justice sociale. Sa
conclusion, qui est la doctrine socialiste même, était l’homme recevant
enfin le salaire de bonheur qu’il est en droit d’attendre, et qui doit lui
être versé comptant, sur la terre, de son vivant, comme un dû ferme, et
non en manière d’aumône, ou sous la forme d’une traite illusoire payable
à la caisse d’un chimérique banquier céleste.