Énéide, Livre VI (Traduction de Marie de Jars)

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LE SIXIESME LIVRE DE L’ÆNEIDE


IL dit ces mots en pleurs, & laſche au gré des ondes
La bride à ſes vaiſſeaux volans à voiles rondes :
En fin leſchant la riue il vient borner ſon cours
Où Cumes renommée au Ciel porte ſes Tours.
La proue à contreſens vers l’Onde eſt deſtournée,
L’ancre d’vn ferme arreſt tient la flotte enchaiſnée :
Les poupes au grand ventre ombragent tout le bord,
Les eſcadrons Troyens d’vn ſault gaignent le port,
Preſſant gais & brillans l’Heſperienne riue.
Les vns deçà, delà, cherchent la flamme viue,
Dans ſa ſemence occulte aux veines des cailloux :
Vn Gros courant au bois prend le cerf au poil roux :
Ceux-cy la tendre biche aux verds taillis rencontrent,
Ceux-là trouuans des eaux à leurs troupes les montrent.
Mais le Prince pieux dont le ſoin ne dort pas,
Au Temple d’Apollon achemine ſes pas ;
Pour voir le creux ſecret de ce merueilleux Antre,
Qu’vne profonde horreur enueloppe en ſon centre.
C’eſt où ce Dieu Prophete & Prince de Delos,
De la nuit du futur tire le iour eſclos :
Inſtillant dans le ſein de ſa Vierge inſenſée
L’eſprit ſublime & fier d’vne haulte penſée.
Il deſcouure deſia le ſainct boccage eſpais
De la Deeſſe Hecate & ſon riche Palais.
Dædale, comme on dit, armant ſon dos de plume
Pourſuiuy de Minos que le courroux allume,
Oſa voler aux Cieux par vn nouueau ſentier,
Vers ce Climat glacé qui void le Pole entier,

Son vol agile en fin cala l’vne & l’autre aifle,
Sur les Tours dont Calcis orne fa Citadelle.
Dés qu’il eut repris terre & ſalué ces lieux
Il fit baſtir vn Temple au Dieu qui luit aux Cieux :
Et dans ce Temple exquis de grandeur & d’ouurage,
Son plumage rameur il offrit pour hommage.
Sur les portes d’airain ce rare Ouurier graua,
Le trépas d’Androgé que tant de fang laua.
Le Peuple de Cecrops pour la mort de ce Prince,
Vid par vn dur arreft condamner faProuince,
Deliurer tous les ans ſept de ſes fils à mort :
L’Vrne eſt grauée auſſi d’oùfe tiroit le fort.
Crete efleuée en Mer vis à vis eſt plantée,
Là d’vn cruel amour, Pafiphaé tentée,
D’vn taureau dédaigneux faict vn nouuel amants
Et s’expoſe au larcin de ſon embraſſement.
Le Minotaure icy leur race à double forme
Homme enſemble & taureau monſtre vn aſpect enorme.
Témoin inceſtueux d’vn execrable lic.
L’admirable Maifon ceſte hiſtoire embellit,
L’impenetrable erreur du ſcabreux Labyrinthe,
Se void à longs detours par le burin dépeincte.
Mais l’artiſan luy-mefme attendry de pitié
De l’Infante bruflant d’vne ieune amitié ;
Demella dextrement les nœuds & les ambages,.
Dont il auoit tramé l’intrigue des paſſages :
Guydant par vn long fill’aueuglement des pas
De l’amant eſtrangeraffranchy du trepas..
Toy mefme, pauure Icare, en firiche peinture.
Euffes veu le portrait de ta triſte aduanture :
Car Dedale trois fois de ton amour ardent
Voulut au front de l’or tracer ton accident :
Mais fa main par trois fois d’aſpre douleur ſurpriſe,
Luy tomba fur le ſein & trahicl’entrepriſe.
L’œil du Heros Troyen ces merueilles fuyuoit,.
Etfon fidelle Acate aux portes artiuoit ;

La fille de[1] Glaucus Deïphobe il ameine,
D’Hecate & d’Apollon Preftreffe fouueraine.
Prince Royal, dit-elle, aux Siecles immortel,
Quitte-là cefpectacle & te rends à l’Autel :
Prenant ſelon nos Loix aux hardes impoluës
Sept taureaux fans macules & ſept brebis efleues.
Ces animaux de choix par Ænée immolez,
La Vierge a les Troyens au beau Temple appellez.
Du flot roulant d’Eubee vn grand rocher s’approche,
Vn Antre au large creux eſt taillé dans la roche.
Là ſe conduit le pied par cent chemins diuers,
Autant d’huys tenebreux là mefme font ouuerts,
D’où s’eflancent cent voix affreuſes aux oreilles
Quand la fureur prophete annonce ſes merueilles,
La Preftrelle s’efcrie arriuant en ce lieu :
L’Oracle il faut tentér, voicy, voicy le Dieu.
Comme elle eut dit ces mots au feuil de la Cauerne
Vn changement ſubit au viſage on diſcerne :
Le cœur bouilt de fureur dans le ſein oppreſſé,
La couleur ſe ternit, le poil eſt heriffé :
Plus grande elléparoift, & fa voix plus qu’humaine
Del’eftommac enflé pantelle & fort à peine :
Vrays ſignes que le Dieu pres de foy l’attirant,
Va de ſon feur diuin ſes veines inſpirant.
Que tarde ta priere, o Roy Troyen, dit elle ?
Que ne volent tes vœux à la voulte eternelle ?
Sans eux legrand Cachot croullant & gros d’effroy
Les cent goſiers beants ne doibt ouurir pour toy.
Deiphobe ſe taift, &cla frayeur geléc
Dans les os des Troyens tout à coup eſt coulee :
Et leur Roy Demy-dieu hauſſant au Ciel les yeux
D’vne priere ardentehonnore ainfiles Dieux.
O Toy puiſſant Phebus, dont les foins ſalutaires
Protegeoient Illion & pleignoient ſes miferes :
Qui les traits de Paris & fa Troyenne main,

Addreffas au talon du Pelide inhumain :
Soubs ton alme faueur fuiuant mes longues erres,
l’ay percé tant de Mers ceignans les grandes Terres :
Des noirs Maffyliens aux fins de l’Vniuers,
I’ay franchy les ſablons, i’ay les détroits quuerts :
Et fous ta guy de en fin la fuyante Hefperie
Nous reçoit fauorable en fa riue cherie.
Que le Sort des Troyens à leurs cris endurcy.
Sans paſſer plus auantait regné iufqu’icy…
Vous aufli Deitez, dont l’ire mit en proye
La gloire de Dardan & la Grandeur de Troye,
Aux larmes des vaincus detrempez vos courroux :
Toy, faincte Vierge, apres, de grace aſſiſte nous.
Daigne moy confirmer parta voix prophetique,
La promeſſe des Dieux pour le Sceptre Italique.
Donne cette retraicte aux Troyens defertez,
Loge leurs Dieux errans des Mers trop agitez…
Lors Hecate & Phoebus i’honnoreray d’vn Temple,
Où la richeſſe & l’art luyront d’vn rare exemple :
Conftruits de marbres blancs au roch de Pare cflus :
Et fonderay des ieux au beau nom de Phoebus.
Attends auſſi de moy, venerable Preftreffe,
Legrand Temple & l’Autel ainſi qu’vne Decffe.
Tes Preftresi’efliray de qui les foins diſcrets
Detes oracles Saincts garderont les ſecrets.
Ils diront le Deftin des ſucceſſeurs de Troye,
Pourueu queta faueurauiourd’huy nous octroye,
Que dedans le feuillage ils ne ſoient point efçris :
De peur que fi par fois du vent il eſt ſurpris
Ainfi qu’vn vain iouët par l’air il ne s’enuole.
Chante les doncicy : lors il rompt fa parolle.
La Vierge für ce point d’vn geſte furibond,
Se debat éperdue en ſon Antre profond :
Dutranfport d’Apollon non encore vaincuë,
L’eſprit ardent l’agite & la frayeur ayguë.

L’abbord d’vn Dieu fi grand elle conteſte en vain[2],
La preſſant de plus pres il force ſon deſſein :
Et d’vn frein plus ferré contrainct fa fiere bouche,
Pour rompre les eflants de fa fuitte farouche.
Deſia l’Antre infpité les cent bouches ouuroit,
Et cette voix par l’air aux oreilles offroit : it
O toy, qui trauerfant les Mers) & la tempefte
Des plus aſpres dangers as affranchy ta teſte
Et qui d’autres plus grands en Terre fouftiendras,
Au Sceptre d’Italie en fin tu paruiendras,
(N’en fois plus en foucy :) mais reçoy ce prefage
Que tu regetteras d’auoir veu ſon riuage.
Guerre, guerre & terreur ! ie voy le fang fumant
Teindre les flots du Tybre à bouillons eſcumant.
Vn Simois fatal, vn bord ſanglant de Xante,
Vn autre Camp des Grecs en ces lieux ſe prefante.
Vn autre fort Achille aux meurtres forcené,
Fils aufli de Deefle en l’Hefperie eſt né.
Iunon s’y trouue encore aux Troyens aduerfaire.
Quels foins ne te poindront accablé de mifere ?
Quels Peuples ou Citez n’iras-tu requerir,
Qui puiſſent au befointes peines ſecourir ?
Derechef yne hofteffe aux Troyens deſtinée,
Rendra comme autrefois leur Gentinfortunée ::
Par vn lit eſtranger engendrant tous ces maux.
Arme toy d’vn cœur braue & t’expoſe aux trauaux,
Pour combattre l’effort d’yne telle influence.
Vne Ville des Grecs trompant toute créance,.
Premiere aura pitié de ton fort inhumain,
Er d’vn heureux Salut te preftera la main.
Du profond Sanctuaire exprimant ces ambages

La Pichye annonçoit l’horreur des grands prefages.
Sa forte voix mugit, meflant la verité
Dans les plis d’vn nuage efpais d’obſcurité :
Tant l’aiguillon ardent de la fureur diuine,
De ſes ellancemens l’agite & la domine.
Quand l’accés furieux eut quitté ſon eſprit,
Sa clameur ſe r’aſſied, & le Prince reprit.
Nulle image de peine, ô Diuine Pucelle,
Ne me fera iamais eſtrangere ou nouuelle..
l’ay preueu les trauaux, i’ay roulé par diſcours,
Tout ce qui peut troubler le calme de mes iours.
Fay moy fans plus vn bien : on prefche que l’entrée
Du Manoir de Pluton eſt en cette Contrée,
Dans le fond efcarté d’vn tenebreux palus,
Que le Stix regorgeant forme de ſes reflus :
Ouure cét huys ſacré, conduy moy ie te prie,
Pour voir mon pere Anchife & fa face cherie.
Au milieu des feux Grecs flambans de toutes parts.
Et d’vn orage efpais de flefches & de dards ;
Ie le mis fur mon col d’vne tendre alleigreffe
Pour l’arracher des mains de l’outrageuſe Grece.
Il affiftoit par tout mes pas & mes trauaux,
De la Mer & des Cieux ſupportant les affaults :
Contre l’ordre du fort d’vne vieilleſſe lente,
Et malgré fa ſanté dés long-temps languiſſante.
Il m’a fouuentefois requis & conjuré,
D’aborder fuplyant ton Palais honnoré ;
Pour mandier ta grace, ô Vierge venerable,
Prefte nous en commun yn ſecours fauorable :
Ton pouuoir eſt fupréme, & Proferpine en vain
Lefainct Bois des Enfers n’a pas mis en ta main.
Nous fçauons qu’vn Orphee animant les doux charmes
Des cordes de ſa Lyre & ſes flatteuſes larmes ;
L’Idole de ſa Dame a bien fceu repeter,
Et Pollux par ſa mort ſon frere racheter :
Paffant & repaſſant du Monde aux Regnes ſombres,

Souuent parmy les Dieux, fouuent parmy les Ombres.
Vn Thefée, vn Hercule alleigueray-ic icy ?
Delupiter Tonnantie tiens mon eftre auffy.
L’ardeur de fa priere en ces mots il explique,
Les Autels embraſſant, & la Vierge replique.
Troyen iſſu d’Anchife & du tige des Dieux,
Chaqu’vn facillement deualle en ces Bas-lieux.
La porte de Plutonebres couuerte : ;
Beante iour & nui&t à tout homme eſt ouuerte :
Mais renuerfer le pas pour tenter vn retour,
Et regaigner vers nous les regions du iour,
C’eſt le poinct, c’eſt le coup : peu de gens l’ont peu faire,.
Conduicts par Iupiter, d’vne main ſalutaire :
Gens par le fang des Dieux de ſplendeur reueftus,
Et transferez au Ciel par les hautes Vertus.
Vne efpaife foreft ce Palais enuironne
Que l’Erebe aux flots noirs ceind d’vne ample couronne.
Si pourtant ton eſprit cede à la paſſion,
Si tu te ſens vaincu de telle ambition,
De paſſer par deux fois le ſein du Stix auare,
Et deux fois trauerfer le Lac du noir Tartare ;
Pour ſatisfaire au vou dont tu t’oſes piquer,
A ces foins auant tout il te faut appliquer.
Vn grand arbre touffu ſon verd ramage efpanche,
Fier d’vn autre rameau ſerpentant fur fa branche :
D’or eſt ſon mol fion, fa feuille large eſt d’or,
A la Reyne de Stix on garde ce trefor,
Caché dans le profond des forefts recullées,
Et flanqué tout autour d’ombrageuſes valées.
Mais que nul des viuans ne fonde le deſſein,
Devoir ce que la Terre enferme dans ſon feins
Sil n’a premierement par vn deuôt myftere,
Cuilly la treſſe d’or du rameau ſalutaire :
La belle Proferpine entend que ſon Autel,
Soit honnoré la bas de ce don immortel.
Va fecond rameau naift quand le premier ſe cucille,

La branche d’onluifant & d’or la riche fueille.
Perce donc la foreft & d’vn cil ſoucieux,
Guette aux arbres plus haults ce tige precieux :
L’enleuant de la main, qu’il fuyura fauorable
Si pour ce grand deſſein le Ciel eſt exorable :
Autrement nul effort ne le peut arracher,
Ny le fer endurcy le vaincre ou le trencher.
Mais las : apprends de moy la fafcheufe infortune
De ton amy fidelle engloutty de Neptune.
Tut’amuſes icy des Deſtins deuifant,
Tandis que ſon corps froid für l’areine eſt giſant :
Et ton amitié vaine en fa perte piteuſe,
Rend ta Flotte polue aux grands Dieux odieuſe.
Paye luy promptement les deuoirs de ton dueil,
Et conſigne fa cendre au repos du cercueil :
Offrant pour commencer vn choix de brebis noiress :
Au venerable Autel des vœux expiatoires :
Apres tu pourras voir ces Bois & ces Palais
Que les yeux d’vn viuant ne viſitent iamais.
Lors reprimant fa voix la bouche elle reſſerre.
Mais Anée en foufpirs les yeux baiſſez en terre,
Sort de l’Antre Prophete, & roule en ſes eſprits
Les aueugles ſecrets qu’il a des Dieux appris.
Son cher Achate & luy tracent leurs pas enſemble,
Ainfi qu’vn mefme cœur leurs foins encore aſſemble..
Par deuis mutuels leur doute confultoit,
Quel mort veuf de tombeau la Sibylle chantoit.
Arriuez pres du port ils auifent Mifene,
Parvn cruel malheur giſant mort fur l’areine,
Aeolie aux monts creux fuft ſon Pays natal :
Et ſonnant la trompette il n’eut aucun égal
Pour allumer le feu des ſanglantes alarmes,
Etpiquer de ſes tons la fureur des genfd’armes..
Il eftoit compagnon du magnanime Hector,
Qu’il feruoit du clairon & de la lance encor :
Heros braues aux combats : mais quand le fier Pelide

874
LES
ADVIS.
Du fang d’Hector vaincu gorgea fa foit auide ;
Lors par vn nouueau choix non moins hault & pompeux
Al’amitié d’Anée il tourna tous fes vœux.
Comme du ventre creux d’vne coquille ronde,
L’imprudent fait fonner le large fein de l’Onde,
Et qu’animant les tons vainement il s’esbat,
A prouoquer les Dieux de venir au combat ;
Triton [s’il eft croyable] enuenimé d’enuie,
Pour efteindre fon art confpirant fur fa vie ;
Le renuerfe engloutty fur le flanc des rochers,
Parmy l’Onde efcumeufe & l’effroy des Nauchers.
La Troupe efleue adonc vne clameur dolente,
Mais le Prince pieux furtout autre lamente.
Chaqu’vn baigné de pleurs embraffe le confeil
De la Vierge Sibylle & dreffe l’appareil :
Dont la pile du Mort d’arbres entrelaffée,
Puiffe eftre promptement vers les Aftres hauffée.
Les antiques forefts ce peuple perceà iour,
Des Feres cuentant le plus fecret feiour :
Les pins & les fapins largement on terrace,
Le chefne geind aux coups & bronche fur la place.
Maint hault frefne fappé git par terre eſtendu,.
Et le bois plus leger par les coins eft fendu.
Ces grands arbres apres pouffez à toute peine
Sont roullez par les monts vers la funefte äreine.
Or parmy ces trauaux le Prince des premiers,
Agite la coignée & hafte les ouuriers.
Son trifte cœur difcourt & prie en cette forte
Contemplant la foreft qui le bel arbre porte.
Dieux ! fi dans ces forefts i’aduifois quelque-part,
Ce fatal rameau d’or par vn heureux hafard,
Suiuant le faint aduis de la fage Prophete
Pour Mifene, ô douleur ! trop certaine interprete !
Le Demi-dieu Troyen acheuoit de parler
Quand il void deux pigeons par les airs deualer :
Ils vollettent flatteurs autour de fon vilage,

LIVRE SECOND.
Puis fe viennent pofer fur le plus mol herbage.
Voyant donc les oyfeaux que fa mere cherit,
Ses vœux, d’vn cœur alleigre, en ces mots reprit.
S’il y a quelque voye, ô cheres collombelles,
Conduifez-moy, dit-il, fendant l’air de vos aifles :
Guidez-moy dans le bois où ce diuin trefor,
Ombrage vn gras terroir foubs fes fueillages d’or :
Et toy Mere Deeffe, affifte & fauorife
Les trauaux de ton fils en fi digne entrepriſe.
Ses léures & fa voix à ces mots refermant,
Illeplante fur pieds, obferuant fixement.
Quel chemin defigné les oyfeaux pourroient prendre,.
Ou quel figne ils feroient paiffans fur l’herbe tendre.
Lors il vont enfifler leur route vers les Cieux,
$75.
Telle qu’on la peut fuyure à la poincte des yeux !
Mais comme ils approchoient les riues de ce gouffre,
D’où le Lac des Enfers vomit l’odeur dufouffre,
D’vn vol haut & fublime ils s’efleuent foudain,
puis ils fondent de pointe à trauers l’air ferein :’Et fe viennent r’affoir fermans l’vne & l’autre aifle,
Sur l’arbre defiré de la branche gemelle,
Dont l’afpect variant d’vn efclat nompareil,
Treffault à flammes d’or aux rayons du Soleil.
Comme aux mois de l’hyuer affaillis de froidures »
Le chefne eft reparé des gayes cheuclures
D’yn ieune guy rampant, dont le rameau leger,.
Né de fon tige propre à l’arbre eft eftranger :
Defes feuilles pourtant la verdeur faffranée,
Tient la rondeur du tronc partout enuironnée..
Ainfile rameau blond à l’œil eftincelant,
Allie au chefne ombreux fon feuillageoppulent ::
Ainfila feuille d’or à la feuille fe iouë,
Criquetant aux foupirs du vent qui les fecouë..
A l’abbord du rameau le Prince auide & prompts
Iette la main deffus & dextrement le rompt :
Luy femblant trop. retif tant fon defir le pique,.

1
LES ADVIS.
Puis il le va porter à la Sibylle antique.
1
Les Troyens cependant lamentoient fur le port,
Payans l’extreme office aux Mânes fourds du Mort.
La troupe en premier lieu de toutes parts s’amaffé.
Et l’im menfe bufcher largement elle entaffe,
De bois gras & gommeux par fon labeur fendus :
Ils tapiffent les flancs de rameaux efpandus,
Le front eft ombragé de cyprez mortuaire,
Et l’acier d’vn harnois fur le haut faifte éclaire.
top
Ceux-là d’vn foin haftif font chauffer l’eau du bain,
Treffaillante à bouillons aux chaudieres d’airein,
Lauent ces membres froids d’vne tranfe fatale,
Et parfument d’onguens le grand tronc royde & palle
Ifs baignent de leurs pleurs ce corpsiadis fi cher,
Pofans ce More pleuré fur letrifte Bucher :
7
Et les habits pourprez qui couuroient fa perfonne,
Iettez fur elle encore aux feux on abandonne :
Ceux-cy que l’amitié perce d’vn plus grand dueil,
Auoyent prefté l’efpaule à porter le cercueil :
Et la torche en la main d’vn paternel vlage,
Pour allumer ce bois deftournoient le vifage :
La viande & l’encens, partas emmoncelez,
Auec les vaiffeaux d huille enfemble font bruflez.
Laiffans au lieu de pyle
Quand les feux accoifez eurent leur faim foullée
vne cendre esboullée,
Ils arroufent de vin par gouttes leverfans,
La flaméche alterée & les os blanchiffans.
Ces mefmes os facrez qui furuiuent leur maiſtre,
Dans yn yafe d’airain font enclos par le Preſtre,
Trois fois cernant le Peuple afpergé du rameau
De l’Oliuier heureux imbu d’vne faincte eau :
Sa tache il purifie en cette eau pure & claire,
Puis dit les derniers mots & ferme le myftere.
Le Prince quefon dueil au derniers voux inftruit,
Surla crefte d’vn mont le grand cercueil conftruit :
Du Mort furle fommer il arbore les armes,
1
[1
La

LIVRE SECOND.
Larame & latrompette ayguillon des alarmes :
Ce mont eft efleué prés la voûte des Cieux
Qui reiettant fon tiltre approuué des ayeux :
Pour tirer d’vn beau nom quelque gloire certaine."
Aux Siecles infinis s’appellera Mifene.
Si toft qu’il eut remply l’honneur du monument,
Aux confeils de la Vierge il veille promprement.
Vne grande Cauerne au fond rude & pierreufe,
D’vn large baillement ouure fa gueulle affreuſe.
Le fein d’vn Lac profond la rempare à l’entour,
Circuy d’vne foreft inacceffible au iour.
Le tenebreux gofier de l’effroyable gouffre,
Soufflant aux Cieux courbez l’eſprit fumeux du fouffres
Trauerfe fur ce Lac le traiect des oy feaux,
Engloutis des vapeurs & bronchans dans les eaux.
Dont les Grecs obferuans l’air de cefte Cauerne,
Pour marquer fes effects la nommerent Auerne.
13
Lors le Prince commence à payer fes deuoirs,
Et prefente en ce lieu quatre grands bouueaux noirs,
Au milieu de leur front la deuote Sibylle,
Vn vaze de vin pur à longs filets diftille :
Puis fur les feux facrez du poil elle eſpandit
Cueilly dans le croiffant que leur corne arondit.
Comme elle a de ces dons l’offrande commencée,
Pour appeller Hecate elle a fa voix hauffée,
Deeffe que le Stix loge entre fes grands Dieux,
Et qu’on reuere encore en la trouppe des Cieux.
L’vn fourre le coufteau foubs la gorge des beftes,
Les autres à deux mains tiennent les coupes preftes,
Pour receuoir le fang à gros bouillons fumant.
Luy mefme fans delay tein&t fon glaiue efcumant,
Au fang d’vne brebis de noirs flocons veluë,
Car cette obfcure offrande eft pour laNuit efleuë,
Nuit mere des Fureurs qui regnent chez Pluton :
Et la Terre fa fœur aggrée vn mefme don.
D’yne vache fterille il honore leur Reyne,
RRRrr

!
878
LES
ADVIS.
Puis l’Autel de Pluton de taureaux il eftrenne ;
Les inteftins entiers fur la flamme impofant,
Et ces boyaux ardans d’huille graffe arroufant.
Ia l’extreme Orifon qu’vn fombre efclat redore,
Du Cahos de la Nuit void renaiftre l’Aurore,
La Terre foubs les pieds mugit d’vn fon affreux,
On void trembler par tout le chef des bois ombreux,
Les chiens femblent heurler dans l’ombre folitaire,
Et la Deeffe arriueinuoquée au myftere :
Quand la Vierge des Dieux s’efcrie à haute voix :
Loin, loin, prophanes loin, n’approchez le Sain& Bois.
Mais toy, Fils de Deeffe, enfifle ce paffage,
Pren ton efpée au poin, arme toy de courage :
Il te faut maintenant animer ta vigueur
D’vne ferme conftance & renforcer ton cœur.
Ces propos acheuez par l’antique Prophete,
Au gouffre large-ouuert, terrible elle fe iette :
Elle marche en fureur oùfon Dieu la conduit :
Le Troyen franc de crainte à pas égaux la fuit.
PO
O Dieux qui prefidez fur l’Empire des Ombres,
Et vous, Efprits muets, hoftes des Palais fombres,
Vous Phlegeton bouillant, vous tenebreux Cahos,
Qu’vn filence éternel tient largement enclos ;
Sii’appris autrefois vos hautes aduentures,
Guidez moy pour le dire à nos Races futures :
Que ces profonds fecrets foubs la Terre voilez,
Du centre de la nuit au iour foient reuelez.
A trauers maint Phantofme & l’horreur du filence
De l’ombre enueloppez l’vn & l’autre s’aduance
Au Regne de Pluton triftement vague & vain,
Dont le doubteux afpect fufpend l’œil incertain.
Tout ainfi que par fois quand le front de la Lune
Refpand auarement vne lumiere brune,
Vn air trouble offufquant la poincte de fes rais,
Parl’obftacle importun des nuages efpais ;
Levoyageur furpris dans les Forefts tracaffe,
i

LIVRE SECOND.
Des obiects foubs la nuit mecognoiffant la face.
Vers le premier Paruis les Pleurs fe font logez,
Et les Regrets vangeurs à leur cofté rangez,
La chagrine Vicilleffe à leur bande s’allie,
La Maladie eft proche à la face paflie :
La Peur y faict feiour, la falle Pauureté,
Et là mefme eft la Faim au confeil eshonté :
Monſtres de forme eftrange, effroyables à l’homme :
Là le Trauail, la Mort, & fon frere le Somme.
Les Vices font autour faux appafts des eſprits :
La mortifere Guerre vn mefme fiege a pris.
Les Eumenides Sœurs y font leurs refidence,
Ioignant les licts de fer berceaux de leur naiffance :
Et l’horrible Difcorde enrage fur ces bords
A longs crins de ferpens d’vn nceud fanglant retors.
Vn grand orme ancien de fon vague branchage
Au milieu de l’efpace vn large rond ombrage :
Les fonges vains, dit-on, y cherchent leur palais,
Perchez fur chaque feuille en ces rameaux eſpais.
Tous les monſtres fameux que la Nature porte,
Rengent en ce Paruis leur infame cohorte :
Les Centaures y font, les Scylles aupres d’eux
Font de leur double image vnfpectacle hideux :
Là Briare le fort cent bras nerueux agite :
7 :
Là python le ferpent fes fiers fifflets irrite :
La flambante Chimere habitte encores là,
Et celie que Perfée en volant decola.
Mainte horrible Harpie en ces triftes lieux vole,
Là Gerion auffi mefle fa triple idole.
Le Prince Demy-dieu frappé d’effroy foudain,
Serre plus fermement le glaiue dans ſa main :
A leur abord facheux offrant fa pointe ardente.
Et fans l’aduis qu’il eut de la Vierge prudente,
Que ces Monſtres eftoient les phantofmes des morts,
Spectres volans & creux dépouïllez de leurs corps :
Son efpée à ce coup tentoit va vain carnage,
RRRrr ij
879

880
GILES A DIVISI
Sur le mafque pipeur de leur friuole image
d
z
Le chemin qui conduict au fleuve de là-bas,
En ce lieu de terreur ouure le premier pas.
Vn gouffre bouillonnant au trouble fein de l’onde,
Vomit du vafte creux d’vne gueulle profonde,
Vn infame bourbier qui fortant d’Acheron
Engendrele Cocire éparts à l’enuiron.⠀
Caron Naucher affreux, rouillé d’vne orde craffe,
Du paffage & des flots l’vnique foin embraffe,
Le poil gris de fa barbe inculte & mal dreffé,
Pend à longs efcheueaux du menton heriffé :
Son regard fans filler luit d’vne flamme obfcure,
Vnfale habit defcend de fon efpaule dure,
Rattaché d’vn nœud double, & dans le fil de l’eau.
L’auiron il agitte & conduit fon batteau.
De voiles il pouruoit cette hy deufe barque,
Pour paffer le butin de la fatale Parque..
A l’œilil paroift vieux, mais la vigueur du Dieu
Verte & brufque aux effects de ieuneffe tient lieu.
.C
Icy le Genre-humain de toutes parts arriue,
A la foule accourant eſpandu fur la riue :
Hommes, femmes, enfans, magnanimes Heros,
Dans le cours de leur gloire aux fepulchres enclos :
Les Vierges en leur fleur, la virille ieuneffe,
Qui laiffe pere & mere accablez de trifteffe. A
Ainfiquand le Soleil efcarte fes beaux rais,
13
V
(0
Au premier froid d’Autone on void dans les forefts,
Tomberà milions les fueilles efgarées :
Ainfi void on encor, fur les Mers afurées,
Voler à grands fcadrons les oyfeaux paffagers :
Lors que fuyans le froid des Climats eftrangers,
Ils viennent tous tranfis percer ces longues erres,
Pour humer le doux air que refpirent nos Terres.
Chaqu’vn de ces Efprits flattant le Nautonnier,
Tends les bras fuppliants pour paffer le premier,
Preffez d’vn chaud defir devoir l’autre riuage, D

LIVRE SE CON D.
Le Naucher cependant d’vn front rude & fauuage,
Les prend par cys par là, felon l’heur de leur fort :
Et reiettant le reſte il l’eflongne du bord.
1.
Or le Prince Troyen quice tumulte admire,
Parle ainfi toutefmeu : Vierge, daigne moy dire,
D’où vient ce grand concours aux riues de cefte cau ?
Que cherchent ces Elprits autour de ce batteau ?
Et par quelle raifon de choix ou difference,
Ceux-là quittent le bord pafles de froide tranfe ?
Ces autres, au reuers, fauoris du Naucher,
Vont à coups d’auiron les troubles flots trancher ?
Ainfirefpond en brefla Sibylle Preftreffe,
O Prince fils d’Anchife, &vray fang de Deeffe,
Voicy le Lac profond du fameux Acheron,
Que le Palus de Stix encloft èn fon giron :
Deitez du Bas-Monde, aux Dieux fi venerables,
Qu’ils ne pariurent point leurs noms inuiolables.
Ceux que tu vois icy chaffez loin du vaiffeau,
Sont les pauures chetifs denuez de tombeau..
Ce Naucher eſt Caron, ceux qu’il guinde en fa naffe
Au repos du cercueil ont pris heureufe place.
Et n’eſt permis à luy de traietter les morts,
Pour voir de l’autre part la fombre horreur des bordsl
De ce fleuue enroué d’vn turbulent murmure,
Si leur Mânesn’ont eu l’honneur de fepulture.
Ils errent vagabonds par le cours de cent ans,
A l’entour de ces bords triftement voletans :
Puis ils vont aborder ces plages fouhaittées
D’où les Ombres enfin au repos font portées..
A ce mot le Troyen de pied ferme arrefté,
Sur maint penfer profond fon efprit àietté.
Et comme fes regards lentement il promeine,
Sur ces pauures bannis en déplorant leur peine,
Il recognoift entr’eux l’œil morne & le front bass.
Deux amis defnuez des pompes du treſpass
Oronte directeur des Vaiffeaux de Lycie,
R.R.R.Er ij
Ang
3
7
17

$82
LES ADVIS.
Et Leucafpe dont Mars à la gloire efclaircie.
S’eftans aur port de Troye alliez d’vn beau noud,
Meſme routeils fuiuoient conioncts en mefme vou :
Quand l’Auton nauffrageux d’vn grand choc bouleuerfe,
Leur Trouppe & leur vaiffeaux perdus en l’Onde perfe.
Palinure Pilotte encore il apperçoit,
Qui dans la trifte bande à lents pas tracaffoit.
N’agueres obferuant la face des Eftoilles,
Tandis qu’vn vent Lybique enfloit fes rondes voiles ;
De la poupe maiftreffe en Mer il trebucha,
Et fon corps bras ouuefts fur les flots s’efpancha.
Quand Enée apperçoit fa dolente figure,
Die
A peine reinarquable à trauers l’ombre obfcure :
Palinure, dit-t’il, quel Deftin ou quel Dieu,
Pour te rauir à moy, t’a reduit en ce lieu ?
Qui t’acabla pauuret, fous la vague mutine ?
Refponds à ton amy : la Prophete Cortine,
Par mes fidelles foins enquife exactement,
En cét article feul fes Oracles dement.
Elle me promettoit que la fiere tempefte
En la courfe des Mers ne frapperoit ta tefte,
Telaiffant fein & faufl’Italie aborder :
Sa foy doibt elle ainfi nos fiances frauder ?
Palinure replique : Ogenereux Enée,
Phebus n’a point fraudé la foy qu’il t’a donnée :
Ny mefme aucun des Dieux contre nous irrité,
Dans le gouffre des Mers ne m’a precipité.
Car tandis que piqué des foins de mon office,
le guidois à deux bras d’effort & d’artifice,
Le timon principal à ma garde commis,
pour vaincre la rigueur des Autons ennemis ;
Cét effort l’arrachant d’vn fault il fond on l’Onde,
Et fans lafcher les bras fa cheute ie feconde..
Par l’impiteufe Mer ie te protefte icy,
Que ie n’eus pour mon chef ny crainte ny foucy,
Si griefs que la douleur que l’eus pour ta perfonne :

LIVRE SECOND.
Te voyans trauerfer vne Mer fi felonne,
Dans vn frefle vaiffeau fans guyde & vagabond,
Qui tronqué d’attirail alloit couler à fond.
Trois iours ce vent terrible efleuant la tourmente,
M’emporte aux vaftes Mers fur la vague efcumante.
Mais comme le quatriefme ouuroit fes rais nouueaux,
l’apperçoit de tout loin efleué fur les eaux
Le riuage promis de la belle Hefperie,
l’approchois peu à peu cette riue cherie :
Lors qu’abordant à nage affranchy des hazarts,
Pefant d’abis trempez, ie vois de toutes parts,
Vn Peuple furieux qui m’affault de l’efpée,
Me croyant quelque proye en fes rets attrapée,
Ainfi queie penfois fermement accrocher,
Auec les doigts courbez, le faifte d’vn rocher :
Dontie refte auiourd’huy fur le bord du riuage,
Agitté, fecoué, des vents & de l’orage.
Iete coniure donc par l’Air & par les Cieux,
Elements de la vie & lumiere des
yeux.
Par le nom de ton Pere, & l’heureufe efperance
Qui croift en ton Iule auec fa noble enfance,
Deliure moy de peine, inuincible Heros,
Fais donner à mon corps la Terre & le repos :
Il git prés de Velie & l’abbord t’eft facile.
Ou bien fi tu conçois vn confeil plus vtile,
Si ta mere Deeffe à quelque aduis plus fain,
(Car fans elleiamais ce merueilleux deffein
De trauerfer le Stix n’euft enflé ton courage,)
Secours à tel befoin la douleur qui m’outrage :
Tends la main au pauuret & l’attire au batteau,
Pour gaigner auec toy l’autre riue de l’eau :
Affin que pour le moins fon Ombre defolée,
Soit d’vne douce paix en la mort confolée.
Comme il ent dit ces mots la Sibylle reprit :
Quel iniufte defir a piqué ton efprit ?.
Oferois-tu pretendre infenfé Palinure,
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2

884
LES AD VIS.
De paffer l’eau de Stix priué de fepulture ?
Verras-tu fans congé les Courants des Enfers ?
Et leurs Ports fans adueu te feront-ils ouuerts ?
Ceffe de croire auffi que les Cieux peruertiffent,
Par prieres ny væeux les Loix qu’ils eftabliffent.
Mais reçoy cét aduis pourfoulager ton foin.
Les Peuples des Citez aduertis prés & loin,
Parle fléau menaçant des prodiges celeſtes,
D’expier ton maffacre & tes peines funeftes ;
Te feront elleuer vn riche monument,
D’vne fameufe obfeque orné pompeuſement
Et le lieu fignalé de ta trifte aduenture,
Retiendra pour iamais le nom de Palinure.
L’Efprit s’appaife lors affeuré du tombeau,
Flattant vn peu fon dueil de cét efpoir nouueau,
De voir apres la mort fa memoire illuſtrée,
Dans le nom eternel d’vne riche Contrée.
Partant la Vierge Sainete & le Fils de Venus,
Continuans leur train prés de Stix font venus.
Mais dés que le Naucher ramant aux bords de l’onde,
Les apperçoit de loin dans la foreft profonde,
Cheminer en filence & s’approcher des flots,
D’vn fon rude il les tance & profere ces mots.
O quiconque fois-tu, prophane temeraire,
Qui viens au Stix armé, dy, que penfes-tu faire ?
Et fans paffer plus outre arrefte là tes pas.
Le Ciel affigne icy le feiour du Trefpas :
Icy la Nuit muette & le Somme refident :
Les immuables loix qui fur ce Lac prefident,
Deffendent qu’vn Viuant au traiect foit reçeu.
Et me trouuay iadis mefcontent & deceu,
D’auoir offert ma barque & ma peine preftée,
A paffer le Thebain, Thefee & Perithée,
Quoy que nez des grands Dieux & d’illuftre valeur,
Ces deux là par l’inftin&t d’vne folle chaleur,
Tenterent vn effort fur la couche royale,
Pour

1.
LIVRE SE COND.
Pour voler à Pluton fon efpoufe loyale :
Cét autre ofa rauir du portail des Enfers
Cerbere gardien l’empeftrant de gros fers.
La Prophete d’Amphrife en ces termes replique..

Nulle embufche, ô Caron, nulle entreprife inique,
Ne nous ameine à toy, quitté ce vain foucy :
Et pour forcer aucun l’acier ne luit icy.
Que l’effroyable chien portier des Regnes fombres,
Defes abbois fans fin tance les pafles Ombres :
Que Proferpine auffi, chafte & pure à iamais,
Defon oncle Pluton occupe le Palais.
Celuy queie conduis eft le Troyen Ænée,
Qui des plus hauts lauriers ayant fa gloire ornée,
Infigne en pieté, grand Naucher, te fèmond,
Pour aller versfon Pere en ce Monde profond.
Si telle pieté ne touche ton courage
Qu’il foit aumoins touché du refpect de ce gage.
Deiphobe à ce mot luy montreà découuert,
Le facré rameau d’or foubs fon habit ouuert.
Au venerable afpect de ce don falutaire,
Ce cœur enflé s’appaife & r’affied fa colere :
Le Nautonnier rauy pique fes yeux conftans,
Sur ce fatal rámeau qu’il n’a veu de long-temps :
Et fans plus refifter, dans vn calme filence
Sanacelle rouillée à la riue il aduance.
Lors dechaffant au loin les fantofmes des morts,
Qui fe rangeoient en foule au long des triftes bords ;
Il fait vn large efpace, & loge en la nacelle
Le grand corps du Troyen & la fage Pucelle :
Dont l’efquif de vieux ais gemit foubs le fardeau,
Et par mainte creuaffeilbaaille & puife l’eau.
Le Dieu fuit cette plage & de longue trauerfe
Ilmefure Acheron fumant d’efcume perfe :
Puis les pofe à la fin en l’autre extréme part,
Dans vn marais bourbeux d’vlue efpaiffe blaffard.
Or le grand chien portier d’vn triple gofier tonnes
S S S f f
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PA
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LES AD V I S.
N
Et fon abboy tranchant ces Royaumes eftonne.
Sur le ventre il s’eftend largement euafé,
Dans yn Antre effroyable au riuage oppoſé.
24
La Vierge qui le void heriffer fes trois teftes,
De gros ferpens affreux fifflans à hautes creftes ;
Vn gafteau fommeilleux luy iette promptement,
Detrempé dans le miel meflé d’vn ius charmant.
Ses trois goffers ouurant d’vne ardeur affamée.
Il engloutit en l’air la galette charmée,
Le Monftre toftapres au fomme a fuccombé,
Son puiffant dos matté croullant eft retombé :
Et l’enorme largeur
Sur la terre efpandulefchine & du ventre,
emplit le fein de l’Antre.
Cerbere enfeuely dans ce flatteur repas,
D’vn brufque eflancement le Roy gaigne le pas :
Et fans garde faifit ce tenebreux riuage,
Qui iamais au retour ne prefte le paffàge.
Approchant du pourpris il oid au premier fueil,
Les hauts cris gemiffans, les triftes voix de dueil,
Des enfans efpleurez qu’vne chanfe cruelle
Séure en mefme momemt de vie & de mammelle,
Les priuant des beaux rais du celeſte flambeau,
Pourietter leurtendreffe en l’horreur du tombeau.
Ceux qu’on a fait mourir par iniuftefentence,
Logent pres des enfans leur plaintiue innocence.
N’y n’obtiennent ces rangs fans égard ou fans loy :
Car Minos iufte Iuge & venerable Roy,
Affemblant en confeil la Brigade infernalle,
Des aduis de chaqu’vn remplit l’vrne fatalle :
Pour en tirer apres les bons ou mauuais forts,
Selon qu’il s’efclaircit du merite des morts.
Le lieu proche eft remply de ces Ames dolentes,
Dont le cœeur penetré de douleurs trop cuyſantes,
Par vn fier defefpoir violans leurs beaux iours,
De leur vie incoulpable ont abregé le cours.
Et refpandu leur fang d’vne fureur meurtriere,
 !

SECOND.
LIVRE
Ennemis du Soleil & de l’alme lumiere.
O Dieux qu’ils voudroient bien reuoir noftre clarté,
Parmy les durs trauaux & l’afpre pauureté !
Mais le Ciel y refifte à leurs cris implacable,
Les entrauant du Stix palus non repaffable :
Et le trouble Acheron d’vn cours neuf fois retors)
A leur retour encor trenche tous fes abbors.
Vne pleine eft auprés vaguement efpandue,
Qui découure à plein fond fon ombreufe eftenduë :
Lenom de Champ de pleurs on luy donne Là-bas.
Car ceux-là que l’Amour precipite au trépas,
S’y cachent à l’abry tracaffant mainte fente
D’vne foreft de myrthe en tout temps verdiffante :
Et fouffrent les douleurs qui les gehennoient iadis,
De paix au cercueil mefme à iamais interdicts.
Dans les fombres vergers de ce funefte Afyle,
Il void Phedre, Procris & la trifte Eriphylë,
Qui d’vn gefte honteux defigne auec la main,
Le coup qu’vn fils cruel luy porta dans le fein.
Pafiphaé s’y void, Euadne eft aupres d’elle,
Laodamie affifte efpoufe trop fidelle :
Conéc autrefois fille & depuis demoyſeau,
Derechef fille encore augmente ce troupeau.
Dans ces grandes forefts Didon la belle Reyne,
La playe ouuerte & fraifche à l’efcart fe proumene.
Mais fi toft que le Prince approchant de plus prés,
De la Reyne en l’obfcur eut remarqué les traits,
Tout ainfi que par fois au retour de la Lune,
L’œil void ou penfe voir, vne lumiere brune,
Entreluyfant aux yeux dans le nouueau Croiffant,
Sous les plys d’vn nuage à peine paroiffant :
Lors pleurant d’amour tendre il luy dit ces parolles.
Donc les bruits de ta mort ne furent point friuolles :
Donc, ô
pauure Didon, yn farouche defdain,
Contre ta ieune vie auoit armé ta main/SE — mero
Etie caufay, dolent : vn mal-heur fi funeſte !
SSS ff
Ꮪ Ꮪ Ꮪ ᏝᏝ Ꭵ
887

888
LES AD VI S.
l’attefte les faints feux de la voûte celeſte,
Le’nom des Dieux l’attefte & l’innocente foy,
Sidans ce Monde bas on refpecte fa loy ;
Que iemeurtris mon cœur pour eflongner ta riue.
Mais le decret des Dieux qui nos deffeins captiue,
Qui me force à percer la tenebreufe erreur,
De ce Climat hideux plein de cris & d’horreurs
Me contraignit, ô Reyne, à quitter ta prefance.
Et ne pus croire alors que l’ennuy de l’abfance,
Te portaft à l’excés qui te iette en ces lieux ;
Arrefte vn peutes pas, ne fraude plus mes yeux :
Fuis-tu ce cher amant ? la haute Deſtinée,
Pour la derniere fois t’ameine ton Ænée.
Le Prince s’efforçoit par des propos fi doux,
De flatter cét Eſprit embrafé de courroux :
Mais Didon fans parler reiettant tous fes charmes,
Regarde de trauers fon vilage & fes larmes,
Puis fichant l’eil à terre & fronçant le fourcy,
Son cœur à tel deuis refte plus endurcy,
Qu’vne libe de marbre, ou la roche cuentée
Que la fuite des ans fur Marpeife à plantée.
En fin l’ire l’emporte, elle efchappe & s’enfuit
Dans le profond des bois & de l’obſcure nuict :
Oùfon premier efpoux heureuſement prouoque
Par fa fidelle flamme vnamour reciproque.
Le Troyen cepandant qu’vn fi cruel malheur,
Perce des ayguillons d’vne amere douleur ;
Hafte fes pas bien loin apres la trifte Reyne,
Lamentant tout en pleurs & fa fuyte & fa peine.
Delà fuiuant leur trace & le but defigné,
Ils entrent dans le Champ aux vaillans affigné..
Parthenope & Tydée en ce champ prennent place :
Adrafte entre ceux-là montre fa pafle face.
Les Grands de Troye y font par le fer deuorez :
Guerriers qu’en ce hault Monde’on auoit tant pleurez.
Ils abordent née & leur fort il lamente :
www-

LIVRE SECOND.
Glauque s’offre à fes yeux, Medonte fe prefante,
Les trois fils d’Antenor l’enuironnent de prez,
Polybete les fuyt & Therfiloque apres.
Idée accourt auffi le charton Priamide,
Dont l’vne & l’autre main tient fon dard & fa guide.
Voicy de toutes parts ce nombreux efcadron,
Enueloppefes flancs & bruit à l’enuiron :
Et non content apres d’auoir veu ce vifage,
Il veut reuoir cent fois les traits de fon image :
S’empreffe pour le fuiure, & defire eftre inftruit.
Du fuiet qui l’ameine aux Regnes de la nuict.
Tandis la fleur des Grecs, la Phalange Argolique,
Sent qu’vne afpre frayeur foudainement la pique :
Voyant ce grand Heros & l’efclair de l’acier
Flamber au fil du glaiue & fur le haut cimier.. 11
Vne part de la bande aux routes prompte & duicte,
Comme iadis aux nefs dans la nuit prend la fuite :
L’autre veut s’efcrier fa voix grefle hauffant,
Qui beante d’effroy trompefon foible accent.
Il parle à ces Eſprits quand l’horreur non preueue,
Du vaillant Deiphobe a diuerty fa veuë,
Ce fils du bon Priam rapporte fur fon corps,
De la rage & du fer les extremes efforts.
Ses deux bras font coupez, l’honneur de fon viſage
Eft defolé par tout d’vn horrible carnage :
Il ale nez fanglant honteufement tranché,
Son ceil qui fut fi beau du cerne eft arraché,
L’oreille gauche, & droite eft tronquée &fanglante, ,
Et la léure à lambeaux fur le menton pendante.
A peine le Troyen recognoift fon amy,
Qui honteux & tremblant ne paroift qu’à demy,
Cachant fon chef affreux derrière ces idoles :
Et d’vne voix cogneuë il luy dit ces parolles.
Genereux Deiphobe, illuftre fang de Roy,
Quelle horrible vangeance a-ton prife de toy ?
Quel bras affez puiffant d’vn cruel aduerfaire,
SSSff ij
i
889

890
LES ADVIS.
T’a iamais peu reduire à tel poinct de mifere ?
Partant des bords Troyens nous ouyfmes vn bruit,
Que dans ces grands combats de la derniere nuict ;
Tu fondis las & mort

  • ".

D’vn monceau d’erle vafte carnage S
fauchez par ton courage.
I’efleuay furla rade vn vide monument,
Et tes Mânes trois fois l’appellay hautement,
Tes armes & ton nom le lieu conferue encore :
Et iure ce tombeau que fainctement i’honnore,
Que ie ne pus te voir quittant ce bord fatal,
Ny dépofer ta cendre en fon terroir natal.
O fleur des Demi-dieux & des amis celebres,
Mu m’as, refpond l’Efprit, comblé d’honneurs funebres :
Deiphobe a receu de ta tendre pitié,
Tous les facrez deuoirs requis à l’amitié.
Mais las ! par mon malheur, l’impieté mortelle
De cette Spartiate impudique & trop belle ;
Cét excés inhumain a perpetré fur moy,
Voicy les monumens qn’elle laiffe de foy.
Cartu fçais en quels ieux, quelle fauce allegreffe,
Nous paffafmes lefoir qui couronna la Grece.
Eh qui peut oublier, ô fouuenir trop dur !
Ce funefte cheual qui fauta noftre mur :.
Et qui plus hault que Troye au doux fommeil charmée,
Defon ventre engroffe refpandit vne’Armée ?
La malheureufe alors les Orgies feignant ;
Vn brandon en la main s’en alloit trepignant,
Dans le milieu d’vn bal où les Dames de Troye
Celebroient à hauts cris vne derniere ioye :
Appellant de nos Tours par ce traiftre fignal,
La leuneffe d’Argos au carnage fatal..
Aggrauédés long-temps de foucis & de peines,
Vn doux fommeil profond fe gliffoit en mes veines,
M’attachant pieds & mains au miferable lic,
Qu’vn vain éclat de pompe en nos Cours embellir :
A l’enuers eftendu fourdement immobile,
A

LIVRE
SECOND.
Et d’vn plaifant trépas portraict calme & tranquile.
Or pour fraper fans peur ce coup de trahifon,
Ma bonne efpoufe auoit defarmé la maiſon,
Mefmes à mon cheuet rauy lá chere efpée,
Dans le fang des Danois tant de fois retrempée.
De Sparte fur ces points elle appelle le Roy,
Et mes portes ouurant le recueille chez moy :
Pour flatter fon amour en m’offrant pour victime,
Et croyant que ce trait couuriroit le vieux crime.
Que te diray-ie plus ? en ma chambre introduit
Sur moy, pauure, il fe rue & l’Itaquois le fuit,
ruë
Cemalheureux autheur de toute forfaicture.
Dieux renuoyez aux Grecs vne telle aduenture !
Si l’on peut efperer que voftre iufte foin,
Secoure l’innocent & le vange au beſoin.
Mais d’y par quel deffein ou par quelle rencontre,
Ton vifage viuant entre les morts fe montre :
Quelque decret des Dieux l’acript ainfi ?
Quelque accident de Mer te iette t’il icy ?
Ou quelle autre fortune en ces Climats t’enuoye,
Climats veufs de lumiere & denuez de ioye ?
L’Aurore aux rais pourprez haftant fon demy tour,
Dans le plus haut des Cieux guidoit le char du iour ;
Qu’ils deuifoient encore, & ces deuis peut-eftre
Dilipans leur loifir la nuit auroient veu naiſtre,
Quand la Vierge des Dieux breuement les reprit :
Lefoir approche Enée, éueille ton efprit :
Nous confumons en pleurs le cours d’vne iournée,
Qui feule en ce traiet pour terme t’eft donnée.
Voy-tu bien ce chemin quife partage en deux ?.
Le feneftre fentier de tenebres hideux,
Meine au cruel Tartare où les mefchantes Ames
Souffrent le grief tourment des gehennes & des flammes :
L’autre dextre fentier de clarté Aoriffant,
Chez le grand Roy Pluton heureufement defcend :
Aux champs Elyfiens cetuy-cy nous appelle,

892.
LES ADVIS.
Où ton pere a choifi fa demeure eternelle.
Deiphobe repart : Ceffe de t’irriter,
Preftreffe des hauts Dieux, iete veux contenter :
Et fans troubler le cours de tes deffeins celebres,
Ievay remplir le nombre & me rendre aux tenebres :
Adieu Fleur des Troyens & leur fupreme honneur,
L’alme faueur du Ciel te départe plus d’heur.
Il deftourne à ce mot le pas & le viflage.
Le Prince donc, à l’heure, aduançant fon voyage,
Du cofté de main gauche aduife vn vaſte mont
Qui de rochers affreux fe couure tout le front.
Vne grande Cité dans le val enfoncée,
D’vne triple muraille autour eft ranforcée.
L’horrible Phlegeton rapidement roulant,
B
Les ceind d’vn large flot de viffoulfre bruflant :
Et fappant maint quartier de ces roches profondes,
Auec efclat de bruit le chaffe für ces ondes.
Ha
Vn grand portail paroift enchaffe dans le mur,
Flanqué de deux piliers de diamant tout pur,
Qui ne craignent iamais que le fer les terrace,
Ny que l’homme ou le Ciel en courroux les menace.
D’acier fur ce portail on affit vne Tour,
Où Thifiphone ardente eft au guet nuict & iour :
Et rouant l’œil cruel fur le fommet fe plante,
Ceinte foubs les tetins d’vne robe fanglante.
Icy l’on peut ouyr le dur gemiffement,
Icy le choq des coups retentit afprement,
A
Et l’aigre fon du fer & des chaifnes traifnées,
Employez au tourment des Ames condamnees.
Oyant ce tintamarre Ence atteint d’effroy,
Prefte l’oreille prompte & s’arrefte tout coy :
O Vierge, quels forfaicts, quelle rigueur de peine,
Practique, luy dit-il, cette Ville inhumaine ?
3.
Quels effroyables cris s’efleuent iufqu aux Cieux ?
Prince Troyen, fuit-elle, appren la Loy des Dieux.
La porte des Mefchans aux Bons n’eſt pas permife ::
Mais

LIVRE
SECOND.
Mais lors que fur fon Bois Hecate m’eut commife,
Les fuplices d’Enfer elle me fit fçauoir,
Et foubs fa guide apres ces Regnes ie vins voir.
Radamante Là-bas tient fon fiege feuere,
Donnant à tous la peine ou plus ou moins amere,
Selon le poids du crime, & force à reueler
Celuy qu’aux yeux du monde on auoit peu celer :
Et qu’en vain le peruers, fier du nom d’innocence,
lufqu’au cercueil tardif a couuert du filence.
L’horrible Tifiphone vn fouët retors en main,
L’arreft des condamnéz execute foudain :
Les frappe à coups fanglants du crime vangereffe.
L’autre main fecoüant d’vne fiere allegreffe
Vn effein de ferpens fur eux les va hallant :
Ses deux cruelles fours pour aydes appellant.
Alors on void ouurir cette porte execrable,
Et le gond enroué geind d’vn fon effroyable.
La Sibylle pourfuit : Voy-tu, grand Demi-dieu,
Quel guet deffend le fueil de ce funebre lieu ?
Quelle face de Monftre y loge en fentinelle ?
Vne hydre eft là dedans plus terrible & cruelle,
Dont l’œil furueille encore à la garde des murs :
De cinquante gofiers ouurant les creux obfcurs.
Et le cœur des Enfers, la geholle du Tartare,
Qu’vn precipice affreux des autres lieux fepare,
Plus profonde deux fois s’aualle dans la nuict
Que haut fur noftre chefle front des Cieux ne luit.
I’y vis ces vieux Titans engence de la Terre,
Precipitez du Ciel par le coup du tonnerre.
Ephialte & fon frere aux effroyables corps,
Ievis payer icy leurs perfides efforts.
Ces Geants aueuglez par l’orgueil de leur tailles
A la Nature mefme offrirent la bataille ;
Tentans ce haut deffein de démòlir les Cieux,
Afin de déthrofner le Souuerain des Dieux.
Là mefme i’apperceus l’Ombre de Salmonée,
TTTtt
893

894
LES ADVIS.
Des plus cruels tourmens horriblement gehennée :
Pour auoir par vn fon les foudres imitez,
Er contrefai& le feu des efclairs irritez..
Cét impie orgueilleux galoppant de vifteffe,
Dans la Ville d’Elide au concours de la Grece,
A quatre cheuaux blancs fur vn grand pont d’airain,
Etfecouant d’audace yn flambeau dans la main ;
Flattoicfa vanité d’vne volupté folle,
De faire fur l’Autel adorer fon Idolle.
Infenfé qui croyoit que fes flanibeaux fumeux,
De l’efclair tout celefte imitaffent les feux,
c
Et que fes grands courfiers battans du pied le cuyure.
De vifteffe & defon les foudres peuffent fuiure..
Mais le Prince des Dieux au fupreme Palais
Amaffant l’appareil des nuages eſpais,
Brandit fon feu fur luy, non la torche allumée
Dans vn bois vil & mort de raifine enfumée :
Et l’ardent tourbillon fiflant, rouant en l’air,.
Le rua dans les flors enflammez d’vn efclair..
l’aduifay pres de luy la miferable guerre.
Qui tourmente Titie allaicté par la Terre :
C’eft cét enorme corps qui gifant à l’enuers
De fa mere auiourd’huy tient neufarpens couuerts
Là mefme ce vautour d’vne grandeur immenfe,
Sur le fein condamné gorge fa large panfe..
Tantoft d’vn bec aygu le cruel fe repaift,
Defon foyeimmortel qui fans ceffe renaift ::
Il acharne tantoft les horribles tenailles,
De fes ongles crochus fur les viues entrailles ::
Et campé dans ce flanc par arreft des Deſtins,
Mange encor renaiffans les nouueaux inteftins..
Diray-ie Perithée & les puiffans Lapithes ?
Les peines d’Ixion feront-elles décrites ?
Malheureux qui fans fin fur leur front peuuent voir
Vn rocher menaçant quifemble preft à choir.
On void luire à leurs flancs les couchettes dorées,

LIVRE
SECOND.
S
Pour le feftin natal foubs les liets preparées :
Et les mets appreftez par vn luxe royal,
Tentent de leurs appafts ce Peuple déloyal,
Mais vne des Fureurs maitreffe de la bande,
Placee au milieu d’eux leur deffend la viande :
Ne permet que leurs mains au plat puiffent toucher,
Et s’efleuant fur pieds les garde d’approcher,
Par l’effroy d’vn brandon que fur eux elle agite :
Et l’efclat de fes cris les tonnerres imite.
2
895
Làie vis ces mefchans qui leur pere ont frappé,
Ou tourmenté leur frere, ou leur amy trompé..
Ces cœurs bruflans de l’or quifur autruy I’vfurpent.
En nombre plus frequent ce creux Tartare occupent,
Ceux que l’on a tuez au liêt d’autruy furpris,
Ceux dont la main impie vn glaiue iniufte a pris,
dont la dextre encore iniquement armée
A contre fon Seigneur fa fureur animée ;
Trouuent dans ce cachot l’arreft de leur tourment..
Mais ne me requiers point d’exprimer nommement,
Quels fuplices nouueaux ce trifte Peuple fouffre,
Quels crimes, quels malheurs, l’abiſment dans ce gouffre.
L’vn autour d’vne roue attaché pieds & mains,
3
Pend haut & bas fans treue & fuit fes tours foudains.
L’autre chargé d’vn roch le doit rouler fans ceffe.
Au milieu de la foule vne autre peine preffe
Thefce infortuné iufqu’à l’eternité.
Phlegie eft pres de là pirement agitté,
Grand exemple aux mortels pour euiter fa faute :
claire & haute :
Et s’efcrie à l’obfcurs
& des Bas lieux,
Apprenez Citoyens
Qu’il faut eftre equitable & reuerer les Dieux.
Icy I’vn pour le gain abominable traiftre,
Sa Patrie a liurce au ioug d’vn puiffant maiſtre.
L’autre a forgé des loix de l’or trop affamé
Pour les caffer apres de mefme attrait charmé,
Cét autre fuborné d’vn appetit infame,
TTTtt i

896
LES ADVIS
De fa fille fouillee a faictiadis fa femme.
Ces gens ont tous ofé quelque horrible forfaict,
Et tous ont couronné l’audace par l’effect."
Si cent bouches i’auois facondes à merueilles,
Si de cent voix d’airain le frappois tes oreilles ;
Ie ne pourrois iamais tous les crimes nomamer,
Ny despeines auffi tous les noms exprimer.
Ces propos achetez par la Vierge d’Amphrife :
Haftons le pas, dit-elle, au but de l’entreprife :
le voy defia les murs baftis des grands carreaux,
Que les Cyclopes noits forgent en leurs fourneaux
Et la porte paroift des Bien-heureux hantee,
Vis à vis de la forge artiftement plantee :
C’eft où la loy t’enioint d’offrir le rameau d’or ::
Dont la Royne de Stix cherit le beau trefor.
1x
is
Ainfi dit la Sibylle, & foubs l’obfcur filence.
Leur pas de mefine train à la porte s’aduance :
L’efpace d’entre deux ils deuident foudain,
Et fe trounent voifins du grand portail d’airain..
Le Prince impatient fe iette fur l’entrée,
S’arroufant d’eau luftralle en ce lieu preparée ::
Et hauffant de refpe&t la main vers vn creneau,.
Sur la porte oppofée il plante fon rameau..
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Ces myfteres remplis au gré de la Deeffe,
Ils entrent de plein pied dans les champs de Lieffe :
Lieu flory de vergers & de bois odoreux,
Ordonnez pour demeure aux Efprits bien-heureux.
Icy le Ciel ouuert luyt à ces belles Ames,
Infpirant l’air ferein du pourpre defes flammes :
Ces champs ont leur Soleil pompeux de rais dorezi
Et d’Aftres tous nouueaux ces lieux fontefclairez…
Aucuns à membres nuds fur l’herbe de la lice,
Dela lucteà l’enny practiquent l’exercice…
Autres pour s’egayer entonment des chanfons,
Et d’vn pied fouple & gay dancent à leurs doux fons :
Là mefine en long habit le fameux Preftre Orphée

1
LIVRE SE COND.
Tenant fa lire en main richement eftoffée ;
Luy rendauec l’archet les fept diuerfes voix,
Dont l’accord rauiffoit les hommes & les bois :
Et fa bouche diuine à l’inftrument s’accorde,
Frifant fes doux accens à l’enuy de la corde.
L’illuftre fang de Teucre apparoift en ces lieux,
Dont Troyeaux meilleurs ans tira fes grands ayeux ::
Magnanimes Heros, Dardan, Affarac, Ile :
L’augufte Roy Dardan fondateur de la Ville.
Vides il void plus loin leurs harnois & leurs chars,
Fichez au fable encore il aduife leurs darts.
armes,
Leurs cheuaux debridez battans du pied fuperbe,
Paiffent par-cy, par là, le mol duuet de l’herbe :
Carlemefme exercice & les mefmes esbats
Qu’ils aymoient en leur vie ils les fuiuent Là-bas ::
Soit en ces nobles ieux de la guerre &
Soit au foin des cheuaux amoureux des alarmes.
D’autres font en cent lieux fur l’herbe banquetans
Et les chants de Pean allaigrement chantans.
Quelquefois à dâncer la Troupe fe recrée,
Soubs les lauriers ombreux de la foreft facrée :
Source dont l’Eridan à large bonde efclos,
Baignenos Regions de l’orgueil de fes flots.
Ceux qui pour le Pays leur fangiadis verferent,
Les Prestres qui leur vie en chafteté pafferent,
Les Poetes diuins dont les Vers infpirez
Sont dignes d’Apollon & du Siecle admirez,
Ces inuenteurs des Arts honnorez en l’Histoire,
Ceux qui de leurs bien-faicts ont planté la memoires
Tous ceux-là fur la tefte ont pris vn attour blanc,
La Sibylle qui void cette foule à fon flanc,..
Commence à luy parler & fur tous à Muſée, —
Qui tient de ces Efprits la Brigade amuſée :
Pour admirer, muets, l’enueloppans en rond,
La hauteur de fa taille & l’honneur de fon front..
Appren —nous, faincte bande, & toy facré Poëte,
TTTtt ij


c
197

898
LES
ADVIS.
Quel quartier, ce dir-elle, Anchife a pour retraite ::
Les Enfers pour le voir nous perçons autourd’huy,
Et l’Erebe profond nous penetrons pour luy.
Cétinfigne Poëte en peu de mots replique :
Toute demeure, ô Vierge, en ces lieux eft publique :
Nous habitons fans choix les faints boccages verts,
D’vne ombre delectable efpaiffement couuerts :
2
Repofans au giron des riues & des prées,
D’eaux viues & de fleurs en tout temps diaprées.
Side le voir pourtant vous eftes en efmoy,
Sur ce tertre prochain montez auecques moy :
Je vous y conduiray par vne fente ayfée.
Il dit & fur le tertre il dreffe leur brifée :
Puis ayans veu d’enhaut le cœur de ces beaux champs,
Ils les fuiuent à val furfes traces marchans.
Mais au fond du valon efinaillé de verdure
Le bon Anchife alors obferuoit d’auenture,
Des Efprits efcartez qui deuoient à leur tour
Voir aux Siecles futurs l’efclat de noftreiour.
Contemplant l’eftendue & le fil de fa race,
Il nombroit fes Neueux & remarquoit leur face,
Le Deftin, la Fortune, & les Moceurs des Romains,
Et les faits immortels de leurs guerrieres mains.
Ørfi toft qu’il eut venle Demy-dieu defcendre,
Pour arriuer à luy par l’herbe fraiſche & tendre ;
Les deux mains d’allaigreffe il hauffe vers les Cieux,
Ilarroufe de pleurs fon vifage & fes yeux :
Et pouffant à l’abbord quelques voix eftonnées,
Ces parolles apres de fa bouche font nées.
Te voicy donc, mon fils, mon fils, ta pieté
Vn fi rude voyage en fin a furmonté !
Il m’eft permis de voir ta perfonne fichere !
Iepuis ouyr ta voix, tu peux ouyr ton pere !
Certes l’auois toufiours ce doux efpoir conceu,
Et creu que mon penfer ne feroit point deceu :
Comtant & mois &iours aux delais de l’attente

LIVRE SECOND.
Que ta fidelle amour rend auiourd’huy contente.
Apres quels longs trauaux te vois-ie en ces Climats ?
En quels Pays loin-tains.n’as-tu porté tes pas ?
Quelles courfes de Mer n’ont agitté ta vie ?
Et de quels grands perils n’a-telle efté fuiuie ?
O/quei’ay toufiours craint que l’abbord eftranger
Du Palais de Didon te iettaft au danger !
Pere, dit le Troyen, ta pafle & trifte image,
Tant de fois apparue aux riues de Cartage ;
M’a contraint à percer des chemins fi nouueaux,
Ayant au port de Cume enchaifné mes vaiffeaux.
Queie touche ta main, que ie baife ta face,
9"
Et permets qu’en mon fein cherement ie t’embraffe ;
Son vilage à ces mots de tendres pleurs trempant,
Autour du col chery fes deux bras il eſpand :
Mais l’idole trois fois vainement enlaffée,
S’efchappant de ce laz dans le vide eft paffée :
Comme vn fouffle de vent & le feu d’vn efclair,
Ou comme vn fongevain qui fe diffipe en l’air.
Or dans le plus profond oùle vallon s’abbaiffe,
Il aduife à l’efcart vne Foreft efpaiffe :
Son ramage gafouïlle animé d’vn doux vent :
Et le fleuue Lethé ces cantons abbreuuant,
Orne le beau feiour de la Bande diuine,
Des longs replys roulans d’vne onde eriſtaline.-
Peuples & Nations en large foule efpars,
Alentour de ces lieux volent de toutes parts :
Comme on void quelquefois les troupes des auettes
Aux beaux iours de l’Efté voler fur les fleurettes,
Ou parmy les lis blancs enceintes de leur fruit,
Dont la plaine par tout d’vn fourd murmure bruit.
Laveue eftonne Enée, & veut foudain apprendre, ,
Quelle efpece d’Efprits fur ces bords fe vient rendre, >
Pour quelle occafion, quel nom le fleuue prend,
Et
pourquoy fon abbord finombreux & fi grand,
Les Ames, dit Anchife, à qui la Deſtinées
899

}
200
LES AD VI S.
Aura d’vn corps nouueau la demeure ordonnée,
Sur les bords de ce fleuue heureuſement s’en vont,
Et dans l’eau chaffe-foin boiuent l’oubly profond.
Or ie te vay décrire & monftrer face à face,
Dans ce Peuple d’Elprits noftre future Race :
Pour donner à ton cœur parce denombrement,
De l’Italie acquife vn plein contentement.
Perc, refpond le Prince, eft-il doncques à croire,
Que perdans de ce lieu l’amour & la memoire,
Les Ames vers nos Cieux s’en daignent reuoler,
Et dans les corps pefans derecheffe couler ?
Quel forcené defir de noftre trifte vie,
Sufcite l’ayguillon d’vne fi folle enuie ?
Ie veux, replique-t’il, te reciter icy
Tous ces fecrets par ordre, & lors il fuit ainfi.
Le four que l’Vniuers ouurit pour fa naiffance,
Vn Elprit animant inftilla fa puiffance,


Aux Elemens, aux Cieux, au Soleil efclairant,
Et dansce Flambeau vierge aux tenebres errant.
Infus dans le profond de la grande Machine,
Il infpire en ce Corps vne vertu diuine :
Et ce rayon de vie en fes membres eſparts.
L’agite & le fubftante actif de toutes parts.


7
De ce diuin rayon naquit la race humaine :
Par luy tout animal aux verds champs fe promeine.
Par luy volent en l’Air les troupes des oyleaux,
Et les monftres par luy trenchent le fil des eaux.
Vne vigueurignée, vne celefte effence,
Anime heureufement cette noble femence :
Mais ce beau feu de vie eft fouuent hebetté,
Par le corps de limon où les Dieux l’ont ietté :
Et le pefanelogis de ces membres mourables,
De la pointe rabat les effects admirables.
Delà najft aux humains l’aueugle paffion,
Trifteffe, ioye, effroy, defir, ambition :
Nepouuans des obie&ts voir l’exacte figure,
i
Contrain&s

LIVRE
SECOND.
Contraints dans le cachot d’vne prifon obfcure.
Ny mefme au dernier iour accueillis du trépas,
En leur eftre premier ils ne retournent pas :
Les miferes des morts dans le cercueil fe gliffent,
Et des peftes du corps les effects ils patiffent :
Voire il aduient par fois que le vice puiffant,
Par long-temps incarné dans ces lieux va croiffant,
Or mainte peine auffi fur les Mânes s’exerce,
Selon la vieille erreur de leur coulpe diuerfe.
Les vns aux vents legers par l’air font fufpandus,
Les autres foubs les flots largement efpandus.
Sont lauez & purgez des taches de leur vice,
Les autres dans le feu rencontrent leur fuplice.
Car chaqu’vne Ombre en fin doibt patirà fon tour :
Et puis on nous tranfmet en cét ample feiour
Des champs Elyfiens combles d’heur & de ioye,
Mais certes peu d’efleus en ces champs on enuoye.
Là quand maints & maints iours ont parcouru ce rond
Dont les mois & les ans les grands Siecles parfont ;
Lors le vice effacé chez nous perd fa puiffance,
Et l’homme refte libre en fa vierge naiffance :
Animé viuement de l’Eſprit ætheré,
Et du celefte feu pureinent efclairé.
Mais apres que mille ans roulez à courfe ronde,
Ont mefuré le tour du clair Flambeau du Monde :
Ceux-cy prenans congé des douceurs de celicu,
Vont aux borts de Lethé par le decret de Dieu :
Afin qu’vn long oubly dans l’onde ils puiffent boire,
Et que des ans paffez eftouffans la memoire ;
Ils retournent fans foin doüez de nouueaux forts,
Voir la voûte celefte & rentrer dans les corps.
Anchife meine alors la Vierge & fon Ænée
Dans la foule d’Efprits en tumulte eftonnée :
Puis il gaigne auec eux le chef d’vn petit mont,
D’où fes yeux peuuent voir les furuenans en front ;
Pour fuiure d’vn long train le trai & le vifage,
..
VVVUB
-

LES ADVIS.
De ceux-là que le Cicl affigne à ce paffage.
Sus dit-il, mon cher fils, ie veux te faire voir
Quels fucceffeurs vn iour Ilion doit auoir,
Te montrer la fplendeur que ton nom doit attendre,
Quels illuftres Heros de ton lit vont defcendre,
Quand le fang d’Hefperie au tien fera conioint,
Ettes Deftins futurs traicter de poin&t en point.
Voy tu bien ce ieune homme appuyé fur falance..
Le retour vers le Monde à cetuy-là commence ;
Qui faluant le iour fera l’heureux lien
Dont tu ioindras ta fouche au Peuple Italien :
Sylucil s’appellera, nom des Grands d’Albanie.
Prince qu’en tes vieux ans ta femme Lauinie,
Poftume & fruit tardif, produira dans les bois :
Et de tes defcendans ce Roy Pere de Roys,
Dedans Albe la longue eftablira la gloire :
Releuant des Troyens le Sceptre & la memoire.
Procas le fuit deprés gloire de Troye encor,
BAC
Tu vois proches de luy Capis & Numitor.
Et celuy dont le nom leur rendra ta perfonne,
i
Sylue Enée, eft aupres, grand aux Arts de Bellonne,
Grand en ce culte auffi qui reuere les Dieux,
S’il arriue dans Albe au Throfne des ayeux..
Confidere, mon fils, leur taille haute & forte,
Regarde quel afpect cette leuneffe porte.
Ceux que tu vois paroiftre ombrageans tout leur front
De ce chefne ciuique, à la fuite viendront..
Ces gens feront baftir en la paix opulente,
La Ville de Fidene, & Gabie, & Nomente :
Planteront fur les monts par vn orgueil houueat.
Les murs de Colatie & fon puiffant Chafteau ::
Dole ils feront conftruire, ils éleueront Core,.
Fondans les Forts d’Inuie & Pomerie encore.
Ces lieux que maintenant nul n’a daigné nommer,
Par ces noms quelque iour fe feront reclamer.
Romule vn peu plus loin fuit le fil de la races
B

LIVRE SECOND.
Voy briller fur ce front la magnanime audace :
L’Infante Rhée Illie extraicte de ton udace :
Cegerme du Dieu Mars portera dans fon flanc.
Voy tu pas fur l’armet qui decore fa tefte
Les celeftes rayons de cette double creſte ?
Marques de Deïté par qui le Roy des Dieux
Signale fa Grandeur & l’annonce à nos yeux.
Soubs le bonheur, mon fils, foubs le fort de cét homme
L’Augufte Majefté de noftre grande Rome,
Defon Empire vniourla Terre bornera ;
Et fon courage altier les Cieux égallera.
Cette Ville ceindra ſept monts en fes entrailles,
Couuerts de grands Palais & cernez de murailles :
Abondante & peuplée en genereux enfans,
Du Deftin des humains par armes triomphans.
Telle par la Phrigie aux campagnes fertiles,
Berecynthe en fon char roule parmy les Villes :
De Cités & de Tours fon chef eft couronné,
Et fon eſprit treffaut de ioye efpoinçonné,
Pour auoir par le fruit de fa couche feconde,
Decent fils ou neueux fait vn prefant au Monde :
Qui compofent là haut le Cheur facré des Dieux,
Et qui tiennent le Sceptre en l’Empire des Cieux.
Tourneles yeux de çà pour voir d’autres vifages,
Voicy les grands Romains foubs ces proches images :
Les trefors de ta gloire à ce coup font ouuers :
Voicy, voicy, Cefar Seigneur de l’Vniuers :
D’Iüle ton aifné voicy toute la race,
Qui dans le front du Ciel doibt vn iour prendre place..
C’eft ce Prince vrayement que les Aftres amys
Par les Oracles faints tant de fois t’ont promis ?
Cét Augufte Cefar celefte geniture,
Qui des Siecles peruers reparera l’iniure :
Ramenant aux Latins parfes heureufes Loix,
L’Aage d’or que Saturne eftablit autrefois.
Rome eftendia foubs luy fes bornes triumphantes,
VVVuu i
सं
20

A
(
904
LES ADVIS.
Aux fins de l’Orient & des noirs Garamantes.
Vn Pays fe recule outre l’extremité
De ce cours fpatieux aux Altres limité,
Hors les cercles de l’an que le Soleil mefuré :
C’eft oùle grand Atlas courbant l’efchine dure,
Soutient le faix des Cieux dont les Flambeaux épars
Luifent aux Nations brillans de toutes parts.
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AUTH
Or cette Region, les Regnes Meotides,
Ceux dont la Mer Cafpie en fle les bords humides,
Et le Nil orgueilleux roulant à fept ruiffeaux
Quidegorgent en Mer les fept Mers de fes eaux ;
Tremblent en l’attendant, frappez des voix celeftes
Qui predifent par tout fa Grandeur & fes geftes.
Iamais, iamais Alcide immortel au trépas,
En tant de Regions n’a point marqué fes pas :
Bien qu’il ait mis la paix aux forefts d’Erymanthe,
Troublé Lerne d’effroy parfa flefche volante,
Et percé de fon trai la Biche aux pieds d’airain :
Si loin n’alla ce Dieu qui mit au Lynce vn frein,
Guidant fon char vainqueur parmy l’Inde foubmife,
Apres les Tygres fiers des montaignes de Nife.
1 !
Eh puis nous n’oferons foubs des eſpoirs fi hauts,
Cultiuer la Vertu par les afpres trauaux !
Nous lairrons pour les foins dont la guerre eft remplie
D’affermir nos deffeins au Throfne d’Italic !
Mais quel eft cetuy-là qui paroift plus lontain,
Le cheforné d’oliue & le Liure en la main ?
A voir fes cheueux gris & fa barbe chenuë,
De Numa fage & faincti’ay l’Ombre recognuë.
C’eft cetuy-cy, mon fils, qui le premier des Roys
Fondera la Citéfur le piuot des Loix :
Tiré par le bon-heur qui pour les Tiens confpire
De Cures petit lieu pour Chef d’vn grand Empire.
Tulle qui vient apres les Peuples armera,
Et le fciour oy fifde Romeil chaffera :
R’allumant yn defir au fond de leurs entrailles,


V

1
LIVRESECOND.
Du triumphe intermis, du glaiue, & des battailles.
Ancus fuccedera Roy hautain & vanteur,
Et qui fe paift defia des fons d’vn vent flatteur.
Voicy des Roys Tarquins l’audacieux vifage,
Et ce Brutus vangeur au fuperbe courage :
Regarde fa preftance & les honneurs nouueaux
Acquis à fa vertu par ces puiffans faifceaux.
Par luy commencera l’Empire Confulaire,
Et le premier employ de la hache feuere :
Il menera fes fils au fuplice de mort,
Armez contre l’Estat par vn perfide effort.
Siecles, que direz-vous, qu’vn pere miferable,
Soit redui&t à commettre vn coup fi déplorables
Pourtant le faint refpect du nom de Liberté,
L’amour du cher Pays des Tyrans agitté,
Etle zele enflammé d’vne palme de gloire,
Sur les charmes du fang gaigneront la victoire.
Des Deciens plus loin voy le front braue & fier,
Voy Torquatefeuere orné de ce collier,
Voy I’vn & l’autre Drufe illuftre Capitaine,
Et Camille qui fait rendre l’Aigle Romaine.
Ces deux luyfans d’acier armez égallement,
En vn accord heureux viuent tranquillement :
Tandis que l’aduenir foubs vne efpaiffe nuë,
Voile leur deftinée & leur vie incognuë.
4.
Mais quelle guerre, ô Dieux ! quels horribles combats,
Celebreront yn iour leurs funebres debats ?
Quels meurtres, quel carnage efclôra leur querelles
S’il peuuent aborder la naiffance nouuelle ?
Joy
Les ſcadrons du beaupere aux batailles ardans,
Par les Alpes viendront des fommets defcendans :
Et piqué pour l’honneur de mefme ialoufie,
Le gendre oppofera les puiffances d’Afic.
genereux guerriers, efcartez de vos cœurs.
Le fiel empoiſonné de ces vaines rancœurs :
Perimettrez vous fans fin que vos fieres batailles,
V V Vuw ij
0

t
po6
LES AD V I S.
Du flanc de la Patrie arrachent les entrailles ?
Toy, monfang, le premier, comme germe des Dieux,
Doibts ierter à tes pieds ces coufteaux odieux.
Ce ieune homme animé d’vne audace guerriere,
Dumont Capitolin ouurira la carriere :
Et vainqueur dans vn char des Grecs triumphera,
Dont Corinthe domtée à fes pieds rampera..
L’autre rafant Argos & terraffant Micenes,
Da grand Agamemnon demeures anciennes ;
Veincra les fucceffeurs du vaillant Pelien :
Satisfera Pallas de l’affront ancien,
Quiviola fon Temple & mit fa Viergeen proye :
Vangeant le faint tombeau des grands ayeux de Troye.
Coffe & le grand Caton puis-ie oublier icy ?
Des Graques renommez ne parleray-ie aufli ?
Tairay-ic, ô Scipions, l’honneur qui vous couronne,
Tous deux Heaux de Lybie & foudres de Bellonne ?
Fabrice obmettrons-nous de peu de biens puiffant ?
Ou Serrantriumphal la charuë exerçant ?
Mais qui r’appelle icy ma courfe defia laffe :
O fang des Fabiens, ne crains que ie te paffe :
Ny toy Maxime auffi, dont les prudens delais
Releueront l’Empire accablé foubs le faix.
Qu’vn rare Quurier allieurs par le burin fe vante,
D’animer en l’airain mainte Œuure refpirante ;
Qu’yn autre applique au marbre vn vifage viuant :
Que quelqu’autre rauy les Aftres obferuant,
Difcourefur le Globe & d’vn bout de baguette
Defigne au front des Cieux l’Eftoille & la planette :
Et
que quelqu’vn encore excellent Orateur,
Captiue à fes deffeins l’efprit de l’auditeur..
Voicy l’Art, ô Romain, oùta naiffance afpire ;
Regir les Nations aux Loix de ton Empire,
Del’Vniuers entier porter le pefant faix,
Partes decrets prudens fonder l’heur de la paix,
Vers le vaincu foubmis exercer la clemence,
1

LIVRE SE COND.
Et domter au combat la fuperbe infolence.
Anchife ainfi parlant rauiffoit leur eſprit,
Puis foudain par ces mots fon difcours il reprit.
Contemple icy Marcel furpaffant fes genfd’armes.
De port royal, de taille & defuperbes armes :
Armes d’vn General que fon bras domtera,
Er du fameux duel ce prix emportera.
Cebraue Cheualier par fon noble courage,
Souftiendra noftre Empire au fort d’vn grand orage :
Les Numides vainqueurs, les rebelles Gaulois,
Il rangera vaincus foubs leioug de fes Loix :
Offrant, troifiefme à Rome, à Mars Quirin la gloire
D’vn prix de Chef à Chef acquis à fa victoire.
Or le Prince Troyen apperçoit à cofté,
Vn ieune homme excellent de grace & de beauté :
Tout flambant de plaftrons comme vn Dieu de la guerre :
Mais le vifage morne & les yeux contre terre.
Pere, quel eft, dit-il, cetuy-là que ie voy.
Pres des flancs de Marcel, de grace dy le moy :
Seroit ce bien vn fils de ce grand perfonnage,
Ou quelque autre Heros de noftre parentage ?
D’où vient ce bruit confus d’vne Cour qui le fuit ?
Dieux que
demaiefté fur ce beau front reluit !
Mais vne trifte nui&t volant d’vne aifle fombre :
Enueloppe fon chef des voiles de fon ombre..
Lors le pere refpond baigné de larges pleurs :
Dera race, ô mon fils, ne fonde les douleurs.
Les Deftins feulement pour la gloire de Rome,
Aux yeux de l’Vniuers montreront ce ieune homme :
Le Ciel reglans nos biens au feuere compas,
En fon aage plus tendre a preferit fon trépas :
S’il nous laiffoit ce don d’vne faueur conftante ;
Rome luy fembleroit trop fuperbe & puiffante..
Quels cris refonneront par la grande Cité,
Le iour qu’au champ de Mars ce corps fera porté ?
Quel dueil verra le Tybre à ce iour de tenebres ?
grand past
5.07

Quelle face d’horreur, & quels apprefts funebres :
Quand tout enflé de pleurs le doux fil de ſon cau.
Viendra lefcher les bords du fepulchre nouueau ?
Iamais, iamais enfant qui meflaft l’origine
De la tige Troyenne à la race Latine ;
A fi haut point d’eſpoir n’aura mis les Deſtins
D’Ilion renaiſſant ou des Sceptres Latins,
Ny cette auguſte Rome au fort de fa puiſſance,
N’aura point veu chez elle vne telle naiſſance.
Quelles Mœurs ! quelle Foy des antiques Romains !
Quel zele vers les Dieux ! quelles guerrieres mains !
Aucun fans repentir n’euft iamais eu l’audace,
Devoir ce Prince armé combattant face à face :
Soit de pied ferme à terre, ou ſoit que dextrement
Son efperon piquaft vn cheual efcumant.
Ah miferable enfant, ieuneffe infortunéc !
Si tu peux rompre vn nœud d’amere deſtinée, `
L’Empire en ta Vertu trouue vn Marcel nouueaut
De roſes & de lys honnorons ce Tombeau :
Il faut qu’à pleines mains fur luy ic les eſpande,
Et qu’à mon petit fils ce vain deuoir ie rende ;
D’offrir à fa belle ame vne moiſſon de fleurs,
Et le dolent excez de mes plus tendres pleurs.
Ils trauerfoient ainſi vifitans toutes choſes,.
Ces vagues Regions d’vn long ſilence encloſes,
Mais apres que le pere eut contenté les yeux
Defon fils attendiffur l’aſpect de ces lieux,
Apres qu’il l’ent piqué du defir de la gloire
Dont le Ciel promettoit d’illuſtrer fa memoire ;
Sur la guerre à venir breuement il l’inſtruit.
Des Peuples Laurentins les forces il deduict,
Leur valeur, leur Cirez, leur richeſſe abondante :
De Latin le bon Roy la Ville il reprefante !
Il luy dit quel Labeur ſon foin doit éuiter,
De quel autre & comment le faix il faut porter.
On trouve en ces confins les deux portes du Somme,

Par où le ſonge paſſe allant au lict de l’homme :
L’vne eſt de corne trouble, & l’autre luit aux yeux
Conſtruicte dextrement d’yuoire ſpecieux.
Le ſonge veritable ouurant ſes aiſles ſombres,
Sort de celle de corne inſpiré par les Ombres :
L’eſſein des ſonges faux par les Mânes inſtruict,
Gaigne celle d’yuoire affublé de la nuict.
Là doncques le vieillard cette couple a menée :
Et ſuiuant d’vn Adieu la guide & ſon Ænée,
Par la porte d’iuoire à leur Terreil les rend.
Le Prince fend la voye & ſon train il reprend
Vers la Flotte & ſes gens, puis ſoudain il ſe iette
Dans la route des flots qui va droict à Caïette :
De rames & de voile il enfiſle ſon Port,
L’ancre iettée en Mer fonde la poupe au bord.


  1. I’ay iuftifié des le premier Liure, ceſte termiaaifon & ſes ſemblables.
  2. On peut dire pertinemment qu’elle reſiſte à l’abord de ce Dieu apres l’auoir appellé : combattuë de deux paſſions contraires, le deſir de l’Oracle & la fuyte de la ſouffrance, à l’inſinuation d’vne Deité dans le trop inegal logis d’vn corps humain.