Épître sur le plaisir

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Œuvres complètes d’HelvétiusP. Didottome 13 (p. 108-118).

SOMMAIRE.

C’est le plaisir qui nous appelle au travail. C’est l’espérance des plaisirs qui sont la suite des richesses et des grandeurs qui nous porte à les chercher. Histoire abrégée de la société depuis son origine jusqu’à l’état où elle est parvenue, et dans lequel on voit l’amour du plaisir mobile de toutes les actions : ressort nécessaire des sociétés, il en fait le bonheur et la gloire, la honte ou le malheur, selon qu’il est dirigé par les législateurs. La perfection de la législation est de rendre le bonheur des individus utile au bonheur de la société. Le despotisme, où tout a pour objet le bonheur d’un seul, et la superstition, qui a pour but l’empire et le bonheur des prêtres, sont également opposés à cette bonne législation.

ÉPÎTRE
SUR
LE PLAISIR.


A M. DE VOLTAIRE.

Quand l’homme, par sa pente entraîné vers le crime,
De desirs indiscrets l’esclave ou la victime,
Cede au poids de ses maux qui semble l’écraser,
Est-ce ce donc le plaisir qu’il en faut accuser ?
En vain le faux dévot le bannit de la terre ;
Il est à tous nos maux un baume salutaire ;
C’est l’éternel objet de tous nos vœux divers :
Adorons donc en lui l’ame de l’univers.
Sa voix qui nous appelle à tous se fait entendre.
Si l’espoir d’en jouir nous fait tout entreprendre,
Si, créateur des arts, il nous donne des goûts,
Dois-je les immoler aux caprices des fous ?
De ces arts décriés quand l’étude féconde
N’auroit jamais donné que des plaisirs au monde,

Ces arts auroient comblé notre premier desir.
Qui peut de ses besoins distinguer le plaisir ?
C’est un présent du ciel fait par l’Être suprême.
Quoi qu’en dise un dévot, c’est un bien en lui-même.
Il en est du plaisir ainsi que des honneurs :
Par les soins vigilants de ses dispensateurs
Est-il le prix d’un acte injuste ou légitime,
Il nous porte aux vertus, ou nous entraîne au crime.
Éclairant les mortels, ou trompant leur raison,
Tour-à-tour il devient et remede et poison.
Le plaisir, dirigé par une main habile,
Dans tout gouvernement est un ressort utile.
Aux champs íduméens voyez cet imposteur
Éveiller la discorde et répandre l’erreur.
Par quels moyens sut-il, favori de la gloire,
A ses drapeaux sanglants enchaîner la victoire ?
Par quel art, abusant les crédules humains,
Échauffoit-il les cœurs de ces fiers Sarrasins
Qui, toujours affamés de sang et de carnage,
Courboient l’orgueil des rois au joug de l’esclavage ?
L’univers consterné plioit sous leurs efforts :
Le fourbe, du plaisir employant les ressorts,
A côté des travaux placoit la récompense ;
Il flattoit les desirs ; et, sûr de leur puissance,

Au féroce vainqueur ouvrant le paradis,
Par-delà les dangers lui montroit les houris.
Veux-tu, plus curieux, t’instruire, et mieux connoître
Les effets du plaisir, ce qu’il peut sur ton être,
Et quel principe actif, puissant et général,
De toute éternité mut le monde moral ?
Pénetre dans ton cœur ; que ton œil examine
De la société l’enfance et l’origîne ;
Vois ce moment où Dieu créa cet univers :
Il commande : le feu, l’eau, la terre et les mers,
S’arrondissent en globe, et l’espace docile
A reçu dans ses flancs la matiere immobile.
De mille astres épars Dieu maintenant l’accord,
Y porte la chaleur, la force et le ressort.
Pour premier habitant de ce monde visible
Sa main a créé l’homme ; il naît, il est sensible ;
Il connoît le plaisir et ressent la douleur,
Et déjà l’amour-propre a germé dans son cœur.
Cet amour, en tout temps armé pour sa défense,
Même dans son berceau protege son enfance ;
Et, contre tout danger devenu son appui,
Dans sa décrépitude il veille encor sur lui.
Je dois à cet amour ma joie et ma tristesse,
Mes craintes, mes fureurs, mes talents, ma sagesse.

En tout temps cet amour, allumant mes desirs,
Me fait fuir la douleur et chercher les plaisirs.
Parmi ceux que je goûte il en est un suprême :
Tout autre à son aspect disparoît de lui-même
Comme un spectre léger fuit à l’aspect du jour ;
Et ce plaisir suprême est celui de l’amour.
Ses feux brûlent Adam ; il voit Eve, l’admire,
L’aime, l’embrasse, et cede au charme qui l’attire.
Il est pere : ses fils se nourrissent de glands.
Dans des autres profonds et creusés par le temps,
L’un de l’autre d’abord écartés sur la terre,
Sans or et sans besoins, ils ont vécu sans guerre.
Victimes ou vainqueurs des ours et des lions,
Rois ensemble et sujets dans de vastes cantons,
Ils suivent tous l’instinct de la simple nature.
Leur nombre enfin s’accroît ; la terre, sans culture,
Déjà ne fournit plus d’assez riches présents
Pour sauver de la faim ses nombreux habitants.
L’art vient à leur secours : il a fouillé la mine ;
Il en tire le fer ; il le fond, il l’affine.
Ce métal sur l’enclume est en soc façonné ;
Attelé sous le joug le bœuf marche incliné.
Le besoin, le plaisir, sources de l’industrie,
Ont fécondé la plaine, émaillé la prairie,

Embelli les jardins, et paré nos guérets
Des couleurs de Vertumne et des fruits de Palès.
La vigne croît, s’éleve, et verdit les montagnes ;
Les épis ondoyants jaunissent les campagnes ;
Et le travail enfin de toutes les saisons
De la stérile terre arrache des moissons.
   Mais des premiers mortels lorsque la race entiere
D’une course rapide achevoit sa carriere,
Lorsqu’enfin, par les ans entraînée aux tombeaux,
Elle eut cédé la terre à des mortels nouveaux,
Un nouvel art apprit à l’active avarice
À partager le champ qui d’épis se hérisse.
L’homme s’en rendit maître ; il l’appela son bien.
C’est alors qu’on connut et le tien et le mien,
Et que la terre, entre eux partageant ses richesses,
N’offrit plus aux humains ses communes largesses.
   Un fossé large et creux enferme leur enclos.
C’est là que, se livrant aux douceurs du repos,
Ils vivent quelque temps dans une paix profonde.
Mais qu’il dut être court ce temps si cher au monde !
Dans les hameaux déja je vois le fort s’armer :
Il veut, le fer en main, recueillir sans semer.
De sa coupable audace osant tout se promettre,
Aux plus rudes travaux son orgueil vient soumettre

Le foible, qui réclame en vain l’appui des dieux.
   Thémis, dit-on, alors remonta dans les cieux.
La terre en ce moment est livrée au pillage.
Nulle propriété qu’on ne doive au carnage.
Le vainqueur, insensible au cri de la raison,
Ravit à son voisin sa femme et sa moisson.
Des Pâris ont par-tout allumé sur la terre
Au flambeau de l’amour le flambeau de la guerre ;
Et l’univers entier ne présente à mes yeux
Que des veuves en pleurs et des maisons en feux.
La mort, qui pousse au loin des hurlements terribles,
Va, parcourt l’univers sous cent formes horribles.
Pour réprimer ces maux on vit dans les états
Le public intérêt créer des magistrats.
Chargés de protéger la trop foible innocence,
La loi leur confia le glaive et la puissance.
On jure entre leurs mains de soutenir leurs droits ;
Ils jurent à leur tour de maintenir les lois.
   Mais à ces vains serments le magistrat parjure
Oublia qu’il étoit un droit de la nature :
Le pouvoir affermi cessa d’être en ses mains
L’instrument fortuné du bonheur des humains.
À peine indépendant, je le vois entreprendre
D’anéantir des lois qu’il juroit de défendre,

Ou plutôt s’en armer pour bientôt s’asservir
Les lâches citoyens qui n’osent l’en punir.
C’est alors qu’à son front attachant la couronne
On le vit ériger son tribunal en trône.
L’amour du bien public fut un crime à ses yeux ;
Qui refusa ses fers fut un séditieux.
L’univers eut pour rois la force et l’artifice :
Ils y regnent encor sous le nom de justice ;
Le criminel heureux est par-tout révéré.
Enfin dans son palais le tyran massacré
Expire sous les coups des sujets qu’il opprime.
La force étoit son droit, la foiblesse est son crime.
Lorsque d’aucun remords un roi n’est combattu,
Et qu’il n’admet pour loi que son ordre absolu,
Tout différend alors se juge par la guerre ;
Tout mortel est esclave ou tyran sur la terre :
Il n’est plus de vertu, d’équité, de repos ;
Et l’univers moral rentre dans le chaos.
   Si l’orgueil éleva le pouvoir despotique,
La crainte l’affermit. Alors la politique,
Cet art auparavant si sage en ses desseins,
Ce grand art d’assurer le bonheur des humains,
Ne fut que l’art profond, mais odieux, qui fonde
La grandeur des tyrans sur les malheurs du monde.

L’homme adora le bras qui le tint abattu,
Et de sa servitude il fit une vertu.
Du peuple infortuné l’aveuglement extrême
Sembla le dépouiller de l’amour de lui-même.
Il parut oublier que l’espoir d’être heureux
De l’union publique avoit formé les nœuds.
Sous le nom des vertus il méconnut les crimes.
   Je vous prends à témoins, malheureuses victimes,
Vous qui, de vos sultans flattant la cruauté,
Placez l’art de régner dans l’inhumanité,
Et semblez préférer, dans vos vœux illicites,
L’art affreux des Séjans à la bonté des Tites.
   Dans cette foible esquisse où mon hardi pinceau
A du monde naissant crayonné le tableau
On voit que le plaisir, seul ressort de notre ame,
Aux grandes actions nous meut et nous enflamme,
Depuis l’esclave vil jusqu’au fier potentat ;
Dans chaque empire on voit comment le magistrat,
Avide du plaisir, rechercha la puissance,
Asservit tout au joug de son obéissance,
Souilla par son orgueil le temple de Thémis,
Et du glaive en ses mains par les peuples remis
Pour venger la vertu du puissant qui l’opprime
Il fit un instrument de vengeance et de crime,

S’en servit pour courber sous un joug illégal
L’homme libre en naissant, et créé son égal.
C’est ce même plaisir dont la seule espérance
Inspire au magistrat l’amour de la puissance,
Et qui, vers la grandeur fixant toujours ses yeux.
Souvent d’un prêtre saint fit un ambitieux.
Pour élever la chaire il abaissa le trône,
A la mitre bientôt asservit la couronne ;
Et, maître des esprits, ce prêtre fait des rois
Des esclaves titrés, mais rampants sous ses lois.
Qui des décrets du ciel se dit dépositaire
Peut toujours à son gré commander au vulgaire.
Sous le nuage saint qui voile les autels
L’adroite ambition se cache aux yeux mortels :
Le farouche dervis, sous la bure et la haire,
De ses vastes desseins déguise le mystere ;
Il paroît occupé du chemin du salut ;
Il cherche le pouvoir ; le plaisir est son but.

VARIANTE
DE L’ÉPÎTRE
SUR LE PLAISIR.

Malheureux, éclairés par leurs calamités,
Les humains font entre eux des pactes, des traités ;
La sûreté de tous, voilà leur loi premiere.
Sans la loi, sans ce joug honteux, mais nécessaire,
Le foible est opprimé, le fort est oppresseur.
Le grand art de régner, l’art du législateur,
Veut que chaque mortel qui sous des lois s’enchaîne,
En suivant le penchant où son plaisir l’entraîne,
Ne puisse faire un pas qu’il ne marche à-la-fois
Vers le bonheur public, le chef-d’œuvre des lois.
Selon qu’un potentat est plus ou moins habile
À former, combiner cet an si difficile
D’unir et d’arracher par un lien commun
À l’intérêt de tous l’intérêt de chacun,
Selon que bien ou mal il fonde la justice,
On chérit les vertus, ou l’on se livre au vice.