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SATIRE II.

CONTRE L’ENVIE. (1818.)


 Mal ou bien, mon début fut contre l’avarice.
Cheminant, l’autre jour, je rencontre Fabrice ;
La canne sous le bras, un pamphlet à la main :
« L’avez-vous lu, » dit-il. — « Quoi ? — Ce dur Chapelain :…
« Que vois-je ? vous riez ! mais ce n’est pas pour rire
« Que ce malin esprit me tance et me déchire.
« C’est bien à ce méchant qu’il faudrait du bâton :
« Que lui peut importer que je sois chiche, ou non ?
« Parbleu ! que ne m’est-il donné de le connaître !
« Que ne puis-je, à l’instant, le voir ici paraître !
« Que j’aurais de plaisir à le bien flageller !…
« — Peut-être ce n’est pas de vous qu’il veut parler.
« — Si ce n’est pas de moi, c’est d’un[1] qui me ressemble.
« — Dans ce cas, mon ami, c’est de vous deux ensemble. »
L’on voit que ma satire a fait un peu de bruit :
Oh ! puisse-t-elle aussi produire un peu de fruit !
Il est temps d’en venir à ma seconde épître :
Celle-ci roulera sur un autre chapitre ;
Chapitre sérieux, et peu fait pour les vers ;
Mais je dois attaquer tous les vices divers.

 On a beaucoup écrit et parlé de l’envie :
Mais dans tous ses replis l’a-t-on jamais suivie ?
« L’envie est un poison, a-t-on dit, dangereux,
« Car l’arbre qui le porte est un bois cancéreux.
« L’homme envieux ressemble au reptile, à l’insecte ;
« Car tout ce qu’il atteint de son souffle, il l’infecte :
« Mais cet homme, souvent, fait son propre malheur,
« Comme, en voulant tuer, souvent l’insecte meurt. »
L’envie est fort commune au pays où nous sommes ;
Elle attaque et poursuit, très souvent, nos grands hommes ;
Nos grands hommes ! tu ris, orgueilleux Chérisoi,
Qui crois qu’il n’est ici nul grand homme que toi,
Ou plutôt, qui voudrais qu’on t’y crût seul habile :
Croyance ridicule et désir inutile.
 On porte envie aux biens, on porte envie au rang ;
Assez souvent, l’envie a méconnu le sang ;
Elle règne souvent dans la même famille,
Et la mère, parfois, porte envie à sa fille.
Je sais, à ce sujet, un fait assez plaisant :
Ce fait-là ne fut point forgé par Lahontan[2]
Sans aller consulter un auteur qui radote,
Je trouve au Canada mainte et mainte anecdote.
Une famille fut, jadis, à Montréal ;
Le patron se disait issu du sang royal :
Il ne le croyait pas, mais le faisait accroire.
Il mourut à trente ans, si j’ai bonne mémoire,

Ou plutôt, si l’on m’a conté la vérité,
Laissant peu de regrets aux gens de sa cité,
Peu de biens aux enfans de son aimable épouse ;
Épouse, qui de lui jamais ne fut jalouse[3],
Elle avait vingt-cinq ans, quand son mari mourut.
Dès qu’on sut l’homme en terre, on vint, on accourut
Consoler, ranimer, la jeune et belle veuve,
Qu’on croyait succomber sous la terrible épreuve.
Quand on sut que gaîment on pouvait l’aborder,
Chez elle, de partout, les galans d’abonder.
Que fit-elle avec eux ? je ne le saurais dire ;
Et ma muse, entre nous, n’aime point à médire,
Enfin, il en vient un qu’elle veut épouser ;
Mais, pour y parvenir, il lui fallut ruser.
De ses filles, déjà, l’aînée est femme faite,
Est belle, aimable, gaie, enfin, presque parfaite ;
Et la mère avait beau vouloir se l’attacher,
Le galant paraissait vers le tendron pencher :
La plus jeune, à ses yeux, semblait aussi plus belle.
« Que ferai-je ? comment me débarrasser d’elle ?
« Je ne vois qu’un moyen, c’est de la renfermer
« Sous la clef, dans sa chambre, afin d’accoutumer
« Mon amant à me voir et seule et sans ma fille. »
Quand l’amant arrivait, la mère de famille
Avait, auparavant, relégué dans un coin
L’objet de sa visite. Il ne se départ point ;

 « Devient patient : à tout on s’accoutume.
« Ma fille a la migraine, ou bien elle a le rhume, »
Disait la mère ; « hélas ! son mal est radical ;
« De l’épouser, monsieur, vous vous trouveriez mal :
« D’ailleurs, elle devient, de jour en jour, moins belle ;
« Je suis, à dire vrai, beaucoup plus jeune qu’elle :
« Plût à Dieu qu’elle fût, de tout point, aussi bien ;
« Car jamais, dieu-merci, je ne me plains de rien. »
Elle dit tant, fit tant, qu’à la fin, le compère,
Laissa la fille en paix, pour épouser la mère.
Mais le fait dont je parle est passé dès longtemps,
Citons, plutôt, citons des exemples vivants.
 Rarement la beauté fut exempte d’envie :
Les Grâces ont formé tous les traits de Sylvie :
J’admire, en la voyant, son front noble et serein ;
De roses et de lis se compose son tein :
Elle a le nez, les yeux, et la bouche charmante,
Le port majestueux et la taille élégante ;
Elle rit, elle chante, elle parle, elle écrit,
Avec grâce, dit tout, fait tout avec esprit :
À la voir, qui pourrait croire qu’on en médise ?
Écoutez, cependant, comment en parle Élise :
« Sylvie est belle, mais, on pourrait l’égaler ;
« Et, sur son compte, je… je n’en veux pas parler ;
« Si je vous le disais, vous en seriez surprise.
« — Est-il vrai ? qu’est-ce donc ? que dites-vous, Élise ?
« Vous vous trompez, ma chère. — Oh ! non, je le sais bien ;
« Je suis sûre du fait ; mais je n’en dirai rien. »

Voilà souvent à quoi porte la jalousie :
Ce n’est pas médisance, ici, c’est calomnie.
« Mon voisin Philaris s’enrichit, » dit Médor ;
« Je ne sais pas, ma foi, d’où lui vient tout son or ;
« Autant, ou mieux que lui, j’entends la marchandise ;
« Et c’est toujours chez lui qu’en voit la chalandise.
« Il faut qu’il soit fripon, ou bien qu’il soit sorcier :
« Autrefois, je l’ai vu pauvre et petit mercier ;
« Le voilà gros bourgeois, pouvant rouler carosse ;
« Pour le moins, aussi fier qu’un enfant de l’Écosse ;
« Tandis qu’il faut que moi je me promène à pié.
« Philaris fait envie, et moi, je fais pitié :
« J’enrage, de bon cœur, voyant l’or qu’il entasse. »
Médor, sais-tu pourquoi ton voisin te surpasse ?
C’est que, sans être avare, il règle sa maison
Avec économie, et selon la raison :
Sa richesse par-là promptement s’est accrue.
 Cet homme qu’on rencontre à chaque coin de rue,
Devant vous toujours prêt à vous faire plaisir,
À l’ouir, vous diriez qu’il n’a d’autre désir
Que votre intention, votre dessein prospère.
« Oui, vous réussirez ; je le crois, je l’espère ;
« Et si, par quelque endroit, je pouvais vous servir… »
Partez d’auprès de l’homme, ou laissez-le partir :
« Il croit venir à bout de sa folle entreprise. »
Dit-il, « fut-il jamais pareille balourdise ?
« C’est un homme sans fonds, sans appui, sans talens ;
« En vérité, je crois qu’il a perdu le sens. »

Cet homme qu’il noircit court la même carrière
Que lui-même, et le laisse assez loin en arrière.
 L’ignorant, quelquefois, porte envie au savant :
La chose a même lieu de parent à parent.
Cette sorte d’envie est quelque peu rustique :
Racontons sur ce point une histoire authentique,
Et dont tous les témoins sont encore vivants.
Philomathe n’eut point de fortunés parents ;
Tout leur bien consistait en une métairie,
Même, les accidens fâcheux, la maladie,
Le sort, l’iniquité d’un père, à leur endroit,
Les réduisirent-ils encor plus à l’étroit :
Mais quoique Philomathe eut des parens peu riches,
Jamais, à son égard, il ne les trouva chiches,
Et de se plaindre d’eux jamais il n’eut sujet :
Rendre leur fils heureux était leur seul objet :
Ne pouvant lui laisser un fort gros héritage,
Ils voulurent qu’il eût le savoir en partage :
Un bon tiers de leur gain et de leur revenu
Passait pour qu’il fût bien logé, nourri, vêtu.
Mais que gagnèrent-ils ? la haine de leurs frères :
Tous les collatéraux et même les grands-pères
De ces sages parens deviennent ennemis,
Et laissent retomber leur haine sur leur fils.
Eux, pour toute réponse et pour toute vengeance,
Ils méprisent les cris de leur rustre ignorance.
 L’envieux, quelquefois, porte envie à l’habit,
Et de le porter tel vous fait presque un délit.

L’on peut trouver à dire à chose de la sorte,
Alors qu’on y met plus que son état ne porte ;
Mais blâmer de l’habit la forme ou la couleur,
C’est être, à mon avis, ridicule censeur,
Se mêler un peu trop des affaires des autres.
Ce travers est pourtant commun parmi les nôtres.
J’ai vu (l’on peut tenir le récit pour certain,)
Un jeune homme, depuis quelques mois citadin,
Craignant d’être hué dans son rustique asile,
Laisser, pour s’y montrer, l’habillement de ville,
C’est-à-dire quitter l’habit pour le capot[4],
 Le fait suivant est vrai, bien qu’il soit un peu sot ;
Je le tiens d’un témoin que je sais véridique :
Un jour, un citadin d’origine rustique,
Fut prié d’un souper que devait suivre un bal :
C’était, s’il m’en souvient, un repas nuptial.
Le convive oublia de changer de costume :
(De ses nouveaux voisins il suivait la coutume :)
On le voit arriver, on ne dit rien d’abord ;
Dès le commencement, on est assez d’accord ;
Mais lorsque l’eau-de-vie est montée à la tête,
C’est alors qu’on se met à jouer à la bête.
De tomber sur notre hôte on cherche l’à-propos ;
On le trouve, car l’hôte est fertile en bons-mots.

« Tu te moques de nous, je crois, » lui dit un rustre :
« Ton habit est fort beau, mais il a trop de lustre :
« Nous sommes complaisants, nous allons l’éponger. »
Ils prennent l’hôte, et puis, tout droit le vont plonger,
Vêtu comme il était, au bord de la rivière ;
Et le roulent, après, dans un tas de poussière.
Le malheureux en fut malade quinze jours,
Et perdit son habit ; mais il eut son recours :
Nos rustres, amenés par-devant la justice,
Payèrent médecin, habit, voyage, épice ;
Apprirent, comme on dit, à vivre, à leurs dépens.
 Mais l’envie est, parfois, cause de maux plus grands.
Pourquoi nos gens heureux sont-ils en petit nombre ?
C’est que plusieurs de nous sont jaloux de leur ombre.
Quelqu’un désire-t-il, comme on dit, s’arranger,
Aussitôt chacun cherche à le décourager ;
Chacun le contredit, le tourne en ridicule ;
Et même de lui nuire on ne fait point scrupule.
Éconduits, jalousés, que d’hommes à talents
Ont quitté leur pays, ou sont morts indigents !
Est-ce ainsi qu’on en use en France, en Angleterre ?
L’étranger qui s’en vient habiter notre terre,
Voyant chez nous si peu d’accord ou d’amitié,
S’indigne contre nous, ou nous prend en pitié.
Faut-il que l’envie entre en des cœurs magnanimes !
Ici, Germains, Bretons sont toujours unanimes :
Nous ne les voyons point se nuire, s’affliger,
Pour un brimborion prêts à s’entr’égorger ;

Plaider pour un brin d’herbe, une paille, une cosse.
Voyez, surtout, voyez les enfans de l’Écosse ;
Comme ils s’entr’aident tous, du manant au marquis.
Voyez les Iroquois et les Abénaquis :
Nous osons les traiter de nations barbares ;
Mais voyons-nous chez eux des jaloux, des avares ?
De la simple nature ils suivent les sentiers ;
Ils sont farouches, fiers, indociles, altiers ;
Mais il faut voir entr’eux la conduite qu’ils tiennent ;
Comme ils sont tous d’accord, et toujours se soutiennent.
Ce qu’ils furent jadis, ils le sont aujourd’hui.
 Un autre tort, c’est d’être envieux pour autrui ;
Quand on a des parens, vouloir qu’on les préfère
À quiconque se meut dans une même sphère ;
Grincer presque des dents, et frémir de fureur,
Si quelqu’autre est cru, dit aussi bon procureur,
Aussi bon médecin ; si, dans l’art littéraire,
Il sait également instruire, amuser, plaire.
Ce travers-là provient de partialité,
Et se peut appeler familiarité,
Si par-là l’on entend, non propos de soudrille,
Mais amour exclusif des siens, de sa famille.
Toutefois, il faut être équitable et discret,
Et ne confondre point l’envie et le regret :
On peut, quand on est vieux, regretter la jeunesse ;
Quand on est pauvre, on peut désirer la richesse ;
On peut, quand on écrit d’un style trivial,
Sans crime, souhaiter d’écrire un peu minas mal.

Il est même permis à qui raisonne et parle
Aussi vulgairement que Baroch ou que Carle,
De vouloir être un peu moins sot et moins pesant.
Malheur à qui peut être à tout indifférent.
Voit-on l’homme d’esprit réduit à la besace ;
L'imbécile occuper une honorable place ;
Ramper l’homme de bien, et le lâche régner ;
On peut, alors, on peut, à bon droit, s’indigner.
Mais être malheureux par le bonheur d’un autre ;
Croire du bien d’autrui, qu’il amoindrit le nôtre ;
C’est là ce que j’appelle être envieux, jaloux ;
C’est à cet homme-là que je porte mes coups….
« Recommencez-vous, donc ? Ah ! bon dieu ! trêve ! trêve ! »
Oui, par pitié pour toi, jaloux P…r, j’achève.




  1. C’est d’un, pour de quelqu’un, peut-il se dire, même en vers ? Je l’ai certainement lu quelque part ; ainsi, si c’est une licence, ce n’est pas une innovation. Au reste, pour bien comprendre ce dialogue, il faut savoir que la satire précédente fut publiée, en partie, dans l’Aurore, quelques mois avant celle-ci.
  2. Militaire et voyageur, qui a écrit des Lettres, &c. sur le Canada, et qui ne jouit pas de la meilleure réputation de véracité. On fait particulièrement allusion ici à ce qu’il dit des dames de Montréal.
  3. Parce qu’elle ne l’aimait peint : ce dont je préviens d’avance, de peur que quelque malin n’aille imaginer que je berne ici le mari, pour n’avoir donné aucun sujet de jalousie à sa femme.
  4. Dans les vers précédents, le mot habit est pris pour l’habillement en général ; ici, c’est pour une espèce particulière de vêtement. Tout le monde sait la différence qu’il y a, quant à la forme, entre l’habit et le capot ; et que le dernier est particulier aux habitans de nos campagnes.