Épîtres (Voltaire)/Épître 72

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Œuvres complètes de VoltaireGarniertome 10 (p. 336-338).


ÉPÎTRE LXXII.


À MONSIEUR LE COMTE ALGAROTTI,
QUI ÉTAIT ALORS À LA COUR DE SAXE,
ET QUE LE LOI DE POLOGNE AVAIT FAIT SON CONSEILLER DE GUERRE.


À Paris, 21 février 1747.


Enfant du Pinde et de Cythère,
Brillant et sage Algarotti,
À qui le ciel a départi
L’art d’aimer, d’écrire, et de plaire,
Et que, pour comble de bienfaits,
Un des meilleurs rois de la terre
A fait son conseiller de guerre
Dès qu’il a voulu vivre en paix[1] ;
Dans vos palais de porcelaine,
Recevez ces frivoles sons,
Enfilés sans art et sans peine
Au charmant pays des pompons,
Ô Saxe ! que nous vous aimons !
Ô Saxe ! que nous vous devons
D’amour et de reconnaissance !
C’est de votre sein que sortit
Le héros qui venge la France[2],
Et la nymphe qui l’embellit[3].
Apprenez que cette dauphine,
Par ses grâces, par son esprit,
Ici chaque jour accomplit
Ce que votre muse divine

Dans ses lettres m’avait prédit.
Vous penserez que je l’ai vue,
Quand je vous en dis tant de bien,
Et que je l’ai même entendue :
Je vous jure qu’il n’en est rien,
Et que ma muse peu connue,
En vous répétant dans ces vers
Cette vérité toute nue,
N’est que l’écho de l’univers.
Une dauphine est entourée,
Et l’étiquette est son tourment.
J’ai laissé passer prudemment
Des paniers la foule titrée,
Qui remplit tout l’appartement
De sa bigarrure dorée[4].
Virgile était-il le premier
À la toilette de Livie ?
Il laissait passer Cornélie,
Les ducs et pairs, le chancelier,
Et les cordons bleus d’Italie,
Et s’amusait sur l’escalier
Avec Tibulle et Polymnie.
Mais à la fin j’aurai mon tour :
Les dieux ne me refusent guère ;
Je fais aux Grâces chaque jour
Une très-dévote prière.
Je leur dis : « Filles de l’Amour,
Daignez, à ma muse discrète
Accordant un peu de faveur.
Me présenter à votre sœur
Quand vous irez à sa toilette. »
Que vous dirai-je maintenant
Du dauphin, et de cette affaire
De l’amour et du sacrement ?

Les dames d’honneur de Cythère
En pourraient parler dignement ;
Mais un profane doit se taire.
Sa cour dit qu’il s’occupe à faire
Une famille de héros,
Ainsi qu’ont fait très à propos
Son aïeul et son digne père.
Daignez pour moi remercier
Votre ministre magnifique ;
D’un fade éloge poétique
Je pourrais fort bien l’ennuyer ;
Mais je n’aime pas à louer ;
Et ces offrandes si chéries
Des belles et des potentats,
Gens tout nourris de flatteries,
Sont un bijou qui n’entre pas
Dans son baguier de pierreries.
Adieu : faites bien au Saxon
Goûter les vers de l’Italie
Et les vérités de Newton ;
Et que votre muse polie
Parle encor sur un nouveau ton
De notre immortelle Émilie[5].



  1. Dans la plupart des éditions, au lieu de ces quatre vers, on lisait :
    L’art d’aimer, d’écrire, et de plaire,
    Et dont le charmant caractère
    À tous les goûts est assorti ;
    Dans vos palais, etc.
  2. Le maréchal de Saxe, qui venait d’être nommé maréchal général des camps et armées du roi, titre qu’avait eu Turenne.
  3. Marie-Josèphe, fille du roi de Pologne, électeur de Saxe, mariée au dauphin le 9 février 1747.
  4. Variante :
    J’ai laissé passer prudemment
    Des paniers la foule dorée,
    Qui remplit tout l’appartement ;
    Et cinq cents dames qui peut-être,
    S’approchant pour la censurer,
    Se sont mises à l’adorer
    Dès qu’elles ont pu la connaître.
    Virgile, etc.
  5. Beuchot a reproduit ici une épître au roi de Prusse, qui fait partie de la lettre du 9 mars 1747. — Il suffit, croyons-nous, qu’on la trouve dans cette lettre.