Épîtres (Voltaire)/Épître 77

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Œuvres complètes de VoltaireGarniertome 10 (p. 350-352).


ÉPÎTRE LXXVII.


À MONSIEUR LE PRÉSIDENT HÉNAULT.


Lunéville, novembre 1748.


Vous qui de la chronologie[1]
Avez réformé les erreurs ;
Vous dont la main cueillit les fleurs
De la plus belle poésie ;
Vous qui de la philosophie
Avez sondé les profondeurs,
Malgré les plaisirs séducteurs
Qui partagèrent votre vie ;
Hénault, dites-moi, je vous prie,
Par quel art, par quelle magie,
Parmi tant de succès flatteurs,
Vous avez désarmé l’Envie :
Tandis que moi, placé plus bas,
Qui devrais être inconnu d’elle.
Je vois chaque jour la cruelle
Verser ses poisons sur mes pas ?
Il ne faut point s’en faire accroire ;
J’eus l’air de me faire afficher

Aux murs du temple de Mémoire ;
Aux sots vous sûtes vous cacher.
Je parus trop chercher la gloire,
Et la gloire vint vous chercher.
Qu’un chêne, l’honneur d’un bocage,
Domine sur mille arbrisseaux,
On respecte ses verts rameaux,
Et l’on danse sous son ombrage ;
Mais que du tapis d’un gazon
Quelque brin d’herbe ou de fougère
S’élève un peu sur l’horizon,
On l’en arrache avec colère.
Je plains le sort de tout auteur,
Que les autres ne plaignent guères ;
Si dans ses travaux littéraires
Il veut goûter quelque douceur,
Que, des beaux esprits serviteur,
Il évite ses chers confrères.
Montaigne, cet auteur charmant,
Tour à tour profond et frivole,
Dans son château paisiblement,
Loin de tout frondeur malévole,
Doutait de tout impunément,
Et se moquait très-librement
Des bavards fourrés de l’école ;
Mais quand son élève Charron,
Plus retenu, plus méthodique,
De sagesse donna leçon,
Il fut près de périr, dit-on,
Par la haine théologique.
Les lieux, le temps, l’occasion,
Font votre gloire ou votre chute :
Hier on aimait votre nom,
Aujourd’hui l’on vous persécute.
La Grèce à l’insensé Pyrrhon
Fait élever une statue :
Socrate prêche la raison,
Et Socrate boit la ciguë.
Heureux qui dans d’obscurs travaux
À soi-même se rend utile !
Il faudrait, pour vivre tranquille,
Des amis, et point de rivaux.

La gloire est toujours inquiète ;
Le bel esprit est un tourment.
On est dupe de son talent :
C’est comme une épouse coquette,
Il lui faut toujours quelque amant.
Sa vanité, qui vous obsède,
S’expose à tout imprndemment ;
Elle est des autres l’agrément,
Et le mal de qui la possède.
Mais finissons ce triste ton :
Est-il si malheureux de plaire ?
L’envie est un mal nécessaire ;
C’est un petit coup d’aiguillon
Qui vous force encore à mieux faire.
Dans la carrière des vertus
L’âme noble en est excitée.
Virgile avait son Mævius,
Hercule avait son Eurysthée.
Que m’importent de vains discours
Qui s’envolent et qu’on oublie ?
Je coule ici mes heureux jours
Dans la plus tranquille des cours,
Sans intrigue, sans jalousie,
Auprès d’un roi sans courtisans[2],
Près de Boufflers et d’Émilie ;
Je les vois et je les entends,
Il faut bien que je fasse envie.



  1. Cette épître commençait ainsi :
    Hénault, fameux par vos soupés,
    Et par votre chronologie,
    Par des vers au bon coin frappés,
    Pleins de douceur et d’harmonie ;
    Vous qui dans l’étude occupez
    L’heureux loisir de votre vie,
    Daignez m’apprendre, je vous prie,
    Par quel secret vous échappez
    Aux malignités de l’Envie ;
    Tandis que moi, placé plus bas,
    Qui devrais être inconnu d’elle,
    Je vois que sa rage éternelle
    Répand son poison sur mes pas.
    Il ne faut point, etc.
    Le président Hénault fut blessé de ce qu’on paraissait faire entrer ses soupers pour quelque chose dans sa réputation, et se fâcha sérieusement. M. de Voltaire changea sur-le-champ les premiers vers de sa pièce. (K.)

    — Voyez la lettre du 3 janvier 1749.
  2. Le roi Stanislas. (Note de Voltaire, 1756.)