Épîtres (Voltaire)/Épître 95

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Œuvres complètes de VoltaireGarniertome 10 (p. 384-386).


ÉPÎTRE XCV.


À MADEMOISELLE CLAIRON[1].


(1765)


Le sublime en tout genre est le don le plus rare[2] ;
C’est là le vrai phénix ; et, sagement avare,
La nature a prévu qu’en nos faibles esprits
Le beau, s’il est commun, doit perdre de son prix.
La médiocrité couvre la terre entière ;
Les mortels ont à peine une faible lumière,
Quelques vertus sans force, et des talents bornés.
S’il est quelques esprits par le ciel destinés
À s’ouvrir des chemins inconnus au vulgaire,
À franchir des beaux-arts la limite ordinaire,
La nature est alors prodigue en ses présents ;
Elle égale dans eux les vertus aux talents.
Le souffle du génie et ses fécondes flammes
N’ont jamais descendu que dans de nobles âmes ;
Il faut qu’on en soit digne, et le cœur épuré
Est le seul aliment de ce flambeau sacré.
Un esprit corrompu ne fut jamais sublime.
Toi que forma Vénus, et que Minerve anime,
Toi qui ressuscitas sous mes rustiques toits
L’Électre de Sophocle aux accents de ta voix

(Non l’Électre française[3] à la mode soumise,
Pour le galant Itys si galamment éprise) ;
Toi qui peins la nature en osant l’embellir,
Souveraine d’un art que tu sus ennoblir,
Toi dont un geste, un mot, m’attendrit et m’enflamme,
Si j’aime tes talents, je respecte ton âme.
L’amitié, la grandeur, la fermeté, la foi[4],
Les vertus que tu peins, je les retrouve en toi :
Elles sont dans ton cœur. La vertu que j’encense
N’est pas des voluptés la sévère abstinence.
L’amour, ce don du ciel, digne de son auteur,
Des malheureux humains est le consolateur.
Lui-même il fut un dieu dans les siècles antiques ;
On en fait un démon chez nos vils fanatiques :
Très-désintéressé sur ce péché charmant,
J’en parle en philosophe, et non pas en amant.
Une femme sensible, et que l’amour engage,
Quand elle est honnête homme, à mes yeux est un sage.
Que ce conteur heureux qui plaisamment chanta[5]
Le démon Belphégor et madame Monesta,
L’Ésope des Français, le maître de la fable,
Ait de la Champmêlé vanté la voix aimable,
Ses accents amoureux et ses sons affétés,
Écho des fades airs que Lambert[6] a notés ;
Tu n’étais pas alors ; on ne pouvait connaître
Cet art qui n’est qu’à toi, cet art que tu fais naître.
Corneille, des Romains peintre majestueux,
T’aurait vue aussi noble, aussi Romaine qu’eux.
Le ciel, pour échauffer les glaces de mon âge,
Le ciel me réservait ce flatteur avantage :

Je ne suis point surpris qu’un sort capricieux
Ait pu mêler quelque ombre à tes jours glorieux.
L’âme qui sait penser n’en est point étonnée ;
Elle s’en affermit, loin d’être consternée :
C’est le creuset du sage ; et son or altéré
En renaît plus brillant, en sort plus épuré.
En tout temps, en tout lieu, le public est injuste :
Horace s’en plaignait sous l’empire d’Auguste.
La malice, l’orgueil, un indigne désir
D’abaisser des talents qui font notre plaisir,
De flétrir les beaux-arts qui consolent la vie,
Voilà le cœur de l’homme ; il est né pour l’envie.
À l’église, au barreau, dans les camps, dans les cours,
Il est, il fut ingrat, et le sera toujours.
Du siècle que j’ai vu[7] tu sais quelle est la gloire ;
Ce siècle des talents vivra dans la mémoire
Mais vois à quels dégoûts le sort abandonna
L’auteur d’Iphigénie et celui de Cinna,
Ce qu’essuya Quinault ; ce que souffrit Molière,
Fénelon dans l’exil terminant sa carrière ;
Arnauld, qui dut jouir du destin le plus beau,
Arnauld manquant d’asile, et même de tombeau.
De l’âge où nous vivons que pouvons-nous attendre ?
La lumière, il est vrai, commence à se répandre ;
Avec moins de talents on est plus éclairé ;
Mais le goût s’est perdu, l’esprit s’est égaré.
Ce siècle ridicule est celui des brochures,
Des chansons, des extraits, et surtout des injures,
La barbarie approche : Apollon indigné
Quitte les bords heureux où ses lois ont régné ;
Et, fuyant à regret son parterre et ses loges,
Melpomène avec toi fuit chez les Allobroges[8].



  1. Cette épître fut adressée à Mlle  Clairon en juillet 1765 ; voyez la lettre du 23 juillet.
  2. Voltaire avait déjà dit, dans une première épître à Mlle  Clairon :
    Quand dans les arts de l’esprit et du goût
    On est sublime, on est égal à tout.
    Voyez ci-dessus, page 373.
  3. L’Électre de Crébillon, dans laquelle on condamnait surtout la partie carrée d’Électre avec Itys et d’Iphianasse avec Tydée. (B.)
  4. La foi, en poésie, signifie la bonne foi. (Note de Voltaire, 1763.)
  5. La Fontaine, dans son prologue de Belphégor, dédié à Mlle  Champmêlé, fameuse actrice pour son temps. La déclamation était alors une espèce de chant. Lamotte a fait des stances pour Mlle  Duclos, dans lesquelles il la loue d’imiter la Champmêlé : et ni l’une ni l’autre ne devaient être imitées. On est tombé depuis dans un autre défaut beaucoup plus grand : c’est un familier excessif et ridicule, qui donne à un héros le ton d’un bourgeois. Le naturel dans la tragédie doit toujours se ressentir de la grandeur du sujet, et ne s’avilir jamais par la familiarité. Baron, qui avait un jeu si naturel et si vrai, ne tomba jamais dans cette bassesse. (Id., 1765.)
  6. Lambert, auteur de quelques airs insipides, très-célèbre avant Lulli. (Id., 1765.)
  7. Le siècle de Louis XIV, Voltaire avait vingt et un ans à la mort de ce prince.
  8. Mlle  Clairon venait de quitter le théâtre, et avait été passer quelque temps à Ferney. (K.)