Épîtres (Voltaire)/Épître 15

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Œuvres complètes de VoltaireGarniertome 10 (p. 240-243).


ÉPÎTRE XV.


À MONSIEUR LE PRINCE DE VENDÔME[1],
GRAND PRIEUR DE FRANCE.


(1717)


Je voulais par quelque huitain,
Sonnet, ou lettre familière,
Réveiller l’enjouement badin
De Votre Altesse chansonnière ;
Mais ce n’est pas petite afîaire
À qui n’a plus l’abbé Courtin[2]
Pour directeur et pour confrère.
Tout simplement donc je vous dis
Que dans ces jours, de Dieu bénis,
Où tout moine et tout cagot mange
Harengs saurets et salsifis,
Ma muse, qui toujours se range
Dans les bons et sages partis,
Fait avec faisans et perdrix
Son carême au château Saint-Ange.
Au reste, ce château divin,
Ce n’est pas celui du saint-père,
Mais bien celui de Caumartin,
Homme sage, esprit juste et fin,
Que de tout mon cœur je préfère
Au plus grand pontife romain,
Malgré son pouvoir souverain
Et son indulgence plénière.

Caumartin porte en son cerveau
De son temps l’histoire vivante ;
Caumartin est toujours nouveau
À mon oreille qu’il enchante ;
Car dans sa tête sont écrits
Et tous les faits et tous les dits
Des grands hommes, des beaux esprits ;
Mille charmantes bagatelles,
Des chansons vieilles et nouvelles,
Et les annales immortelles
Des ridicules de Paris[3].
Château Saint-Ange, aimable asile,
Heureux qui dans ton sein tranquille
D’un carême passe le cours !
Château que jadis les Amours
Bâtirent d’une main habile
Pour un prince qui fut toujours
À leur voix un peu trop docile,
Et dont ils filèrent les jours !
Des courtisans fuyant la presse,
C’est chez toi que François Premier
Entendait quelquefois la messe,
Et quelquefois par le grenier
Rendait visite à sa maîtresse.
De ce pays les citadins
Disent tous que dans les jardins
On voit encor son ombre fière
Deviser sous des marronniers
Avec Diane de Poitiers,
Ou bien la belle Ferronière.
Moi chétif, cette nuit dernière,
Je l’ai vu couvert de lauriers ;
Car les héros les plus insignes
Se laissent voir très-volontiers
À nous, faiseurs de vers indignes.
Il ne traînait point après lui
L’or et l’argent de cent provinces,
Superbe et tyrannique appui
De la vanité des grands princes ;

Point de ces escadrons nombreux
De tambours et de hallebardes,
Point de capitaine des gardes,
Ni de courtisans ennuyeux ;
Quelques lauriers sur sa personne,
Deux brins de myrte dans ses mains,
Étaient ses atours les plus vains ;
Et de v… quelques grains
Composaient toute sa couronne,
« Je sais que vous avez l’honneur,
Me dit-il, d’être des orgies
De certain aimable prieur,
Dont les chansons sont si jolies
Que Marot les retient par cœur,
Et que l’on m’en fait des copies.
Je suis bien aise, en vérité,
De cette honorable accointance ;
Car avec lui, sans vanité,
J’ai quelque peu de ressemblance :
Ainsi que moi, Minerve et Mars
L’ont cultivé dès son enfance ;
Il aime comme moi les arts,
Et les beaux vers par préférence[4] ;
Il sait de la dévote engeance,
Comme moi, faire peu de cas ;
Hors en amour, en tous les cas
Il tient, comme moi, sa parole ;
Mais enfin, ce qu’il ne sait pas.
Il a, comme moi, la v… ;
J’étais encor dans mon été
Quand cette noire déité,
De l’Amour fille dangereuse[5],
Me fit du fleuve de Léthé
Passer la rive malheureuse.

Plaise aux dieux que votre héros
Pousse plus loin ses destinées,
Et qu’après quelque trente années
Il vienne goûter le repos
Parmi nos ombres fortunées !
En attendant, si de Caron
Il ne veut remplir la voiture,
Et s’il veut enfin tout de bon
Terminer la grande aventure,
Dites-lui de troquer Chambon[6]
Contre quelque once de mercure. »



  1. Philippe de Vendôme, né le 23 auguste 1655, mort le 24 janvier 1727. (B.)

    — Le prince de Vendôme, exilé pendant neuf ans, était rentré dans son palais du Temple après la mort de Louis XIV, et y avait repris son ancien train de vie. Les coryphées de ses soupers étaient : les abbés Chaulieu, Châteauneuf, Courtin, Servien, de Bussy, de Caumartin, le chevalier d’Aydie, le bailli de Froullay, le chevalier de Caux, le duc d’Aremberg, le président Hénault, et enfin le jeune Arouet. (G. A.)

  2. Cet abbé, grand épicurien, fils d’un conseiller d’État, était mort en 1710. Voltaire en parle dans sa lettre, à Genonville, de 1719.
  3. C’est ce Caumartin qui donna à Voltaire nombre d’anecdotes sur Henri IV et sur Louis XIV, pour son poëme et pour son histoire. ( G. A.)
  4. Variante
    Et les beaux vers par préférence ;
    Ainsi que moi loin de la France
    Il essuya quelques hasards.
    Il sait de la dévote engeance, etc.
  5. Variante :
    De l’Amour fille malheureuse,
    Me fit de l’onde du Léthé
    Boire à longs traits l’onde oublieuse.
  6. Propriété du prince.