Épîtres (Voltaire)/Épître 9

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Œuvres complètes de VoltaireGarniertome 10 (p. 227-228).
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ÉPÎTRE IX.


À MADAME DE GONDRIN,[1]
SUR LE PÉRIL QU’ELLE AVAIT COURU EN TRAVERSANT LA LOIRE.
(1716)


Savez-vous, gentille douairière,
Ce que dans Sully l’on faisait
Lorsqu’Éole vous conduisait
D’une si terrible manière ?
Le malin Périgny riait,
Et pour vous déjà préparait
Une épitaphe familière,
Disant qu’on vous repêcherait
Incessamment dans la rivière,
Et qu’alors il observerait
Ce que votre humeur un peu fière
Sans ce hasard lui cacherait.
Cependant L’Espar, La Vallière,
Guiche, Sully, tout soupirait ;
Roussy parlait peu, mais jurait;
Et l’abbé Courtin, qui pleurait
En voyant votre heure dernière,
Adressait à Dieu sa prière,
Et pour vous tout bas murmurait
Quelque oraison de son bréviaire,
Qu’alors, contre son ordinaire,
Dévotement il fredonnait,
Dont à peine il se souvenait,
Et que même il n’entendait guère.
Chacun déjà vous regrettait.
Mais quel spectacle j’envisage !
Les Amours qui, de tous côtés,

Ministres de vos volontés,
S’opposent à l’affreuse rage
Des vents contre vous irrités.
Je les vois ; ils sont à la nage,
Et plongés jusqu’au cou dans l’eau ;
Ils conduisent votre bateau,
Et vous voilà sur le rivage.
Gondrin, songez à faire usage
Des jours qu’Amour a conservés ;
C’est pour lui qu’il les a sauvés :
Il a des droits sur son ouvrage.[2]

.



  1. Marie-Victoire-Sophie de Noailles, née le 6 mai 1688, avait été mariée, le 25 janvier 1707, à Louis de Pardaillan, marquis de Gondrin. Le 2 février 1723, elle épousa Louis-Alexandre de Bourbon, comte de Toulouse. (B.)
  2. Après le dernier vers de cette pièce, on lit, dans une copie manuscrite, ceux qui suivent :

    Daignez pour moi vous employer
    Près de ce duc aimable et sage,
    Qui fit avec vous ce voyage
    Où vous pensâtes vous noyer ;
    Et que votre bonté l’engage
    À conjurer un peu l’orage
    Qui sur moi gronde maintenant ;
    Et qu’enfin au prince régent
    Il tienne à peu près ce langage :
    « Prince, dont la vertu va changer nos destins,
    Toi qui par tes bienfaits signales ta puissance,
    Toi qui fais ton plaisir du bonheur des humains,
    Philippe, il est pourtant un malheureux en France.
    Du dieu des vers un fils infortuné
    Depuis un temps fut par toi condamné
    À fuir loin de ces bords qu’embellit ta présence :
    Songe que d’Apollon souvent les favoris
    D’un prince assurent la mémoire :
    Philippe, quand tu les bannis,
    Souviens-toi que tu te ravis
    Autant de témoins de ta gloire.
    Jadis le tendre Ovide eut un pareil destin ;
    Auguste l’exila dans l’affreuse Scythie :
    Auguste est un héros ; mais ce n’est pas enfin
    Le plus bel endroit de sa vie.
    Grand prince, puisses-tu devenir aujourd’hui
    Et plus clément qu’Auguste, et plus heureux que lui !