Éros et Psyché/Partie 3/Chapitre III

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Éditions de l’Épi (p. 199-210).
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CHAPITRE III

Escrime d’amour


Il n’y a point dans le cœur d’une jeune personne un si violent amour auquel l’intérêt et l’ambition n’ajoutent quelque chose…
La Bruyère, Caractères (Des Femmes).


— Ah ! mon cousin, vous m’avez fait peur.

Lucienne est là, paisible, lisant sous une lampe à pétrole dont la clarté fait un petit cercle doré.

Elle se tient la poitrine avec une émotion peut-être feinte. Jean ne voit que le joli visage dont les méplats se dessinent crûment. La nuit noie le reste de la vaste pièce dans une ombre opaque.

— Ah ! mon cousin, pourquoi êtes-vous entré ainsi sans faire aucun bruit ? Lorsque la porte s’est ouverte, j’ai cru que c’était un assassin et pensé mourir d’épouvante.

Elle reste assise, et lui stagne debout, sans quitter la partie sombre où il prend un air vaguement tragique.

Enfin, d’une voix caverneuse, il demande sottement :

— Que lisiez-vous donc, Lucienne ?

La question est absurde et prête à rire. Lucienne le voit mais garde sa gravité. Elle dévisage avec anxiété son cousin et se met seulement en défense.

Froidement, elle répond :

— J’ai trouvé cela dans le grenier. Ce sont les Mémoires de Vidocq.

— Ah oui, je connais.

Elle éclate de rire.

— Puisque c’est à vous. Il est naturel que vous connaissiez cela.

Il répond, toujours sinistre :

— Évidemment.

Lucienne comprend que Jean arrive avec des sentiments hostiles. Pourquoi ? Elle l’ignore. Les hommes ont toujours des idées baroques. Elle pense en tout cas qu’il va sans doute lui demander de partir. Tout de suite elle envisage la nécessité de gagner vingt-quatre heures. D’ici là on verra à trouver un autre protecteur. Il y a de riches propriétaires autour de la villa des Dué…

Il pourrait encore lui demander compte des quarante francs qu’il a donnés, ne possédant que cela, l’avant-veille… Peut-être ses parents contrôlent-ils ses dépenses. S’il réclame cet argent elle calcule le mensonge le plus intelligent à dire. Car la petite somme est déjà dépensée. Un marchand ambulant passait hier sur la route avec sa voiture, étalant les mille colifichets qui furent à la mode de Paris voici quinze ans. Elle a vu le char aux côtés levés qui gagnait le village voisin. Courant après cette marchandise polychrome, étalée et visible de loin, elle acquit une paire de bas de soie, et une écharpe aux dessins éclatants. Le tout coûtait trente-huit francs cinquante. La mendiante a eu le reste.

Féline et attentive, elle guette donc son cousin. Contre lui comme contre le forgeron, Lucienne Dué est prête à combattre.

Un instant passe et Jean se sent devenir très sot.

Il va parler. Pour le décontenancer, devinant les paroles prêtes, Lucienne prend la parole ironiquement.

— Mon cousin, je vois que vous avez quelque chose de déplaisant à me dire. Je ne m’en étonne pas. Lorsqu’on est malheureuse, tout le monde vous accable… Enfin dites donc la chose, je m’attends à tout.

Elle guette le masque du jeune homme et insolemment :

— On peut écouter assis ?

Jean, surpris, perd le fil de ses idées. Il aurait fallu, pour qu’il pût tout dire, lui laisser dérouler son discours point par point. Maintenant, tout en lui s’embrouille. Néanmoins il trouve cette formule pour essayer de démêler l’écheveau :

— Lucienne, vous avez eu tort…

La jeune fille croit qu’il s’agit de son achat, et, pour rejeter le sujet délicat, elle change à nouveau de batteries.

— Mon cousin, on a beau avoir des choses graves — du moins on le dirait — à exposer, on n’en dit pas moins bonsoir.

Ahuri, il se tait. Cette fois elle le tient.

— Bonsoir, Jean !

Elle se lève et va à lui.

— Vous avez l’air bien guindé, cette nuit ?

Bêtement il riposte :

— J’ai mes raisons…

— Dites-les moi. Ce n’est pas un secret, j’imagine ?

Alors elle lui saute au cou et l’embrasse fougueusement. Il voudrait écarter ce corps chaud et souple mais le geste qu’il esquisse pour cela le déçoit cruellement. Ne saisit-il pas les seins de la jeune fille d’un geste qu’il voulait sans douceur ?…

Alors, comble d’horreur, ses mains qui devraient se conduire en servantes fidèles de sa froideur irritée, ne s’avisent-elles pas de se refermer sur le corps bulbeux et émouvant ?…

Jean ne reconnaît plus sa volonté.

Lucienne, avec un rire clair, s’éloigne.

— Mon cousin, vous devenez hardi.

Lui veut se disculper.

— Lucienne, ne croyez pas…

— Je n’ai rien à croire. Mais ditez-moi qui vous enseigna ces façons.

— Je vous…

— Dans quelle maison galante vous a-t-on appris l’art de saisir les femmes ?

Elle triomphe, mais elle exagère aussi et vient le provoquer de ses seins tendus en ricanant.

— Fi… le débauché !…

Jean se connaît ridicule, et, pour un peu, il vaincrait sa cousine en la prenant à pleins bras pour l’embrasser et lui faire demander grâce. Mais au fond il n’est pas mécontent de la façon dont s’engage la dispute. Tout de même, il ne voudrait pas être toujours humilié.

Elle veut cependant maintenir ses avantages et reprend :

— Me voilà fraîche, dans cette maison isolée, avec un galant aussi audacieux.

Son rire provocant sonne. Mais elle voit durcir la face de son cousin et de nouveau redevient cordiale.

— Ne restez pas debout comme cela et venez vous asseoir sur le divan où vous m’exposerez tout ce que vous avez de désagréable à dire.

Comme il ne bouge point elle le prend par la main.

— Ah ça, il faut une bêche pour vous déplanter…

Les voilà tous deux assis côte à côte.

— Je vais vous tenir les mains, propose-t-elle en riant.

Pris au piège il écarte les bras.

— Vous n’y parviendrez pas, Lucienne.

Elle riposte, les yeux fixés sur ceux de Jean :

— N’empêche que vous ne recommencerez pas à me prendre comme tout à l’heure.

Et lui, puérilement, sans voir l’invite, se lance à nouveau. Il empoigne les deux colombes tremblantes de cette jeune poitrine et les serre à travers le mauvais corsage.

Elle fait semblant d’être désarmée et son visage s’empourpre.

— Vous êtes trop fort, mon cousin.

— Cela vous apprendra, Lucienne, à me mettre au défi…

Se croyant habile, il dit fièrement :

— Défiez-moi encore.

Elle s’esclaffe.

— Ah !… Ah… le petit malin !

Jean n’a plus maintenant que des paroles aimantes à dire. L’orage est passé sans malheur.

— Alors, je vous ai surprise, ma cousine ?

— Dame !… Je suis seule et ne vous attendais pas à une heure fixe… Alors…

— Personne ne sait que vous êtes ici, Lucienne ?

Elle le regarde avec finesse. Attention à cet interrogatoire !

Il reprend grossièrement :

— Je voulais voir si vous étiez avec quelqu’un…

La voix féminine se fait sifflante et âcre.

— Croyez-vous, Jean, que je fasse la chasse aux hommes ?

Jean est fâché de ses propres paroles. Mais il persiste.

— Vous êtes irritable, Lucienne.

Attentive elle voit là une arme à utiliser.

— Naturellement, mon cousin. Est-ce que je peux penser à d’autres que vous ?

Le mot ne porte pas. Jean n’est pas encore assez amant pour aimer les compliments des femmes. Il rétorque :

— Ma cousine, je ne suis pas beau et séduisant au point de croire qu’une jolie femme me choisisse comme sujet de ses pensées.

— Vous avez peut-être tort, Jean.

— Peut-être ?… Mais dites-moi donc pourquoi vous avez chargé cette vieille taupe de m’apporter un message. Elle va le répéter partout.

Cette fois Jean est content de soi. Il a lancé sa phrase tout à trac. Elle ne s’engrène pas très bien avec le reste de la conversation. Mais l’important était de la dire. C’est fait.

Lucienne répond avec lenteur :

— Qui vous dit, cousin, que la vieille bavardera ?

— Une mendiante, ça ne peut pas être discret.

Elle hausse les épaules,

— Parlez de ce que vous savez, Jean, mais pas du reste. Les mendiants possèdent tous d’importants secrets et ils les gardent. Le métier fait connaître bien des choses, allez…

— Comment savez-vous que la vieille est discrète, pour ne parler que d’elle ?

— Mais, Jean, elle veille les morts, elle fait les commissions des amants, elle aide les fraudeurs et les braconniers. Croyez-vous que cela puisse s’allier avec les confidences inconsidérées ?

Jean se tait. Dans sa pensée, et parce qu’il est un fils de riche bourgeois, il ne peut spontanément croire aux qualités du bas peuple. La discrétion comme la franchise doivent être vertus de gens cossus. Pourtant le ton acerbe de sa cousine le frappe. Il aime à recevoir des leçons justifiées et s’incline.

— Ne soyez pas si dure, Lucienne. Je sais bien que la vie ne m’a pas encore révélé tous ses secrets, et je puis me tromper. Je reconnais qu’ici vous avez sans doute raison.

Elle sourit avec amabilité, sans mot dire, puis hoche la tête avec un sérieux teinté d’ironie.

Il ne peut raccrocher la suite de son discours.

Lucienne est subtile. Elle joue ici une partie difficile. Elle le sait. Son but est désormais, dans l’incertitude d’un avenir menaçant, d’obtenir beaucoup de son cousin. Beaucoup… telle est sa formule intime, mais elle est bien vague. Jean ne doit pas disposer d’importantes sommes d’argent. Toutefois, le pressentant, elle se fait encore de la fortune une idée romanesque. Elle se figure que les Dué doivent posséder en quelque lieu secret des monceaux d’or où l’on pourrait puiser…

Mais Lucienne ne sait pourtant pas comment passionner Jean, de telle sorte qu’il devine seul et offre ce qu’elle attend de lui. Elle n’ignore point que son désir ne saurait s’exprimer. Il se suggestionne. Et tout en sachant que femme elle porte le mystère de toutes suggestions devers les mâles, elle n’est pas sûre même que se donner soit propre à la servir. D’ailleurs elle ne voudrait se donner qu’en amour. Or, si elle aime son cousin, cet amour s’évapore quand elle songe au bénéfice matériel à en extraire…

Elle se laisse enfin porter par la lascive cautèle, qui, au fond, l’excite.

— Dire qu’il ne m’a pas embrassée en entrant. Quelle honte !…

Elle lui prend le visage, puis jouit de le mépriser et de l’adorer.

— Qui a-t-il embrassé ces jours ?

— Mais, cousine, je vous aime !

Il a fait cette déclaration avec franchise. De son inconscient monte toutefois en lui le confus sentiment de parler comme un sot.

Lucienne l’écoute avec une fausse attention qui la laisse libre. Elle veut sembler entendre des paroles importantes mais au fond elle rit.

— C’est bien vrai, ce mensonge-là ? dit-elle sournoisement.

— Doutez-en, ma cousine, répond Jean avec franchise et dignité. En fait, ce sera peut-être un service que vous me rendrez.

Lucienne devine la profondeur de ce mot amer et le laisse choir. Quelque chose lui dit qu’il y a là, malgré les appels de la coquetterie, une matière scabreuse à fuir aussitôt.

Un silence naît. Elle le rompt :

— Je ne désire que votre bonheur, mon cousin.

Il lève la main avec lassitude.

— Si encore on savait ce que c’est : « le bonheur »,

— Comme vous êtes triste, Jean. Et dire que j’en suis cause. Eh ! je ferais mieux d’aller me jeter à la rivière. Au moins j’éviterais de connaître les nouvelles misères qui m’attendent !

Jean glisse sur cette pente et il la rassure :

— Lucienne, vous êtes jolie, spirituelle et libre. La vie s’ouvre devant vous qui avez tout ce qu’il faut pour y réussir. Comment parler de mourir ?

Elle répond, la voix âcre :

— J’ai tout sauf le nécessaire. Je suis à charge à tout le monde.

Elle veut risquer une attaque de sauvegarde, habilement.

— Qui sait si vous n’êtes pas venu ce soir, avec cet air tragique, me dire de m’en aller ?

Elle ne croyait pas à cette imagination, mais obéissait au désir féminin d’être plainte et de s’entendre faire de nouvelles promesses. Toutefois la phrase jetée avec un air attristé frappa Jean et l’emplit d’une compassion douloureuse. D’avoir conçu le renvoi de sa cousine il se tint aussitôt pour criminel. C’était un adolescent que dominaient la confiance en ses sentiments et la foi dans la logique du cœur. Un brusque renversement modifia donc d’un coup l’équilibre de cet esprit, auquel d’ailleurs les livres enseignaient sans cesse à s’émouvoir. Ses yeux dirent, devant le regard aiguisé de Lucienne, son bouleversement secret. Elle sut encore deviner le mystère de cette bouche abattue et de cette larme qui sourdait aux angles intérieurs des paupières. Alors elle joua sa partie. Elle n’était point pure, mais ne s’était jamais offerte. Une flamme âcre passa en elle sans pourtant altérer son esprit aigu et froid. Une seconde elle appartint à Jean, de tout son corps laminé par le besoin d’une douleur heureuse. Et dans cette impulsion ardente, elle sauta sur le jeune homme, pareille à la mante dévoreuse de mâles, arquée et possessive, cruelle inconsciemment, et sanglée par le désir.

Elle prit comme un bourreau la tête juvénile de son cousin, la tordit et apposa ses lèvres sur la bouche vierge. Une saccade des avant-bras approfondit ce baiser ; une crispation ouvrit ses lèvres, et des dents elle entre-bâilla de force la bouche virile. Alors elle en prit coléreusement les muqueuses éréthisées puis posséda Jean ainsi avec la fougue râlante d’un amant exaspéré qui révèle l’amour à une jeune fille vaincue…

Le jeune homme, comme sous le passage d’un arc voltaïque, plia les reins, sentit un tison ravager ses lombes et pâma.