Étude sur l’histoire d’Haïti/Tome 1/1.6

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Dezobry et E. Magdeleine, Lib.-éditeurs (Tome 1p. 216-236).

CHAPITRE VI.

Insurrection des nègres esclaves dans la province du Nord. — Ses diverses causes. — Désastres qu’elle occasionne. — Rapprochemens entre elle et l’insurrection des hommes de couleur dans l’Ouest.

Nous venons de voir comment s’organisa l’insurrection de la classe des affranchis, nègres et mulâtres libres connus sous la dénomination d’hommes de couleur. Voyons maintenant de quelle manière s’opéra celle des nègres esclaves.

Nos lecteurs tiendront compte, sans doute, de l’instruction avancée des uns, de l’ignorance générale des autres. Ils remarqueront également la différence qui devait nécessairement exister dans la manière d’opérer de la classe intermédiaire qui possédait des propriétés, avec les procédés que devaient employer les hommes qui n’avaient rien, qui ne se possédaient pas eux-mêmes, puisqu’ils étaient la chose d’autrui.

On a été réduit à beaucoup de conjectures sur la cause de l’insurrection des esclaves. Selon nous, diverses causes ont dû y concourir.

Mais d’abord, remarquons à l’honneur de la nature humaine, à l’honneur de cette race africaine réduite à la condition servile, avilie, opprimée pendant trois siècles entiers, — que le sentiment de la liberté n’a jamais cessé de se manifester parmi les nègres amenés d’Afrique et rendus esclaves à Saint-Domingue. Ils peuvent réclamer avec orgueil que toujours il y a eu parmi eux des hommes qui, par leur énergie, ont protesté contre la tyrannie des Européens.

En effet, dès l’établissement de la colonie espagnole, des nègres y furent introduits : leur esclavage, déjà pratiqué en Portugal et en Espagne, en avait fourni l’idée. En 1503, onze années après la découverte de l’île, « le gouverneur Ovando avait défendu d’importer d’Afrique des esclaves, parce que ceux qu’on avait déjà introduits (pour travailler aux mines du Cibao) s’étaient enfuis chez les Indiens. On prétendait même qu’ils pervertissaient ceux-ci et les portaient à la révolte[1]. »

« Ce gouverneur craignait, dit Charlevoix, d’après les auteurs espagnols, que cette nation, qui paraissait indocile et fière, ne se révoltât si elle se multipliait, et n’entraînât les insulaires dans sa révolte[2]. »

Le cacique Henri, de race indienne, rendu esclave aussi, ayant fui la tyrannie de son maître et s’étant établi avec un certain nombre d’Indiens dans la montagne de Bahoruco, en 1520, les nègres désertaient par bandes pour l’aller joindre. Le 27 décembre 1522, ceux qui étaient esclaves de Don Diego Colomb, se joignirent à d’autres appartenant à un licencié et se dirigèrent sur la route d’Azua, pour atteindre la même montagne et se ranger sous les ordres du cacique. Ces malheureux furent poursuivis et défaits, après une rencontre avec quelques Espagnols, où ils opposèrent de la résistance. Enfin, en 1533, il y en avait un assez grand nombre sous les ordres du cacique Henri[3].

Depuis ces temps reculés, toujours il y a eu des nègres fugitifs dans la colonie espagnole, protestant ainsi contre leurs maîtres, leurs tyrans. Charlevoix constate, d’après le père Le Pers et le journal de M. Butet, « qu’outre les esclaves français fugitifs, il y en a un nombre considérable qui ne se sont point donnés aux Espagnols, et se sont cantonnés dans des montagnes où ils vivent également indépendans des deux nations[4]. »

Le même auteur nous apprend que dans la colonie française, en 1679, il y eut une révolte de nègres esclaves au Port-de-Paix, dirigés par l’un d’eux, nommé Padrejean, originaire de la colonie voisine. Leur but était d’exterminer tous les blancs : des boucaniers réussirent à les vaincre. En 1691, une autre conspiration formée par deux cents nègres pour détruire les blancs, fut découverte dans l’Ouest : ils furent sévèrement punis. En 1718, des nègres fugitifs de la partie française ne purent être ramenés à leurs maîtres, parce que les Espagnols s’ameutèrent et les délivrèrent.

En confirmant les faits cités par Charlevoix, Moreau de Saint-Méry parle de plusieurs autres de même nature, attestant tous que l’amour de la liberté a souvent animé des nègres esclaves et les a portés à fuir la tyrannie qui les accablait. Telle n’est pas cependant la conclusion qu’il en tire ; car il représente ces hommes comme des criminels qui fuyaient, à raison des forfaits qu’on leur imputait.

Le recueil des lois et constitutions des colonies que cet auteur a publié, fourmille de jugemens atroces rendus contre des nègres qui manifestèrent des idées de liberté, qu’on dissimulait toujours sous l’accusation de crimes civils. Le code noir lui-même, en établissant des peines si terribles contre les esclaves fugitifs, indique assez qu’on voulait punir en eux le sentiment de la liberté.

Le plus fameux parmi eux fut Macandal, qu’on accusa d’avoir conçu le projet de l’empoisonnement de tous les blancs de la colonie, vers le milieu du xviiie siècle[5]. Moreau de Saint-Méry dit que, devenu manchot dans le travail de la sucrerie Le Normand de Mézy, située dans la paroisse du Limbe, Macandal se rendit fugitif, et que c’est pendant sa désertion qu’il se rendit célèbre par des empoisonnemens[6]. On le traquait dans les bois ; il se vengea à la manière des faibles qui sont toujours cruels : l’empoisonnement est un horrible moyen.

Cet auteur cite enfin la peuplade des fugitifs ou nègres marrons réunis à la montagne de Bahoruco, auxquels les gouverneurs des deux colonies accordèrent la liberté, après de vaines tentatives faites pour les soumettre par la force. Ces hommes étaient restés plus de quatre-vingts ans dans ce lieu presque inaccessible, inquiétant les habitans, dévastant leurs plantations et portant la terreur chez eux. Ils continuèrent d’y demeurer ; mais en vertu du traité auquel ils consentirent, ils cessèrent leurs irruptions. M. de Bellecombe était alors gouverneur général.

On n’ignore pas non plus qu’à la Jamaïque et dans la Guyane hollandaise, des nègres esclaves fugitifs sont restés indépendans et libres, en contraignant les blancs de ces colonies à les respecter aussi dans leurs retraites. Comme ceux de Bahoruco à Saint-Domingue, ils gardèrent fidélité aux conventions qu’ils avaient souscrites avec leurs anciens persécuteurs, ne recelant plus de nouveaux fugitifs et les rendant même à leurs maîtres, quand il s’en échappait, moyennant un salaire convenu.

Ainsi, dès le principe de l’établissement de l’esclavage dans les deux colonies qui divisaient le territoire de Saint-Domingue, jusqu’à l’époque de la révolution de la colonie française, les noirs prouvèrent, de temps à autre, que l’amour de la liberté était aussi puissant en eux que parmi les autres hommes. Ceux de cette île furent les premiers qui tracèrent aux autres cet exemple honorable.

Toutefois, l’histoire doit à la vérité de réunir ici toutes les causes accessoires qui ont pu concourir au grand événement dont nous allons décrire les phases. C’est au lecteur de les apprécier pour se former lui-même une opinion raisonnée à ce sujet. Notre devoir en cette circonstance, comme en toutes autres, n’est pas d’imposer notre propre opinion : en éclairant les faits d’après les documens existans et les traditions orales, nous mettons le lecteur à son aise ; nous l’aidons seulement dans le travail qui lui est réservé.


Sans nul doute, les contumaces de l’affaire d’Ogé, obligés de se cacher dans les bois pour se soustraire à la mort, ont dû souffler aux esclaves du Nord le conseil de se révolter, afin de trouver dans un tel événement le moyen de sortir de leur affreuse position.

Des faits imputables aux colons paraissent aussi y avoir contribué. J. Raymond, dans un écrit publié en 1793, dit : « qu’immédiatement après le décret du 15 mai, il fut envoyé avec profusion à Saint-Domingue, une lettre imprimée, sous le nom d’un membre de la députation de cette colonie (Gouy d’Arcy, grand planteur, propriétaire au Port-Margot), dans laquelle ce conseil perfide était donné aux colons. Cette lettre, qui d’ailleurs contenait les diatribes les plus virulentes dirigées contre les membres purs et patriotes de l’assemblée constituante, fut dénoncée par Biauzat, et un des six ou sept exemplaires qui parurent en France fut déposé au comité colonial. » J. Raymond attribue encore un pareil projet aux contre-révolutionnaires « qui conseillèrent à ces colons, dit-il, de faire mettre quelques ateliers en insurrection, pour prouver à l’assemblée constituante que c’était un effet du décret du 15 mai, et l’obliger par ce moyen à le retirer et à rendre ensuite le prétendu décret constitutionnel du 24 septembre… Nous savons aujourd’hui, ajoute-t-il, la part active prise par la cour d’Espagne, de concert avec les contre-révolutionnaires, à tous les désastres de notre colonie de Saint-Domingue. » — Dans un autre écrit publié à la fin de 1794, il confirme cette imputation relative à la lettre de Gouy d’Arcy, en ajoutant qu’après le décret du 15 mai, les députés des colonies se retirèrent de l’assemblée constituante et protestèrent contre le décret qu’elle venait de rendre. Ensuite, des placards, signés des colons blancs, furent affichés dans tout Paris. Dans ces placards, on disait que si l’assemblée nationale ne retirait pas son décret, les colons feraient soulever leurs esclaves et appelleraient les Anglais dans la colonie. »

Dans son récit historique, Gros, fait prisonnier par Jeannot, un des chefs des nègres insurgés, dit que ce Jeannot reprocha la mort d’Ogé à lui et aux autres blancs également prisonniers. Plus loin, il dit : « Je reconnus évidemment que les esclaves avaient été excités à la révolte par les mulâtres, et que ceux-ci l’avaient été par le gouvernement ; que les premiers, pour réussir à soulever tant d’ateliers, avaient été obligés de recourir à des moyens, tels que les ordres du roi, pour le rétablir sur le trône, et les promesses du roi qui leur accordait trois jours par semaine pour récompense de leur zèle. Le motif de religion qui paraissait les animer, lorsqu’ils nous reprochaient la destruction du clergé ; tant de raisons accumulées ne pouvaient qu’être un coup des aristocrates contre-révolutionnaires. » — Ensuite il prétend qu’un mulâtre nommé Aubert lui aurait dit : « Notre caste s’est livrée à des excès, mais elle n’est pas généralement coupable, et parmi les coupables, il en est de plusieurs espèces. Je distingue d’abord les contumaces d’Ogé : pour ceux-là ils le sont étrangement ; ce sont eux qui ont soulevé les ateliers… Quant aux causes primitives de cette révolution, vous ne devez pas douter un instant qu’elles ne partent de France et des gens de la plus haute distinction… Je vis clairement, ajoute Gros, que le gouvernement de Saint-Domingue n’en était pas le moteur direct ni le principe primitif ; mais qu’attentif à tout ce qui se passait au dedans et au dehors de la colonie, ne perdant jamais l’espoir d’une contre-révolution, voulant même la seconder, il avait cru, en se tenant derrière le rideau, jouer le principal rôle dans une pièce devenue si tragique. »

Gros indique du reste l’influence très-grande qu’exerçaient quelques prêtres, tels que les abbés Bienvenu, de La Haye, Sulpice, etc., sur les noirs insurgés, de même que les Espagnols des bourgades voisines des lieux en révolte, qui, en échange du riche mobilier pillé chez les colons, qu’ils recevaient des esclaves, leur fournissaient de la poudre et des armes.

À son tour, Blanchelande, accusé devant le tribunal criminel révolutionnaire de Paris, dans son discours justificatif prononcé le 15 mars 1793, dit : « Cependant, le préjugé si funeste à cette île, que des hommes blancs conservèrent contre des hommes d’une autre couleur que la leur, et dans l’origine, la prise d’armes, les démarches illicites et les demandes prématurées de ceux-ci, amenèrent, au mois d’août 1791, la révolte des esclaves qui, après avoir été les instrumens de l’un et l’autre parti, finirent par réclamer pour eux-mêmes la liberté et l’égalité des droits politiques. »

Dans son rapport, Garran remarque que, dès 1789, il y eut une grande fermentation parmi les esclaves, sur différens points de la colonie, au moment où les nouvelles venues de France mettaient les autres classes en agitation. Des mouvemens séditieux s’étant manifestés parmi des ateliers dans le Sud, plusieurs nègres furent immolés sur l’échafaud : il cite à ce sujet une lettre du 1er octobre 1789, de François Raymond à son frère Julien Raymond.

Cette compression ne fît qu’exciter sourdement ces malheureux à briser leurs fers. Les blancs, qui redoublèrent de rigueur contre les affranchis, ne pouvaient pas mieux traiter les esclaves. En juin et juillet 1791, des mouvemens insurrectionnels eurent lieu parmi des ateliers, au Cul-de-Sac, au Trou-Bordet, aux Vases et au Mont-Rouis. Au Trou-Bordet, sur le littoral du Port-au-Prince, lieu fréquenté par les matelots et par les soldats des régimens d’Artois et de Normandie (ces mêmes troupes dont l’arrivée occasionna la mort de Mauduit), on attribua cette agitation à leurs discours. Dans le mouvement sur l’habitation Fortin-Bellanton, au Cul-de-Sac, près de la Croix-des-Bouquets, la maréchaussée tua plusieurs chefs ; les uns furent rompus vifs, d’autres furent pendus, comme ceux du Trou-Bordet.

Dans un livre publié à Bordeaux, en 1802, par Félix Carteau, ancien colon de Saint-Domingue, sous le titre de Soirées bermudiennes, etc., ce colon attribue la révolte des esclaves à diverses causes, mais principalement à l’esprit philosophique du xviiie siècle qui fit plaider en leur faveur devant le public éclairé de l’Europe et de la société française ; — aux partisans de la cour, contre-révolutionnaires qui voulaient punir les colons d’avoir embrassé la révolution de la métropole ; — à la société des Amis des noirs qui fit répandre nombre d’écrits, de gravures et d’images, propres à réveiller en eux le sentiment de la liberté ; — aux matelots des navires français, particulièrement ceux de Bordeaux, qui trouvaient leur profit à vendre ces objets aux esclaves et qui, étant pour la plupart des habitués des clubs révolutionnaires dans les ports de la métropole, se plurent à propager à Saint-Domingue les doctrines et les principes des droits de l’homme, — enfin, aux hommes de couleur, agens ou instrumens des négrophiles européens, irrités du supplice d’Ogé et de Chavanne, d’Ogé surtout dont ils avaient favorisé les réclamations en France ; aux hommes de couleur qui, eux-mêmes, voulaient trouver un moyen de se venger des blancs, par le bouleversement des propriétés dans le Nord. Félix Carteau imputené néanmoins cette révolte à l’initiative du parti contre-révolutionnaire du Cap, dans le quel il confond Blanchelande et tous les officiers militaires ; car il dit que, dans les mesures prises par ceux-ci pour combattre les noirs, les militaires étaient d’intelligence avec les révoltés. Il cite enfin plusieurs prêtres, curés des paroisses du Nord, qu’il désigne comme des agens de la contre-révolution ; il cite aussi l’abbé de La Haye, curé du Dondon, l’apôtre le plus ardent de la liberté des noirs, et il n’oublie pas de signaler encore le marquis de Cadusch qui, accusé devant l’assemblée coloniale qu’il présidait, dut s’en défendre en comité secret, attribuant à ce colon, ruiné par le jeu, l’idée de la révolte comme un moyen de se soustraire à ses créanciers.

Bryand Edwards, planteur et président de l’assemblée coloniale de la Jamaïque, qui vint au Cap un mois après l’incendie de la plaine du Nord, dans son histoire de Saint-Domingue de 1789 à 1794, attribue aussi la révolte des esclaves, comme l’insurrection des mulâtres, à l’influence des principes de la société des Amis des noirs, de Paris, et même de celle de Londres, à laquelle il reproche d’avoir fait répandre dans les colonies anglaises des images et des gravures. Il s’étonne même que les esclaves de la Jamaïque n’aient pas tracé l’exemple à ceux de Saint-Domingue, tout en convenant d’ailleurs que d’eux-mêmes a pu naître l’idée de la révolte, conséquence naturelle de l’esclavage. Il dit « qu’à Saint-Domingue, une partie très-considérable des insurgés étaient, non des Africains, mais des créoles ou des naturels ; la plupart des meneurs étaient des domestiques privilégiés des habitans blancs, nés et élevés dans leur famille ; quelques-uns même avaient eu l’avantage d’apprendre à lire et à écrire, avantage que leurs précepteurs firent servir à les rendre plus méchans ; car ils les choisissaient pour propager ces principes, qui conduiront toujours au renversement de tout gouvernement et de tout ordre[7]. »

Enfin, une dernière version attribue encore l’insurrection des esclaves au parti contre-révolutionnaire du Cap, opposé à la nouvelle assemblée coloniale qui venait pour y siéger, et dont les membres étaient en grand nombre, comme nous l’avons dit, de l’ancienne assemblée de Saint-Marc, à laquelle ce parti avait déjà résisté.

Nous transcrivons ici un extrait des œuvres inédites de Céligny Ardouin, sur cette version présentée sous un nouveau jour, parce que l’auteur a reçu ces renseignemens de l’un des anciens soldats de la troupe des noirs insurgés, qui résidait à Santo-Domingo et qui avait toujours été au service du roi d’Espagne.


« L’assemblée coloniale réunie à Léogane, dit Céligny Ardouin, ayant résolu sa translation au Cap, l’insurrection des esclaves y fut organisée et provoquée. Un homme fameux dans nos fastes révolutionnaires, un chef illustre qui manqua sa destinée par sa trop fatale condescendance envers les colons, Toussaint Breda, depuis Toussaint Louverture (a)[8], fut le premier esclave mis en rapport port avec le comité contre-révolutionaire du Cap pour opérer cette terrible insurrection. Toussaint, de gardeur d’animaux, était devenu le cocher de M. Bayon de Libertas, procureur de l’habitation Breda, au Haut-du-Cap, laquelle était échue en partage au comte de Noé, neveu du comte de Breda. Il avait appris à lire de son parrain, un noir de ce quartier, nommé Pierre Baptiste. Celui-ci, élevé par un missionnaire, avait hérité des principes de cagotisme propres à ces frères prêcheurs. Toussaint adopta les principes de son parrain : sous des dehors calmes et résignés, il cachait une ambition ardente, une volonté ferme et persévérante, et, malheureusement, un cœur de bronze. Il avait su capter la bienveillance de son maître qui comptait sur le dévouement de son cocher, devenu son ami, après avoir été le compagnon nécessaire de ses fredaines.

» Un des adversaires de la nouvelle assemblée coloniale, devisant avec Bayon de Libertas, en présence du discret Toussaint, sur les événemens de l’époque, laissa échapper quelques paroles ayant trait à ce projet de soulèvement d’esclaves. Trop perspicace pour ne pas entrevoir tout d’abord les chances d’avenir pour sa classe dans une insurrection générale, Toussaint hasarda quelques mots approbateurs du plan projeté, et ajouta que la seule promesse de la franchise de trois jours par semaine et l’abolition de la peine du fouet suffiraient pour soulever les ateliers ; mais aussi, il demanda la liberté des principaux esclaves qui réussiraient à faire agir les autres, pour prix de leur soumission aux volontés bienveillantes de ceux qui daigneraient s’occuper de leur bien-être. Sur l’attestation de Bayon de Libertas, Toussaint obtint la confiance du comité qui lui procura de Blanchelande un sauf-conduit pour le mettre à l’abri de toutes poursuites ultérieures.

» Toussaint fit choix de ses plus intimes amis, Jean-François Papillon, Georges Biassou, Boukman Dutty et Jeannot Bullet. Les conjurés se réunirent et se distribuèrent les rôles. Plus rusé que les autres, Jean-François obtint le premier rang, Biassou le second ; et Boukman et Jeannot, plus audacieux, se chargèrent de diriger les premiers mouvemens. Toussaint se réserva le rôle d’intermédiaire entre les conjurés et les moteurs secrets de l’insurrection : il ne voulait d’ailleurs se prononcer que lorsqu’il pourrait être assuré du succès de l’entreprise. On fabriqua une fausse gazette qui rapportait que le roi et l’assemblée nationale avaient accordé aux esclaves trois jours par semaine et l’abolition de la peine du fouet ; mais que l’assemblée coloniale et les petits blancs ne voulaient pas exécuter cette loi de la France. Un jeune homme de couleur, candide, fut gagné par Boukman, et donna lecture de cette gazette à des esclaves de la plaine, réunis secrètement, le 14 août, sur l’habitation Lenormand de Mézy, au Morne-Rouge : la majeure partie des esclaves réunis étaient des commandeurs. Boukman annonça à ces conjurés que l’on attendait de nouvelles troupes d’Europe qui venaient pour exécuter les lois de la métropole, et qu’alors les esclaves se soulèveraient afin que cette exécution ne manquât point, et que lui-même donnerait le signal en se soulevant avec l’atelier de l’habitation Turpin dont il était l’un des commandeurs. Cette information donnée de la prochaine arrivée de nouvelles troupes qui devaient agir de concert avec les esclaves, n’était qu’une ruse des chefs de cette fameuse conjuration, ruse inventée pour décider les esclaves : car, ces hommes encore timides redoutaient la force et la puissance de leurs maîtres.

» Boukman eut aussi recours à la magique influence du fétichisme. Il conduisit ces hommes crédules au bois nommé Caïman, situé sur cette habitation Lenormand de Mézy : là, une prétresse plongea le couteau dans les entrailles d’un cochon noir ; la victime bondit, le sang ruissela ; les conjurés en burent avec avidité. À genoux, Boukman prêta le terrible serment de diriger l’entreprise, serment commandé par la prêtresse : les assistants jurèrent après lui, dans la même attitude, de le suivre et d’obéir à ses volontés.

» Les esclaves des habitations Chabaud et Lagoscette, réunis sur l’habitation Lenormand de Mézy, comprirent mal les explications de Boukman : dans la soirée ils mirent le feu à ces deux habitations. L’insurrection devait commencer par l’incendie de ces palais somptueux élevés sur des cadavres, et de ces riches moissons arrosées du sang de ces infortunés. On arrêta quelques esclaves qui furent exécutés avec promptitude, tant on redoutait les aveux.

» Enfin, le 22 août, à dix heures du soir, Boukman, l’intrépide Boukman se mit à la tête de l’atelier de l’habitation Turpin, entraîna ceux des habitations Flaville et Clément, et se porta sur l’habitation Noé. Là, le feu fut mis aux cases : en un instant, tout le quartier de l’Acul et celui du Limbé furent embrasés : tous les esclaves se levèrent armés de torches, de haches, de bâtons, de couteaux, de manchettes, etc. ; toutes espèces d’armes leur servirent. Les blancs qui osèrent résister furent sacrifiés ; d’autres, désignés à la haine des esclaves par leurs atrocités connues, périrent également. En quatre jours, le tiers de la plaine du Nord n’offrait qu’un monceau de cendres… »


Pour ne rien omettre ici, concernant la part attribuée à Toussaint Louverture sur l’insurrection des esclaves, nous citerons les lignes suivantes, empruntées à un rapport présenté par le général Kerverseau, le 20 fructidor an IX (7 septembre 1801), au ministre de la marine et des colonies.

« Toussaint, façonné par un long esclavage au manége de la flatterie et de la dissimulation, sut masquer ses sentimens et dérober sa marche, et n’en fut qu’un instrument plus terrible dans les mains des désorganisateurs. Ce fut lui qui présida l’assemblée où il fit proclamer chefs de l’insurrection Jean François, Biassou et quelques autres, que leur taille, leur force et d’autres avantages corporels semblaient désigner pour le commandement. Pour lui, faible et chétif, et connu de ses camarades par le nom de Fatras Bâton, il se trouvait trop honoré de la place de secrétaire de Biassou. C’est de ce poste obscur où il se plaça lui-même, que, caché derrière le rideau, il dirigeait tous les fils de l’intrigue, organisait la révolte et préparait l’explosion. Il savait lire et écrire, et c’était le seul. Cet avantage lui en donna un immense et le rendit l’oracle des conjurés. Il était, ou se disait dépositaire de pièces qui autorisaient la rébellion et les moyens atroces qu’on employait pour la soutenir ; son répertoire était garni de lettres des princes, d’ordres du gouverneur, d’édits et de proclamations du roi. Il paraît constant que te gouvernement ne fut pas étranger aux premiers mouvemens, et qu’il voulut exécuter le plan formé à Pilnitz et à Paris d’anéantir Saint-Domingue pour amener en France la contre-révolution, par le bouleversement total, inséparable de la ruine entière du commerce, suite infaillible de celle de la colonie ; et il est assez vraisemblable que ces titres furent presque tous son ouvrage. Jusqu’où et jusqu’à quand Toussaint fut-il la dupe de ces jeux politiques ? On l’ignore. Ce qu’il y a de sûr, c’est qu’il s’en servit habilement pour faire mouvoir les Africains, naturellement portés à l’idolâtrie monarchique et plus frappés du nom d’un roi et de l’éclat du trône, que de la majesté d’une république, à l’idée de laquelle ils sont pour la plupart incapables de s’élever. »


En voilà assez, sans doute, de toutes ces citations pour prouver que plusieurs causes contribuèrent à cette révolte des esclaves ; qu’il est fort probable que les blancs contre-révolutionnaires y ont grandement trempé ; que Blanchelande, incapable de maintenir son autorité dans l’Ouest et dans le Sud, où le système de l’assemblée de Saint-Marc dominait, voyant la nouvelle assemblée déserter Léogane pour établir son siège au Cap, ne se sentant pas la puissance nécessaire pour résister aux prétentions de ses membres, unis aux partisans qu’ils comptaient dans le Nord ; Blanchelande aura cru qu’en soulevant les esclaves, il pourrait les maîtriser, les diriger, et contenir la nouvelle assemblée par eux. S’il n’en était pas ainsi, pourquoi les esclaves et leurs chefs arborèrent-ils le drapeau et tous les insignes de la royauté ? Pourquoi manifestèrent-ils la plus grande déférence pour le gouverneur général et les autres officiers militaires attachés à sa cause ? Il est vrai que l’armée des hommes de couleur, dans l’Ouest, n’en témoignait pas moins pour ces représentans de l’autorité de la métropole, qu’elle marcha d’accord avec les contre-révolutionnaires de cette province, sans qu’on puisse dire cependant que ce sont ces contre-révolutionnaires qui l’ont organisée : car, dans les camps de l’Ouest le drapeau blanc ne flottait pas, la cocarde blanche ne remplaça pas la cocarde tricolore.

Quoi qu’il en soit, les esclaves profitèrent des dispositions de tous les partis à se servir d’eux comme des auxiliaires, des instrumens, et agirent sous cette impulsion, de manière à obtenir leur liberté par les armes, de même que les hommes de couleur pour parvenir à l’égalité civile et politique.

Si ces derniers employèrent les moyens que leur instruction et leur éducation prescrivaient à des hommes libres et propriétaires, les esclaves, privés de leur liberté naturelle, des avantages que donnent les lumières, de la propriété qui inspire toujours des idées de conservation et de modération ; en proie, depuis un siècle et demi aux maux les plus affreux : les esclaves mirent en usage d’autres moyens pour atteindre à leur but. Incendier les plantations de cannes et les usines qui servaient à produire les immenses richesses qui faisaient l’orgueil des blancs, qui les rendaient si durs envers leurs victimes ; — tuer, massacrer leurs maîtres, les faire mourir dans des tourmens qui épouvantent le cœur humain ; ne respecter ni vieillards, ni femmes, ni enfans ; empaler les uns, scier d’autres entre deux planches, les rouer ou les brûler ou les écorcher vifs ; violer les femmes et les jeunes filles : tels furent les horribles moyens dont se servirent les esclaves du Nord qui, au dire de Moreau de Saint-Méry, étaient mieux traités que les autres.

Nous ne prétendons pas justifier ces crimes atroces ; car, quel esprit raisonnable, quel cœur sensible peut ne pas frémir au récit de toutes ces horreurs ? Mais nous les expliquons, nous les excusons même, par la nature des choses, par l’état de dégradation où ces hommes étaient tenus dans l’esclavage, étant privés systématiquement de toute instruction morale et religieuse, qui est le frein le plus sûr qu’emploient les sociétés humaines pour contenir les masses dans la subordination. Dans la première partie de cet ouvrage, nous avons cité le livre d’Hilliard d’Auberteuil qui nous apprend que, contrairement aux prescriptions du code noir, les colons s’opposaient à ce que les prêtres enseignassent la religion du Christ aux esclaves. Comment donc ces horreurs ne se seraient-elles pas produites de la part de ces hommes, dont une notable portion étaient des Africains arrachés inhumainement de leur pays barbare ? Ceux qui sèment les vents récoltent la tempête.

Si des crimes inouïs furent commis par les esclaves soulevés, ces crimes sont imputables — aux colons eux-mêmes dont la méchanceté envers les opprimés ne servit que trop d’exemple à ceux-ci ; — aux Européens marchands de chair humaine dont la cupidité insatiable inventa le trafic sacrilège qui a peuplé l’Amérique des enfans de l’Afrique ; — à ces colons encore, aux agens de l’autorité, tous blancs, qui excitèrent les esclaves à la révolte pour servir leurs opinions, leurs intérêts politiques contre leurs adversaires. En 1791, eux tous recueillirent le fruit de tous les forfaits commis depuis trois siècles dans la traite des noirs et dans le régime colonial, malgré les sages avertissemens des philosophes dont ils se moquaient.

Et en ce moment même où se passaient ces choses effroyables du côté des noirs, les blancs de Saint-Domingue n’en faisaient-ils pas autant de leur côté, pour maintenir leur odieux régime, en dépit de cette leçons sévère donnée à leur orgueil ? Nous dirons bientôt ce qu’ils firent dans ce but.


Avant de terminer ce chapitre, remarquons la singulière coïncidence de quelques faits relatifs à l’insurrection des noirs dans le Nord, avec d’autres faits relatifs à l’insurrection des hommes de couleur dans l’Ouest, arrivées toutes deux dans le même mois d’août 1791.

Le conseil politique du Mirebalais se constitua le 7, sous la présidence de Pinchinat. Le conseil des commandeurs d’ateliers se réunit le 14 sous la direction de Boukman.

Celui-ci choisit le bois, le lieu appelé Caïman, pour être le théâtre de la conjuration du Nord. L’armée des hommes de couleur, après ses premiers campemens à Diègue et à Métivier, finit par préférer de s’établir au Trou-Caïman, à quelque distance de la Croix-des-Bouquets[9].

C’est dans la maison isolée d’une femme que, le 21, se forma la conjuration de l’Ouest. C’est une femme qui servit de prêtresse, le 14, dans la conjuration du Nord. Dans tous les grands événemens de l’histoire des nations, une femme apparaît presque toujours pour exercer une sorte d’influence sur les résolutions des hommes.

Au Mirebalais, les hommes de couleur, réunis à l’église, prirent Dieu à témoin de la légitimité de leurs droits, et remirent, abandonnèrent leur sort à sa providence. Dans le bois de l’habitation Lenormand de Mézy, les commandeurs d’ateliers esclaves prièrent Dieu de leur venir en aide, et prêtèrent serment en sa présence de combattre avec courage pour la conquête de leur liberté.

Remarquons encore que cette habitation Lenormand de Mézy, au Morne-Rouge, choisie par les conjurés, appartenait au même colon, maître de Macandal. Il semble que les conjurés, en s’y réunissant, aient voulu s’inspirer des souvenirs homicides de cet Africain impitoyable.


Il est temps d’examiner le dernier acte de l’assemblée constituante de France, terminant ses travaux législatifs en léguant à la colonie de Saint-Domingue une nouvelle source de calamités. Il est temps de parler de son décret du 24 septembre 1791, par lequel elle abrogea le peu de dispositions favorables aux hommes de couleur, contenues dans celui du 15 mai, et octroya à l’assemblée coloniale la souveraineté des décisions qu’il lui plairait de prendre à l’égard des mulâtres et des nègres.

  1. M. Moreau de Jonnès, cité par M. Lepelletier de Saint-Rémy, tome 1er, page 88.
  2. Charlevoix, tome 1er, page 287.
  3. Charlevoix, tome 1er, pages 401, 423, 470.
  4. Ibid. tome 2, page 482.
  5. Hilliard d’Auberteuil lui-même réduit cette imputation à des proportions moindres, en disant que « Macandal ne fit empoisonner que des nègres et très-peu de blancs. » Tome 1er, page 137, dans une note.
  6. Description de la partie française, tome 1er, pages 651 et 652.
  7. Préface de l’auteur, pages 28 et 29.
  8. (a) Différentes versions existent sur la cause de ce changement de nom. Un fait à constater, c’est qu’il existe des documents signés par Toussaint, les uns Toussaint Breda, les autres Toussaint Louverture. On a prétendu que c’est après la prise du Dondon, parce que Polvérel aurait dit : — Cet homme fait ouverture partout, » que Toussaint ajouta Louverture à son nom. Cimment donc Toussaint aurait-il appris ce propos ? Et peut-on supposer que cet homme célèbre eût changé de nom pour un si pauvre motif ? La veuve de Sonthonax, qui a connu Toussaint dans l’esclavage, a dit à l’un de nos amis que Toussaint s’appelait Louverture avant la prise d’armes, parce que ce sobriquet lui avait été donné sur l’habitation Breda, à cause de plusieurs dents qui lui manquaient sur le devant de la bouche. S’il en était ainsi, pourquoi Toussaint signait-il Toussaint Breda, lorsqu’il figurait dans les rangs des insurgés ? Nous avons cherché la cause de ce changement de nom : nous nous sommes adressé à l’un des compagnons de Toussaint, à l’un de ses amis, le vénérable Paul Aly, aujourd’hui, (1841) colonel du 31e régiment, et commandant la place de Santo-Domingo. Ce vétéran nous a dit que Toussaint prit le nom de Louverture, pour exprimer qu’il fut le premier qui fut mis en avant pour soulever les esclaves du Nord ; et que, s’il tarda à prendre ce surnom, c’est qu’il ne put ravoir le sauf-conduit qui lui avait été confié, et qu’il avait donné à son ami Biassou, que quand ce chef eut encouru la défaveur de Jean-François, qui fit surprendre son camp, et enlever ses papiers pour y chercher des preuves de trahison dont il accusait Biassou » Note de l’auteur cité.

    Garran dit : « On prétend que ce nom de Breda était celui de l’habitation où il avait été esclave ; et qu’il reçut celui de l’Ouverture de la facilité qu’il mettait à toutes les ouvertures de conciliation. (Note de la page 313, t. 2 du Rapport.) Mais Toussaint signait Louverture sans mettre l’apostrophe.

  9. Il faut avouer que les flibustiers français, fondateurs de l’ancienne colonie de Saint-Domingue, donnèrent les noms les plus bizarres à certaines localités de ce pays. De nos jours, ces noms motivent quelquefois des plaisanteries dirigées contre les Haïtiens. Leurs auteurs semblent oublier que ces derniers ne se sont permis qu’une seule substitution de nom : — Haïti, en place de Saint-Domingue.