Étude sur l’histoire d’Haïti/Tome 4/5.8

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Dezobry et E. Magdeleine, Lib.-éditeurs (Tome 4p. 441-489).

chapitre viii.

Organisation et état militaire de Saint-Domingue, à la fin de 1801. — Position des troupes dans les divers départemens. — Faits antérieurs à l’arrivée du colonel Vincent en France. — L’expédition contre Saint-Domingue est résolue par le gouvernement consulaire, avant la constitution de Toussaint Louverture. — Motifs divers de cette expédition. — Son but était de rétablir l’esclavage des noirs. — Citation de divers écrits à ce sujet, et examen des opinions émises. — Préparatifs dans les ports de France. — Perplexité de Toussaint Louverture. — Sa proclamation du 18 décembre. — Il ne se prépare à aucune résistance. — Résumé de la cinquième Epoque.


Arrivé au moment de parler de ce qui se passait en France relativement à Saint-Domingue, il est convenable de faire connaître au lecteur quels sont les hommes et les moyens sur lesquels T. Louverture pouvait compter, en cas qu’il y eût lieu de résister aux volontés du gouvernement consulaire.

Après la mort de Moïse, H. Christophe, commandant l’arrondissement du Cap, était, en sa qualité de général de brigade, l’officier le plus élevé en rang dans cette partie principale du département du Nord. La 2e demi-brigade coloniale fournissait garnison au Cap et au Limbe. La 5e était au Fort-Liberté dont l’arrondissement était aussi sous le commandement de Christophe. Le général de brigade Maurepas commandait celui du Port-de-Paix, ayant la 9e sous ses ordres.

Le général de brigade Vernet commandait aux Gonaïves, principal arrondissement du département de Louverture : il n’avait que des détachemens de troupes avec lui. Le Môle Saint-Nicolas était sous son commandement.

Dessalines, général de division commandant les départements de l’Ouest et du Sud, avait sous ses ordres les généraux de brigade Agé, au Port-au-Prince, avec la 3e et la 13e demi-brigades ; Charles Bélair, à l’Arcahaie avec la 7e ; Laplume, aux Cayes avec la 11e et la 12e. Saint-Marc était commandé par le colonel Gabart avec une partie de la 4e ; Jérémie, par le colonel Dommage avec l’autre partie de ce corps. Les colonels Pierre-Louis Diane et Dieudonné Jambon commandaient, le premier à Léogane avec une partie de la 8e, le second à Jacmel avec l’autre partie. Le colonel Mamzelle commandait à l’Anse-à-Veau, le colonel Néret à Saint-Louis, le colonel Desravines à Tiburon, avec des détachemens de la 11e et de la 12e.

Le général de brigade Clervaux commandait le département de Cibao, ayant sous ses ordres la 6e demi-brigade à Saint-Yague, et la 1re à Samana.

Le général de brigade Paul Louverture commandait celui de l’Ozama, ayant avec lui à Santo-Domingo la 10e demi-brigade.

Tous ces corps de troupes, la garde d’honneur, l’artillerie, la gendarmerie et les guides des généraux, formaient un total d’environ 20 mille hommes fournissant garnison, dans les villes ou bourgs de moindre importance.

L’armée coloniale régulière se trouvait ainsi disséminée sur la vaste étendue du territoire de Saint-Domingue, mais pouvant se recruter ou s’adjoindre la garde nationale des paroisses, urbaine et des campagnes. 2 à 300 soldats européens étaient aux Cayes, ou à Jacmel.

Agé était chef de l’état-major général de l’armée. Idlinger, adjudant-général et directeur général des domaines, se tenait au Port-au-Prince. D’Hébécourt, général de brigade, adjudant, était au Cap.

Voilée, administrateur général des finances, résidait au Cap. Là, se trouvait Allier, secrétaire du gouverneur, et Pascal, autre secrétaire, au Port-au-Prince.

Telle était l’organisation du gouvernement de T. Louverture ; tels étaient les hommes qui le faisaient mouvoir sous l’impulsion du gouverneur général dont la prodigieuse activité le portait sur tous les points ; telles étaient enfin ses ressources pour s’opposer à l’autorité de la France, si son gouvernement jugeait à propos de la faire valoir dans sa colonie, constituée indépendamment de sa volonté, mais non pas détachée entièrement de son obéissance.


Que se passait-il alors dans la métropole relativement à Saint-Domingue, quelles étaient les vues du gouvernement consulaire sur cette colonie et sur toutes les autres ? Avant d’en parler, il convient de relater quelques précédens de ce gouvernement, qui aideront à faire comprendre la résolution qu’il prit d’envoyer une armée à Saint-Domingue, l’objet qu’elle avait en vue, le but qu’elle se proposait d’atteindre. Il faut donc recourir à ce qui a été publié à cet égard.

On se rappelle que le colonel Vincent avait été envoyé en France, à la fin de 1799, par Roume et du consentement de T. Louverture, pour exposer au Directoire exécutif la situation de la colonie en guerre civile ; que Vincent y arriva le 25 novembre, quelques jours après le 18 brumaire ; qu’à la fin de décembre, il fut expédié de Paris avec J. Raymond et le général Michel, et qu’ils n’arrivérent à Santo-Domingo que dans les premiers jours de juin 1800, porteurs de la proclamation des consuls aux habitans de Saint-Domingue, qui déclarait aux noirs que les principes sacrés de la liberté et de l’égalité n’éprouveraient jamais aucune atteinte ni de modification. La même proclamation leur répétait les paroles que l’arrêté consulaire, qui nommait ces trois agens, ordonnait d’écrire sur les drapeaux des corps de troupes. T. Louverture, enfin, était confirmé dans son grade de général en chef, et Rigaud presque vaincu déjà, condamné dans sa rébellion.

Il avait suffi de ces deux actes pour exciter les clameurs de la faction coloniale en France. À ce sujet, dans son Histoire du consulat et de l’empire, Thibaudeau dit :

« Les colons qui, depuis le 18 brumaire, comptaient sur une prompte réintégration dans leurs propriétés et sur l’esclavage des noirs, furent frappés de consternation en lisant la proclamation du Premier Consul (publiée sur le Moniteur). Il essaya de les rassurer par des articles de journaux. La garantie de la propriété des colons et de la liberté des noirs paraissait alors être son système ; mais il n’était guère possible désormais de concilier ces deux principes ; les colons du moins ne le croyaient pas et voulaient qu’on rétablît l’esclavage[1]. »

Le Moniteur du 15 nivôse an viii (5 janvier 1800) publia en effet un article pour les rassurer. Il disait, entre autres choses :

« Il était facile de concevoir que la révolution du 18 brumaire ne pouvait, par sa nature, par son objet, par les hommes qui l’ont conduite, présager aucune atteinte ni à la sûreté individuelle, ni à la propriété territoriale sur laquelle repose tout l’édifice de la société. Il n’y avait point de colon qui ne dût voir, dans les derniers événemens, l’augure d’une possession paisible, garantie par la loi, assurée par la puissance. L’ignorance ou la mauvaise foi pouvaient, au contraire, abuser du silence de l’acte constitutionnel et faire croire aux noirs affranchis par la révolution, qu’on ne songeât à leur forger de nouveaux fers. C’était donc eux qu’il convenait de rassurer ; c’était à eux qu’il fallait promettre que cette liberté qu’ils idolâtrent ne périrait point avec la constitution qui l’avait confirmée ; et puisque les lois françaises sont les seules qui les reconnaissent pour libres et citoyens, il fut convenable de leur rappeler cette considération, très-propre à leur faire rejeter les séductions étrangères, des offres perfides dont le résultat infaillible serait pour eux la mort ou l’esclavage.  »

Ces suggestions étrangères, ces offres perfides s’entendaient de celles faites à T. Louverture par les Anglais : le Premier Consul n’ignorait rien à ce sujet, et nous avons déjà dit qu’il l’avait averti sur ce point ; cet article lui disait encore que, s’il y persistait, la mort ou l’esclavage des noirs, serait le résultat de sa trahison, la France se réservant d’agir en temps opportun. Voilà donc une pensée bien arrêtée contre les noirs, dès janvier 1800, alors même que T. Louverture seul serait coupable.

Aussi, voyons-nous que T. Louverture se garda de rien conclure avec les Anglais, et parce que d’ailleurs il n’eut jamais l’intention de leur livrer Saint-Domingue, qu’il ne voulait constituer que de la manière même que les colons l’avaient conçue, étant toujours d’accord avec eux. Averti de leurs démarches en France, averti des intentions du Premier Consul, que fit-il après avoir vaincu Rigaud ? Tous ses actes répondent à cette question, depuis son règlement de culture jusqu’à sa constitution et à sa proclamation après la mort de Moïse. On a vu dans quelle proportion, il laissa lui-même la liberté aux noirs cultivateurs. Ainsi, avant que le gouvernement consulaire pût rien entreprendre contre la colonie, T. Louverture avait fait et accompli tout ce que les colons pouvaient désirer à l’égard de leurs anciens esclaves, mieux encore que n’aurait pu l’exécuter ce gouvernement ; et l’on peut croire que le Premier Consul était parfaitement renseigné à cet égard.

Mais, dans le temps même où T. Louverture opérait la prise de possession de la partie espagnole, la paix de Lunéville se concluait, le 9 février 1801. Quelles furent alors les idées du Premier Consul sur Saint-Domingue ? Laissons parler les mémoires de l’Empereur Napoléon dictés à Saint-Hélène :

« La situation prospère où se trouvait la République dans le courant de 1801, après la paix de Lunéville, faisait déjà prévoir le moment où l’Angleterre serait obligée de poser les armes, et où on serait maître d’adopter un parti définitif sur Saint-Domingue. Il s’en présenta alors deux aux méditations du Premier Consul : le premier, de revêtir de l’autorité civile et militaire et du titre de gouverneur général de la colonie, le général T. Louverture ; de confier le commandement aux généraux noirs ; de consolider, de légaliser l’ordre de travail établi par Toussaint, qui était déjà couronné par d’heureux succès ; d’obliger les fermiers noirs à payer un cens ou redevance aux anciens propriétaires français, de conserver à la métropole le commerce exclusif de toute la colonie, en faisant surveiller les côtes par de nombreuses croisières. Le dernier parti consistait à reconquérir la colonie par la force des armes, à rappeler en France tous les noirs qui avaient occupé des grades supérieurs à celui de chef de bataillon, à désarmer les noirs, en leur assurant la liberté civile et en restituant les propriétés aux colons. »

Et les avantages et les inconvéniens des deux partis sont ensuite exposés et discutés.

« Aussi le Premier Consul inclinait pour le premier parti, parce que c’était celui que paraissait lui conseiller la politique, celui qui donnerait le plus d’influence à son pavillon dans l’Amérique… Tels étaient l’état de Saint-Domingue et la politique adoptée par le gouvernement français à son égard, lorsque le colonel Vincent arriva à Paris. Il était porteur de la constitution qu’avait adoptée de sa pleine autorité T. Louverture, qui l’avait fait imprimer et mise à exécution, et qu’il notifiait à la France. Non-seulement l’autorité, mais même l’honneur et la dignité de la République étaient outragés : de toutes les manières de proclamer son indépendance et d’arborer le drapeau de la rébellion, T. Louverture avait choisi la plus outrageante, celle que la métropole pouvait le moins tolérer. De ce moment il n’y eut plus à délibérer ; les chefs des noirs furent des Africains ingrats et rebelles, avec lesquels il était impossible d’établir un système. L’honneur, comme l’intérêt de la France, voulut qu’on les fît rentrer dans le néant… Comme T. Louverture était le plus modéré des généraux noirs ; que Dessalines, Christophe et Clervaux, etc., étaient plus exagérés, plus désaffectionnés et plus opposés encore à l’autorité de la métropole, il n’y eut plus à délibérer : le premier parti n’était plus praticable ; il fallut se résoudre à adopter le deuxième et à faire le sacrifice qu’il exigeait. »

Certes, de la manière que les choses ont été ainsi arrangées dans les Mémoires de Sainte-Hélène, c’est T. Louverture qui a eu tous les torts pour avoir fait sa constitution et l’avoir mise à exécution ; car le Premier Consul était bien disposé en sa faveur comme en faveur des noirs. Eh bien ! tâchons de prouver qu’il y a au moins de l’inexactitude dans ce récit, et que le plan exécuté par l’expédition envoyée sous les ordres du général Leclerc existait avant l’arrivée de Vincent avec la constitution coloniale.

Si la paix de Lunéville fit prévoir le moment où la paix serait aussi conclue avec l’Angleterre, dès le 27 juin une convention avait été signée pour l’évacuation de l’Egypte par l’armée française. La France se voyait déchue dans son espoir d’y fonder une colonie qui eût pu remplacer Saint-Domingue. Aussi ne s’agissait-il que de reprendre cette ancienne colonie et d’y joindre la Louisiane que la France avait également fondée et possédée. La Guadeloupe elle-même était dans la même situation que Saint-Domingue, quant à la condition des noirs ; leur liberté s’y était maintenue, par le courage et l’énergie de ces hommes qui en avaient chassé les Anglais.

Suivant le Moniteur du 6 fructidor an 9 (24 août), un acte des consuls y avait créé un capitaine-général, un préfet colonial et un commissaire de justice[2]. Le capitaine-général pouvait, dans certains cas urgens, surseoir en tout ou en partie, à l’exécution des lois et règlemens existans, après en avoir conféré avec le préfet ou le commissaire. Le décret de la convention nationale sur la liberté générale était une loi. Le Moniteur du 4 vendémiaire an 10 (26 septembre) contient une adresse au Premier Consul, de la part du conseil d’administration de cette colonie qui assistait le capitaine-général ; il y était dit : « que cette île gémissait encore sous le régime monstrueux de 1793, quand il y envoya le contre-amiral Lacrosse. » Aussi, ce capitaine-général y rétablit-il l’ancien régime colonial, en 1802, c’est-à-dire l’esclavage, malgré toutes les déclarations contraires du gouvernement consulaire au sujet de la Guadeloupe ; et ce gouvernement l’approuva.

C’est ce que l’on méditait également pour Saint-Domingue.

Dès le 20 fructidor (7 septembre), le général Kerverseau avait présenté au ministre de la marine et des colonies, son rapport dont nous avons cité déjà une foule de passages. Il lui présentait les faits relatifs à la partie française de Saint-Domingue jusqu’au 22 mars de la même année : il y joignit un résumé cinq jours après, en proposant dans l’un et l’autre écrit les mesures qu’il croyait propres à assurer la souveraineté de la France dans cette colonie, en mentionnant des opinions qu’il attribuait aux divers chefs noirs, relativement à la métropole.

« Tel est, j’ose l’affirmer, dit-il, tel est l’esprit des chefs actuels de la colonie, d’où l’on peut voir quelles seraient les suites funestes d’une tentative imprudente et mal concertée qui serait faite pour les réduire. Sans doute, il faut employer la force, mais une force telle, qu’il ne soit pas besoin d’en faire usage, et que son appareil seul démontre l’inutilité de la résistance ; il faut employer la force, mais présenter de bonne foi le pardon à la soumission et au repentir, en même temps qu’un châtiment terrible et inévitable à l’obstination de la révolte… Il faut employer la force, non pour asservir Saint-Domingue, mais pour l’affranchir de la tyrannie de ses oppresseurs, et la placer enfin sous la protection et sous l’empire de la loi.

« Je sais qu’on a proposé de réduire cette île, en armant les chefs les uns contre les autres, et de mettre à profit leur ambition effrénée, pour les détruire de leurs propres mains [3]. Un tel moyen est facile sans doute ; mais je ne puis croire que cette politique barbare soit compatible avec la majesté de la première nation du monde, avec les principes d’un gouvernement qui ne veut fonder sa puissance que sur les plus nobles vertus, qui regarde la loyauté, la franchise et l’humanité comme de saints devoirs, et qui est trop plein de la grandeur du peuple français, pour ne pas sentir fortement qu’une indulgence magnanime fait partie essentielle de la justice nationale… Les blancs qui le caressent (T. Louverture) ne sont soumis que par la crainte, et n’obéissent qu’avec un dépit secret ; les rouges échappés à la proscription ne le contemplent qu’avec horreur ; les cultivateurs, fatigués de réquisitions, et vexés par ses lieutenans, verraient avec joie succéder à ce despotisme anarchique un régime bienfaisant qui les garantirait des outrages et leur assurerait le fruit de leurs travaux… Que l’arrivée de nos troupes soit donc précédée par des proclamations de paix, qu’elles débarquent l’olivier à la main, et qu’elles se montrent comme des forces protectrices, et non comme des ministres de vengeance… Qu’elles descendent à la fois sur quatre points principaux pour partager les forces ennemies… S’il faut faire la guerre, qu’on la pousse avec vigueur et célérité ; qu’elle soit terrible pour qu’elle soit de courte durée…

« Il ne m’appartient pas d’examiner quel est le régime qui convient aux colonies… L’Africain ne sait pas raisonner l’obéissance ; il regarde son chef, obéit s’il lui en impose, s’en moque s’il ne lui fait pas peur… Il ne cesse pas d’être homme, il ne peut donc pas cesser d’être libre… Dans tous les systèmes (à choisir), il est deux points sur lesquels on ne peut trop insister… L’un est la réhabilitation politique des blancs, marqués aujourd’hui à Saint-Domingue d’un sceau d’infamie plus honteux encore que celui dont le préjugé frappait autrefois les hommes de couleur ; le second est l’expulsion de la colonie de ceux qui en ont usurpé tous les pouvoirs… Saint-Domingue appartient au peuple français et non à un peuple d’Afrique… C’est à la République à examiner si, après avoir donné des lois à tous les monarques de l’Europe, il convient à sa dignité d’en recevoir dans une de ses colonies d’un nègre révolté… Quels moyens peut y trouver la métropole d’y établir son autorité sur des chefs qui, ne tenant à elle ni par les liens du sang, ni par l’éducation, ni par les principes, ne verront en elle qu’une puissance toujours prête à les asservir, et dans les Européens qu’une race secrètement ennemie… Croit-on qu’une immense multitude d’une race absolument différente de la nôtre par ses habitudes, son caractère, ses préjugés et sa constitution physique et morale, s’identifiera assez fortement avec une métropole éloignée d’elle de deux mille lieues, et qu’elle ne connaîtra que par les gênes auxquelles elle voudra l’assujétir ?… Il faut avant tout, que tous les chefs actuels sortent de la colonie ; car, tant qu’ils y seront, leur volonté sera plus puissante que la loi. Il y aura des soldats de Toussaint, de Rigaud, de Moïse, de Dessalines et de Christophe ; il y en aura fort peu de la République. L’ostracisme est ici commandé par la loi impérieuse du salut de la colonie[4]… »

Tels furent les conseils donnés au gouvernement consulaire, en septembre 1801, par Kerverseau en qui nous avons reconnu de l’honnêteté dans ses sentimens, de la modération dans son langage comme dans sa conduite. Arrivé au moment de conclure son rapport, il ne fit pas attention qu’en faisant une nouvelle édition du discours de l’abbé Maury, prononcé à la constituante le 13 mai 1791, il allait fournir l’idée de mesures diamétralement opposées à ses vues pour le maintien de la liberté des noirs : conseiller l’ostracisme de tous leurs chefs, n’était-ce pas exciter, en quelque sorte, au rétablissement de leur esclavage ? Qui les avait guidés dans la conquête de ce droit précieux, sinon ces chefs ? Qui les avait conduits dans les nombreux combats livrés aux Anglais pendant cinq années consécutives ? Et c’était-là, enfin, la récompense réservée à ces hommes de la race noire qui se dévouèrent à la défense de Saint-Domingue, qui versèrent leur sang pour l’arracher aux mains des ennemis de la France, avec lesquels les colons blancs s’entendaient pour la ravir à leur patrie !…

Cependant, T. Louverture avait rétabli ces mêmes colons dans tous leurs privilèges, au détriment de ses frères ; ceux-ci étaient redevenus esclaves par toutes les mesures qu’il avait prises contre eux ; mais il était noir, il n’était plus qu’un nègre révolté [5]… Oh ! nous ne le plaignons pas d’avoir encouru la disgrâce des colons et du gouvernement consulaire ! Il la méritait bien, ce grand coupable qui, pour satisfaire son insatiable ambition, son égoïsme, couvrit le sol de son pays des cadavres de ses frères et de ses neveux !

On peut reconnaître des rapprochemens entre le rapport de Kerverseau et les Mémoires de Sainte-Hélène, notamment ce qui concerne la déportation des chefs. On verra encore les troupes françaises débarquer à Saint-Domingue sur quatre points à la fois, — au Fort-Liberté, — au Cap, — au Port-au-Prince et à Santo-Domingo, dans cette dernière ville, sous les ordres de Kerverseau lui-même, ainsi qu’il l’avait conseillé et probablement indiqué ; car il connaissait cette colonie. Nous pourrions donc induire de ces rapprochemens que la pensée de l’expédition était arrêtée d’avance, avant la réception de la constitution de T. Louverture. En veut-on d’autres preuves ?

Les Mémoires de Sainte-Hélène, reproduits dans l’ouvrage du général Montholon, et qui avaient pour objet principal de réfuter certaines erreurs commises par Pamphile de Lacroix, disent encore :

« Les années 1800 et 1801 furent deux années de prospérité pour la colonie. Cependant, les vraies dispositions des chefs des noirs ne pouvaient pas échapper au gouvernement français. Toussaint continuait à avoir de intelligences secrètes à la Jamaïque et à Londres. Il avait constamment éludé l’ordre de faire écrire en lettres d’or, sur les drapeaux de ses régimens, l’inscription ordonnée par l’arrêté consulaire de 1799. »

Conçoit-on qu’un esprit de la trempe du Premier Consul avait besoin d’autres motifs pour se déterminer à ordonner une expédition contre Saint-Domingue ? Qu’on rapproche ce passage des Mémoires, avec l’article du Moniteur, du 5 janvier 1800. Mais il fallait attendre la conclusion de la paix avec la Grande-Bretagne : celle de Lunéville l’avait fait présager. Les préliminaires de la paix d’Amiens furent signés à Londres le 1er octobre.

Le 29 septembre, la France avait conclu la paix avec le Portugal ; le 30, une convention fut signée avec les États-Unis, pour régler tous les différends existans depuis plusieurs années entre les deux pays. Le 8 octobre, la paix se fit avec la Russie, le 9 avec la Turquie.

La France n’était donc plus gênée dans ses vues sur sa colonie.

Le Moniteur du 3 octobre (11 vendémiaire) publia la constitution de T. Louverture, qui venait d’arriver par les États-Unis, avec ces seuls mots : « Nous ne garantissons pas l’authenticité de la constitution de Saint-Domingue que nous avons extraite des papiers américains. »

Celui du 4 contient l’analyse d’une brochure qui venait de paraître, publiée par Charles Esmangart, colon de Saint-Domingue. Il y concluait au maintien de la liberté des noirs, quoiqu’elle eût été faite avec précipitation ; qu’il serait aussi injuste qu’impolitique de revenir sur le principe de cette émancipation. Il faisait sentir néanmoins la nécessité d’établir à Saint-Domingue un gouvernement très-fort, de rétablir les colons dans leurs biens, de protéger leur retour dans la colonie. Il proposait aussi de la peupler de noirs par la traite, pour servir durant sept années ceux qui les achèteraient, après quoi ils pourraient aller travailler où ils voudraient[6].

Si cette brochure contenait des vues libérales, même lorsqu’il s’agissait de la traite des noirs, lesquels ne seraient pas condamnés à un esclavage perpétuel (ce qui n’était pas prévu dans le système de la constitution de Saint-Domingue), elle est aussi la preuve que la question relative à cette colonie était à l’ordre du jour avant l’arrivée du colonel Vincent.

Le Moniteur du 14 octobre (22 vendémiaire) dit à ce sujet :

« Le citoyen Vincent, chef de brigade, directeur du génie à Saint-Domingue, est arrivé à Paris. Il a apporté plusieurs lettres de T. Louverture, et officiellement la constitution que l’on présente à l’approbation de la métropole. Ce projet va, sous peu de jours, être soumis à la discussion du conseil d’État. Le citoyen Vincent donne les renseignemens les plus satisfaisans sur la culture de la colonie.

« T. Louverture, presque sans communication avec le gouvernement, n’étant pas bien à même de connaître son intention, a pu se tromper quelquefois ; mais il a constamment rendu de grands services. La guerre civile a enfin cessé ; la colonie est tranquille, et le peuple français ne peut pas oublier que c’est en partie à lui qu’il doit la conservation de cette belle et importante colonie.

« Il est possible que l’on n’adopte pas en France plusieurs articles de la constitution qu’il a proposée ; mais les changemens que l’intérêt de la métropole pourrait commander seront à l’avantage du commerce, de l’agriculture et de la prospérité de Saint-Domingue. »

Voilà un article rédigé convenablement pour endormir T. Louverture sur les projets du gouvernement consulaire : tous les gouvernemens emploient, au besoin, de pareils soporatifs. Mais lisons ce que dit Thibaudeau :

« À la nouvelle apportée par Vincent, l’indignation du Premier Consul fut extrême. La conduite de T. Louverture lui parut attentatoire à l’autorité et à la dignité de la République ; et ne voyant dès-lors dans les chefs noirs que des Africains ingrats et rebelles avec lesquels il était impossible de pactiser, il résolut de les anéantir par les armes. Il fut influencé dans cette détermination, non, comme on l’a dit, par l’opinion des ministres et du conseil d’État qui ne fut pas même consulté, mais par les importunités des colons, des négociants, des spéculateurs…[7] »

Cette narration est écrite à peu près d’après les Mémoires de Sainte-Hélène. Cependant, une assertion de Thibaudeau, conseiller d’État, détruit ce qui y est dit relativement au conseil d’État et aux ministres. Il paraît donc que s’il y eut des membres de ce conseil qui furent consultés, le conseil lui-même, comme corps délibérant, appelé par la constitution à donner son avis, ne le fut point. Thibeaudeau paraît avoir raison ; car les mémoires de H. Grégoire disent :

« Que les ministres, des conseillers d’État, des sénateurs, au nombre de soixante, furent réunis par le Premier Consul pour aviser au moyen de rétablir à Saint-Domingue l’autorité française. — Tous ces hommes avaient donné leur opinion, et Grégoire se taisait : le Premier Consul lui dit : « Qu’en pensez-vous ? — Je pense, répondit Grégoire, que fût-on aveugle, il suffirait d’entendre de tels discours pour être sûr qu’ils sont tenus par des blancs. Si ces messieurs changeaient à l’instant de couleur, ils tiendraient probablement un tout autre langage. — Allons, répartit le Premier Consul, vous êtes incorrigible.  »

Continuons de lire Thibaudeau.

« À peine s’était-il écoulé quelques jours depuis l’arrivée de Vincent, que le Premier Consul avait fait toutes ses dispositions pour envoyer une armée à Saint-Domingue. Le général Leclerc fut mandé du corps d’observation de la Gironde, et des ordres furent donnés pour que l’expédition fût prête à partir du 12 au 15 brumaire an x (du 3 au 6 novembre). Mais en même temps, le Premier Consul fit publier dans les journaux des articles pacifiques, pour ne point donner l’éveil à T. Louverture, ou du moins pour dissiper les inquiétudes que pourrait lui inspirer cet armement[8] » — Nous venons de lire cet article.

Cet auteur cite à ce sujet des lettres du Premier Consul au ministre de la guerre, en date des 16, 21, 29 vendémiaire et 1er brumaire (8, 15, 21 et 25 octobre). Nous remarquons que la première ayant été écrite le 8 octobre, — elle l’aura été avant l’arrivée de Vincent, puisque ce fait n’a été annoncé que dans le Moniteur du 14, et que celui du 3 annonçait déjà et publia la constitution de Saint-Domingue qui venait d’arriver par les États-Unis.

De tout ce qui précède, il résulte, selon nos appréciations, que ce n’est pas l’arrivée de Vincent avec la constitution qui fît naître l’idée de l’expédition : elle était déjà résolue. Nous tirons encore cette induction du passage suivant de l’Histoire de France par Bignon :

« Dans les préliminaires de Londres, le Premier Consul avait posé, comme condition absolue, la restitution de toutes les possessions françaises dans les deux Indes. Avec de telles dispositions, il était naturel que l’importante colonie de Saint-Domingue eût surtout appelé son attention et ses soins… Des communications préalables avec le cabinet de Londres avaient donné l’assurance que cette expédition ne rencontrerait de sa part aucun obstacle[9]. »

Selon cet auteur, — qui réfute tous les motifs allégués par divers ouvrages, même ceux énoncés dans les Mémoires de Sainte-Hélène, en disant : « Le prisonnier de Sainte-Hélène, écrivant d’après des souvenirs plus ou moins exacts ;…» — les vrais motifs de l’expédition étaient : 1o que T. Louverture avait refusé d’écrire sur les drapeaux de ses régimens les paroles ordonnées par l’arrêté consulaire ; 2o qu’il était suspect depuis longtemps de viser à l’indépendance de la colonie ; 3o qu’on était mécontent de la prise de possession de la partie espagnole et de l’arrestation de Roume ; 4o enfin, que sa constitution acheva de le perdre dans l’esprit du Premier Consul.

M. Lepelletier de Saint-Rémy, dans son ouvrage déjà cité, attribue positivement l’expédition à l’influence de l’Impératrice Joséphine, qui devint l’intermédiaire entre le Premier Consul, désirant l’entière pacification de la Vendée, et les nobles de la Vendée et de la Bretagne dont beaucoup parmi eux étaient propriétaires à Saint-Domingue, par leurs alliances avec les filles des premiers colons. « On leur promit, dit cet auteur, de ramener Saint-Domingue dans le giron de la mère-patrie : ils promirent leur concours pour faire rentrer le fleuve vendéen dans son lit[10]. »

Malenfant, qui fait savoir qu’il était breton, mais qui n’était pas noble, confirme à peu près cette assertion en disant : « Madame Bonaparte, qui ne connaissait que la Martinique, a beaucoup contribué, dit-on, à persuader le Premier Consul de ramener l’esclavage [11]. »

M. Thiers, dans son Histoire du consulat et de l’empire, en résumant les divers motifs de l’expédition, dit aussi :

« Une considérable partie des nobles français déjà privés de leurs biens en France par la révolution, étaient en même temps colons de Saint-Domingue et dépouillés des riches habitations qu’ils avaient jadis possédées dans cette île. On ne voulait pas leur rendre leurs biens en France, devenus biens nationaux ; mais on pouvait leur rendre leurs sucreries, leurs caféteries à Saint-Domingue, et c’était un dédommagement qui semblait pouvoir les satisfaire. Ce furent là les motifs divers qui agirent sur la détermination du Premier Consul. Recouvrer la plus grande de nos colonies, la tenir non pas de la douteuse fidélité d’un noir devenu dictateur, mais de la force des armes ; la posséder solidement contre les noirs et les Anglais ; rendre aux anciens colons leurs propriétés cultivées par des mains libres ; joindre enfin à cette Reine des Antilles les bouches du Mississipi, en acquérant la Louisiane : telles furent les combinaisons du Premier Consul, — combinaisons regrettables, comme on le verra bientôt, mais commandées, pour ainsi dire, par une disposition des esprits qui était générale en France[12]. »

Il est donc constant que le rétablissement des nobles colons dans leurs propriétés à Saint-Domingue, entra comme une des causes principales de l’expédition qui allait renverser T. Louverture, pour le conduire ensuite au fort de Joux. Ceci est très-curieux et d’un haut enseignement ; car, il a été prouvé que ce fut à la suggestion des nobles, contre-révolutionnaires du Nord, qu’il organisa la révolte des noirs en 1791. Sous les Espagnols, il s’affublait de décorations de la noblesse ; devenu tout-puissant, dictateur, il s’entoura de ces nobles émigrés, il en admit dans sa garde d’honneur ; il les restaura dans leurs propriétés. Sa querelle, sa guerre avec Rigaud avait eu pour origine la trop grande faveur qu’il leur accordait ; et en définitive, il mourut dans un cachot, en grande partie à cause d’eux.

M. Thiers, comme on le voit, n’admet pas que le rétablissement de l’esclavage devait être la conséquence de l’expédition : c’est ce que pense aussi M. Bignon, quoiqu’il ait dit à propos de ce fait consommé en 1802 à la Guadeloupe : « Il est des conjonctures où il y aurait une stupide imprudence à ne pas museler des tigres.  » Or, comme les noirs de la Guadeloupe ne redevinrent esclaves que pour avoir résisté les armes à la main, ceux de Saint-Domingue ayant aussi résisté de la même manière, il est plus que probable que des instructions secrètes avaient dû prévoir ce cas, pour qu’on agît à leur égard comme on fit envers ceux de la Guadeloupe, — pour les museler !

C’est ce qu’affirme M. Lepelletier de Saint-Rémy ; il dit :

« Tandis que les publicistes agitaient la question de savoir quel parti il conviendrait à la France de prendre en redevenant maîtresse de la colonie, celui qui traçait au général Leclerc jusqu’au mode du débarquement de ses troupes, lui donnait pour instructions verbales, mais formelles, de rétablir l’ancienne organisation coloniale aussitôt la pacification opérée[13]. »

Précédemment, le même auteur avait dit :

« On sait le mot du Premier Consul ; ayant demandé en prenant le pouvoir, sous quel régime les colonies avaient le plus prospéré, il lui fut répondu que c’était sous celui en vigueur au moment où avait éclaté la révolution : « Alors, qu’on le leur applique de nouveau, et au plus vite, répondit-il[14]. »

Cependant, dans l’exposé de la situation de la République, présenté le 23 novembre par le conseiller d’État Thibaudeau au corps législatif, il était dit :

« À Saint-Domingue, des actes irréguliers ont alarmé la soumission. Sous des apparences équivoques, le gouvernement n’a voulu voir que l’ignorance qui confond les noms et les choses, qui usurpe quand elle ne croit qu’obéir ; mais une flotte et une armée qui s’apprêtent à partir des ports de l’Europe, auront bientôt dissipé tous les nuages, et Saint-Domingue rentrera tout entière sous les lois de la République. À Saint-Domingue et à la Guadeloupe, il n’est plus d’esclaves : tout y est libre, tout y restera libre. La sagesse et le temps y ramèneront l’ordre et y rétabliront la culture et les travaux. — À la Martinique, ce seront des principes differens. La Martinique a conservé l’esclavage, et l’esclavage y sera conservé. Il en a trop coûté à l’humanité, pour tenter encore, dans cette partie, une révolution nouvelle. — La Guyane, les îles de France et de la Réunion… Ces colonies si importantes sont rassurées ; elles ne craignent plus que la métropole, en donnant la liberté aux noirs, ne constitue l’esclavage des blancs.  »

Les raisons n’ont pas manqué pour justifier le maintien de l’esclavage dans les colonies, autres que Saint-Domingue. Les Mémoires de Sainte-Hélène les font connaître en ces termes :

« La loi du 30 floréal an 10 (20 mai 1802)… était juste, politique, nécessaire. Il fallait assurer la tranquillité de la Martinique qui venait d’être rendue par les Anglais. La loi générale de la République était la liberté des noirs. Si l’on ne l’eût pas rapportée pour cette colonie et pour l’Île de France, les noirs de ces colonies l’eussent relevée… Quant à la continuation de la traite des nègres, cela ne put pas affecter les noirs de Saint-Domingue qui la désiraient pour se recruter et s’augmenter en nombre ; ils l’avaient encouragée pour leur propre compte. »

Quand les chefs de gouvernement sont déchus de leur autorité, et qu’ils se voient en face de la postérité, ils sentent le besoin d’expliquer, sinon de justifier les actes les plus importans de leur administration. Mais si M. Lepelletier de Saint-Rémy est fondé à rapporter le mot cité du Premier Consul et prononcé par lui au moment où il prenait le pouvoir ; s’il a tenu d’un officier général de l’expédition l’aveu mentionné dans sa note et résultant de la confidence du général Leclerc ; il est clair que les Mémoires de Sainte-Hélène ne disent pas toute la vérité sur cette question, et que les assertions de MM. Bignon et Thiers tombent devant les instructions verbales et formelles données au chef de l’expédition. Aussi M. Lepelletier de Saint-Rémy ajoute-t-il dans la même page de son livre :

« Le secret fut d’abord absolu, et le leurre des proclamations du Consul acheva l’œuvre si vigoureusement ébauchée par nos soldats. Mais on devint moins circonspect à mesure qu’approchait le moment d’exécuter les ordres de la métropole. Le chef du gouvernement, en apprenant la résistance meurtrière opposée à l’armée expéditionnaire, ne put lui-même contenir l’explosion du mépris haineux qu’il portait à la race noire. Les paroles violentes qu’il jeta au négrophile Grégoire[15], et le décret consulaire qui rétablissait l’esclavage à la Guadeloupe, révélèrent sa pensée à l’Europe, tandis que, entraînés par cet exemple, les familiers du général Leclerc ne gardaient aucune mesure. »

Veut-on une confirmation des assertions fondées de cet auteur ? C’est Thibaudeau qui nous la fournira dans son Histoire du consulat et de l’empire. Il dit que, lorsqu’il s’agissait d’instituer à Paris des chambres d’agriculture pour représenter les colonies et faire connaître leurs besoins à la métropole, cette question fut portée au conseil d’État où l’ancien ministre Truguet, l’un de ses membres, fit des objections contre cette institution. Le Premier Consul, impatienté de ses raisonnemens, dit avec chaleur :

« On suppose que les colons sont pour les Anglais ; mais je puis assurer qu’à la Martinique il y a de très-bons citoyens. Les partisans des Anglais y sont connus ; ils y sont peu nombreux… On ne veut voir que des partisans des Anglais dans nos colonies, pour avoir le prétexte de les opprimer. Eh bien ! M. Truguet, si vous a étiez venu en Égypte nous prêcher la liberté des Noirs ou des Arabes, nous vous eussions pendu au haut d’un mât. On a livré tous les blancs à la férocité des noirs, et on ne veut pas même que les victimes soient mécontentes : eh bien ! si j’avais été à la Martinique, j’aurais été pour les Anglais, parce qu’avant tout il faut sauver sa vie. Je suis pour les blancs parce que je suis blanc : je n’en ai pas d’autre raison, et celle-là est la bonne. Comment a-t-on pu donner la liberté à des Africains, à des hommes qui n’avaient aucune civilisation, qui ne savaient seulement pas ce que c’était que colonie, ce que c’était que la France[16] ? Il est tout simple que ceux qui ont voulu la liberté des noirs, veuillent encore l’esclavage des blancs. Mais encore, croyez-vous que, si la majorité de la convention avait su ce qu’elle faisait et connu les colonies, elle aurait donné la liberté aux noirs ? Non, sans doute ; mais peu de personnes étaient en état d’en prévoiries résultats, et un sentiment d’humanité est toujours puissant sur l’imagination. Mais, à présent, tenir encore à ces principes, il n’y a pas de bonne foi ; il n’y a que de l’amour-propre et de l’hypocrisie… »

Cette discussion eut lieu dans la séance du conseil d’État, du 21 ventôse an 11 (12 mars 1805). Sans doute, on peut dire que les événemens qui se passaient à Saint-Domingue depuis un an, ont dû avoir quelque influence sur ces paroles du Premier Consul. Mais il ressort aussi de toutes les idées exprimées dans ce peu de mots, que le chef du gouvernement français avait des opinions faites sur la question de la liberté des noirs, avant d’être parvenu à ce haut rang. Ce n’est pas à un tel génie qu’on osera faire le reproche de n’y avoir jamais réfléchi, surtout lorsque, par son alliance avec une Créole, il avait dû être informé de tout ce qui concernait les colonies françaises. D’ailleurs, nous l’avons déjà dit, depuis 1795 la réaction s’opérait dans l’opinion, en France, contre la liberté générale ; des regrets avaient été manifestés souvent à ce sujet dans les discussions qui eurent lieu au corps législatif, et il était impossible que le général Bonaparte ignorât tous ces précédons : sa noble compagne était particulièrement intéressée à le lui apprendre jusqu’en Égypte ; et nous félicitons sincèrement l’amiral Truguet de n’y avoir pas été se faire pendre par rapport aux noirs.

Une réflexion naît des paroles que nous venons de rapporter d’après l’ouvrage de Thibaudeau : c’est que, selon le Premier Consul, les colons de Saint-Domingue n’eurent aucun tort, lorsqu’ils livrèrent cette colonie aux Anglais et aux Espagnols. Page et Brulley avaient soutenu cette thèse dans les débats contre Polvérel et Sonthonax[17]. Or, comme T. Louverture agissait alors de concert avec les colons, il faisait fort bien aussi de travailler au rétablissement de l’esclavage des noirs, aboli par ces commissaires civils. Mais, comme il vint ensuite se soumettre à la République française représentée par eux, comme il combattit constamment contre les Anglais, qu’il réussit à chasser de Saint-Domingue avec le concours de tous ses frères, il eut un grand tort par ses succès ; car il est probable qu’à la paix, les Anglais rendant Saint-Domingue comme la Martinique, l’esclavage des noirs y étant maintenu par eux, on n’eût pas eu besoin d’y envoyer une flotte et une armée. Vainement T. Louverture fit-il tous ses règlemens de culture, tous ses autres actes qui rétablissaient de fait l’esclavage des noirs cultivateurs ; les mots de liberté et d’égalité qu’il continuait d’écrire hypocritement dans ses actes, les autres faits qu’on pouvait justement lui reprocher, et surtout sa prétention à gouverner la colonie, lui noir, faisaient sa condamnation aux yeux du Premier Consul[18].


Si nous avons devancé l’ordre chronologique des faits par toutes ces citations, c’est qu’avant de parler de la formidable expédition dirigée contre Saint-Domingue, il nous a paru convenable de bien préciser son caractère, son objet, le but qu’elle se proposait d’atteindre. Aussi, ne sommes-nous pas étonné de trouver, dans le rapport de la commission française présidée par le duc de Broglie cette conclusion vraie contre les procédés du gouvernement consulaire :

« Lorsqu’en 1793, à la suite des violences de notre première révolution, l’esclavage s’est trouvé aboli dans nos colonies, le premier soin du gouvernement consulaire, au retour de l’ordre, a été de remettre les noirs en servitude. Rien ne lui a coûté pour cela, ni les hommes, ni l’argent, ni même, il faut bien le dire, les cruautés, les perfidies. Il a semblé considérer la liberté des noirs comme l’une des folies d’un temps de folie[19]. »

Oui, cette appréciation est judicieuse ; et si, à Saint-Domingue, les hommes de la race noire ont dû déployer toute leur énergie, pour échapper au résultat obtenu dans les autres colonies françaises, il n’est pas moins vrai qu’on y a pratiqué tout ce que le génie de l’enfer pouvait suggérer pour arriver à ces fins détestables. On le verra dans le sixième livre de cet ouvrage qui terminera la période française.

Comment donc concevoir qu’il y a de la sincérité dans tous les ouvrages qui ont prétendu, d’après les Mémoires de Sainte-Hélène, que le rétablissement de l’esclavage n’était pas prescrit par les instructions secrètes du Premier Consul à son beau-frère ? Il suffit de lire encore la déclaration suivante dans l’exposé des motifs de la loi du 20 mai 1802, pour rester convaincu de cette résolution si contraire aux droits naturels des noirs. Le conseiller d’État Dupuy disait :

« Dans les colonies où les lois révolutionnaires ont été mises à exécution, il faut se hâter de substituer aux séduisantes théories, un système réparateur dont les combinaisons se lient aux circonstances, varient avec elles, et soient confiées à la sagesse du gouvernement. »

Que signifiait une telle déclaration, sinon que le gouvernement consulaire se réservait de faire rétablir l’esclavage à Saint-Domingue et à la Guadeloupe, dès que les circonstances y seraient favorables ? Aussi, peu après, cette mesure fut-elle prise à la Guadeloupe par le contre-amiral Lacrosse et sanctionnée par les consuls. Était-ce d’ailleurs logique, de maintenir l’esclavage à la Martinique et de laisser subsister la liberté dans cette colonie si voisine de cette île, même à Saint-Domingue ?

La bonne foi ne fut donc pas le signe caractéristique de tous les actes que nous aurons à énumérer, de la part du gouvernement consulaire à l’égard de notre pays ; et c’est avec raison que M. Lepelletier de Saint-Rémy dit :

« Si le gouvernement consulaire eût marché ouvertement au rétablissement de l’ancien système colonial, l’insuccès eût été sans doute le même. Mais cet insuccès fût demeuré réduit aux seules proportions d’un grand désastre militaire. La combinaison astucieuse qui fit d’une perfidie la base de l’expédition de 1802, frappa la politique de la France d’un discrédit dont rien ne put la relever aux yeux des noirs[20]. »

Cette politique avait été déjà frappée de discrédit, par les horreurs produites par la guerre civile du Sud, excitée, allumée par les agens de la France. En 1802, on pouvait encore espérer de la métropole un retour à des sentimens généreux : ce fut le contraire.

On a vainement dit ensuite que les instructions secrètes données au général Leclerc portaient — « de mettre la plus grande confiance dans les hommes de couleur, de les traiter à l’égal des blancs, de favoriser les mariages des hommes de couleur avec les blanches, et des mulâtres ses avec les blancs, mais de suivre un système tout opposé envers les noirs. Il devait, dans la semaine même où la colonie serait pacifiée, faire notifier à tous les généraux, adjudans-généraux, colonels et chefs de bataillon noirs, des ordres pour servir en France avec leurs grades, les faire embarquer sur huit ou dix bâtimens, dans tous les ports de la colonie et les diriger sur Brest et Toulon ; il devait désarmer tous les noirs en conservant un corps de six mille hommes, dans lequel les places d’officiers et de sous-officiers seraient réparties également par tiers entre les noirs, les hommes de couleur et les blancs. Il lui était ordonné, du reste, d’assurer aux noirs la liberté civile et de les en faire jouir, en confirmant l’ordre de classement et de travail établi par Toussaint Louverture[21]. »

Ce sont autant d’inexactitudes empruntées aux Mémoires de Sainte-Hélène ; car on prouvera que si Rigaud et les officiers du Sud furent amenés dans l’expédition, c’était pour en faire un drapeau de défection dans ce département et partout où il avait encore des partisans secrets de la cause qu’il soutint contre T. Louverture, et qu’il fut embarqué et déporté en France avec plusieurs de ces officiers, avant son rival. On verra aussi quelles mesures furent prises ensuite, en France même, contre les hommes de couleur.

Si nous pouvions nous convaincre que Leclerc a réellement enfreint ses instructions à l’égard des hommes de couleur, comme on l’a dit, nous provoquerions de notre pays l’érection d’une statue à ce général ; car, alors, il aurait rendu le service le plus éminent à la race noire. Mais, non, il n’y a pas lieu pour sa mémoire de jouir d’un tel honneur : il a positivement fait ce qui lui avait été prescrit, et c’est au Premier Consul lui-même que nous devons en rendre grâces. Nous applaudissons sincèrement à la résolution qu’il prit de renverser T. Louverture dont la tyrannie opprimait sa race, de faire persécuter les hommes de couleur et de tenter le rétablissement de l’esclavage légal à Saint-Domingue : par ces injustices, même en ce qui concerne T. Louverture si dévoué aux colons, il a donné naissance à un peuple de plus dans le monde, il a accéléré l’émancipation générale des noirs dans les Antilles ; car cet événement inattendu y a puissamment contribué.

Supposons, au contraire, T. Louverture maintenu à son poste par le gouvernement consulaire, et il sera facile de concevoir que la servitude des noirs se serait perpétuée à Saint-Domingue et ailleurs. En effet, son despotisme sanguinaire se fût maintenu sur son pays, il se fût raffermi — par le courant de barbarie que ce chef y aurait introduit avec la traite des noirs d’Afrique, prévue dans sa constitution toute favorable à la race blanche, — par l’immigration de nouveaux colons européens qu’aurait facilitée la métropole.

Ah ! sans doute, si au lieu de supprimer la liberté dans les possessions françaises, le gouvernement consulaire se fût borné à la réglementer par des dispositions modérées et généreuses, dans les vues d’élever la race noire à la dignité des hommes libres par l’instruction, son puissant patronage n’eût fait que le bonheur de cette race tout entière : dans l’introduction même de colons européens, elle eût trouvé un véhicule à sa civilisation. Une si noble entreprise était-elle au-dessus du génie du Premier Consul et des forces dont il disposait ? Peut-on concevoir où se serait arrêtée la puissance de la France dans les Antilles, appuyée surtout sur une population de 600 mille noirs et mulâtres, à Saint-Domingue, tous aguerris, tous dévoués à cette métropole dont ils avaient défendu les droits, en repoussant les Anglais du sol de leur pays ? En leur envoyant des officiers pour les instruire dans l’art de la guerre, des administrateurs pour les diriger, le Premier Consul, dont la renommée avait excité leur admiration, n’en eût-il pas fait des guerriers redoutables aux possessions de la Grande-Bretagne ? Quelle gloire pure pour la France, qui, la première parmi les puissances possédant des colonies, avait proclamé la liberté des noirs, si son gouvernement eût agi ainsi ? Mais il préféra les millions que procure le travail esclave, à l’influence immense qu’il eût pu exercer sur des hommes libres, et il ne retira que des ruines de son entreprise. Ainsi l’avait sans doute voulu la Providence : bénissons-la !


Quoi qu’il en soit, d’après le plan adopté pour user du droit incontestable qu’avait la France sur Saint-Domingue, le gouvernement consulaire ne pouvait saisir un moment plus favorable pour agir contre T. Louverture, que celui où il dirigeait la flotte française dans cette colonie. Ce gouverneur de motu proprio venait de mettre le comble à sa tyrannie, par le supplice de Moïse et les meurtres commis dans le Nord sur les noirs cultivateurs. Les officiers supérieurs redoutaient tous le sort de leur collègue, de leur frère d’armes ; toutes les parties de la population soupiraient après un changement dans l’état des choses, et ce changement ne pouvait venir que de la métropole : toutes les espérances étaient donc dirigées vers la France, mais vers la France libérale et non réactionnaire. La résistance qui fut opposée à l’armée expéditionnaire, n’a été occasionnée d’abord que par les craintes conçues à son apparition, et ensuite par ces espérances déçues, et non par le dévouement qu’on portait à T. Louverture.

Aussi, le colonel Vincent, qui connaissait l’esprit de la population noire, avait-il fait tout ce qui dépendait de lui pour détourner le Premier Consul de la résolution d’envoyer cette armée, en exposant d’ailleurs toutes les difficultés de l’entreprise par rapport à l’influence du climat sur les troupes européennes, — « sans prétendre néanmoins qu’elle fût impossible[22] » On profita des renseignemens qu’il put donner comme officier du génie et directeur des fortifications de Saint-Domingue[23].

D’après ces affirmations, nous doutons de l’assertion de M. Madiou qui prétend que Vincent adressa à T. Louverture, des dépêches qu’il reçut par la voie de Jacmel, et qui lui annonçaient qu’une expédition formidable se préparait en France contre Saint-Domingue[24]. En bon Français, Vincent avait bien pu tenter de détourner son gouvernement de l’expédition ; mais par cette raison même, il n’eût pas trahi son pays : or une telle information n’eût été de sa part qu’une trahison. Cet officier était trop honorable pour agir ainsi.

T. Louverture a dû être informé de ce projet par la voie de l’Angleterre, des États-Unis et de la Jamaïque, peut-être par les soins de quelque particulier de France. Nous avons lu dans le Moniteur que, dès le 6 octobre, le schooner Wilmington, de 14 canons, partit de Plymouth, pour aller aux Indes occidentales annoncer la signature des préliminaires de paix entre la Grande-Bretagne et la France, et transmettre les ordres du gouvernement anglais. Ce bâtiment a dû arriver dans les Antilles, au milieu ou à la fin de novembre, au moment de la répression de la révolte des cultivateurs du Nord et de la mort de Moïse.

Pamphile de Lacroix prétend « que le général Nugent, gouverneur de la Jamaïque, venait de signer une convention avec T. Louverture pour augmenter au besoin a ses moyens de résistance, lorsqu’il apprit la signature des préliminaires de paix, et qu’il congédia les agens de T. Louverture qui résidaient près de lui depuis deux mois, en rappelant du Cap le résident britannique dont la mission n’avait jamais été officiellement reconnue. »

Nous doutons de l’existence d’une telle convention ; car tous les auteurs français se sont accordés pour accuser T. Louverture d’avoir eu le projet de l’indépendance de Saint-Domingue, afin de justifier l’expédition de 1802[25]. Ce sont sans doute ces accusations multipliées qui ont porté M. Madiou à admettre l’assertion de Pamphile de Lacroix, et à ajouter, comme motif de cette convention, que — « T. Louverture s’était déterminé à hâter l’exécution de son projet d’indépendance. » Cette affirmation de sa part n’est pas plus fondée en cette circonstance, que dans les autres, où il a attribué ce projet à T. Louverture.

M. Thiers, de son côté, affirme que : « Les Anglais furent inquiets de l’expédition. On eut quelque peine à les rassurer, bien qu’en réalité ils désirassent l’expédition, par rapport à leurs colonies : la liberté des noirs les effrayait. Ils souhaitaient donc le succès de notre entreprise. Ils promirent même de mettre toutes les ressources de la Jamaïque, en vivres et munitions, à la disposition de l’armée française, moyennant, bien entendu, le paiement de ce qui serait fourni[26]. »

La promesse d’un tel concours de la part du gouvernement anglais ne doit pas étonner, et elle prouve encore qu’il était dans le secret du but réel de l’expédition — le rétablissement de l’esclavage après la conquête. Les Anglais l’avaient rétabli à Saint-Domingue durant leur occupation ; ils le savaient rétabli de fait par T. Louverture avec le mot de liberté ; et à cette époque, ils étaient bien éloignés de vouloir l’émancipation des noirs. Que leur importait, d’ailleurs, que la France réduisît à néant le pouvoir de T. Louverture qui ne voulut pas souscrire à leurs propositions relatives au monopole du commerce de Saint-Domingue, et qui ne leur avait accordé que la faculté d’y faire entrer leurs navires sous pavillon neutre ? Ils se vengeaient de son indifférence, de son dévouement à la France, en même temps qu’en faisant la paix avec elle et lui restituant plusieurs de ses colonies, ils ne pouvaient pas soutenir le gouverneur de Saint-Domingue. D’un autre côté, croit-on que le gouvernement britannique, si prévoyant, après avoir fait l’essai de ses forces contre les noirs de cette colonie, n’entrevoyait pas l’insuccès de l’expédition française, surtout avec l’arrière-pensée qu’il pouvait avoir de la rupture de la paix ? Donc, dans tous les cas, la Grande-Bretagne ne pouvait que gagner à laisser effectuer cette entreprise : elle y gagna considérablement ; on le verra dans la suite de cette histoire.


Ainsi, à la fin de 1801, T. Louverture, bien informé des préparatifs qui se faisaient dans les ports de France, se trouvait réduit aux seules ressources de son génie et des forces dont il pouvait disposer. Ses troupes étaient disséminées sur toute l’étendue du territoire de Saint-Domingue. La population entière des anciens esclaves pouvait les recruter ; car la plupart d’entre eux étaient armés comme gardes nationaux.

Que fit-il, que pouvait-il faire dans une telle occurence ? Ce sont des questions qui ressortent nécessairement de cette situation.

Ce qu’il fit se borna à peu de chose. Tous les hommes éclairés étaient également informés de la nouvelle du projet d’expédition : elle s’était propagée dans les masses. Quoique satisfaits au fond du cœur, les colons conçurent des inquiétudes pour leurs jours : la population noire pouvait se ruer contre eux qui étaient favorisés par le gouverneur, si elle venait à être persuadée que, loin de se présenter comme protectrice, l’armée française était destinée à river ses fers. De même que les autres blancs employés dans l’administration, ils pouvaient encore tout redouter de la part de T. Louverture lui-même, si, menacé dans son pouvoir, il prenait la résolution de soulever cette population : son hypocrisie, sa perfidie connue, quand il s’agissait de son autorité, légitimaient ces inquiétudes.

T. Louverture qui, cependant, n’avait aucun dessein contre les blancs, se décida néanmoins à publier une proclamation, le 27 frimaire (18 décembre), pour rassurer les esprits. Nous ne la possédons pas ; mais nous trouvons dans les Mémoires de Pamphile de Lacroix, qu’il y disait, en parlant de l’expédition : « Qu’il fallait recevoir les ordres et les envoyés de la métropole avec le respect de la piété filiale.  » Et dans l’ouvrage de M. Saint-Rémy sur sa vie, que cette proclamation se terminait ainsi :

« Je suis soldat, je ne crains pas les hommes ; je ne crains que Dieu : s’il faut mourir, je mourrai comme un soldat d’honneur qui n’a rien à se reprocher… Toujours au chemin de l’honneur, je vous montrerai la route que vous devez suivre. Soldats ! vous devez, fidèles observateurs de la subordination et de toutes les vertus militaires, vaincre ou mourir à votre poste. »

Pamphile de Lacroix lui attribue encore ces paroles :

« Un enfant bien né doit de la soumission et de l’obéissance à sa mère ; mais au cas que cette mère soit si dénaturée que de chercher la destruction de son enfant, l’enfant doit remettre sa vengeance entre les mains de Dieu. Si je dois mourir, je mourrai en brave soldat, en homme d’honneur : je ne crains personne. »

Ces paroles faisaient allusion à la position de la colonie vis-à-vis de la France. Mais ni elles, ni la proclamation, ne disaient qu’il fallait résister à l’armée expéditionnaire : au contraire, la proclamation était explicite à l’égard de la soumission qu’il fallait faire à cette armée, malgré sa finale qu’on a considérée comme une sorte d’appel à l’armée coloniale. On voit donc en T. Louverture un homme, un inférieur parfaitement résigné à subir le sort qu’il plairait au gouvernement consulaire de lui infliger. L’entretien même que lui prête encore Pamphile de Lacroix avec un créole (colon) du Port-au-Prince, qui lui demanda un passeport pour se rendre en France, appuie nos appréciations. Ce colon lui disait, pour motiver sa demande de passeport :

« Je vous vois à la veille d’être le chef irrité des noirs, et depuis quelques jours vous n’êtes plus le protecteur des blancs, puisque vous venez d’en faire déporter plusieurs pour s’être réjouis de la prochaine arrivée des Européens à Saint-Domingue. »

À cela, que répondit T. Louverture

« Oui, ils ont eu l’imprudence et la sottise de se réjouir de cette prochaine arrivée, comme si cette expédition n’était pas destinée à me perdre, à perdre les blancs, à perdre la colonie. On me représente en France comme une puissance indépendante, et on y arme contre moi !… Contre moi qui ai refusé au général Maitland de me constituer en indépendance sous la protection de l’Angleterre, et qui ai toujours rejeté les propositions que Sonthonax n’a cessé de me faire à ce sujet[27] !

« Puisque vous voulez partir pour la France, j’y consens : mais que votre voyage soit au moins utile à la colonie : je vous remettrai des lettres pour le Premier Consul, et je le prierai de vous écouter. Faites-lui connaître Toussaint ; faites-lui connaître l’état prospère de l’agriculture et du commerce de la colonie. Enfin, faites-lui connaître mes œuvres : c’est d’après tout ce que j’ai fait ici que je dois et que je veux être jugé. Vingt fois j’ai écrit à Bonaparte pour lui demander l’envoi de commissaires civils, pour lui dire de m’expédier les anciens colons, des blancs instruits dans l’administration, de bons mécaniciens, de bons ouvriers ; il ne m’a jamais répondu. Tout-à-coup il profite de la paix pour diriger contre moi une expédition formidable dans les rangs de laquelle je vois figurer mes ennemis personnels et des gens funestes à la colonie dont je l’avais purgée… Si Bonaparte est le premier homme en France, Toussaint est aussi le premier dans l’Archipel des Antilles. »

En voilà assez pour prouver que dans cette circonstance si critique, T. Louverture se préoccupait surtout de son sort personnel ; c’est toujours de lui-même qu’il s’agit dans cet entretien, des blancs, des colons : son égoïsme, sa vanité percent dans ses paroles. Si ensuite il dit : « Je saisis mes armes pour la liberté de ma couleur que la France a seule proclamée, mais qu’elle n’a plus le droit de rendre esclave ! Notre liberté ne lui appartient plus ! Ce bien est à nous ! Nous saurons la défendre ou périr ; » ce n’est de sa part qu’une déclaration comminatoire, destinée à faire impression sur le Premier Consul, quand le colon interlocuteur pourrait lui rapporter ces paroles. Car s’il était fermement résolu à défendre la liberté des noirs, qu’il avait foulée aux pieds, eût-il proclamé qu’il fallait se soumettre aux envoyés de la France avec le respect de la piété filiale ? N’eût-il pas donné à ses généraux des ordres formels de résistance ? Loin de là, il les laissa dans le vague, il les abandonna à leur propre impulsion.

C’est qu’au fond, T. Louverture restait conséquent à tous ses antécédens. Il sentait d’ailleurs que d’après sa conduite, d’après ses œuvres, il n’avait plus le droit de tenir un langage énergique à ses frères. Sans revenir à ses atrocités pendant et après la guerre du Sud, les massacres qu’il venait de faire commettre dans le Nord par rapport à l’assassinat des blancs par les cultivateurs de ce département, l’avertissaient qu’il s’était dépopularisé, qu’il était un homme fini, à bout de sa puissance.

La preuve du déconcertement de son esprit, ordinairement si ferme, si résolu, se trouve encore dans le voyage qu’il effectua, après sa proclamation du 18 décembre, en se portant à Santo-Domingo pour y installer le tribunal d’appel en personne, conformément à sa constitution. Etait-ce dans une telle conjoncture qu’il devait s’éloigner de la partie française, où la force de son pouvoir résidait dans ses premiers lieutenans ? Ne devait-il pas savoir, par expérience, que ce serait dans le Nord que les vaisseaux aborderaient en premier lieu ? Mais, après le meurtre récent de l’infortuné Moïse, comment s’y serait-il tenu, il est vrai, pour préparer la défense contre l’armée expéditionnaire ?

À ce sujet M. Madiou dit :

« Il partit du Port-Républicain où il laissa Lamartinière, homme de couleur, commandant de la 3e coloniale avec ordre de surveiller le général Agé, commandant de l’arrondissement, et le colonel Dalban, commandant de la place, tous les deux blancs français. Partout où il passa, il ordonna à ses lieutenans de massacrer les blancs, de brûler les villes, et d’exciter les hommes de couleur a s’armer en sa faveur, si les Français attaquaient la colonie. Il gagna la partie espagnole pour y établir un système de résistance, sans néanmoins être parfaitement certain des projets de la France à son égard[28]. »

S’il était vrai que de tels ordres eussent été donnés par T. Louverture, la ville du Port-Républicain n’eût-elle pas été incendiée par Lamartinière qui montra tant d’intrépidité et de résolution à l’apparition des troupes françaises ? Et ce serait dans la partie espagnole, avec une population clairsemée et d’une fidélité douteuse, sur un territoire aussi vaste, que le gouverneur de Saint-Domingue aurait été organiser sa résistance ? Il n’y avait que deux demi-brigades, la 6e et la 10e, dans ces deux tiers de l’île. Et comment cet auteur peut-il dire que T. Louverture n’était pas certain des projets de la France, lorsqu’il a affirmé précédemment que le gouverneur avait reçu des dépêches du colonel Vincent, qui lui annonçaient la formidable expédition qui se préparait dans les ports de France contre Saint-Domingue ? Sa proclamation du 18 décembre prouve qu’il avait reçu des informations positives, non par Vincent (nous osons le soutenir), mais par d’autres voies. Son entretien ci-dessus cité avec un colon en est encore une preuve.

Disons-le donc, parce que c’est la vérité : T. Louverture n’avait réellement aucune intention de résister à la puissance de la métropole. En s’accordant avec les colons pour faire sa constitution, il avait cru naïvement que le gouvernement consulaire l’aurait sanctionnée, ou tout au plus modifiée en quelques parties, pour laisser la colonie sous le patronage, le protectorat de la France. Toutes les dispositions de cet acte étaient trop favorables à la race blanche, pour qu’il ne dût pas espérer cette sanction. Elles confirmaient tous ses actes personnels, tous ses règlemens de culture ; elles leur donnaient une nouvelle force par l’article spécial qui ordonnait la traite des noirs, dont les colons auraient profité pour restaurer leurs biens. T. Louverture s’imaginait, qu’après tant de témoignages de son dévouement aveugle aux intérêts coloniaux, à ceux de la France elle-même, il eût été conservé à son poste de gouverneur général : ce fut là son unique pensée, car son égoïsme égalait cette ambition dévorante qui avait toujours été le mobile de toutes ses actions. Ce sont ces deux sentimens, ces deux passions, poussées à l’excès, qui le portèrent à faire si bon marché du sang et de la liberté des hommes de sa race.

Que le gouvernement consulaire ne l’ait pas compris, qu’il se soit mépris sur la vraie situation des choses à Saint-Domingue, sur le parti qu’il pouvait en tirer, même dans le système qu’il adopta pour la restauration de l’esclavage dans les possessions françaises, c’est ce qui n’est pas douteux : les aveux faits, les regrets exprimés à Sainte-Hélène en disent assez à ce sujet.


Une nouvelle lutte s’est ouverte dans mon pays, entre la race blanche et la race noire. Je sens le besoin de reprendre haleine pour la décrire.

Parvenu à la fin du règne de T. Louverture, après avoir flétri ses crimes, il me reste à parler de la dernière époque de sa vie politique et militaire, pour arriver au moment où la Providence appesantit sur lui sa main vengeresse. Je n’appellerai point de son jugement.

Mais, si cet homme de ma race me donne l’occasion de prouver qu’en tombant du pouvoir, il a montré de la résolution, de l’énergie, de la dignité ; s’il résulte de cette dernière période de sa brillante destinée, qu’il est seulement vraisemblable qu’il a reconnu ses torts, je saisirai cette occasion pour lui tendre une main fraternelle.

J’imiterai André Rigaud et Martial Besse, détenus comme lui au fort de Joux, lui donnant des témoignages de leurs sympathies.

J’imiterai Alexandre Pétion, écrivant son nom à côté de celui des autres héros de mon pays, traçant aux générations contemporaines et futures le noble exemple de l’oubli des torts, pour ne songer qu’à rehausser le mérite des hommes de notre race, à laquelle nous devons être fiers d’appartenir.

RÉSUMÉ DE LA QUATRIÈME ÉPOQUE


Cette époque, d’une durée si courte, mais si féconde par les actes de la toute-puissance de T. Louverture, nous donne l’occasion d’apprécier toutes les idées, toutes les vues politiques et administratives de ce noir célèbre. Vainqueur de Rigaud, qui a été forcé de fuir de son pays natal pour aller chercher un refuge dans la métropole, il n’a plus trouvé aucune résistance à son pouvoir colossal. C’était le moment pour lui de prouver ses sentimens envers les hommes de sa race, d’exercer sa justice envers les vaincus du Sud, son impartialité envers tous.

Mais, violant aussitôt toutes ses promesses d’amnistie si solennellement faites et renouvelées, T. Louverture ordonne de nouveaux massacres sur tous les points du département du Sud, dans d’autres localités de l’Ouest, de l’Artibonite et du Nord. Un joug de fer est étendu sur toute la population : la terreur est mise à l’ordre du jour par ses divers lieutenans, notamment par Dessalines, exécuteur de ses volontés.

La joie des colons français se manifeste partout : ils s’ingénient à flatter celui qui n’a été toujours que leur allié, leur instrument ; ils le comparent, dans leurs discours, aux plus grands hommes de l’antiquité ; ils réussissent à le persuader qu’il est semblable à Bonaparte, Premier Consul de la République française.

Toutefois, des actes isolés, des protestations armées sans entente, intempestives, de la part de quelques noirs, contre le régime inhumain qui pèse sur eux et sur leurs enfans, l’avertissent en vain, qu’il prend une fausse route. Ces infortunés subissent le châtiment le plus terrible.

Pour ôter à l’avenir toute pareille idée aux masses qu’il a déjà contraintes à un travail qui ne profite qu’aux colons et aux chefs militaires ; en même temps, pour compléter son système agricole, basé sur celui de l’ancien régime que le souffle de la révolution avait emporté, T. Louverture proclame de nouveaux règlemens sur la culture du sol. Afin d’en assurer l’exécution par son aristocratie militaire, il assimile ce nouveau régime à celui qui tient l’armée dans la subordination : même discipline, mêmes pénalités, mêmes rigueurs sont prescrites contre l’ouvrier des champs devenu en quelque sorte soldat de la terre. Des conseils de guerre jugent la plupart des délits.

Un système financier, conséquence nécessaire de celui-là, est imaginé. Toutes les parties de l’administration publique sont organisées dans le même but, sans même excepter l’ordre judiciaire ; car la plus grande partie de ses attributions sont dévolues au jugement des conseils de guerre.

C’est le despotisme, c’est la tyrannie étendant le niveau de l’égalité, dans la cruauté, sur toutes les têtes. Les lois, les ordonnances, les arrêtés ont tout prévu ; mais aucune indépendance n’est laissée, ni aux juges civils, ni aux juges militaires, dans leurs décisions ; car T. Louverture se réserve un jugement en dernier ressort, et des faits monstrueux justifient ses intentions à cet égard.

Afin de commander le respect, la servilité à sa personne, il s’entoure d’un luxe aristocratique, d’une garde d’honneur où entrent des nobles colons en qualité d’officiers : ce sont d’anciens émigrés à la solde de la Grande-Bretagne, quand elle possédait quelques points du territoire de la colonie.

Il dirige alors sa pensée, déjà conçue dans l’époque précédente, vers la réunion totale de toute l’île de Saint-Domingue sous sa domination. Il n’ignore pas que le gouvernement de la métropole s’est réservé à lui seul d’ordonner la prise de possession de la partie espagnole, quand il le jugerait convenable ; que, si Roume, agent national, avait été forcé de l’ordonner, il avait néanmoins rapporté ensuite son arrêté à cet effet. Pour ôter à cette ombre d’autorité tout désir de s’y opposer, il ordonne qu’il soit interné dans l’intérieur du département du Nord, où il le tient en chartre privée, après l’avoir accusé d’être l’auteur de la guerre civile du Sud. Roume reçoit ainsi la juste récompense de toutes ses condescendances, basées du reste sur les instructions du gouvernement directorial ; et T. Louverture, en agissant ainsi, ne se base pas moins sur les condescendances constantes de la métropole envers lui.

Se mettant à la tête d’une portion de l’armée, il se dirige contre la partie espagnole dont il s’empare par la force des armes.

Là, enfin, il développe toutes ses vues sur l’organisation définitive de son gouvernement. De Santo-Domingo, il convoque une assemblée délibérante pour donner une constitution et des lois particulières à la colonie, en interprétant de mauvaise foi une disposition de la constitution française qui a institué le gouvernement consulaire. En même temps, il y fait de nombreuses promotions militaires pour s’assurer le dévouement des chefs de son armée.

Là aussi, il proclame une disposition contraire aux droits naturels et civils de ses frères, les cultivateurs noirs qui, pour se soustraire aux caprices des colons, aux rigueurs des chefs militaires, avaient imaginé de se créer, d’acquérir de petites propriétés rurales pour jouir des faveurs accordées aux propriétaires. Reconnaissant leur but, T. Louverture entrave cette louable intention pour mieux les tenir sous le joug de son système.

Comme une conséquence naturelle d’une injustice aussi criante, il fait un appel aux Français d’Europe, à tous les blancs qui voudraient venir dans la colonie, pour y former des établissemens agricoles ; à eux, il offre des concessions gratuites de terres inoccupées, tandis qu’il vient d’interdire aux noirs d’acquérir légitimement par leurs deniers.

Revenant alors dans l’ancienne partie française de Saint-Domingue, il installe son assemblée constituante, composée de colons, d’hommes qu’il a fait nommer pour ne rencontrer aucune opposition à ses vues. Bientôt leur œuvre principale est achevée : la constitution coloniale sort de leurs travaux. En en considérant toute l’économie, on voit facilement qu’elle n’est que le résultat des vues constantes des colons depuis 1789, de régir Saint-Domingue indépendamment des lois de la métropole, de statuer seuls sur son régime intérieur, tout en conservant à la France un haut patronage, un protectorat, enfin la souveraineté extérieure sur sa colonie. Aussi, l’une des principales dispositions de cet acte est-elle le recrutement des ateliers agricoles, par la traite des noirs d’Afrique. Les colons et T. Louverture veulent ainsi augmenter la population, par des hommes abrutis par la barbarie où est plongé leur pays natal, afin de tuer la liberté à Saint-Domingue. Le despotisme de T. Louverture sent qu’il a besoin de cet auxiliaire.

Son égoïsme le porte à condescendre à tout ce que désirent, que veulent les colons, parce qu’ils lui défèrent le titre et les pouvoirs des anciens gouverneurs généraux de la colonie, pour toute la durée de sa vie, avec faculté de désigner son successeur.

Ainsi, le droit de la métropole, à laquelle on rattache néanmoins Saint-Domingue, se trouve anéanti.

Des lois organiques suivent la constitution et la complètent.

Une cérémonie pompeuse proclame ces actes et les mettent à exécution, sans attendre la sanction réservée cependant au gouvernement de la métropole. Mais, dès ce jour, commencent les inquiétudes de tous les hommes éclairés de la colonie, qui pensent, non sans raison, que le gouvernement consulaire, fortement organisé, ne laissera pas impuni ce dernier attentat à la souveraineté de la France. Des observations, des représentations judicieuses sont faites en vain à T. Louverture ; il persiste dans sa résolution, et adresse la constitution au gouvernement consulaire, par l’homme même qui a osé lui en faire le plus dans son intérêt personnel. Le Destin l’entraîne malgré lui dans l’abîme qu’il a creusé de ses propres mains.

Cependant, son neveu, le général Moïse, depuis longtemps mécontent de ses tendances ; encore plus mécontent du système de gouvernement qu’il a établi ; se croyant peut-être à l’abri de son despotisme par les liens du sang qui les unissent, Moïse a le malheur de se prononcer avec imprudence contre la conduite du gouverneur général et surtout contre les colons qui le conseillent. Ses paroles, recueillies avec avidité par les cultivateurs noirs du Nord qu’il ménage dans son commandement, excitent la révolte parmi eux qui souffrent le plus du nouvel ordre de choses. Ils prennent les armes et assassinent des colons. Ce mouvement, non concerté, menace de se propager dans toute la colonie, parce que le nom de Moïse prononcé par les révoltés, semble en faire le drapeau.

T. Louverture accourt aussitôt sur les lieux. Aidé de Dessalines et de Henri Christophe, il réprime la révolte dans le sang des infortunés qui se sont révoltés. Moïse lui-même devient victime de ses imprudences, sans aucun respect pour les lois protectrices qui lui garantissaient un jugement équitable.

Ces actes sanguinaires mettent le comble à la tyrannie de T. Louverture, et lui aliènent tous les cœurs. Il y ajoute par une proclamation qui menace chacun dans son existence individuelle.

Le gouvernement consulaire, qui n’attendait que la conclusion de la paix entre la France et la Grande-Bretagne, apprenant l’état des choses à Saint-Domingue au moment où les préliminaires de cette paix sont signés, et que la paix définitive est conclue avec d’autres puissances, saisit ce moment pour ordonner les préparatifs d’une expédition formidable dans les ports de la métropole. Son but est de renverser le pouvoir de T. Louverture et de rétablir l’esclavage à Saint-Domingue. L’instant en est des plus propices, puisque l’esclavage était rétabli de fait, par tous les actes du gouverneur général de cette colonie, et qu’en outre, la désaffection de la population noire tout entière avait usé tous les ressorts de son administration.

T. Louverture apprend les dispositions faites par le gouvernement consulaire, et tombe dans un état de perplexité inconcevable de la part d’un caractère ordinairement si résolu. Il proclame la nécessité de la soumission aux ordres de la métropole, alors que pour conserver son pouvoir il eût fallu ordonner une résistance générale. C’est qu’il avait la conscience qu’il était un homme usé, par l’excès de ses crimes et de son despotisme.

Une lutte nouvelle est donc sur le point de s’ouvrir à Saint-Domingue, entre les deux races européenne et africaine ; car, si le gouvernement consulaire emploie les moyens les plus propres à tromper la population sur ses véritables intentions, elle ne tardera pas à reconnaître les vues coupables qui amènent l’expédition française.

  1. Tome 3, p. 105. Thibaudeau avait été membre de la convention nationale et de la commission qui entendit les débats entre les colons et les commissaires, civils. Sous le consulat, il était conseiller d’Etat.
  2. On a vu au chapitre IV que le titre de capitaine-général fut décrété, le 6 février, en faveur de T. Louverture. La pensée de l’organisation du pouvoir à Saint-Domingue était donc la même que pour la Guadeloupe.
  3. Ce passage, qui fait honneur à la loyauté de Kerverseau, et que nous avons déjà cité, prouve bien qu’avant l’arrivée de Vincent à Paris, en octobre, on recherchait, on méditait les moyens de subjuguer la race noire à Saint Domingue, en commençant par ses Chefs.
  4. Cette partie du rapport de Kerverseau est un passage d’une lettre du 13 juin 1800 qu’il adressa de Santo-Domingo, au ministre de la marine, avant la fuite de Rigaud, au moment où le colonel Vincent et ses collègues y arrivaient connue agens du gouvernement consulaire.
  5. Il faut dire que T. Louverture persécuta Kerverseau, d’abord pour lui avoir adressé une lettre énergique après le départ d’Hédouville, où il lui reprocha cet attentat contre l’autorité de la France ; ensuite, pour en avoir écrit plusieurs autres à Roume, où il reprochait à ce dernier sa mollesse à l’occasion de la guerre du Sud. Comme on l’a vu au 4e livre, T. Louverture exigea son remplacement de Roume.
  6. Nous ne savons pas si l’auteur de cette brochure est le même personnage qui vint en mission avec le vicomte de Fontanges à Haïti, en 1816, et qui contribua ensuite aux arrangemens qui eurent lieu entre la France et Haïti.
  7. Tome 3, p. 111.
  8. Tome 3, p. 112.
  9. Tome 2, p. 128.
  10. Tome 1er, p. 153.
  11. Page 265.
  12. Tome 3. « En un mot, la nation avait la rage de recouvrer Saint-Domingue, et je fus forcé d’y céder. » Mémorial de Sainte-Hélène, par Las Cases.
  13. Cet auteur ajoute dans une note : « Nous tenons ce fait de l’un des officiers généraux de l’armée, glorieux débris de l’expédition de 1802, et auquel Leclerc en avait fait la confidence.  » T. 1er p. 191. Dans ses mémoires, Fouché attribue l’expédition principalement à Malouet, Fleurieu, (deux conseillers d’Etat) et tout le parti des colons. « On décida, dit-il, qu’après la conquête on maintiendrait l’esclavage, conformément aux lois et règlemens antérieurs à 1719, et que la traite des noirs et leur importation auraient lieu suivant les lois existantes à cette époque. »
  14. Tome 1er, page 92.
  15. « D’après ce qui se passe à Saint-Domingue, je voudrais que les Amis des noirs eussent, dans toute l’Europe, la tête voilée d’un crêpe funèbre. »
  16. Si les noirs de Saint-Domingue et de la Guadeloupe n’avaient pas su ce que c’était que la France, ils n’auraient pas chassé les Anglais de ces deux îles. Au reste, le Premier Consul, à ce qu’il paraît, employait autant d’argumens pour rester vainqueur dans une discussion, que de moyens stratégiques pour gagner une bataille.
  17. D’après les mémoires de H. Grégoire, en 1802, pendant qu’une loi ordonnait le rétablissement de l’esclavage dans les colonies françaises, Page publia une brochure où il prenait pour base la liberté générale des noirs. Etait-il sincèrement converti, lui toujours si furieux, si perfide ?
  18. N’oublions pas néanmoins qu’à Sainte-Hélène, suivant Las Cases, l’Empereur Napoléon a flétri les colons « tous royalistes et vendus à la faction anglaise » dont les criailleries ont provoqué l’expédition. Le temps lui avait fait connaître la vérité à leur égard ; mais il était trop tard.
  19. Rapport de la commission, page 270.
  20. Tome 1er., page 193.
  21. Thibaudeau, t. 3, p. 115. Bignon parle des instructions secrètes dans le même sens et d’après les mémoires de Sainte-Hélène. M. Thiers dit le contraire de ces mémoires et du Mémorial de Las Cases. Selon lui, (tome 4), « Leclerc avait pour instructions de ménager Toussaint, de lui offrir le rôle de lieutenant, la confirmation des grades et des biens acquis par ses officiers, la garantie de la liberté des noirs, mais avec l’autorité positive de la métropole, représentée par le capitaine-général… Et de se débarrasser des chefs noirs au moindre signe de désobéissance. » Or, dans le Mémorial de Las Cases, Napoléon accuse Leclerc de n’avoir pas envoyé en France, dans le principe, Toussaint et les officiers noirs.

    En présence de tant de contradictions, il est permis de douter et de ne juger que d’après les faits.

  22. Mémorial de Sainte-Hélène, par Las Cases.
  23. Montholon, t. 1er. À cette occasion, Napoléon détruit les imputations de Pamphile de Lacroix, relatives à l’exil de Vincent à l’île d’Elbe. Il affirme que cet officier, devenu suspect par rapport à ses opinions en faveur de T. Louverture, témoigna lui-même le désir d’être employé dans un pays chaud, et qu’il obtint la direction des fortifications de la Toscane. Il se plaisait, dit-il, à Florence, où il maria une de ses filles. P. de Lacroix a commis plus d’une erreur.
  24. Histoire d’Haïti, t. 2, p. 125.
  25. T. Louverture a déclaré au général Cafarelli, qu’il avait d’abord envoyé Bunel à la Jamaïque, pour réclamer ses navires de guerre capturés à la fin de 1799 ; et qu’ensuite, il l’envoya pour obtenir que les Anglais étendissent à la partie espagnole, la permission qu’ils accordèrent pour la navigation autour de la partie française ; que Bunel revint peu avant l’arrivée de l’expédition française. Il a déclaré aussi avoir acheté des États-Unis, 10 mille fusils, 16 canons de 4 et peu de poudre. En envoyant Bunel à la Jamaïque, en dernier lieu, ce n’était donc pas pour faire la convention dont parle Pamphile de Lacroix.
  26. Histoire du consulat, t 3.
  27. Quelle preuve plus grande peut-on donner que T. Louverture ne conçut jamais l’idée de l’indépendance absolue de Saint-Domingue, que ces paroles, justifiées par de simples propositions secrètes du général Maitland, et non acceptées par lui ? Car sa convention avec ce général, citée à la page 140, ne tendait nullement à le constituer indépendant de la France.
  28. Histoire d’Haïti, t. 2, p. 129. — T. Louverture a déclaré au général Cafarelli, que les incendies des villes ont eu lieu sans ses ordres. Il sera encore prouvé que ce n’est pas lui qui ordonna l’incendie du Cap, que ce fait eut lieu par l’initiative de H. Christophe.