Étude sur l’histoire d’Haïti/Tome 6/1.2

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Dezobry et E. Magdeleine, Lib.-éditeurs (Tome 6p. 51-77).

chapitre ii.
Dessalines se rend dans l’Ouest et le Sud. — Règlement du 7 février, sur le service militaire et l’administration des finances. — Trois citoyens des Cayes reçoivent l’ordre de préparer un projet de constitution et de lois organiques. — Décret du 22 février, ordonnant de livrer au glaive de la justice, les personnes convaincues ou soupçonnées d’avoir pris part aux massacres et aux assassinats ordonnés par Leclerc et Rochambeau. — Exceptions portées dans ces actes de vengeance. — Le gouverneur général en personne les fait exécuter dans le Sud, l’Ouest, l’Artibonite et le Nord, où il se rend. — Il accorde des lettres de naturalité, comme Haïtiens, aux blancs exceptés du massacre. — Acte du 1er avril relatif aux Français qui, naturalisés à l’étranger, voudraient entrer en Haïti. — Lettre du gouverneur général aux généraux, relative à une adresse des colons en faveur de Rochambeau. — Le massacre des femmes et enfans des Français est ordonné et exécuté. — Proclamation du 28 avril aux habitans d’Haïti, sur les représailles exercées contre les Français, et portant exclusion de tout blanc de la société haïtienne, les individus naturalisés exceptés. — Réflexions sur cet acte.


On a vu que dans la soirée du 1er janvier, un dissentiment d’opinion s’était manifesté chez le gouverneur général, de la part des généraux du Sud, au sujet des vengeances qu’il préméditait. Pendant le cours du même mois, un fait se passa à Jérémie où Férou était retourné : plusieurs Français prirent la résolution de s’évader de cette ville, et ce général se vit dans la pénible nécessité de faire fusiller l’un d’eux qui était officier, qui avait pris parti avec les indigènes et qui fut employé dans la place en qualité d’adjudant. Sous peine d’encourir une immense responsabilité aux yeux du gouverneur général, Férou était contraint à cet acte de rigueur, et d’autant plus, que cet officier avait usé de son autorité pour effectuer son évasion sur une frégate anglaise : ce qui entraîna des difficultés avec le capitaine de ce navire[1].

Cet événement, et l’éveil même qu’il avait eu par les opinions émises pour l’expulsion des Français au lieu de leur massacre, portèrent le gouverneur général à se rendre dans le Sud, après avoir séjourné peu de jours au Port-au-Prince, à Léogane et à Jacmel. Il était rendu aux Cayes au commencement de février.

Arrivé là, il eut connaissance d’un acte singulier émis par le général Gérin, le 18 brumaire an XII (10 novembre 1803). C’était une proclamation qu’il s’était permis de faire, en l’absence du général Geffrard qui marchait alors avec la division du Sud pour se porter contre le Cap, et qui dut aller éteindre une insurrection dans les montagnes de Jacmel : Gérin commandait le Sud en ce temps-là. Sa proclamation contenait « des instructions générales pour le service militaire, celui de la marine et de l’administration civile du département du Sud. » Par cet acte, Gérin décelait sa manie de vouloir tout réglementer, selon la bizarrerie de ses idées. Il est clair que Dessalines étant alors général en chef de l’armée, Gérin n’avait aucun droit de prendre de telles mesures, à son insu, et sans même lui en avoir donné avis ensuite.

Le gouverneur général ne pouvait laisser subsister un tel acte qui contrariait d’ailleurs ses vues administratives ; mais cette proclamation eut le mérite de provoquer de sa part un « règlement sur quelques points importans du service militaire et de l’administration : » il fut rendu aux Cayes, le 7 février.

Le premier article déclara nulle la proclamation de Gérin. Avec le caractère connu de ce général, il était impossible qu’il n’en voulût pas aux secrétaires de Dessalines : de leur côté, ils commencèrent à prendre l’habitude de critiquer, de ridiculiser tous les plans proposés ensuite par Gérin, devenu ministre de la guerre et de la marine. Nous notons cette particularité, parce qu’elle influa plus tard sur sa conduite politique.

Le 3e article supprima les conseils de notables, que la proclamation paraît avoir rétablis, d’après l’organisation de 1801 et 1802. Les commandant de place, étant les chefs des communes, absorbèrent leurs attributions.

Divers autres articles réglèrent leurs autres attributions, celles des généraux commandans d’arrondissemens et de divisions ou départemens. Il leur fut défendu de faire des actes semblables à celui de Gérin, sans autorisation du gouverneur général préalablement donnée, et sans sanction de sa part ensuite.

Les récoltes de denrées de toutes les propriétés rurales privées durent être partagées, moitié au propriétaire, le quart aux cultivateurs et l’autre quart à l’Etat, comme imposition territoriale : cet impôt était le même connu antérieurement sous le nom de quart de subvention. Ceux d’entre les propriétaires qui faisaient partie de l’armée indigène au 20 messidor an XI (9 juillet 1803) ; c’est-à-dire, qui se trouvaient dans les communes conquises par ses armes, eurent seuls la faculté de disposer des récoltes de leurs biens : les autres qui se trouvaient alors avec les Français ne pouvaient avoir la même faculté, et les récoltes provenant de leurs biens furent confisquées au profit de l’armée.

On se rappelle que c’est vers le 9 juillet 1803 que le général en chef organisa les troupes du Sud, après l’organisation des autres corps dans les autres départemens : à cette époque, son autorité était définitivement reconnue par les indigènes en insurrection. La confiscation des récoltes, et non pas des propriétés, était donc comme une contribution de guerre imposée à ces propriétaires indigènes, par les mêmes raisons qui avaient déterminé les contributions semblables, mais en argent, sur les blancs du Port-au-Prince et du Cap.

Les propriétés des colons absens n’étaient encore que séquestrées, d’après ce règlement : à ce titre, elles faisaient partie du domaine public.

Si l’arrêté du 2 janvier résilia les baux à ferme, du moins le règlement du 7 février donna la préférence aux anciens fermiers sur tous autres adjudicataires, lors des nouvelles criées à faire pour l’affermage des biens.

L’article 10 disposa, que les propriétaires qui résidaient avec les Français, à l’époque de la rentrée de l’armée indigène dans les villes ou bourgs, seraient envoyés en possession de leurs propriétés : ce qui nécessitait l’examen et la vérification de leurs titres.

Le 19e article disait : « Toutes ventes ou donations, soit de meubles, soit d’immeubles, faites par des personnes émigrées en faveur de celles restées dans le pays, sont et demeurent annulées ; bien entendu depuis la prise d’armes de l’armée indigène, pour expulser les Français de l’île d’Haïti. »

Cette disposition était juste et devait empêcher l’effet des actes simulés, de vente ou de donation, — les biens devant revenir au domaine de l’Etat. On verra que par la suite plusieurs autres actes législatifs furent rendus sur cette matière, pour sauvegarder également ce domaine.

En vertu du même règlement, des passeports pouvaient être donnés aux cultivateurs des campagnes ou autres personnes des villes, pour voyager à l’intérieur ; mais il était défendu d’en accorder à qui que ce soit pour aller à l’étranger. Les commandans de place étaient enjoints de visiter personnellement les navires qui partaient, afin de s’assurer si des individus n’en profitaient pas pour s’éloigner du pays. Cette mesure avait évidemment pour but principal d’empêcher l’évasion des Français, mais aussi l’émigration des Haïtiens.

Le 17e article, enfin, enjoignait aux généraux commandant les départemens, de faire exécuter les ouvrages des forteresses qui seraient élevées dans les hautes montagnes de l’intérieur.


En même temps qu’il allait prescrire des mesures pour mettre à exécution le massacre des Français, contrairement aux opinions émises par les généraux du Sud, le gouverneur général donna l’ordre suivant à trois citoyens des Cayes :


Liberté,xxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxOu la Mort.

Armée indigène d’Haïti.
Quartier-général des Cayes, le 17 février 1804, an 1er de l’Indépendance.
Le Gouverneur général

Ordonne que les citoyens Rémarais père, Chalviré père et Claude Boisrond se réuniront ici, sous la protection des généraux, à l’effet de s’occuper de travailler au mode de constitution et lois organiques qui devront régir l’île, qui me sera présenté sous le plus bref délai.

Signé : Dessalines.


Le 22 du même mois, il rendit un décret[2] qui ordonnait aux généraux commandans des divisions, de faire arrêter toutes les personnes (les blancs) qui seraient convaincues ou soupçonnées d’avoir pris part aux massacres et aux assassinats ordonnés par Leclerc et Rochambeau, afin de les livrer « au glaive de la justice. » Il était recommandé à ces généraux de prendre toutes les informations nécessaires dans la recherche des preuves, pour ne pas s’exposer à faire périr des innocens. Les noms des suppliciés devaient être envoyés au gouverneur général pour être publiés ; et tout chef qui aurait sacrifié à son ambition, à sa haine ou à toute autre passion, des individus dont la culpabilité n’aurait pas été préalablement prouvée, subirait lui-même la mort, et ses biens seraient confisqués, moitié au profit de l’État, moitié au profit des héritiers des victimes innocentes, s’il s’en trouvait dans le pays.

Mais, à quel tribunal les accusés devaient-ils être traduits, lorsqu’il n’y en avait aucun d’établi ? Les chefs seuls devenaient juges des accusés. On conçoit alors qu’un tel acte n’était ainsi rédigé, que pour donner un vernis de formes et de justice aux immolations qui allaient s’ensuivre. Cela est si vrai, que le gouverneur général fit commencer aux Cayes les exécutions sur quelques Français. En partant pour Jérémie, il donna l’ordre au général Geffrard de faive continuer ce massacre, qui fut exécuté surtout par le général Moreau, commandant de l’arrondissement.

Nous ne savons pas s’il faut prendre aussi au sérieux, l’ordre donné à trois citoyens des Cayes, de préparer isolément un projet de constitution et de lois organiques, ou s’il faut le considérer comme un leurre offert à la crédulité des généraux qui avaient manifesté une opinion contraire au massacre des Français, afin de prouver l’intention du gouverneur général de donner au pays toutes les garanties résultant de tels actes. Quoi qu’il en soit, cet ordre ne paraît pas avoir eu aucune suite, et aucun autre ne semble avoir été donné ailleurs qu’aux Cayes, pour réunir les élémens nécessaires à la rédaction de ces actes.

Il n’y eut réellement d’exécuté que l’acte du 22 février, et encore a-t-il fallu que Dessalines parcourût le pays pour le faire exécuter ; les généraux commandant les divisions n’en firent rien, avant qu’il se présentât dans l’étendue de leurs commandemens.

Cependant, il avait ordonné d’excepter du massacre, « les prêtres, les médecins, les chirurgiens, les pharmaciens et autres Français professant des arts ou métiers, comme pouvant être utiles à la population. » Il comprit dans ces exceptions quelques-uns qui étaient incorporés dans les troupes, généralement tous les Polonais qui avaient été faits prisonniers, les considérant comme étrangers à la querelle entre les Haïtiens et les Français, et les Allemands établis dans la commune de Bombarde.

Telles furent les catégories d’innocens ; car on conçoit que, malgré la recommandation faite aux officiers supérieurs, il était impossible qu’ils empêchassent les vengeant ces particulières de s’exercer, lorsque l’ordre de tuer indiquait non-seulement ceux qui seraient convaincus, mais ceux qui seraient soupçonnés d’avoir pris part aux massacres, aux assassinats ordonnés par Leclerc et Rochambeau. Dans tout le pays, chacun pouvait se plaindre d’avoir perdu un parent, un ami, et soupçonner tel ou tel blanc d’avoir contribué à leur mort. L’heure de la vengeance ayant sonné, on agit comme avaient fait ces deux généraux français et leurs sicaires, comme avaient fait bien des colons en 1802 et 1803, et même antérieurement. Que de victimes avaient été immolées, sans autre motif que d’inspirer la terreur à la population, pour pouvoir l’asservir !

À Jérémie, dans toutes les villes ou bourgs par où il passa, jusqu’au Port-au-Prince ; là même, et ensuite dans les autres villes ou bourgs jusqu’au Cap où il se rendit en avril, Dessalines personnellement fit mettre à mort tous les Français non exceptés. Ni Pétion, ni Gabart, ni H. Christophe, n’avaient exécuté le décret du 22 février : il a fallu la présence du gouverneur général et sa volonté de fer, pour assurer son exécution[3].

Néanmoins, si des officiers supérieurs et subalternes, si des particuliers même montrèrent du zèle dans ces actes de cruauté, on peut citer, à leur honneur, d’autres qui se firent un devoir, un bonheur, de sauver autant de Français qu’ils purent, en facilitant leur évasion du pays, en les cachant pendant ces fureurs. Parmi ces hommes humains, qui avaient vaillamment fait la guerre de l’indépendance, l’histoire distingue Geffrard, Jean-Louis, François, Férou, Bazile, Thomas Durocher, Gérin, Pétion, Bonnet. A. Aquin, Borgella, commandant de la place, et Frémont, administrateur, contribuèrent avec J.-L. François à cette œuvre d’humanité ; à Jérémie, Giraud, directeur de la douane, assista Férou. Au Cap, H. Christophe lui-même avait recueilli chez lui une vingtaine de proscrits pour les sauver ; mais il fut contraint de les livrer, Dessalines étant dans cette ville. Des particuliers, des femmes, dans les villes ou bourgs, des cultivateurs, hommes et femmes, dans les campagnes, exercèrent aussi des actes d’humanité.

De tels faits prouvent qu’il n’y eut pas unanimité dans les vengeances exécutées, que l’autorité et la fureur de Dessalines prédominèrent sur tous. Comme avait fait Rochambeau, de honteuse mémoire, il donnait des bals dans ses palais à la suite des exécutions à mort ; mais il n’y invita pas, comme lui, des femmes pour voir des salles tendues de deuil avec des cercueils ; il ne conçut pas l’idée de faire étouffer des hommes par le soufre, d’en faire dévorer d’autres par des chiens, etc. Dessalines épargna, personnellement, des Français qu’il plaça dans les fonctions publiques ; il en sauva d’autres uniquement parce qu’ils montrèrent du courage, tant son caractère offrait des contrastes[4].

Le 16 mars, il était de retour au Port-au-Prince, de son voyage dans le Sud. Afin de donner une entière garantie de sécurité aux Français qu’il avait exceptés de la vengeance, il leur délivra des lettres de naturalité, ainsi conçues :

Liberté, xxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxou la Mort.

armée indigène d’haïti.
Au quartier-général de…… le…… 1804, an 1er
de l’indépendance.
Le gouverneur général,
À tous qu’il appartiendra, salut.

Le citoyen N…… nous ayant manifesté le désir qu’il avait de participer aux bienfaits de notre gouvernement, et désirant, à cet effet, obtenir des lettres de naturalisation ;

Après nous être convaincu de la religion (politique), des mœurs et des vertus civiques du citoyen N……

Serment prêté entre nos mains de renoncer à jamais à la France, de vivre et de mourir sous les lois émanées de notre autorité, de ne jamais rien entreprendre directement ni indirectement contre notre puissance légitime, et de contribuer de toutes ses forces, de tous ses moyens, à la conservation et à la prospérité de l’île d’Haïti dont il devient par ces présentes l’enfant adoptif et le membre intéressé ;

Voulant traiter favorablement ledit exposant ;

Déclarons par ces présentes admettre au nombre des Enfans d’Haïti, le citoyen N…… Voulons et entendons qu’il soit reconnu pour tel et qu’il jouisse, sans acception de couleur, des mêmes droits et prérogatives que les naturels du pays.

En foi de quoi lui avons délivré ces présentes, pour lui servir et valoir à ce que de raison ; et pour notre décision sortir son plein et entier effet dans tous les lieux soumis à notre obéissance.

Donné en notre quartier-général de…… le…… 1804, an 1er de l’indépendance.

Signé : Dessalines[5].


Le mot admettre servit à expliquer les dispositions de l’article 28 de la constitution de 1806 et d’autres qui l’ont suivie. Les seuls Français possédant de pareilles lettres de naturalité, furent reconnus Haïtiens ; il en fut de même des Polonais, des Allemands ou de leurs descendans qui habitaient les communes de Bombarde et du Môle, et qui y avaient été colonisés dans le siècle dernier.

Si le gouverneur général prit à leur égard cette disposition qui était commandée par la justice, il dut aussi se prémunir contre une fraude qui allait faciliter l’entrée en Haïti de certains Français dont la présence dans le pays eût pu être dangereuse à la sécurité publique. Dans ce but, arrivé à Marchand, (ville Dessalines), il rendit l’arrêté suivant :


Au quartier-général de Marchand, le 1er avril 1804, an 1er de l’indépendance.

Le gouverneur général,

Considérant que des Français, proscrits et bannis de cette île, sollicitent, dans les pays neutres, des lettres de naturalisation à la faveur desquelles ils voudront s’introduire dans le pays pour y semer la discorde,

Arrête :

1. Tout Français qui aura obtenu des lettres de naturalisation d’une puissance étrangère, sera tenu de sortir du pays.

2. Les généraux commandant les départemens, arrondissemens ou quartiers dans lesquels résideront des Français qui auront obtenu des lettres de naturalisation de puissances étrangères, devront faire parvenir au gouverneur général les lettres desdits naturalisés, avant d’être autorisé à leur accorder un passeport.

Signé : Dessalines.


Ce fut par suite de cet acte, qui renforçait les dispositions de la proclamation du 1er janvier, que pendant plusieurs années, aucun Français ne fut admis à visiter le pays ni à y séjourner. Cet acte s’explique par ses motifs ; mais du moins on reconnaît qu’il respectait l’autorité des puissances neutres qui auraient délivré de telles lettres de naturalisation, en faisant donner des passeports à ceux qui en seraient pourvus.

Le même jour, 1er avril, le gouverneur adressa aux généraux une lettre qui fut publiée et qui devint ainsi une sorte de manifeste pour l’étranger : il leur envoya une copie de l’adresse des colons de Saint-Domingue à ceux de Paris, qui les priaient de solliciter du Premier Consul la confirmation de Rochambeau comme capitaine-général[6]. Voici cette lettre :

Citoyens généraux,

Si la résolution irrévocable que nous avons prise d’exterminer nos oppresseurs avait besoin d’apologistes pris au sein d’Haïti, j’adresserais à chacun de mes concitoyens un exemplaire de la copie de la pièce que vous trouverez ci-incluse, pièce qui seule, peut-être, a fait pleuvoir tous les maux sur nos têtes, mais appelé notre indépendance.

Braves compagnons d’armes, nous n’avons pas besoin de justification, puisque notre vengeance ne peut jamais égaler la somme d’injustices et d’atrocités de nos ennemis ; mais la publicité que vous donnerez à cet acte dicté par l’orgueil, le préjugé et le despotisme des colons, prémunira les nations, nos amies, contre les allégations mensongères du petit nombre de nos ennemis échappés à notre juste vindicte. Que dis-je ? Cet acte prouvera à toutes les nations que notre gouvernement, loin de refuser sa protection aux négocians étrangers, a dédaigné de rechercher ni d’inquiéter, en aucune manière, ceux d’entre eux qui, pouvant vivre tranquilles sous les auspices de la liberté du commerce, et couverts du droit des gens, ont eu l’impolitique gaucherie de signer une pareille pièce.

À Dieu ne plaise que je confonde les hommes estimables qui ne viennent dans notre île que pour enrichir leur patrie de nos productions, et qui ne s’écartent jamais du respect qu’ils doivent aux lois du pays qui les accueille, avec ces négocians éphémères qui trafiquent de l’honneur ; mais je dois faire connaître au continent de l’Amérique, à la Jamaïque, aux îles danoises et espagnoles, que des individus qui réclament d’un gouvernement, qui en obtiennent des lettres de naturalisation, ne sont, pour la plupart, que des intrigans français ou des renégats indignes de l’attention des puissances qui les adoptent, et qu’ils déshonorent.

En vain alléguera-t-on que cette pièce est revêtue des signatures de plusieurs hommes de couleur ; que prouvera-t-on ? Sinon que ces hommes, comprimés par la terreur et l’injustice, ont dû nécessairement, à la faveur d’un teint plus clair, se donner pour blancs et signer, comme tels, une pièce qui n’a servi qu’à les plonger dans l’abîme de maux qu’ils ont creusé de leurs propres mains.

J’avais été prévenu, à Jérémie, que cette pièce existait dans les minutes du notaire Cyr-Prévost, au Port-au-Prince, et, en arrivant dans cette ville, elle me fut remise.

Je n’ai pas cru devoir livrer à l’impression une page de signatures, par ménagement pour certains étrangers dont j’appréhenderais de troubler la tranquillité et de réveiller les remords.

C’est à vous, citoyens généraux, à surveiller scrupuleusement les étrangers brouillons qui seraient assez imprudens pour s’immiscer dans les opérations du gouvernement ; respectez-les, tant qu’ils ne s’occuperont qu’à porter l’abondance dans notre pays ; mais qu’ils en soient à jamais exclus ceux qui ne respecteront pas nos lois. Souvenez-vous qu’aucune nation n’a le droit de nous en donner, et que nous avons acquis le droit de nous gouverner de la manière qu’il nous convient.

Quant aux Français, croirez-vous encore que l’esprit de despotisme ne dirigeait que les grands colons, quand vous voyez les Français de la dernière classe, l’artisan qui, à peine a franchi les bornes de l’indigence, souscrire l’acte qui demande l’avilissement et l’esclavage des hommes qui les nourrissent ?

Fortifiez-vous, citoyens généraux, dans la haine que vous avez jurée à cette nation féroce. Puisse le tigre altéré de sang, que les colons ont appelé comme leur sauveur et le restaurateur de leurs droits, revenir nous combattre ! Sa présence rallumera l’incendie dans nos cœurs, et chacun de nos guerriers sentira tripler son audace ; et si l’Italie fut le patrimoine des satellites d’un Corse, Haïti doit être leur tombeau.

Officiers généraux, en lisant cette pièce, criez : aux armes ! et souvenez-vous que votre pays ne peut exister qu’en criant aux armes ! de six mois en six mois[7].

Signé : Dessalines.

L’adresse des colons à leurs pareils avait été effectivement signée par quelques hommes de couleur au teint clair, et par des négocians des États-Unis établis dans le pays. Les uns et les autres auraient tremblé, si le gouverneur général n’avait pas eu la générosité de les excuser dans sa lettre et de les rassurer contre toute vengeance, dans le moment où elle s’exerçait sur une si large échelle. C’est après ces actes que nous venons de produire, que Dessalines se rendit au Cap, en passant par les Gonaïves.

À la mi-avril, le massacre des hommes ayant été exécuté sur tous les points, il ordonna celui des femmes et de leurs enfans.

M. Madiou assure qu’il répugnait à ces nouvelles vengeances auxquelles il n’avait pas même songé, et qu’il y fut entraîné par des infâmes qui les provoquèrent. Mais il ajoute avec raison : « Néanmoins, comme il (Dessalines) n’a pas opposé une résistance invincible à ces atroces suggestions, l’histoire ne peut le justifier. »

Cet ordre, d’une cruauté encore moins excusable que celle exercée sur les hommes, ayant été donné au Cap, il est probable que le souvenir des atrocités commises dans ce port, par Rochambeau, y aura contribué. C’est là que furent noyés îa femme et les enfans de Maurepas, celle de Paul Louverture et les siens, et bien d’autres femmes avec leurs maris. Il aura suffi du récit de ces crimes pour ranimer la fureur de Dessalines.

Quoi qu’il en soit, lorsqu’il fallut la mettre à exécution, on vit les soldats montrer une louable pitié pour ces êtres faibles ; leurs officiers éprouvaient le même sentiment. Mais le général Clervaux survint à la Fossette, où cette scène se passait, et les contraignit à être barbares : le sacrifice fut consommé sous ses yeux. On ne peut expliquer la part qu’il y prit lui-même, dit-on, en tuant un enfant, qu’en attribuant cet acte de férocilé sauvage au désir de venger la mort de son frère Jacques Clervaux, que Leclerc fit noyer dans la rade du Cap avec les 1200 soldats de la 6e demi-brigade.

Au Port-au-Prince, ce fut le colonel Germain Frère qui se fit remarquer par son acharnement ; aux Cayes, ce furent le général Moreau, Bégon, Aoua et Tate, officiers de marine : dans ces deux villes, on noya la plupart de ces infortunées.

Mais au Port-de-Paix, le capitaine Alain et une foule de citoyens ; — au Port-au-Prince, le général Pétion et des femmes ; — aux Cayes, le général Geffrard, Voltaire et d’autres femmes ; — à Jérémie, le général Férou, Thomas Durocher, Théodat et Bergerac Trichet, Gaspard, capitaine du port : partout enfin, des êtres aussi sensibles que ceux-là, s’empressèrent de soustraire à la mort le plus qu’ils purent de femmes et d’enfans, qui acquirent ensuite la qualité d’Haïtien[8].

Présumant de la parfaite exécution de ses Ordres sur tous les points, le gouverneur général émit la proclamation suivante, rédigée par Juste Chanlatte.

Liberté, xxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxou la Mort.

J.-J. Dessalines, gouverneur général,
Aux habitans d’Haïti.


Des forfaits, jusqu’alors inouïs, faisaient frémir la nature, la mesure était à son comble…… Enfin, l’heure de la vengeance a sonné, et les implacables ennemis des droits de l’homme ont subi le châtiment dû à leurs crimes.

J’ai levé mon bras, trop longtemps retenu sur leurs têtes coupables. À ce signal, qu’un Dieu juste a provoqué, vos mains, saintement armées, ont porté la hache sur l’arbre antique de l’esclavage et des préjugés. En vain le temps, et surtout la politique infernale des Européens, l’avaient environné d’un triple airain ; vous avez dépouillé son armure, vous l’avez placée sur votre cœur, pour devenir, comme vos ennemis naturels, cruels, impitoyables. Tel qu’un torrent débordé qui gronde, arrache, entraîne, votre fougue vengeresse a tout emporté dans son cours impétueux. Ainsi périsse tout tyran de l’innocence, tout oppresseur du genre humain !

Quoi donc ! courbés depuis des siècles sous un joug de fer, jouets des passions des hommes, de leur injustice et des caprices du sort ; victimes mutilées de la cupidité des blancs français, après avoir engraissé de nos sueurs ces sangsues insatiables, avec une patience, une résignation sans exemple, nous aurions encore vu cette horde sacrilège attenter à notre destruction, sans distinction de sexe ni d’âge ; et nous, hommes sans énergie, sans vertu, sans délicatesse, nous n’aurions pas plongé dans leur sein nos bras désespérés ! Quel est ce vil Haïtien, si peu digne de sa régénération, qui ne croit point avoir accompli les décrets éternels en exterminant ces tigres altérés de sang ? S’il en est un, qu’il s’éloigne, la nature indignée le repousse de notre sein ; qu’il aille cacher sa honte loin de ces lieux : l’air qu’on y respire n’est point fait pour ses organes grossiers ; c’est l’air pur de la liberté, auguste et triomphante.

Oui, nous avons rendu à ces vrais cannibales guerre pour guerre, crimes pour crimes, outrages pour outrages. Oui, j’ai sauvé mon pays, j’ai vengé l’Amérique. Mon orgueil et ma gloire sont dans l’aveu que j’en fais à la face des mortels et des dieux. Qu’importe le jugement que prononceront sur moi les races contemporaines et futures ? J’ai fait mon devoir, ma propre estime me reste, il me suffit. Mais, que dis-je ? La conservation de mes malheureux frères, le témoignage de ma conscience, ne sont pas ma seule récompense ; j’ai vu deux classes d’hommes nés pour s’aimer, s’entr’aider, se secourir, mêlées enfin et confondues ensemble, courir à la vengeance, se disputer les premiers coups.

Noirs et jaunes, que la duplicité raffinée des Européens a cherché si longtemps à diviser ; vous qui ne faites aujourd’hui qu’un même tout, qu’une seule famille, n’en doutez pas, votre parfaite réconciliation avait besoin d’être scellée du sang de vos bourreaux. Mêmes calamités ont pesé sur vos têtes proscrites, même ardeur à frapper vos ennemis vous a signalés, même sort vous est réservé, mêmes intérêts doivent donc vous rendre à jamais unis, indivisibles, inséparables. Maintenez cette précieuse concorde, cette heureuse harmonie parmi vous ; c’est le gage de votre bonheur, de votre salut, de vos succès ; c’est le secret d’être invincibles.

Faut-il, pour resserrer ces nœuds, vous retracer le cours des atrocités commises contre notre espèce ; le massacre de la population entière de cette île, médité dans le silence et le sangfroid du cabinet ; l’exécution de ce projet, à moi proposée sans pudeur[9], et déjà entamée par les Français avec ce front calme et serein accoutumé à de pareils forfaits ; la Guadeloupe saccagée et détruite ; ses ruines encore fumantes du sang des enfans, des femmes et des vieillards passés au fil de l’épée ; Pelage lui-même, victime de leur astuce, après avoir lâchement trahi son pays et ses frères ; le brave et immortel Delgresse, emporté dans les airs avec les débris de son fort plutôt que d’accepter des fers ? Guerrier magnanime ! ton noble trépas, loin d’étonner notre courage, ne fait qu’irriter en nous la soif de te venger ou de te suivre. Rappellerai-je encore à votre souvenir les trames tout récemment ourdies à Jérémie ; l’explosion terrible qui devait en résulter, malgré le pardon généreux accordé à ces êtres incorrigibles, à l’expulsion de l’armée française ; leurs émissaires leur ont répondu à propos dans toutes les villes pour susciter une nouvelle guerre intestine ; le sort déplorable de nos frères déportés en Europe ; enfin, le despotisme effroyable, précurseur de la mort, exercé à la Martinique ? Infortunés Martiniquais ! que ne puis-je voler à votre secours et briser vos fers ! Hélas ! un obstacle invincible nous sépare…… Mais peut-être une étincelle du feu qui nous embrase jaillira dans votre âme ; peut-être, au bruit de cette commotion, réveillés en sursaut de votre léthargie, revendiquerez-vous, les armes à la main, vos droits, sacrés et imprescriptibles.

Après l’exemple terrible que je viens de donner, que tôt ou tard la justice divine déchaîne sur la terre de ces âmes fortes, au-dessus des faiblesses du vulgaire, pour la perte et l’effroi des méchans, tremblez, tyrans, usurpateurs, fléaux du Nouveau-Monde ; nos poignards sont aiguisés, vos supplices sont prêts ! Soixante mille hommes, équipés, aguerris, dociles à mes ordres, brûlent d’offrir un nouvel holocauste aux mânes de leurs frères égorgés. Qu’elle vienne, cette puissance assez folle pour oser m’attaquer ! Déjà, à son approche, le génie irrité d’Haïti, sorti du sein des mers, apparaît ; son front menaçant soulève les flots, excite les tempêtes ; sa main puissante brise ou disperse les vaisseaux ; à sa voix redoutable, les lois de la nature obéissent ; les maladies, la peste, la faim dévorante, l’incendie, le poison, volent à sa suite… Mais pourquoi compter sur le secours du climat et des élémens ? Ai-je donc oublié que je commande à des âmes peu communes, nourries dans l’adversité, dont l’audace s’irrite des obstacles, s’accroît par les dangers ? Qu’elles viennent donc, ces cohortes homicides ; je les attends de pied ferme, d’un œil fixe. Je leur abandonne sans peine le rivage et la place où les villes ont existé ; mais malheur à celui qui s’approchera trop près des montagnes ! Il vaudrait mieux pour lui que la mer l’eût englouti dans ses profonds abîmes, que d’être dévoré par la colère des enfans d’Haïti.

Guerre à mort aux tyrans ! voilà ma devise ; liberté, indépendance ! voilà notre cri de ralliement.

Généraux, officiers, soldats ; peu semblable à celui qui m’a précédé, à l’ex-général Toussaint Louverture, j’ai été fidèle à la promesse que je vous ai faite en prenant les armes contre la tyrannie ; et tant qu’un reste de souffle m’animera, je le tiendrai, ce serment : Jamais aucun colon ni Européen ne mettra le pied sur ce territoire à titre de maître ou de propriétaire. Cette résolution sera désormais la base fondamentale de notre constitution.

Que d’autres chefs, après moi, creusent leur tombeau et celui de leurs semblables, en tenant une conduite diamétralement opposée à la mienne ; vous n’en accuserez que la loi inévitable du destin qui m’aura enlevé au bonheur et au salut de mes concitoyens. Mais, puissent mes successeurs suivre la marche que je leur aurai tracée ! C’est le système le plus propre à consolider leur puissance : c’est le plus digne hommage qu’ils pourront rendre à ma mémoire.

Comme il répugne à mon caractère et à ma dignité de punir quelques innocens des fautes de leurs semblables, une poignée de blancs, recommandables par la religion qu’ils ont toujours professée, qui, d’ailleurs, ont prêté serment de vivre avec nous dans les bois, a éprouvé ma clémence. J’ordonne que le glaive les respecte, et qu’on ne porte aucune atteinte à leurs travaux ni à leur conservation.

Je recommande de nouveau, et j’ordonne à tous les généraux de départemens, commandans d’arrondissemens et de places, d’accorder secours, encouragement et protection aux nations neutres et amies qui voudront établir avec cette île des relations commerciales.

Fait au quartier-général du Cap, le 28 avril 1804, an 1er de l’indépendance.

Signé : Dessalines.
Pour copie conforme : le Secrétaire général,
Signé : Juste Chanlatte


De même que Boisrond Tonnerre, Juste Chanlatte, aussi violent que lui, interpréta parfaitement les sentimens qui animaient le chef d’Haïti. Dans la proclamation du 1er janvier, c’est le cri de la vengeance qui domine ; dans celle du 28 avril, c’est la vengeance satisfaite qui se glorifie elle-même !

On ne peut le nier cependant, l’un et l’autre acte n’exprimaient que des vérités senties par la nation tout entière. Le régime colonial, toujours si oppressif pour la race noire, avait poussé les choses à un tel point en 1802 et 1803, qu’il fallait nécessairement que la race blanche disparût du sol où elle avait commis tant de crimes ; mais son expulsion eût été suffisante.

Ce résultat, même avec ses conséquences qui font frémir le cœur humain, fut vainement annoncé par Raynal à tous les Européens, lorsqu’il leur disait plus de trente ans auparavant : « Il ne manque aux nègres qu’un chef assez courageux pour les conduire à la vengeance et au carnage. Où est-il, ce grand homme que la nature doit à ses enfans vexés, opprimés, tourmentés ? Où estce il ? Il paraîtra, n’en doutons point, il se montrera, il lèvera l’étendard sacré de la Liberté. Ce signe vénérable rassemblera autour de lui les compagnons de son infortune. Plus impétueux que les torrens, ils laisseceront partout les traces ineffaçables de leur juste ressentiment… Les champs américains s’enivreront avec transport d’un sang qu’ils attendaient depuis si longtemps, et les ossemens de tant d’infortunés, entassés depuis trois siècles, tressailliront de joie… »

Et après cet écrivain à l’âme ardente, un autre dont la sagacité a été déjà remarquée, disait aussi, à propos surtout de Saint-Domingue : « Une révolution dans vos colonies ! mais une révolution dans vos colonies en serait l’indépendance, c’est-à-dire l’anéantissement. Une révolution y serait un changement de domination ; elle ferait rentrer tous les esclaves dans la jouissance de leur liberté, tous les hommes de couleur dans l’exercice inoui, mais peu durable, de leurs droits politiques ; et tous les blancs, proscrits par cette insurrection inévitable, dépouillés de leurs propriétés, esclaves de leurs ce esclaves, n’auraient plus à opter qu’entre l’émigration, la servitude ou la mort… »[10]

La France, de même que les colons, avait donc reçu des avertissemens salutaires ! Les faits survenus en 1791, par la perversité des contre-révolutionnaires européens, étaient encore plus éloquens ; et lorsque l’ancienne métropole seconda les vues liberticides de ses colons pour restaurer le régime aboli par elle-même, elle devait s’attendre à ce résultat inévitable, d’après l’exemple tracé par ses cruels agents.

On peut dire aussi que Dessalines fut le vrai Spartacus moderne annoncé par Raynal : il a été ce chef courageux qui a conduit sa race à la vengeance et au carnage, pour assouvir son juste ressentiment. Dans le langage qu’il tient à ses concitoyens et au monde entier, on reconnaît la conviction d’une âme fortement trempée. Il se persuade qu’il a rempli son devoir envers son pays : son orgueil et sa gloire sont dans l’aveu qu’il en fait ! Il s’inquiète peu du jugement qui sera porté sur lui !…

Nous expliquons, nous ne justifions pas ses actes de cruelle vengeance. Mais ce sentiment, que réprouvent également la religion, la morale et la vraie politique, est-il donc inconnu à la race blanche ? Si l’on fouillait dans son histoire de tous les temps, ne pourrait-on pas lui opposer ses propres actes, ses représailles sanglantes commises sur des hommes de la même race, surtout aux époques où les lumières étaient peu répandues ? Qu’y a-t-il donc d’étonnant de la part d’un chef et d’une nation de la race noire, lorsqu’ils se sont portés à de semblables fureurs, provoquées par une entreprise coupable contre leurs droits, par l’astuce et la violence ?[11]

Eh quoi ! en dépeuplant les Antilles, les Européens avaient exercé durant trois siècles l’infâme traite des Noirs, pour y transporter ces infortunés et en faire des esclaves ; et là, les contraignant à des travaux pénibles, les fouettant, les mutilant, les tourmentant incessamment par les moyens les plus atroces, ils auraient encore espéré que ces hommes, leurs égaux devant Dieu, ne trouveraient jamais parmi eux un vengeur de tous les crimes commis dans ces contrées !

Et qu’on n’oublie pas que, lorsque ces terribles représailles s’accomplissaient dans la partie occidentale d’Haïti, une garnison de troupes françaises occupait la partie orientale, menaçant la population qui venait de se soustraire à la domination de la France, et pouvant en recevoir des secours d’un instant à l’autre[12].

Toutefois, nous le répétons, dans l’intérêt même de notre pays : nous eussions aimé à n’avoir à enregistrer, qu’un acte de générosité magnanime envers les Français restés au pouvoir de notre gouvernement national. En les expulsant du pays, il n’aurait eu à craindre aucune défection en faveur de la France, de la part de quelque portion que ce soit du peuple haïtien ; car, l’indépendance était admise par tous les citoyens, comme la seule mesure conservatrice de leur liberté. Un tel acte eût acquis à cette jeune nation toutes les sympathies, sinon des gouvernemens étrangers, du moins des peuples soumis à leur autorité. L’opinion, qui gouverne le monde, eût plaidé notre cause au tribunal de l’équité universelle, et les préjugés coloniaux n’auraient pas été ravivés contre les hommes de notre race, tandis qu’ils ont pris prétexte de nos fureurs après le triomphe de nos droits, pour éloigner autant que possible la juste reconnaissance de notre indépendance. Les philantropes eux-mêmes, ces amis de l’humanité qui avaient tant écrit en faveur de la race noire, se sont vu reprocher leurs nobles efforts pour obtenir au moins un adoucissement à son malheureux sort.

D’un autre côté, notre régime intérieur se fût ressenti de cette générosité envers nos oppresseurs, tandis qu’il a revêtu aussitôt un caractère de violence dont la progression rapide a poussé le peuple au sacrifice du chef qui avait tant mérité de sa gratitude, par l’énergie, la fermeté et le dévouement qu’il montra dans la guerre de l’indépendance.

Tout dépend, en effet, des principes qui servent de base à une nationalité naissante. Si celui qui préside à la formation d’un jeune peuple le lance, dès cet instant, dans une voie contraire aux saines maximes de la morale, il s’expose lui-même à périr victime de ses propres déviations à cet ordre sacré qui, seul, conserve les sociétés humaines. Il entrave le développement de la civilisation de celle qui s’est fondée sous ses auspices, de sa prospérité, de son bonheur ; et par sa faute, il amoindrit la gloire qu’il a justement acquise par ses efforts patriotiques.

Loin de nous, cependant, l’intention de ravir à la mémoire de Dessalines le droit qu’il a à la reconnaissance nationale, pour l’énergie qu’il a montrée dans notre lutte contre l’armée française ; car il y a longtemps déjà que nous lui avons reconnu le titre glorieux de Libérateur d’Haïti,[13] titre fondé sur ses éminens services militaires.

Tous les pays, tous les peuples du monde savent honorer de pareils services[14].

Loin de nous également l’idée de répudier la solidarité invoquée contre tous les Haïtiens, pour les actes barbares qui ont signalé l’établissement de notre souveraineté politique. Si nous profitons des avantages qu’elle a consacrés en notre faveur, nous devons accepter aussi avec fierté la responsabilité qui découle de ces actes ; et nous ne comprendrions pas la lâcheté d’un Haïtien qui penserait autrement.

Mais, à notre point de vue d’historien, il est aussi de notre devoir de faire remarquer ce qu’il y a eu de contraire aux droits de l’humanité, et de très-fàcheux pour notre pays, dans la fureur de Dessalines ; car il a donné une déplorable impulsion aux idées qui ont prévalu durant son administration.

Quant à la disposition de la proclamation du 28 avril, qui excluait les colons et n’importe quel Européen, c’est-à-dire tous les blancs, du droit de cité et de propriété en Haïti, — disposition qui est devenue effectivement la base fondamentale de toutes les constitutions successives du pays, — nous en avons déjà déduit les motifs, inspirés par la sûreté publique. La population indigène avait eu à lutter contre les colons, les Anglais, les Espagnols et les Français ; elle devait tout redouter de leur part. Pouvait-elle excepter de cette exclusion, les Anglo-Américains, les Portugais, les Danois, les Hollandais, etc., qui, tous, possédaient aussi des esclaves de la race noire ? C’eût été une absurdité.

Les seuls blancs préservés de la vengeance nationale, et auxquels des lettres de naturalité furent délivrées, devinrent citoyens du nouvel Etat, et conséquemment propriétaires. Cette exception restreinte était commandée par la justice, du moment que leur utilité était reconnue, dans l’intérêt de la société haïtienne. Mais par-là même, Dessalines admit que la présence d’un certain nombre de blancs n’était pas incompatible avec l’existence politique de son pays : il laissait nécessairement au temps à décider de cette question vitale ; car, tout dictateur qu’il fût, il ne pouvait enchaîner la volonté nationale à une époque plus ou moins éloignée.

Quelle a été donc la cause du maintien de cette disposition, si amèrement reprochée au peuple haïtien par les étrangers de toutes les nations ? Uniquement la conduite de leurs gouvernemens respectifs envers ce jeune peuple. Lequel d’entre eux s’est intéressé assez à son sort, pour reconnaître formellement la validité de ses droits, la légitimité de son indépendance et de sa souveraineté, avant que la France elle-même se fût décidée à prononcer sur cette question ? Aucun ! Malgré leurs intérêts commerciaux qui trouvaient satisfaction dans leurs relations avec Haïti, ils ont tous sacrifié aux préjugés de race, nés du régime colonial. Haïti devait conserver ses préventions politiques, à leur exemple[15].

Est-ce que ces préventions n’existaient pas aussi dans l’esprit des colons de Saint-Domingue, longtemps avant la révolution de 1789, à l’égard des étrangers, Européens comme eux ? Dans notre 1er livre, nous avons signalé leurs opinions manifestées par Hilliard d’Auberteuil, l’un d’entre eux[16]. Si leur égoïsme les portait à repousser leurs semblables du sol de cette colonie, combien à plus forte raison, notre existence politique nous commandait impérativement des précautions à cet égard ?[17]

Les temps sont changés, sans doute : la plupart des hommes de la race noire dans les colonies des Antilles, jouissent aujourd’hui de la plénitude de leurs droits naturels, à l’ombre des lois de leurs métropoles. C’est à Haïti d’apprécier si, dans l’intérêt de sa civilisation, du développement de son industrie, de sa prospérité, il ne conviendrait pas de modifier l’exclusion primitivement portée contre les blancs, de manière à profiter de leur coopération, sans nuire néanmoins à sa sécurité. Une telle question ne peut être examinée ici.


C’est en avril que le jeune Chancy, neveu de Toussaint Louverture, arriva aux Cayes où il avait encore des parens. Il avait réussi à s’échapper d’Ajaccio, sur un navire des Etats-Unis, et du continent américain il se rendit dans sa patrie, et fut bien accueilli par le général Geffrard. Mandé aussitôt à Marchand, il reçut mission du général Moreau de rapporter à Dessalines, que Geffrard avait facilité l’évasion de plusieurs Français. À son passage au Port-au-Prince, il reçut un accueil distingué de Pétion ; et jugeant qu’il était prudent de ne pas retourner aux Cayes pour être employé auprès de Geffrard, contre lequel le gouverneur général était dès lors prévenu, il sollicita de servir auprès de Pétion : ce qu’il obtint. On verra que le choix de cet intéressant jeune homme ne l’empêcha pas de subir une triste destinée.

  1. La frégate le Tartare, commandée par Perkins. Dix matelots de son bord furent saisis en ôtage, pour le contraindre à livrer cet officier ; mais Férou lui laissa la faculté d’emmener trois autres Français.
  2. Dans son Recueil des lois et actes du gouvernement d’Haïti, tome 1er, M. S. Linstant date cet acte des Gonaïves ; mais c’est une erreur, le gouverneur général était alors aux Cayes.
  3. Hist. d’Haïti, t. 3, p. 128 à 136.
  4. Au Port-au-Prince, l’abbé Dufour allait être sacrifié, quoique excepté, parce que les assassins voulaient qu’il leur donnât de l’argent : il s’y refusait avec un rare courage. Dessalines survint et dispersa ces assassins à coups de canne, en leur demandant si les enfans ne devaient pas être baptisés.
  5. J’ai copié cet acte d’après une de ces lettres, délivrée au Port-au-Prince le 21 mars 1804, à un Français que j’ai connu, le vertueux docteur Mirambeau.
  6. Voyez tome 5 de cet ouvrage, p. 342 et 343.
  7. Dans ma jeunesse, j’ai entendu raconter qu’un nommé Laporte, ancien soldat de la 4e, saisit l’occasion de la présence de Dessalines aux Gonaïves, pour crier par toutes les rues : Aux armes ! Pendant un instant la ville fut en émoi. On arrêta Laporte que Dessalines fit conduire devant lui : il le menaça de le faire fusiller. Mais Laporte lui répondit : « Il y a six mois qu’on n’a pas crié aux armes ! Empereur, les autorités n’exécutent pas vos ordres. » Dessalines passa de la colère à une excessive gaîté, en complimentant Laporte.
  8. Pétion ayant sauvé madame Campan, une très-belle femme, s’empressa de la faire sortir de sa maison et embarquer sur un navire, pour qu’on ne pût pas soupçonner qu’il avait abusé de cette infortunée. C’est un mérite de plus ajouté à sa bonne action.
  9. Par le général Leclerc, Voyez les Mémoires de Boisrond Tonnerre.
  10. L’abbé Maury. Voyez t. 1er de cet ouvrage, p. 175.
  11. « Richelieu avait semé la vengeance avec le sang ; c’est la suite naturelle de toute terreur… » — Lamartine, à propos des factions qui se renouvelèrent sous la minorité de Louis XIV.
  12. On lira un arrêté du général Ferrand, on verra qu’il reçut des renforts.
  13. Géographie d’Haïti, publiée en 1832, p. 22.
  14. Depuis 1843, il y a eu plusieurs actes rendus par divers gouvernemens, pour réhabiliter et honorer la mémoire de Dessalines, comme fondateur de l’Indépendance d’Haïti. — La France a honoré les services militaires de Rochambeau, en gravant son nom sur le bel arc de triomphe de l’Etoile, parmi ceux de toutes ses illustrations guerrières, et elle a bien fait. Haïti doit honorer aussi son Héros.
  15. Et la France, que n’a-t-elle pas fait pour essayer de restaurer son autorité à Haïti, avant de se décider à reconnaître son indépendance ! Toutes ces tentatives furent autant de motifs pour porter Haïti à persévérer dans ses préventions.

    « Lorsque, par le traité du 30 mai 1814, fut stipulée la restitution de plusieurs de nos colonies, de la part des puissances qui les possédaient alors, rien de semblable ne put avoir lieu pour la partie française de l’île de Saint-Domingue, qui n’était au pouvoir d’aucune de ces puissances ; mais elles reconnurent au roi de France le droit de ramener sous son obéissance la population de cette colonie, même par la voie des armes, et l’engagement fut pris par elles de n’y point mettre obstacle, sous la réserve néanmoins que leurs sujets pourraient continuer à faire le commerce dans les ports de l’île, qui ne seraient ni occupés ni attaqués par les troupes françaises.

    « Telles furent les conditions, tant patentes que secrètes, mises à cette époque au rétablissement des droits de la France sur Saint-Domingue…

    « Le gouvernement, avant d’employer la force, dut essayer tous les moyens possibles de ramener a l’obéissance les habitans de l’île. Les diverses tentatives qui furent faites n’aboutirent à rien pendant longtemps…a

    a Même celles qui eurent lieu sous les auspices de la Religion Catholique ! Un Evêque fut nommé et envoyé à Haïti dans ce but. »

    ( Extrait du discours de M. de Villèle, à la chambre des députés, en 1826.)

  16. Voyez le 1er vol. de cet ouvrage, p. 35 et 36.
  17. En parlant de Sierra-Leone, fondé sur les côtes d’Afrique par des Européens philantropes, Henri Grégoire dit dans son ouvrage sur la Littérature des Nègres, page 170 :

    « Un des articles constitutifs de cet établissement exclut les Européens, dont en général on redoute l’influence corruptrice, et n’y admet que les agents de la compagnie. »

    Les Noirs d’Haiti pouvaient donc exclure aussi les blancs de leur société naissante, leur refuser aussi le droit d’être propriétaires. En Turquie, en Angleterre, aucun étranger ne peut être propriétaire.