Étude sur l’histoire d’Haïti/Tome 6/1.4

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Dezobry et E. Magdeleine, Lib.-éditeurs (Tome 6p. 107-143).

chapitre iv.
Un envoyé des États-Unis vient offrir des approvisionnemens de guerre et assurer les relations commerciales de ce pays avec Haïti. — Lettre de l’amiral Durkworth à Dessalines. — Sa réponse et ses dispositions envers les Anglais. — Ordonnances sur la vente des marchandises importées et sur l’évasion des Haïtiens allant à l’étranger. — Ordonnance sur le recensement de la population des villes et bourgs, afin d’en expulser les cultivateurs des campagnes. — Régime établi à leur égard, et réflexions à ce sujet. — Cartes de sûreté. — Ordonnance sur l’affermage des biens domaniaux. — Convocation des généraux et des fonctionnaires publics à Marchand, pour solenniser l’anniversaire de la proclamation de l’indépendance nationale. — Ce que fait le général H. Christophe à cette occasion. — Arrêté provocateur du général Ferrand, ordonnant la capture des Haïtiens pour être faits esclaves, ou vendus et déportes du pays. — L’empereur se décide à marcher contre la partie de l’Est d’Haïti. — Mission de subversion envoyée à Haïti par le gouvernement français, dans la personne de Ducoudray et d’Etienne Mentor. — Examen de cette conduite. — Arrestation et exècution de Ducoudray. — E. Mentor arrive et dévoile sa mission à l’empereur qui le place dans son état-major. — Arrivée de plusieurs anciens officiers de Rigaud. — L’empereur se transporte dans l’Ouest. — Il veut faire fusiller David-Troy, le dégrade et le place soldat dans la 4e demi-brigade. — Le général Yayou est placé commandant de l’arrondissement de Léogane. — La campagne de l’Est est ouverte le 16 février. — L’armée haïtienne assiège Santo-Domingo. — Avis donné à l’empereur sur des escadres françaises. — Des troupes françaises débarquent à Santo-Domingo. — Le siège en est levé. — Sort fait aux habitans de l’Est faits prisonniers. — Réflexions à ce sujet. — Adresse de l’empereur au peuple, à son retour à Marchand-Laville. — Les Français réoccupent les points abandonnés par les Haïtiens. — A. Franco de Médina à Saint-Yague.


Tandis que les secrétaires de Dessalines imaginaient des alibi et des dates inutiles, pour donner le change à l’imitation évidente de ce qui avait eu lieu en France, la République fédérale des États-Unis, marchant sur les traces de la Grande-Bretagne, s’inquiétait peu de ce qu’on en pourrait penser ou dire : elle faisait une démarche auprès du chef d’Haïti, à l’imitation de son ancienne métropole. Le gouvernement de Washington n’avait pas ignoré que le gouverneur de la Jamaïque, autorisé par le sien, avait fait des ouvertures de négociations au commencement de l’année ; et prévoyant que c’était sans doute dans le but d’établir de bonnes relations commerciales avec le nouvel État qui venait de se constituer indépendant au milieu des Antilles, il jugea qu’il était de l’intérêt de son pays d’agir de la même manière, afin que la Grande-Bretagne ne s’emparât pas du monopole des affaires.

Un envoyé de ce gouvernement arriva aux Gonaïves, vers le 1er ou le 2 septembre, sur la frégate le Connecticut, avec mission de déclarer à Dessalines, que les États-Unis, dont les navires fréquentaient déjà les ports haïtiens, désiraient de continuer à entretenir ces relations, et qu’il était chargé de lui offrir tous les objets qui seraient à sa convenance, soit en poudre, armes, projectiles, drap, toiles ou habiilemens confectionnés pour ses troupes. Le 4, le nouvel empereur était rendu dans cette ville où il accueillit l’envoyé américain. Le même jour, il adressa une lettre à Pétion, et probablement aussi aux autres chefs de département, pour lui annoncer l’objet de cette mission. Déjà, par ses ordres, Pétion avait contracté des marchés pour de semblables approvisionnemens de poudre, avec des citoyens des États-Unis, notamment Jacob Lewis, ancien officier dans la guerre de l’indépendance américaine ; et Gérin en avait acheté aussi dans le port d’Aquin. Tous les généraux, du reste, avaient été autorisés à se procurer ces articles de première nécessité, dans la situation où se trouvait le pays.

Ainsi, les États-Unis furent la seconde puissance étrangère qui entra en relations internationales avec Haïti. Pour eux, comme pour la Grande-Bretagne, le fait de l’indépendance y suffisait, leurs intérêts commerciaux n’ayant pas à discuter le droit. Peu importe la forme de ces relations, qu’elles aient ou non revêtu le caractère diplomatique : c’est aussi le fait qu’il faut examiner dans ces ouvertures. De nos jours encore, qu’importe à Haïti le dédain des Anglo-Américains qui s’étayent de leurs absurdes préjugés de couleur, pour ne pas reconnaître, suivant les formes admises dans le droit des gens, son existence politique datant déjà d’un demi-siècle ? Peuvent-ils nier le fait qu’ils ont reconnu dès 1804, guidés par cette passion pour le lucre dont ils sont possédés ?

À cette occasion, nous nous ressouvenons d’une idée tout-à-fait originale, exprimée par Dessalines. On vint lui rapporter que quelqu’un avait dit, qu’il était à craindre que les nations étrangères ne voulussent entretenir aucune relation avec Haïti, à cause des vengeances exercées sur les Français. Loin de se fàcher de cette opinion qu’il pouvait considérer comme la censure de sa conduite, il répondit : « Un tel ne connaît pas les blancs. Pendez un blanc au-dessus d’un plateau de la balance de la douane, et mettez un sac de café dans l’autre plateau : les autres blancs viendront acheter ce sac de café, sans porter aucune attention au cadavre de leur semblable. »

Ainsi, il s’inquiétait peu de la reconnaissance de l’indépendance de son pays, d’après les formes diplomatiques.

Le même jour que l’envoyé américain arrivait aux Gonaïves, le 2 septembre, l’amiral Duckworth adressait une lettre, de Port-Royal de la Jamaïque, au capitaine-général Dessalines. Cette lettre avait pour but de se plaindre de dispositions hostiles, disait-il, qu’avaient montrées les gardes-côtes haïtiens aux navires de guerre anglais qui croisaient autour d’Haïti, pour protéger, ajouta-t-il, son cabotage contre les corsaires français. Il lui rappelait, en outre, qu’ils avaient eu entre eux des communications à la suite desquelles ils étaient à peu près convenus, que Dessalines n’armerait point de bâtimens ; et que ces faits étaient contraires à ses promesses.

Cette lettre fut apportée aux Gonaïves, le 18 septembre, par le capitaine Perkins, devenu en quelque sorte le messager obligé des autorités de la Jamaïque. N’y trouvant pas l’empereur, Perkins lui écrivit le 19, en le qualifiant de ce titre, pour lui transmettre la dépêche de son amiral, et ajoutant qu’il aurait bien des choses à lui communiquer de vive voix.

Mais Dessalines ne se dérangea pas de Marchand où il était en ce moment ; il répondit poliment à Perkins, en lui envoyant sa réponse à l’amiral. Cette réponse, assez sèche, disait « à ce dernier que, suivant les rapports qui lui avaient été faits, ses gardes-côtes avaient au contraire agi amicalement envers les navires anglais ; qu’il les avait armés pour poursuivre les bâtimens ennemis qui avaient paru dans le golfe de l’Ouest ou canal de la Gonave ; et qu’au surplus, il ne se rappelait pas être jamais convenu du contraire avec l’amiral. Il s’impatienta excessivement de ce qu’il considérait comme des importunités de la part des autorités de la Jamaïque, menaça publiquement de rompre toutes relations avec les Anglais, de leur fermer les ports d’Haïti : il était d’ailleurs piqué du titre de capitaine-général que lui avait donné Duckworth, qui semblait l’assimiler à Leclerc ou Rochambeau, justement dans le temps où il venait de prendre le même titre que le nouveau souverain de la France.

Les autorités de la Jamaïque se tinrent pour averties des dispositions manifestées par un chef qui érigeait, comme première défense de son pays, l’incendie des villes. Les gardes-côtes haïtiens continuèrent à naviguer autour de l’île, et les navires marchands de la marine britannique continuèrent leurs relations commerciales très-fructueuses : ce qui était préférable à des hostilités sans but.

D’autres faits survinrent en ce temps-là, qui irritèrent Dessalines contre les étrangers. Des capitaines de navires américains vendaient eux-mêmes aux marchands de seconde classe, en gros et en détail, les marchandises qu’ils importaient : ce qui fît crier les négocians consignataires, qui les accusèrent en outre, d’opérer leur retour en numéraire au lieu d’acheter les denrées du pays. Il paraît aussi que quelques indigènes obscurs, hommes ou femmes de couleur, étaient partis clandestinement pour l’étranger, en prenant passage sur les navires des diverses nations.

Une première ordonnance, rendue au Cap le 15 octobre, fit défense, sous peine d’amende, à tous capitaines de navires étrangers de renouveler de telles ventes, en leur enjoignant de vendre leurs cargaisons à un ou plusieurs négocians réunis. Quant aux autres, une ordonnance du 22 du même mois les rendait passibles d’un emprisonnement de dix mois ; après quoi ils seraient renvoyés dans leur pays, avec défense de revenir en Haïti ; leurs navires et cargaisons étaient confiscables au profit de l’État. Tout indigène pris en flagrant délit de tentative d’évasion du pays serait fusillé immédiatement.

Ces diverses dispositions étaient fondées sur la raison. Le commerce doit être réglé dans tout pays ; et les indigènes, quels qu’ils fussent, ne devaient pas abandonner, fuir leur pays, lorsque leur vie n’était menacée ni par le gouvernement ni par aucune faction perverse. Au contraire, le gouvernement avait donné des indemnités aux capitaines étrangers qui ramenaient des indigènes expatriés dans le cours de la révolution ; ces capitaines ne devaient donc favoriser la fuite d’aucun citoyen d’Haïti.

On ne peut dénier au gouvernement d’un pays quelconque, le droit de s’opposer à l’émigration de ses nationaux, en temps de guerre étrangère. Lorsque des troubles politiques menacent la sécurité des personnes, c’est différent ; un gouvernement sage et bienveillant doit excuser la fuite qui est souvent une nécessité impérieuse, qui peut être aussi le résultat de la faiblesse des âmes. C’est ce que fit Dessalines, en favorisant la rentrée dans le pays de cette foule d’individus que les événemens en avaient éloignés.

Trois jours après cette sévère ordonnance, une autre parut, le 25 octobre, prescrivant le recensement des habitans des villes, afin d’atteindre et d’en expulser ceux des campagnes (les cultivateurs) qui s’y réfugiaient. Voyons en les motifs ci-après :

« Sa Majesté ayant jugé nécessaire, pour le bien public, de connaître la population des individus des deux sexes résidant actuellement dans les villes de son empire ; « Considérant qu’une grande partie des habitans abandonnent la campagne pour se réfugier dans les villes, sans nul moyen d’existence ;

« Considérant en outre que ces mêmes individus peuvent devenir très-dangereux à la chose publique, par leur état de misère, soit en fomentant des troubles intérieurs, soit en cherchant à passer dans les pays étrangers, par la crainte des faux bruits que des malveillans répandent, notamment dans la ville du Cap ;

« Considérant enfin qu’il est très-urgent de prendre des mesures promptes et efficaces pour réprimer de tels abus ;

« Vu les ordres réitérés qui ont été donnés aux différens chefs, de renvoyer à la culture les personnes sans aveu, résidant dans les villes ; et d’après la négligence qu’ils y ont mise jusqu’à ce moment… »

En conséquence de ces motifs, les commandans de place durent fournir dans le plus bref délai, des états de la population des villes ou bourgs. Ces états parvenus aux mains des généraux commandans d’arrondissemens ou de divisions, ceux-ci durent convoquer de suite en assemblée générale (revue sur la place publique), les personnes portées sur les états, afin de s’assurer de l’exactitude de ces documens ; et alors, celles qui seraient reconnues n’avoir point les moyens suffisans pour demeurer en ville, seraient renvoyées à la culture. Les particuliers des villes, ayant des domestiques à leur service, ne pouvaient conserver que le nombre strictement nécessaire, les autres, — sans nulle exception, — devant être renvoyés à la culture ; c’est-à-dire, pour cultiver la terre dans les campagnes.

On peut dire que cette ordonnance établissait le niveau de l’égalité, entre les délinquans en fait d’émigration à l’étranger et ceux qui quittaient les campagnes pour se réfugier dans les villes ; car, à cette époque, les travaux de culture étaient si durement imposés, que cela équivalait presque à la peine de mort établie contre ceux qui tenteraient de s’expatrier.

« Pendant que les hauts fonctionnaires civils et mllitaires se procuraient ainsi d’une manière rapide, une amélioration à leur position, le peuple, surtout celui des campagnes, était tenu sous un régime de fer. Le travail forcé était en pleine vigueur, et le vol le plus léger était le plus souvent puni de mort, selon le caprice des chefs militaires. Le condamné était quelquefois exterminé sous la verge et le bâton, par des soldats pris indistinctement dans les corps ; il n’y avait pas de bourreau, et le soldat, par accident, en faisait l’office, comme s’il eût rempli un service militaire[1]. »

Il n’y a rien que de vrai dans ce triste tableau ; mais le malheureux soldat lui-même était aussi exposé que le cultivateur des champs, que l’habitant des villes, à ces traitemens barbares. Les uns et les autres pouvaient donc apprécier, dans le même mois du couronnement de l’empereur, ce qu’ils avaient gagné déjà au nouveau régime qui avait suivi la déclaration de l’indépendance nationale.

« Déjà, Dessalines avait réuni à Marchand des sommes importantes provenant tant des contributions qu’il ce avait établies sur les blancs avant leur massacre et des droits de douane, que du produit du quart de subvention à titre d’impôt territorial… Sous Toussaint Loueverture, les caisses de l’Etat étaient celles du gouverneur ; sous Dessalines, elles étaient devenues celles de l’empereur. Tant est funeste le mauvais exemple donné par un prédécesseur !…[2] »

Toussaint Louverture, comme Dessalines, était un vrai dictateur, non pas dans le sens que l’entendaient les Romains, — pour dominer tous les pouvoirs de l’Etat dans une grande crise politique et sauver la chose publique ; — mais pour gouverner le pays selon leur volonté unique : de là l’idée que l’un et l’autre pouvaient avoir sur la libre disposition des deniers publics. Nous devons faire observer cependant, que l’administration du premier était plus régulière que celle de son lieutenant, que personnellement il ne disposait point de ces deniers à son profit ou à celui de ses favoris ; et cela résultait de ce qu’il avait plus de lumières que son successeur, qu’il n’avait pas des passions désordonnées comme lui[3].

À l’égard des mesures coercitives prises contre les cultivateurs des campagnes, il était impossible que Dessalines ne continuât pas le même système, que lui surtout mettait à exécution sous son prédécesseur. Il n’était pas assez éclairé pour comprendre qu’on devait en finir avec le système colonial, renoncer au travail forcé auquel étaient assujétis ces malheureux. Ce pouvoir militaire, qui sauve un pays dans certaines circonstances où la guerre exige une autorité presque toujours arbitraire, a cela de fâcheux qu’il habitue à la violence, même dans un état de paix ou de tranquillité relative. L’obéissance passive prescrite aux inférieurs dans l’armée, fait naturellement penser qu’on doit l’exiger aussi du citoyen qui n’en fait pas partie. Il faut donc que le chef ait, non-seulement des lumières pour distinguer entre ces deux situations, mais qu’il ait aussi un caractère modéré et des sentimens humains.

Quelle était la cause de cet abandon des campagnes pour se réfugier dans les villes ? En grande partie, la rigueur dont souffraient les cultivateurs sous les fermiers des biens du domaine, ceux-ci étant la plupart des chefs militaires, aussi despotes que l’empereur lui-même. Ces hommes produisaient, récoltaient les fruits de la terre, et ne recevaient pas, bien souvent, le prix de leur travail, ce quart des denrées décrété par la loi ou les ordonnances. Ils n’étaient pas propriétaires du fond, ils ne jouissaient pas de ce qui leur revenait, et ils étaient encore contraints à un travail forcé, comme sous les colons, par de mauvais traitemens : de là leur tendance à se réfugier dans les villes pour s’y soustraire. Sans doute, et nous ne le nions pas, il se trouvait parmi eux de vrais vagabonds qui recherchaient les moyens de se livrer mieux à ce vice de la fainéantise ; mais en général, ce n’était pas par ce motif qu’ils fuyaient les campagnes.

Par suite des ordonnances sur le recensement, le 7 décembre, une autre prescrivit la délivrance d’une carte de sûreté à toutes les personnes autorisées à rester dans les villes ou bourgs. C’était un nouveau moyen d’atteindre les cultivateurs, de les contraindre à se retirer dans la campagne.

Dans un pays essentiellement agricole, comme l’est Haïti, il eût été à désirer vivement que, dès cette époque, les classes supérieures de la société eussent pu tracer aux cultivateurs l’exemple du goût pour le séjour à la campagne, sur les biens qu’elles possédaient ou qu’elles tenaient du domaine à titre de ferme. Leur présence eût été d’un meilleur effet sur l’esprit des cultivateurs, que tous les règlemens de police, que toutes les mesures de contrainte et de rigueur employées contre cette classe utile de véritables producteurs. Mais les anciens propriétaires avaient perdu depuis quinze ans, par suite des révolutions, l’habitude de diriger eux-mêmes les travaux de la culture ; la plupart devenaient, depuis l’indépendance, des fonctionnaires publics dans les villes. Quant aux chefs militaires, également fonctionnaires ou retenus sous les drapeaux de leur corps, il ne leur était pas plus facile de séjourner sur les biens qu’ils tenaient à ferme. De là la nécessité de confier la direction des travaux agricoles, à d’anciens cultivateurs conducteurs d’ateliers sous les colons, devenus des gérants pour les propriétaires ou les fermiers : illettrés, habitués eux-mêmes dans l’ancien régime à voir employer la contrainte, à croire que c’était l’unique moyen de production, ils devaient y persévérer quand le gouvernement lui-même et ses officiers supérieurs, en général, étaient convaincus de l’efficacité de ce régime. Les officiers inspecteurs des cultures, ceux de la gendarmerie, ne pouvaient pas voir les choses d’un autre œil que leurs chefs supérieurs. Tous enfin étaient encore trop voisins du régime colonial, de celui de Toussaint Louverture qui l’avait restauré, de celui essayé sous Leclerc et Rochambeau, pour ne pas continuer ce système de violence. Qu’on joigne à ces habitudes du despotisme brutal, le peu de lumières répandues dans la société, et l’on s’expliquera aisément toutes ces mesures coercitives contre les cultivateurs.

Le 22 décembre, une ordonnance fut publiée sur le mode d’affermage des biens du domaine. Ils étaient donnés pour cinq ans, le prix du fermage se payait en nature ; mais en général ce prix était fort peu élevé. Après le payement du fermage, le fisc retenait, comme quart de subvention sur le reste des produits, en café et coton, 250 livres pesant pour chaque individu valide livré aux travaux agricoles, de 15 à 70 ans ; c’est-à-dire, qu’il était enjoint à chaque cultivateur, comme sous les colons, de produire 1000 livres de chacune de ces deux denrées. C’est dire aussi que dans les sucreries, adjugées la plupart aux chefè supérieurs, ces hommes devaient produire également comme dans l’ancien régime si détestable à tous égards.

Quant aux guildiveries existantes, appartenantes à l’Etat, elles étaient affermées en argent ; mais il fut défendu d’en élever d’autres ou d’en établir de nouvelles par des particuliers propriétaires, à moins d’obtenir préalablement une permission spéciale de l’empereur ou du ministre des finances. Il fut également défendu d’exploiter le bois de campêche. On verra ce qui suivit cette double défense.


Pendant que ces divers actes fixaient la condition des populations des campagnes, tous les généraux et leurs états-majors, tous les hauts fonctionnaires civils de l’empire s’acheminaient à Marchand, par ordre de l’empereur, pour s’y trouver le 1er janvier 1805 et solenniser le premier anniversaire de la déclaration de l’indépendance d’Haïti. C’était aussi une occasion toute favorable pour les réunir autour du chef qui venait d’être décoré de la pourpre impériale, pour consacrer en sa personne, par leur présence, l’autorité suprême dont il était revêtu. Dès les derniers jours de décembre, tous étaient rendus dans la nouvelle ville dont les constructions se poursuivaient avec activité depuis plusieurs mois. Ils furent accueillis gracieusement par l’empereur.

Le 1er janvier, une cérémonie en commémoration de celle qui avait eu lieu aux Gonaïves à pareil jour de 1804, se passa avec encore plus de pompe. Par ordre de l’empereur, Boisrond Tonnerre prononça un discours où il rappelait les crimes commis par les Français et la noble résolution qui avait armé la nation pour les combattre, les expulser du pays et proclamer son indépendance de la France. Le langage véhément dont il se servit excita l’âme ardente de l’empereur qui prononça de nouveau le serment « de vivre libre et indépendant, ou de mourir : » il fut répété avec enthousiasme par tous les généraux de l’empire, les fonctionnaires, les troupes et le peuple réunis autour du chef de l’Etat. Cette cérémonie inaugura la fête nationale de l’indépendance, où des discours devaient toujours rappeler au peuple, le devoir qu’il avait contracté envers lui-même et sa postérité, où le serment sacramentel devait longtemps se reproduire, jusqu’à ce qu’enfin l’indépendance et la souveraineté d’Haïti fussent solennellement reconnues par la France.

Ce fut le général de division H. Christophe qui commanda cejour-là les manœuvres des troupes qui défilèrent devant l’empereur. Au moment de l’arrivée de l’empereur sur la place d’armes et près de l’autel de la patrie où il allait monter, Christophe commanda aux troupes de s’agenouiller pour lui présenter les armes ; ce fut désormais une règle établie, pour toute occasion où l’empereur paraîtrait devant un corps quelconque[4].

Si le général Christophe, moins ancien que Clervaux présent en ce moment, se vit préféré et en quelque sorte désigné comme le successeur de l’empereur, on peut croire que, non-seulement il cherchait, par cette innovation insolite, à capter toute la bienveillance du souverain, mais qu’il avait l’intention de prêcher pour sa paroisse future. Christophe n’avait pu ignorer les insinuations faites par les Anglais à Toussaint Louverture, relativement au titre de Roi. Imbu des idées et des principes aristocratiques du Nord depuis qu’il était venu s’y fixer, après la campagne de Savannah ; d’un caractère orgueilleux qui le portait toujours à une grande magnificence ; ayant toute la hauteur et tout le ton de bonne compagnie nécessaires à un tel rôle ; d’un esprit éclairé quoique peu cultivé ; en voyant Dessalines prendre le titre d’Empereur et aspirant à lui succéder, il était naturel qu’il traçât dans cette circonstance, l’exemple de la soumission servile qu’il eût voulu pour lui-même et qu’il sut bien imposer par la suite. C’était d’ailleurs une manière de gagner l’affection et la confiance de celui qui avait déclaré solennellement que, dans le choix de son successeur, il n’aurait pas égard à l’ancienneté. Or, le désigner ce jour-là, à l’exclusion de Clervaux, pour lui rendre les honneurs militaires, c’était de la part de Dessalines, un commencement d’exécution de cette déclaration qui, d’un autre côté, avait fâché Christophe.

Le lendemain de la cérémonie, l’empereur fit visiter à ses nombreux invités à cette fête nationale, les travaux divers qui s’exécutaient sous ses yeux, et les fortifications détachées qui devaient défendre la ville impériale de Dessalines. L’établissement d’une manufacture à poudre commençait déjà. Mais, ce qui devait réussir plus promptement, avec sa volonté énergique et absolue, c’était la fondation d’une grande sucrerie avec toutes ses usines et une guildiverie pour la fabrication du tafia ou du rhum, sur les terrains contigus des anciennes habitations Marchand et Laville. Il annonça qu’en moins de dix-huit mois, cette fondation fonctionnerait dans toutes ses parties : au bout d’une année son vœu était accompli.

Les hôtes impériaux furent ensuite congédiés, et chacun d’eux reprit la route qui devait les conduire au siège de leurs fonctions respectives.

Tandis que l’Empereur d’Haïti se réjouissait au milieu de ses compagnons d’armes et des fonctionnaires publics, de l’indépendance obtenue par les efforts de la nation, le général Ferrand rédigeait à Santo-Domingo un acte qui devait lui rappeler qu’il avait encore des combats à livrer, de nobles travaux à entreprendre, pour en finir définitivement avec la domination française sur le territoire de l’île. Digne successeur de Rochambeau dans l’ancienne colonie espagnole, ce général publia, le 6 janvier, l’arrêté suivant qu’il faut produire avec ses motifs et la plupart de ses dispositions.

Toujours occupé des dispositions propres à anéantir la rébellion des noirs dans la colonie de Saint-Domingue, et considérant qu’une de celles les plus efficaces pour arriver à ce but est d’en diminuer la population et de les priver, autant que possible, des moyens de se recruter ;

Considérant que ce recrutement journalier doit naturellement tomber sur les noirs et gens de couleur au-dessous de quatorze ans ; et la politique jointe à l’humanité, réclamant que l’autorité légitime prenne des mesures pour empêcher les deux sexes de cet âge et de cette couleur de participer à des crimes et à une révolte qui les conduiraient inévitablement aux châtimens les plus terribles ;


Considérant qu’il est de l’avantage de la colonie que les différens âges de cette jeunesse soient distingués, et que les plus dangereux soient exportés de son sol, tandis que les autres, soigneusement conservés dans les bons principes et distribués dans les départemens fidèles, puissent un jour concourir, par leur travail, à sa restauration ;

Considérant aussi que les habitans voisins des frontières révoltées et les troupes qui sont sur le cordon méritent que le gouvernement les récompense, pour les fatigues et les dangers auxquels ils sont continuellement exposés ;

A arrêté et arrête ce qui suit :

1. Les habitans des frontières des départemens de l’Ozama et du Cibao, ainsi que les troupes employées au cordon, sont et demeurent autorisés à se répandre sur le territoire occupé par les révoltés, à leur courir sus, et à faire prisonniers tous ceux des deux sexes qui ne passeront pas l’âge de quatorze ans[5].

2. Les prisonniers provenant de ces expéditions seront la propriété des capteurs.

3. Les enfans mâles capturés, ayant moins de dix ans, et les négresses, mulâtresses, etc., au-dessous de dix ans, devront expressément rester dans la colonie, et n’en pourront être exporter sous aucun prétexte. Les capteurs pourront, à leur gré, ou les attacher à leurs plantations, ou les vendre à des habitans résidant dans les départemens de l’Ozama et du Cibao.

5. Les enfans mâles âgés de dix à quatorze ans, et les négresses, mulâtresses, etc., de douze à quatorze ans, seront expressément vendus pour être exportés.

13. À l’instant où les révoltés, reconnaissant leur erreur, auront fait acte de soumission à l’Empereur des Français, entre les mains du général Ferrand, et qu’il y aura certitude qu’ils agissent de bonne foi, toutes espèces d’hostilités cesseront.

(Les autres dispositions réglaient les formalités à employer pour l’exportation des individus capturés, etc.)

Fait au quartier-général de Santo-Domingo, le 16 nivôse an XIII.

Le général de brigade, commandant en chef, capitaine-général par intérim, membre de la Légion-d’Honneur,

Signé : Ferrand.

Cet acte était une conséquence du rétablissement de l’esclavage dans les possessions françaises et de la traite des noirs : il n’est donc pas étonnant que le général français voulût établir à son tour, dans le territoire qu’il occupait, la traite des Haïtiens, à la manière des chefs barbares de l’Afrique qui vendent leurs semblables aux blancs. Ferrand suivait d’ailleurs les erremens, « de M. Jean François, chevalier des ordres royales et militaires de Saint-Louis, amiral de toute la partie française, » qui, en 1793, s’adressait à un officier espagnol pour le supplier très-humblement « qu’ayant de très-mauvais sujets, et n’ayant pas le cœur de les détruire, de lui permettre de les dépayser, de les vendre au profit du roi, etc.[6] »

Quelle différence, en effet, existait dans les motifs donnés par l’un et l’autre général, pour prendre une telle mesure ? Aperçoit-on la moindre supériorité morale dans le général français sur le général noir ? Et cependant, il se croyait le droit de mépriser les noirs, uniquement parce qu’il avait la peau blanche !

Quelquesjours après sa publication, cet arrêté parvint à Dessalines. On peut concevoir l’effet qu’il dut produire sur son esprit et son cœur. Aussitôt, il résolut de fondre avec son armée sur la partie de l’Est d’Haïti, afin de tenter l’expulsion des troupes françaises qui s’y trouvaient. En conséquence, il envoya l’ordre à tous les généraux de se tenir prêts avec les corps sous leurs ordres respectifs pour entrer en campagne à la mi-février. Dans le cours de 1804, l’habillement des troupes avait été confectionné : l’empereur ordonna qu’elles seraient habillées et pourvues de tous autres équiquemens militaires, et qu’elles seraient payées au moment de partir.


Le lecteur aura remarqué l’article 15 de l’arrêté de Ferrand, prévoyant ou admettant la possibilité de la soumission des révoltés à l’Empereur des Français. Cette disposition singulière ne peut être bien comprise, qu’à raison d’une combinaison politique conçue à Paris par le gouvernement impérial.

Peu avant cet arrêté, un agent occulte était arrivé aux Cayes : c’était un homme de couleur de la Martinique, nommé Ducoudray. En même temps, un autre agent, un homme noir, également de la Martinique, Etienne Mentor enfin, se dirigeait sur Haïti où il arriva peu après son collègue.

Leur mission était semblable, mais fondée sur la nuance de leur épiderme respectif. Comme mulâtre, Ducoudray devait faire tous ses efforts pour exciter les mulâtres contre le gouvernement des noirs, contre les noirs en général. Comme noir, Etienne Mentor devait exciter les noirs contre les mulâtres. Chacun de ces agents devait enfin disposer les deux classes en faveur de la France, en les persuadant des regrets éprouvés de tout ce qui avait eu lieu en 1802 et 1803. — Voilà, probablement, les motifs de l’article 13 de l’arrêté du général Ferrand.

Avant de dire comment échoua cette mission secrète, très-politique, dans le sens de la mauvaise politique, examinons cette question.

Pour ramener l’ancienne colonie de la France à l’obéissance, à la soumission, le gouvernement français avait-il le droit et même était-il de son devoir d’employer de tels moyens ?

Oui, sans doute, puisque c’était par de semblables moyens que la France avait perdu sa colonie. C’était pour avoir divisé Rigaud et Toussaint Louverture, afin d’essayer de désunir leurs classes, qu’on en était arrivé ensuite à tenter de vaincre ces deux classes d’hommes, de les soumettre à merci. Si, en 1802, leurs héroïques lieutenans, Pétion et Dessalines, s’étaient rapprochés, entendus pour opérer la fusion de ces deux partis politiques, d’une manière indissoluble et parvenir à l’indépendance de la colonie, rien n’empêchait qu’on n’espérât un résultat contraire, après cette indépendance. En politique, les réactions sont aussi possibles, aussi naturelles que dans l’ordre physique. Le gouvernement français avait donc le droit d’essayer de parvenir à ces fins, et nous signalerons par la suite d’autres tentatives faites dans les mêmes vues. L’histoire ne calomnie point, lorsqu’elle produit des faits à la connaissance de tous[7].

Mais c’était aux hommes auxquels s’adresseraient les deux agents que nous venons de nommer, à comprendre leur devoir envers eux-mêmes, envers la patrie qu’ils avaient fondée pour eux, leur postérité et toute leur race ; c’était à eux à savoir qu’ils ne devaient pas les écouter. C’était aussi au gouvernement haïtien à exercer son droit à l’égard de tels agents, par suite de son devoir envers son pays ; car il y a toujours parité de position entre la défense et l’attaque.

Bien renseigné sur la situation des lieux et sur les hommes qui y exerçaient de l’influence, le gouvernement français dirigea Ducondray dans le Sud où se trouvaient Geffrard et la plupart des anciens officiers de Rigaud : il arriva aux Cayes. Mentor fut dirigé dans le Nord où il avait servi sous Sonthonax, où il était connu de Dessalines, de H. Christophe et des autres officiers noirs : il devait se rendre au Cap.

Ducoudray n’était pas aussi fin que Mentor, et d’ailleurs, la mission était délicate. Inconnu au pays, ne connaissant pas lui-même les hommes auxquels il devait s’adresser, ne pouvant s’imaginer à quel point ils avaient été éclairés par la désastreuse guerre civile du Sud, ni quelle antipathie pour la France avait succédé dans leurs cœurs à l’enthousiasme, au dévouement que cette ancienne métropole leur avait jadis inspirés, Ducoudray montra le défaut de la cuirasse dès ses premières paroles. Le général Geffrard, remplissant son devoir d’Haïtien et de fonctionnaire public, le fit arrêter immédiatement et l’envoya sous bonne escorte aux Gonaïves, en le dénonçant à Dessalines comme espion français. Jeté dans les cachots de Marchand, où avait péri Lamour Dérance, où venaient de périr Petit-Noël Prieur et d’autres anciens Congos du Nord qui avaient fait leur soumission ; Ducoudray y subit, pour la forme, une instruction dans laquelle il eut néanmoins le courage d’avouer l’objet de sa mission et de protester de son dévouement envers la France qui, disait-il, ne renoncerait jamais à Saint-Domingue. Il fut exécuté, comme il méritait de l’être, pour avoir accepté cette infâme mission.

Peu après, arriva le fameux Mentor dont nous avons signalé la finesse, l’adresse politique dans une mission dont Sonthonax l’avait chargé en 1797, dans les arrondissemens de Léogane et de Jacmel[8]. Lorsque ce commissaire fut expulsé par T. Louverture, Mentor était parti avec lui ; préalablement élu membre du corps législatif, il avait alors le rang, le grade d’adjudant-général que T. Louverture avait demandé pour lui à Sonthonax[9]. Rendu en France, il fut admis au conseil des Cinq-Cents. On prétend qu’au 18 brumaire il s’était manifesté contre le général Bonaparte, et qu’il fut emprisonné comme Sonthonax et d’autres.

Mentor ayant appris l’exécution de Ducoudray, prit le meilleur parti pour échapper à un sort semblable : il fut tout droit à Dessalines à qui il avoua qu’il avait reçu la même mission. Mais il lui dit, qu’ayant été persécuté à cause de sa couleur noire, désirant de quitter la France et d’éclairer le gouvernement haïtien et ses frères, sur les embûches que leur tendait le gouvernement français pour les subjuguer, il avait paru se prêter à cette mission.

Cette manœuvre adroite réussit complètement auprès de Dessalines[10]. Mentor fut maintenu dans son grade d’adjudant-général et devint aide de camp de l’empereur, pour le malheur de celui-ci ; car, rayant déjà connu comme un homme peu éclairé, le retrouvant chef suprême du pays, exerçant une autorité absolue, livré à toutes ses passions, entouré d’officiers qui les flattaient pour le dominer, il vit d’un coup d’œil le parti qu’il pouvait tirer lui-même de sa position près de lui. Mentor s’exprimait avec facilité ; il avait une belle figure, une physionomie attrayante, des formes qui avaient emprunté toute la politesse des hauts personnages auxquels il s’était trouvé mêlé en France. Il fit servir tous ses avantages personnels à gagner l’affection de Dessalines, en le flattant surtout pour ses glorieux succès contre les Français, en les représentant incessamment comme des monstres qu’on ne saurait trop haïr. Il fit enfin si bien, qu’il réussit à persuader Dessalines qu’il ne pouvait être un traître, et qu’il devint réellement un de ses favoris.

Presque en même temps que Mentor, — Dartiguenave, Bigot et David-Troy arrivèrent aussi en Haïti. David-Troy avait suivi le général Lavalette, lors de l’évacuation du Port-au-Prince en octobre 1803, n’ayant pas confiance dans un bon accueil de la part de Dessalines, après avoir servi les Français avec tant de zèle au Mirebalais. Il avait ainsi ajouté au tort qu’il eut de repousser les conseils de Pétion, et ce fut cependant auprès de celui-ci qu’il se rendit en revenant dans le pays, comptant sur son ancienne amitié. Quant à Dartiguenave, qui était resté en France pendant l’expédition de 1802, il avait réussi à s’en échapper : il en fut de même de Bigot, déporté avec Bigaud et d’autres, en 1802.

À la mi-janvier, l’empereur quitta Marchand pour venir au Port-au-Prince, emmenant avec lui le général Yayou qu’il retira de l’arrondissement de la Grande-Rivière pour le placer à celui de Léogane, après avoir appelé Cangé dans l’Ârtibonite. Ce dernier avait excité les plaintes des citoyens, et l’autre avait encouru la haine de Christophe pour avoir été un des chauds partisans de Sans-Souci. Yayou, qui lui rendait bien haine pour haine, à cause de l’assassinat de son premier chef, ne sut aucun gré à l’empereur de l’avoir sacrifié, ainsi qu’il jugeait, aux exigences de Christophe. Ce sentiment d’aigreur, malgré sa soumission à la volonté impériale, resta dans son cœur et produisit son fruit en 1806.

Partout sur le passage de l’empereur, les troupes s’agenouillèrent, d’après l’exemple tracé à Marchand le 1er janvier : ce fut un usage, un ordre consacré pour l’avenir. Le brave David-Troy dut en faire autant : mandé au palais du Port-au-Prince, il se jeta aux pieds du chef irrité qui lui reprochait son zèle pour les Français, en ordonnant de le fusiller. Le général Pétion, présent à cette scène humiliante et orageuse, pria l’empereur de lui pardonner et obtint sa grâce[11]. Mais David-Troy fut cassé de son grade de chef d’escadron et placé simple soldat dans la 4me demi-brigade. Dartiguenave fut au contraire maintenu à celui de colonel et employé aux Cayes, comme adjoint à l’adjudance-générale du Sud auprès de Papalier. Bigot, maintenu aussi chef de bataillon, devint aide de camp de l’empereur et dut habiter Marchand. Ces différentes décisions prouvent que Dessalines, s’il fut irrité contre David-Troy, était néanmoins bien disposé dans ces premiers momens en faveur des hommes de l’ancien parti de Rigaud.

L’installation du général Yayou, à Léogane, eut lieu par l’empereur en personne, accompagné du général Pétion. De là, il se porta par le Petit-Goave à Baynet où il ordonna l’arrestation des quelques individus, pour y avoir occasionné des agitations. Depuis longtemps, cette commune était sujette à des troubles incessans.

L’empereur retourna à Marchand pour se préparer à la campagne résolue contre la partie de l’Est.

Comme T. Louverture avait fait, il devait y pénétrer par deux routes différentes, afin d’atteindre Santo-Domingo. L’armée haïtienne fut donc divisée en deux corps principaux ; le premier sous les ordres directs de l’empereur, le second sous ceux du général Christophe : l’un passant par Saint-Jean, Azua et Bany, l’autre par Saint-Yague, la Véga et Cotuy.

Des trois bataillons de chaque demi-brigade, deux furent commandés pour la campagne, le troisième restant dans son cantonnement habituel pour concourir au maintien de l’ordre et faire face à toutes autres éventualités. Les corps de cavalerie et des détachemens d’artillerie marchèrent aussi. Les difficultés de la route à parcourir pour arriver sous les murs de Santo-Domingo, empêchèrent de traîner une artillerie de siège, même des pièces de campagne, aucun obstacle ne devant arrêter l’infanterie haïtienne jusque là ; mais le général Geffrard reçut l’ordre d’en expédier par mer, sur le garde-côtes le Vengeur, commandé par le chef de division Aoua.

Toutes ces troupes reçurent du biscuit et des salaisons pour plusieurs jours de ration, devant vivre par la suite, des subsistances du territoire qu’elles conquerraient. Mais on porta les autres munitions de guerre, hors les projectiles qu’on devait trouver avec les canons.

L’armée entière s’élevait à une force d’environ 25 mille hommes. À leur tête marchaient tous les généraux, excepté Vernet, ministre des finances, Capois, Jean-Louis François, Férou et Yayou, qui furent laissés à leurs postes respectifs.

Dessalines quitta Marchand le 16 février, et passa le même jour, à la Petite-Rivière, la revue de la division Gabart où se trouvaient les généraux Magny et Cangé. La division Pétion le joignit au Mirebalais avec le général Magloire Ambroise : le général Daut s’y trouvait avec la 10e demi-brigade. La division Geffrard était retardée par des pluies de la saison qui grossirent les rivières. Il en fut de même de la division Christophe qui ne put se mettre en route que le 18 : les généraux Paul Romain, Toussaint Brave, Raphaël et Lalondrie en faisaient partie, ainsi que le général de division Clervaux, commandant en second.

Du Mirebalais, l’empereur envoya sommer les bourgs de Hinche, Las Matas, Saint-Jean et Neyba de reconnaître son autorité, et de préparer des vivres et des chevaux pour son armée. Las Matas seul lui envoya une députation à cet effet : la population des autres points prit la fuite dans les bois.

Sur la route de Saint-Jean à Azua, on rencontra le fameux Tombeau des indigènes qui fut enlevé après peu de résistance ; et son commandant Wiet fut fait prisonnier avec beaucoup de ses subordonnés. Sous T. Louverture, l’empereur avait connu ce colon dont la bravoure à défendre son poste et le projet d’extermination qu’il avait conçu contre l’armée haïtienne, lui valurent la mort par les verges épineuses. On conçoit que les autres prisonniers ne languirent pas longtemps, à raison même de l’arrêté du général Ferrand, qui autorisait les troupes de la frontière et les habitans à faire la chasse aux Haïtiens pour être placés dans l’esclavage.

La garnison d’Azua et celle d’un poste sur la route de ce bourg à Neyba évacuèrent ces points et se retirèrent à Santo-Domingo. Un habitant d’Azua, nommé Juan Ximenès, ayant devancé la soumission des autres, y fut placé commandant de ses compatriotes.

À Bany, l’armée ne trouva personne. « Ce fut alors, dit le journal de cette campagne, que S. M. fut pleinement convaincue que les naturels espagnols étaient totalement vendus aux Français, et par conséquent indignes d’éprouver plus longtemps les heureux effets de sa clémence. » Mais nous avons fait remarquer tout ce qu’il y avait de contraire à la raison et à la saine politique, dans la proclamation du 8 mai 1804. Cet acte menaçant n’était nullement propre à inspirer la confiance aux habitans de l’Est, qu’on eut la maladresse de ne pas considérer comme Haïtiens.

Enfin, le 6 mars, l’empereur était rendu avec son armée sur l’habitation Galar, où il établit son quartier-général, à une lieue un-quart de Santo-Domingo, entouré de 2500 grenadiers des divers corps de troupes. De là, il écrivit au général Ferrand pour le sommer de lui livrer la place, et les habitans de reconnaître son autorité suprême. C’est d’usage à la guerre, mais il savait qu’il n’en serait rien. Pour toute réponse, le général Ferrand fit incendier le faubourg San-Carlos qu’il ne pouvait défendre, étant situé hors des murailles de la ville.

Le 7, les généraux Pétion et Gabart visitèrent les environs pour placer leurs divisions. Ce jour-là, la division Christophe arriva sur les lieux.

Elle avait eu à combattre pour enlever Saint-Yague aux mains de Sérapio, qui commandait le département du Cibao et qui tomba mort sur le champ de bataille, ainsi que le chef de brigade Polanque. Christophe fit tuer non-seulement les prisonniers, mais tous tes blessés : il fit pendre une douzaine d’habitans parmi les plus notables de cette ville, qui s’étaient réfugiés dans l’église d’où on les arracha. Des familles s’étaient enfuies pour se jeter dans les bois : en laissant Campo Thabarrès, commandant de Saint-Yague, il lui donna l’ordre de les poursuivre à outrance[12]. Il va sans dire que ces actes affreux répandirent la terreur dans tout le Cibao, et que la division du Nord poursuivit sa marche sans rencontrer âme qui vive.

Des gabions étaient déjà préparés, le soldat haïtien s’y entendant à merveille, surtout à cette époque. Dans la nuit du 7 au 8, Gabart et Pétion prirent possession autour de la ville, — Gabart à partir de la rive droite de l’Ozama jusqu’au faubourg San-Carlos, sur une chaîne de monticules au nord de Santo-Domingo, J.-P. Daut occupant la gauche, Cangé le centre et Magny l’église du faubourg, à droite ; — Pétion, de là au rivage de la mer, à l’ouest de la ville, en attendant la division Geffrard qui était destinée à occuper cette extrême droite vers la mer.

Le 8, l’empereur visita la position des troupes, en compagnie des généraux Christophe et Clervaux, qui reçurent l’ordre d’aller s’établir sur la rive gauche du fleuve, de manière à s’étendre jusqu’à la mer pour bloquer la place, à l’est ; ils durent traverser la rivière de l’Isabelle et remonter à plus de huit lieues le cours de l’Ozama pour trouver un gué : le 12, ils étaient en position.

Pendant la reconnaissance de l’empereur, et au moment où il arrivait au quartier-général de Gabart, le brave adjudant-général Damestois, son aide de camp, fut frappé d’un boulet lancé des fortifications de la ville : il expira deux heures après.

Le 12, la division Geffrard arriva et occupa de suite la ligne qui lui était réservée : le général Moreau en faisait partie, et ce n’est que le 24, que le général Gérin arriva avec un transfuge américain, dit le journal de la campagne, sans mentionner ni son nom ni l’objet qui l’amenait. Mais dès le 16, l’empereur avait reçu des correspondances étrangères.

Santo-Domingo était ainsi investi complètement par terre : nulle communication ne pouvait plus avoir lieu avec les campagnes. Par mer, cette ville était bloquée par des vaisseaux anglais, qui ne permettaient pas l’entrée des approvisionnemens de l’étranger, et la place en avait fort peu. Quelques jours après, il n’y avait plus de bois à brûler, plus de combustibles d’aucune espèce. Cependant, le général Ferrand, avec environ 3500 hommes de troupes européennes, ne désespéra pas de défendre la place, dût-il combattre jusqu’à extinction. Ses troupes étaient appuyées par 1300 gardes nationaux de la ville, commandés par deux mulâtres de Saint-Marc, Faustin Répussart et Savary, dont on a connu déjà les antécédens, par leurs services rendus à la cause honteuse de l’esclavage. Afin de diminuer le nombre des personnes inutiles à la défense, Ferrand fit embarquer sur deux navires des femmes et des enfans, pour être portés dans les îles voisines ; à leur sortie du port, les Anglais les chassèrent, et ils durent y rentrer.

Dès l’apparition de l’armée haïtienne sous les murs de la place, le feu des forts avait été dirigé contre elle : les boulets, les bombes, les obus, la mitraille en pleuvaient incessamment. Pour mieux atteindre les troupes de la division Gabart, placées sur les monticules au nord, Ferrand fît monter des pièces de gros calibre sur les terrasses des toits de l’ancien couvent des Franciscains ; car tous les édifices publics et privés de Santo-Domingo ont des terrasses à la romaine. La garnison fit plusieurs sorties dans lesquelles elle fut constamment foudroyée par l’infanterie haïtienne, et ramenée vigoureusement dans la place : chaque fois, elle perdait beaucoup de monde.

Malheureusement, le garde-côtes le Vengeur, sur lequel montait l’adjudant-général Papalier, chargé de conduire l’artillerie de siège, n’arriva que le 26. Le général français avait dû prévoir que les Haïtiens paraîtraient tôt ou tard sous les murs de Santo-Domingo ; et dans l’impossibilité de les empêcher d’y arriver, il n’avait laissé aucun canon à leur disposition. Même le fort Saint-Jérôme, qui est à deux-tiers de lieue de la ville, avait été désarmé de son artillerie dans cette prévoyance. Or, assiéger sans artillerie, une ville fortifiée comme l’est Santo-Domingo, c’était s’exposer à mettre un long temps pour l’enlever : il fallait de plus compter sur l’assistance indirecte des vaisseaux anglais, pour qu’elle ne fût pas ravitaillée du dehors. De son côté, l’officier qui les commandait envoya un parlementaire proposer à Ferrand une capitulation ; mais ce général le repoussa avec indignation.

Les correspondances étrangères dont il s’agit, reçues par l’empereur, étaient une communication faite par le même officier anglais, de l’avis qu’on avait eu de l’armement, en France, de plusieurs escadres dont la destination était inconnue. Le transfuge américain, venu sur un navire des États-Unis, où se trouvait le général Martial Besse, déporté en 1802 par Leclerc, lui apporta un semblable avis. Ces nouvelles, qui faisaient prévoir que le gouvernement français enverrait des troupes au secours du général Ferrand, peut-être même contre l’ancienne partie française, pour aider aux trahisons dont on nourrissait probablement l’espoir par la mission de Ducoudray et de Mentor, portèrent Dessalines à vouloir se hâter d’enlever Santo-Domingo.

Dans la matinée du 26 mars, il réunit les généraux à son quartier général et leur déclara qu’il voulait donner l’assaut à la place : ils reçurent l’ordre de s’y préparer. Mais dans la journée, un brig de guerre et une falouche, profitant d’un moment où les vaisseaux anglais s’étaient éloignés des côtes, parurent devant le port, et firent un signal auquel on répondit[13].

Le 27, à 3 heures de l’après-midi, les généraux Pétion et Geffrard firent informer l’empereur qu’une escadre française avait paru : elle était composée de 5 vaisseaux, de 3 frégates et d’autres bâtimens de guerre, corvettes ou brigs.

Le 28, dans la matinée, le débarquement des troupes qu’elle portait commença et continua dans la journée. On les évalua à 4000 hommes dans les lignes haïtiennes, d’après le journal de la campagne contre Santo-Domingo[14].

Aussitôt l’apparition de l’escadre, Dessalines fit donner l’ordre à Papalier et Aoua de retourner aux Cayes. Une frégate fut détachée à la poursuite du Vengeur qui eut le temps de gagner le port d’Aquin : elle revira de bord, alors, et fut probablement capturée elle-même par les vaisseaux anglais[15].

Les renforts survenus à la garnison assiégée, et les communications qu’il reçut de l’étranger, devaient décider Dessalines à lever le siège de Santo-Domingo. Cependant, on assure qu’il persistait à vouloir donner l’assaut, et que ce fut le général Pétion qui, dans une nouvelle réunion des généraux, lui représenta l’inutilité d’occasionner la mort de tant de braves officiers et soldats pour enlever cette place, qu’il faudrait ensuite abandonner, si des escadres françaises venaient à paraître dans la partie occidentale de l’île. Ces raisons le déterminèrent : l’ordre fut donc donné aux divers généraux de division de lever le siège dans la nuit du 28 mars[16].

Dès le 25, l’empereur avait fait enjoindre aux commandans des bourgs sur la route, « de rassembler tous les habitans et de les coinstituer prisonniers, pour, à son premier mot, faire refluer eux, tes bestiaux et les animaux dans la partie haïtienne[17]. » Un pareil ordre, après les avis reçus de l’étranger, indiquait déjà l’intention de renoncer à la conquête de la partie espagnole, puisque malheureusement on était assez oublieux de l’idée qui avait fait prévaloir le nom d’Haïti sur celui de Saint-Domingue, pour n’en faire qu’un seul pays, une seule patrie pour tous ses habitans.

« Dans l’après-midi du 28, la cavalerie se répandit de tous côtés détruisant et brûlant tout ce qui s’offrait à son passage. À onze heures (de la nuit) le siège de la place fut levé… En vertu des dernières instructions de S. M., laissées aux divers généraux, ils firent pousser devant eux le reste des habitans, des animaux et des bestiaux qui se trouva dans les campagnes, réduisirent en cendres les bourgs, les villages, les hattes et les villes, portèrent partout la dévastation, le fer et la flamme, et n’épargnèrent que les individus destinés par S. M. à être amenés prisonniers. Ainsi finit une campagne dont tout l’avantage fut constamment de notre côté, où l’ennemi ne cessa d’être complètement battu…[18] »

En effet, c’étaient de glorieux trophées, que ces hommes, ces vieillards, ces femmes, ces pauvres enfans, confondus avec les bestiaux et les animaux, et poussés dans la partie haïtienne ! Et que voulait-on faire de ces êtres pensans ?… Imiter Ferrand dans son honteux arrêté du 6 janvier !… Ne valait-il pas mieux laisser à cet homme de la race blanche, l’infamie de sa pensée, en épargnant une population innocente de son crime contre l’humanité, courbée sous le joug oppresseur de ses semblables, mais pouvant un jour se lever à son tour pour expulser ces étrangers de son territoire ? Qu’a-t-elle fait en 1808 et 1809 ? Mais, ne devançons pas le temps.

Ce qu’on n’a pas dit dans le document dont nous extrayons le passage cité, c’est que plus d’une victime humaine périt sur la route, par une marche rapide qui épuisait leurs forces ; c’est qu’on en massacra plusieurs, qu’on coupa les jarrets aux bœufs, aux chevaux et autres animaux qui n’allaient pas assez vite, principalement dans la division Gabart. Il fallut toute la générosité des sentimens de Pétion, de Geffrard, de Magloire Ambroise, pour diminuer ces horreurs.

Dans la retraite de la division du Nord, ce fut bien autre chose ! H. Christophe la commandait, c’est tout dire. Trouvant plus de villes et de bourgs sur la route qu’elle parcourait, elle incendia davantage ; elle fit plus de victimes, plus de prisonniers, elle pilla beaucoup plus.

Tous ces prisonniers de tout âge et des deux sexes furent placés, la plupart, sur les habitations des grands de l’empire, de l’empereur. D’autres furent pris, comme domestiques, par des familles aisées, pour leur épargner de plus grands maux : ce furent les femmes, les jeunes filles et les enfans surtout dont on prit soin ainsi[19]. Une partie des hommes furent incorporés dans les troupes, d’autres employés aux travaux des fortifications élevées dans les montagnes, à celles de Marchand surtout.

La population de l’Est, qui n’avait pas eu beaucoup à se louer de l’occupation de son territoire par T. Louverture, n’envisagea plus, dès lors, ses voisins, que comme des barbares qui devaient lui rester étrangers, ainsi qu’ils la considéraient elle-même. Mais il était réservé à l’influence d’autres principes, d’autres sentimens, de la faire revenir un jour sur ses préventions.

Nous ne sommes pas entrés dans le détail de tous les combats qui eurent lieu sous les murs de Santo-Domingo, où les troupes haïtiennes soutinrent leur réputation contre celle des Français renfermés dans cette ville[20]. Nous signalerons seulement une sortie de ces derniers, dans la matinée du 11 mars, en trois colonnes, dirigée contre la division Gabart, et dans laquelle le général Magny fut un moment exposé à voir enlever sa position à San-Carlos. Le valeureux Julien Gupidon, colonel de la 14e demi-brigade, trouva une mort glorieuse en abandonnant ses retranchemens pour s’élancer sur l’ennemi. Magny lui-même se ressouvint de sa gloire acquise à la Crête-à-Pierrot. Au moment où Pétion le vit engagé, il détacha de sa division Magloire Ambroise, avec les 22e et 24e demi-brigades, qui l’aidèrent à refouler les Français. Après cette affaire, dans la soirée, il lui envoya de nouveau la 21e, pour l’aider à rétablir promptement ses retranchemens, ayant reconnu que l’ennemi avait mis de l’acharnement à s’emparer de cette position avantageuse.

Cette noble carrière des armes, et surtout les luttes politiques, offrent souvent de singulières péripéties qui sont autant d’enseignemens pour les peuples. Trois années auparavant, Pétion se trouvait dans les rangs de l’armée française et lançait des bombes contre Magny : en ce moment, il assistait son frère et concitoyen contre cet ennemi commun ! Mais, sept années plus tard, à son tour, Magny faisait diriger de nombreux boulets contre Pétion, et se joignait presque en même temps à lui, pour rester désormais étroitement unis ensemble par les liens d’une estime et d’une amitié réciproques[21] !

Dessalines, parti du quartier-général de Galar dans la soirée du 28 mars, ne mit que quatre jours pour se rendre à Marchand, distant de 120 lieues de ce point, tant il croyait à la prochaine arrivée d’escadres françaises. Toutes les divisions de l’armée revinrent bientôt, pour reprendre leurs cantonnemens respectifs ; non pour se reposer des fatigues de cette infructueuse campagne, mais pour continuer les travaux des fortifications élevées dans les montagnes.

Le 12 avril, une adresse de l’empereur au peuple fut publiée, pour mettre tous les Haïtiens à même de savoir ce qu’avait produit la campagne entreprise contre la partie de l’Est, et la ville de Santo-Domingo particulièrement, pour leur dire les motifs qui le portèrent à renoncer momentanément à cette conquête, et les inviter à se préparer à une nouvelle lutte contre les Français. On y remarque les passages suivans :

Décidé à ne reconnaître pour limites que celles tracées par la nature et les mers… je résolus d’aller me ressaisir de la portion intégrante de mes États… une force armée fut déployée contre la partie ci-devant espagnole… Il était naturel de penser que les indigènes espagnols, ces descendans des malheureux Indiens immolés à la cupidité et à l’avarice des premiers usurpateurs de cette île, saisiraient avec avidité la précieuse occasion de sacrifier aux mânes de leurs ancêtres ; mais cette espèce d’hommes avilis et dégradés, préférant aux douceurs d’une vie libre et indépendante, des maîtres qui les tyrannisent, fit cause commune avec les Français. C’était partager les crimes de ces derniers que de s’associer à leurs travaux liberticides : tout espagnol pris les armes à la main vit donc couler son sang dans celui de ces étrangers perfides…

Il vous reste au moins la consolation de penser que la ville de Santo-Domingo, seul endroit qui survive au désastre de la dévastation que j’ai propagée au loin dans la partie ci-devant espagnole, ne peut plus longtemps servir de refuge à nos ennemis, ni d’instrument à leurs projets. Il est une vérité bien constante : point de campagnes, point de cités. Il découle de ce principe, que tout dans le dehors ayant été la proie du fer et de la flamme, le reste des habitans et des animaux, enlevé et conduit dans notre partie, l’avantage que l’ennemi se proposait de retirer de ce point de mire, devient sinon nul, du moins insignifiant : considération puissante qui ajoute aux autres fruits que nous avons recueillis de cette expédition… Au premier coup de canon d’alarme, que le sol d’Haïti n’offre à leurs regards avides que des cendres, du fer et des soldats.

Cette dernière idée devint bientôt l’une des dispositions de la loi constitutionnelle de l’empire, et c’est ce qu’il y eut de mieux dans cette proclamation[22].

Puisque l’empereur considérait l’ancienne colonie espagnole comme une portion intégrante de ses États, son secrétaire eut tort de qualifier ses habitans d’Espagnols ; il aurait dû les considérer comme Haïtiens, à cause même du nom primitif de l’île qui lui avait été restitué, et parce que l’île entière avait appartenu à la France, et qu’en proclamant l’indépendance, c’était dans la pensée de la soustraire totalement à sa domination. L’occupation de cette partie par le général Ferrand ne devait être envisagée que comme un accident provisoire qui disparaîtrait tôt ou tard. C’est par ce principe que toutes les constitutions successives du pays, à partir de celle qui sera produite ici bientôt, ont toujours compris tout le territoire de l’île comme formant l’Etat d’Haïti, même après la rétrocession de celui de l’Est, en 1814, par la France à l’Espagne.

Après la retraite de l’armée haïtienne, le général Ferrand fit successivement réoccuper les bourgades voisines des anciennes limites qui séparèrent jadis la colonie espagnole de celle de la France. Les habitans de ces lieux et ceux des villes incendiées s’occupèrent de la reconstruction de leurs demeures : ils reprirent leurs travaux de culture, l’élève de leurs bestiaux, et il y eut de nouveau des campagnes et des cités dans l’Est d’Haïti.

C’est à cette époque qu’un ancien fonctionnaire de Saint-Yague, Agoustino Franco de Médina, devint le commandant de cette ville et de tout le département du Cibao. Il servit les Français avec zèle jusqu’au dernier moment de leur occupation dans l’Est d’Haïti. Plus tard on verra comment il termina sa carrière, comment il dut envier la mort du noir Serapio Reynoso, tombé sur le champ de bataille de Saint-Yague.

    qui prétendent ; au contraire, que cette escadre fut prise ou détruite par les Anglais, sur les côtes de Santo-Domingo. Cependant j’ai lu au ministère de la marine des rapports qui constatent que le 16 février, avant l’arrivée de l’armée haïtienne, un premier combat naval y eut lieu, dans lequel 3 vaisseaux français et une corvette furent capturés par les Anglais et deux vaisseaux brûlés par eux, étant échoués ; et qu’un second combat eut lieu sur ces côtes, à la fin de mars, dans lequel les vaisseaux français furent encore capturés. Ces derniers étaient donc ceux qui débarquèrent les troupes, le 28 mars ; mais il est probable que ces troupes ne montaient pas à 4, 000 hommes.

  1. Hist. d’Haïti, t. 3, p. 182.
  2. Hist. d’Haïti, t. 3, p. 183.
  3. Pamphile de Lacroix a accusé T. Louverture d’être même parcimonieux, en fait de deniers publics ; et au château de Jous, il a lui-même déclaré qu’il n’avait jamais touché ses appointemens, qu’il ne disposait point des fonds du trésor public pour donner à ses proches.
  4. Voyez Hist. d’Haïti, t. 3, p. 185 à 188, pour l’ensemble et les détails de cette fête.
  5. Et que feraient-ils de ceux qui passeraient cet âge ? Les immoler, c’est sous-entendu, afin de diminuer cette population.
  6. Voyez la pièce de Jean François à M. Tabert, t. 2e, de cet ouvrage, p. 199.
  7. Voyez au surplus les pages 29 et 30 du 5e vol. de cet ouvrage, où ce plan a été bien dessiné.

    En 1838, j’assistai à une séance de la chambre des députés où j’eus le plaisir d’entendre plusieurs grands orateurs. Il s’agissait du traité de la Tafna, conclu avec Abd-el-Kader, que l’opposition de diverses nuances attaquait, censurait. J’entendis l’un de ces orateurs reprocher au ministère de n’avoir pas su tirer parti de la situation et des hommes, de n’avoir pas opposé à Abd-el-Kader un autre chef arabe qu’il nomma, pour mieux assurer la domination de la France en Algérie ; et cet orateur est l’un des hommes dont la doctrine est considérée comme la plus morale ! Je compris alors que c’était une chose permise, que le divide et impera est un moyen praticable.

  8. Voyez t. 3 de cet ouvrage, p. 334 à 336.
  9. Le 12 mai 1797, Sonthonax écrivit à T. Louverture, que E. Mentor désirait faire avec lui la campagne qu’il projetait contre Saint-Marc et qui fut effectuée dans ce mois. Le 24, sur la demande de T. Louverture, Sonthonax promut Mentor au grade d’adjudant-général. Le général en chef avait découvert le mérite réel de son protégé.
  10. Le général Dessalines était de la campagne dont il s’agit dans, la note précédente. Il est probable que Mentor, si adroit, avait su capter son estime et son amitié à cette époque.
  11. Nous avons entendu dire que ce fut Pétion qui conseilla à David-Troy de se jeter aux pieds de l’empereur, comme l’unique moyen d’échapper à la mort. Ses prières firent le reste.
  12. Hist. d’Haïti, t. 3, p. 198.
  13. Il n’y avait que deux vaisseaux anglais devant Santo-Domingo. Il parait qu’étant avertis de l’approche de l’escadre française, ils se retirèrent pour se rallier à d’autres et venir ensuite attaquer l’escadre.
  14. M. Madiou (Hist. d’Haïti, t. 3, p. 205) affirme qu’il n’y eut que 500 hommes de débarqués, beaucoup d’argent et des provisions de bouche, de l’escadre commandée par le contre-amiral Missiessy, qui continua sa route et retourna en France. Cet auteur attribue à une erreur de date, l’assertion de ceux
  15. On nous a dit que notre compatriote Hérard Dumesle se trouvait sur le Vengeur, avec Papalier dont il fut le constant ami.
  16. J’ai souvent entendu parler de ces observations de Pétion à Dessalines.
  17. Journal de la campagne.
  18. Ibidem.
  19. Pétion eut pour ces infortunés les plus grands égards. Il engagea les familles du Port-au-Prince à prendre chez elles les femmes, les jeunes filles, les enfans pour en avoir soin. Sa propre femme en eut une très-jeune qu’elle éleva et maria à un oficier, quelques années après.
  20. Voyez le journal de cette campagne dans le Recueil des actes publiés par M. Linstant, et l’Hist. d’Haïti, t. 3, p. 191 à 206.
  21. En 1812, au siège du Port-au-Prince, où Magny fit défection envers la République d’Haïti.
  22. C’est J. Chanlatte qui la rédigea : les faits qui se passèrent dans cette campagne ne lui permirent pas, sans doute, de donner à Dessalines un autre langage.