Étude sur l’histoire d’Haïti/Tome 6/1.7

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Dezobry et E. Magdeleine, Lib.-éditeurs (Tome 6p. 217-255).

chapitre vii.
Actes despotiques de Germain Frère. — Sa conduite envers Pétion. — Conduite de Pétion. — Convocation des généraux à Marchand, pour la fête de l’indépendance. — Révolte de Germain Picot aux Platons et sa répression par Geffrard. — Geffrard se rend ensuite à Marchand. — Conseil secret tenu par Dessalines pour faire tuer Geffrard et Pétion. — Examen de ses motifs. — Boisrond Tonnerre. — Conseils donnés à Dessalines par H. Christophe. — Il fait avertir Geffrard et Pétion. — Ils concertent tous trois la mort de Dessalines. — Examen de cette conjuration. — Décret sur le chargement des navires en café, sucre et coton. — Réclamation de J. Lewis contre l’administration. — Belle conduite de Pétion à cette occasion. — Divers faits de Dessalines, expliquant les contrastes de son caractère. — Ses paroles à Miranda, général espagnol. — Décret sur l’organisation de la marine, etc. — Mort de J.-L. François à l’Anse-à-Veau. — Faits relatifs à Borgella. — Geffrard prépare la conspiration contre Dessalines. — Décret sur les guildives. — Mort de Geffrard aux Cayes. — Paroles et faits de Dessalines à cette occasion.


Lorsqu’un supérieur se complaît dans le despotisme, il finit toujours par arriver à des actes injustes et même cruels, pour soutenir ce système contraire aux lois : il sent lui-même qu’il est l’objet de l’improbation publique, et, pour interdire l’examen de sa conduite, il emploie la terreur afin d’imposer silence. Tels furent les procédés du colonel Germain Frère.

Peu après le retour de l’empereur à Marchand, le colonel Thomas Marie-Jeanne, qui était resté en prison puis l’entrée de l’armée indigène au Port-au-Prince, en 1803, pour avoir pris part au pillage des troupes dans la rue des Fronts-Forts, ayant essayé des évader, Germain, de sa propre autorité, l’en fit extraire et conduire au Cul-de-sac, où on le tua. Pour justifier cette atrocité, Germain l’accusa d’avoir voulu soulever les cultivateurs des montagnes du Port-au-Prince : l’empereur, à qui ce rapport fut adressé, trouva naturellement qu’on avait bien fait de l’exécuter. Il est probable que cet officier, qui avait été d’abord un chef de bande dans la guerre de l’indépendance et qui servit ensuite dans la 12e demi-brigade, avait eu quelque querelle particulière avec Germain, qui en était le colonel.

Presque en même temps, deux indigènes de l’ancienne partie espagnole, qui étaient soldats dans cette demi-brigade, en proie sans doute à la misère et à la faim, sortirent de la ville pour chercher du travail à la campagne : arrêtés, ils furent suspectés de vouloir s’évader et retourner dans leurs foyers. Germain les fit fusiller en présence de la garnison, malgré l’appel humain que firent les troupes à sa générosité, — à sa justice ! — en criant grâce ! En admettant qu’aux termes du code pénal, ces malheureux dussent être considérés comme coupables de désertion, c’était tout au plus la désertion à l’intérieur, punissable d’emprisonnement et non de la mort. Mais des Espagnols, aux yeux de Germain comme à ceux de l’empereur, ne pouvaient échapper à ce cruel châtiment : les soldats haïtiens jugèrent différemment en poussant ce cri de commisération. Et eux-mêmes, comment étaient-ils traités ?

Dès le départ de l’empereur pour Marchand, nous l’avons dit, Germain s’attacha à contrecarrer l’autorité de Pétion. La malheureuse affaire de Chancy le rendit chaque jour plus hostile ; il tenait sans cesse des propos malveillans sur ce général qui était son chef immédiat. Sachant cela, Pétion se gardait contre sa perfidie, parce qu’il dut supposer avec raison, que Germain avait reçu des instructions spéciales de l’empereur pour agir ainsi. Les officiers de son état-major se faisaient un devoir de coucher le plus souvent chez lui, pour être à même de le défendre s’il y avait lieu. On a même dit qu’il lui arrivait parfois de changer de chambre dans la vaste maison qu’il occupait ; mais on ne peut raisonnablement ajouter foi à de tels bruits, quand on se rappelle le courage flegmatique de Pétion en tant de circonstances.

Ce qui est certain, c’est qu’il s’étudia à laisser faire le colonel Germain, à ne pas user de son autorité supérieure pour réfréner ses actes de brutal despotisme, soit envers les particuliers, soit envers les militaires : il se persuadait que par là, Germain se perdrait. On ne peut blâmer cette conduite de Pétion, en considérant que celle du commandant de l’arrondissement du Port-au-Prince était le résultat du système irréfléchi du gouvernement impérial.

À cette époque, Pétion s’occupait presque exclusivement de la construction d’une petite goëlette qu’il nomma l’Indien, construction où il dirigeait lui-même les divers ouvriers, par ses connaissances. Ingénieur militaire, il était aussi ingénieur de marine et civil, comme il était bon artilleur.

Habituellement vêtu d’une redingote, ne portant qu’un chapeau rond, excepté quand il se présentait devant les troupes avec le seul costume militaire de colonel, il se faisait ainsi plus citoyen que général[1]. Presque toujours boiteux, par les douleurs qu’il ressentait aux articulations par suite de la gale qu’il avait gagnée depuis longtemps dans les camps, et dont il ne fut guéri que plusieurs années après, il était contraint souvent de se servir de béquilles : ce qui a fait dire à Boisrond Tonnerre (on l’assure), « qu’il jouait le même rôle que Sixte-Quint, » avant son avènement à la papauté.

Cependant, à la fin de décembre, il dut se rendre à Marchand où les généraux et d’autres officiers supérieurs et des fonctionnaires publics furent mandés pour la célébration du nouvel anniversaire de l’indépendance.


Le général Geffrard s’y rendait aussi, avec d’autant plus de raison que l’empereur lui avait écrit d’ajourner à cette époque le voyage qu’il avait voulu y faire, quand il fut admonesté de sa part par Guillaume Lafleur. Pour y aller, Geffrard passa par l’Anse-à-Veau, afin de voir Jean-Louis François dont on désespérait de conserver les jours : il devait cette visite, ce témoignage d’intérêt et d’amitié à son ancien compagnon d’armes. Mais là, il rencontra Jacques Daublas, employé de l’administration des domaines, qui revenait de Marchand, porteur de dépêches impériales pour lui : elles lui ordonnaient certaines mesures qui nécessitaient son retour aux Cayes. Contrarié de ne pouvoir peut-être se trouver à Marchand avec ses collègues, mais obéissant, il retourna sur ses pas dans l’intention de mettre la plus grande diligence dans l’exécution des ordres qu’ilavait reçus.

Un nouvel incident survint : en route, il apprit que Germain Picot, ancien officier la 18e demi-brigade, s’était soulevé et emparé de la citadelle des Platons avec quelques cultivateurs qu’il avait entraînés dans sa révolte.

On peut juger de la célérité que dut mettre Geffrard à la répression de cette folie.

Germain Picot, ayant commis une action infâme, avait été jugé à Jérémie par un conseil spécial qui le dégrada et le renvoya du corps où il servait en qualité de capitaine. Dans son désespoir, il conçut l’idée d’appeler aux armes les cultivateurs déjà mécontens du système sous lequel ils gémissaient. En militaire, il pensait que s’il réussissait à s’emparer de ce point fortifié, où il y avait un dépôt considérable de poudre, il aurait pu rallier tous les mécontens ; dans ce dessein, il profita d’un moment où les troupes de la garnison s’étaient rendues à un calinda dans le voisinage, et se rendit maître de la citadelle. En vain les soldats revinrent pour y pénétrer, ils furent repoussés.

Le général Moreau se mit de suite à la tête de la 13e et de la 17e, et se porta contre les révoltés ; mais arrivé près de la citadelle au coucher du soleil, il remettait à l’attaquer le lendemain matin, quand Geffrard survint sur les lieux. Désapprouvant la disposition de Moreau, il fit immédiatement monter les troupes en deux colonnes contre les révoltés, et lui-même se mit à la tête de la cavalerie qui gravit audacieusement le morne des Platons. Germain Picot n’eut que le temps de tirer un coup de canon à mitrailles, qui ne put arrêter le divisionnaire illustre qui avait essuyé tant d’autres feux dans sa carrière militaire : il se jeta dans les bois avec sa bande. En peu de jours, les cultivateurs égarés étaient rentrés à leurs travaux, jouissant de l’amnistie qui leur fut accordée, tandis que la tête de Germain Picot fut mise à prix : quelque temps après, elle fut tranchée et apportée aux Cayes.[2]

Cette échauffourée ainsi terminée, et les ordres impériaux exécutés avec non moins de promptitude, Geffrard se remit en route pour Marchand où il arriva dans l’après-midi du 1er janvier 1806. Il fut porteur lui-même de la nouvelle de la révolte et de sa répression. Ce qui devait lui assurer à jamais l’estime et la confiance de Dessalines, fut au contraire ce qui porta l’empereur à vouloir le faire assassiner peu d’heures après : un tel militaire, capable de choses semblables, lui parut trop dangereux pour son pouvoir, après les soupçons, les préventions qu’il avait conçues contre lui. Geffrard n’était pas le seul qui dût subir cette tyrannique décision ; aux yeux de Dessalines, Pétion méritait le même sort.

En effet, dans la soirée du 1er janvier, les salles du palais impérial resplendirent de lumières pour le bal qui devait clore la fête de l’indépendance. Le bal, la danse, étaient devenus aussi nécessaires à Dessalines, que les Te Deum à Toussaint Louverture ; et, de même que celui-ci méditait ses crimes pendant cette cérémonie religieuse, de même, en cette circonstance, son ancien lieutenant saisit l’occasion de cette nuit de réjouissances consacrées à l’indépendance d’Haïti, pour méditer le sacrifice impie des deux généraux qui y avaient le plus contribué par leur courage, leur désintéressement et leur dévouement envers ce même chef.

Après avoir dansé comme à son ordinaire, vers minuit l’empereur se retira dans sa chambre, sans affectation : il y fît appeler successivement et secrètement les généraux H. Christophe et Romain, et le colonel Pierre Toussaint, commandant de l’arrondissement de Saint-Marc. La grande affluence d’officiers et de fonctionnaires qu’il y avait au palais ne permit à qui que ce soit de remarquer l’absence momentanée du bal, de l’empereur et de ces officiers supérieurs.

Là, Dessalines leur déclara qu’il était positivement informé que Geffrard et Pétion préparaient le retour de Rigaud dans le pays, afin de le reconnaître pour chef de l’Etat ; que ce projet était concerté avec le gouvernement français, le dévouement de Rigaud à la France n’ayant jamais varié. Et en preuve de ce qu’il appelait ses informations positives, il leur rappela la mission de Ducoudray, celle de Mentor qui lui avait avoué ce plan. Il leur fit remarquer l’arrivée successive dans le pays de tous les anciens officiers de Rigaud, celle de Poutu, son aide de camp et secrétaire, qui avait tenté de recueillir de l’argent pour faire passer ces fonds à Rigaud et faciliter mieux son retour. Il était inoui, selon lui, que tous ces officiers qui avaient été déportés en France, comme Rigaud, eussent pu trouver le moyen d’en sortir, si cela n’entrait pas dans les vues de l’empereur Napoléon[3]. Il rappela encore à ceux qu’il avait appelés dans sa chambre, que Geffrard et Pétion avaient contrarié la vengeance nationale, en usant de leur autorité dans le Sud et dans l’Ouest pour sauver la vie à une infinité de Français, hommes et femmes, en leur procurant la facilité de s’évader ; qu’en outre, ils contrariaient son gouvernement, son administration, en ne mettant pas dans l’exécution de ses ordres, la sévérité qu’il jugeait nécessaire au bonheur du pays, à la sécurité de l’indépendance. Enfin, il leur dit qu’il avait résolu de faire mourir, cette nuit même, Geffrard et Pétion ; que cette immolation était indispensable à la sûreté du peuple haïtien.

Dans le chapitre précédent, nous avons fait remarquer comment Dessalines avait pu concevoir des préventions contre les hommes de l’ancien parti de Rigaud, par suite des diverses particularités qu’il rappela aux officiers qui l’écoutaient ; et nous avons même admis que tout autre chef plus éclairé que lui eût pu en concevoir : impartial envers tous, nous ne savons pas dissimuler tout ce que l’histoire peut envisager comme circonstances atténuantes pour les crimes les plus horribles. Néanmoins, il n’y avait là que des préventions, et non des preuves pour former une conviction ; il y avait de plus, des faits, une conduite patriotique de la part de Pétion et de Geffrard, qui devaient être examinés par Dessalines et qui auraient détruit ces préventions. Cette conduite, ces faits se rattachaient à leur coopération, à leur initiative dans la guerre de l’indépendance, au dévouement qu’ils lui avaient montré en ralliant à son autorité les hommes de leur ancien parti politique, en la secondant de toute leur influence, même sur l’esprit de ceux du vieux parti contraire.

Dessalines pouvait encore se dire que, dans la supposition même que le gouvernement français eût compté assez sur les anciens sentimens de Rigaud envers la France, pour concevoir l’idée de le renvoyer en Haïti, ces deux généraux n’auraient pas été assez aveugles pour l’aider dans l’œuvre qu’il eût voulu entreprendre, afin de restaurer l’autorité de cette puissance, après avoir combattu l’armée française, et avoir signé l’acle de la souveraineté et de l’indépendance du pays. Dessalines était assez éclairé pour se faire ce raisonnement, en jugeant de Pétion et de Geffrard par lui-même.

Et qu’avait donc fait Geffrard, en arrêtant Ducoudray aux Cayes, en le lui envoyant et le dénonçant comme espion français ? N’était-ce pas dire à l’empereur, qu’il était inaccessible à une telle corruption, qu’il était incapable de trahison ? Eh quoi ! un Pétion, un Geffrard, eussent voulu replacer Haïti sous l’autorité d’une métropole qui s’était montrée si ingrate, si perfide envers les défenseurs du sol de Saint-Domingue contre les Anglais ! Ces deux généraux qui avaient si glorieusement conquis leur position dans le pays, eussent pu même concevoir la pensée de se replacer sous l’autorité de Rigaud, de cet homme dont la mission politique était achevée en juillet 1800, dont le rôle militaire dans la guerre civile avait offert à leurs yeux tant de fautes !…

C’est une opinion généralement accréditée dans l’esprit des hommes du Sud, à cette époque dont nous retraçons les faits, que Boisrond Tonnerre s’était uni à Mentor pour induire Dessalines dans ces erreurs, dans ses préventions contre Geffrard et Pétion. Le mot que nous venons de rapporter de lui, à l’égard de ce dernier, indique une certaine malveillance : attribuer à Pétion le rôle qu’avait joué Sixte-Quint pour mieux cacher son ambition, c’était le dénoncer à l’opinion publique, sinon à l’empereur lui-même. Nous avons fait remarquer aussi le passage de ses Mémoires, où il invoquait l’animadversion des lois contre les Haïtiens qui voudraient protéger un seul Français. Bien que dans cette brochure il ait fait un grand éloge de Geffrard pour avoir ménagé ses concitoyens des Cayes pendant le siège de cette ville, il se peut, il est probable qu’il désapprouva sa conduite quand il sauva la vie à quelques Français. Son intimité avec Mentor, l’extravagance de ses idées, sa conduite immorale, peuvent encore faire admettre que, pour plaire à l’empereur qu’il savait prévenu contre Geffrard, son ambition aura cru qu’il fallait adopter le plan de Mentor contre les anciens généraux, afin de les remplacer ; qu’il l’aura enfin secondé dans ses conseils perfides. D’autres faits seront articulés à la charge de Boisrond Tonnerre, envers des hommes du Sud, qui donnent à penser qu’il excitait Dessalines contre ce département.

Quoi qu’il en soit, revenons au conseil tenu par ce dernier dans sa chambre, et disons ce qui suivit sa déclaration à H. Christophe, Romain et Pierre Toussaint.

Dans la situation d’esprit où se trouvait Christophe, après la mission qu’il avait fait remplir par Bruno Blanchet auprès de Geffrard et de Pétion, après l’avis secret que lui donna A. Dupuy, il était trop intelligent et trop ambitieux pour ne pas apercevoir, avec sagacité, tout le parti qu’il pouvait tirer de l’aveuglement de l’empereur, pour son élévation personnelle. Il dut reconnaître que, si Dessalines le consultait pour avoir son concours dans l’assassinat de Pétion et de Geffrard, rien ne lui garantissait à lui-même que d’autres officiers supérieurs ne seraient pas consultés aussi plus tard, quand il s’agirait de se défaire de lui. Il se peut bien, et croyons-le pour l’honneur du cœur humain, qu’il se ressouvint de la conduite tenue à son égard par Pétion, lorsque la fureur de Petit Noël, de Sans-Souci et de leurs Congos se déchaînait contre lui. Mais, en donnant son avis le premier, il était trop adroit pour essayer de justifier ces deux généraux, pour chercher à dissiper les préventions de Dessalines qu’il savait égales contre lui-même, quoique ce fût pour d’autres motifs.

Christophe dit donc à Dessalines, qu’il croyait, comme lui, que Pétion et Geffrard se préparaient à recevoir Rigaud dans le pays ; qu’il avait également remarqué le retour successif de tous ses anciens officiers. Mais il ajouta qu’il ne pensait pas que le moment fût opportun pour se défaire de ces deux généraux ; que l’empereur ne devait pas méconnaître qu’ils étaient très-influens sur l’armée et sur le peuple ; que les troupes de l’Ouest et du Sud, les populations de ces départemens leur étaient dévouées ; que s’il les faisait mourir de cette manière, il était à craindre qu’il y eût un soulèvement général dans l’Ouest et dans le Sud, et que même les troupes de l’Artibonite et du Nord qui avaient vu leurs faits d’armes dans la guerre de l’indépendance, pourraient se laisser séduire, ou du moins ne se prêteraient pas avec vigueur à la répression du soulèvement. Enfin, il le conjura d’attendre un peu pour laisser à Pétion et Geffrard le temps de démasquer leurs vues et leurs intrigues ; qu’alors, tout-puissant comme il était, l’empereur pourrait facilement anéantir eux et leur faction. Il mit dans cette dernière partie de ses conseils toute l’animation de son caractère, et d’un ancien partisan de Toussaint Louverture contre Rigaud : il parut en cet instant un serviteur dévoué à Dessalines, prêt à agir quand le moment serait venu de le faire.

Romain, inféodé à ses vues secrètes, les connaissant parfaitement, appuya son ancien colonel de la 1re demi-brigade, en raisonnant comme lui.

Quant à Pierre Toussaint, ancien libre du quartier de l’Artibonite, homme de bien, d’un caractère modéré, il ne put qu’adopter les conseils du général en chef, qui entraient dans ses sentimens intimes : il avait d’ailleurs vu à l’œuvre de l’indépendance Pétion et Geffrard ; il connaissait toute leur ancienne conduite ; toujours si honorable.

Dessalines resta frappé des objections de Christophe ; il parut convaincu qu’il fallait attendre un moment plus propice à ses vues sanguinaires ; et, recommandant à ces trois officiers le silence le plus absolu sur sa communication secrète, il reparut au bal où il dansa de nouveau.

Mais H. Christophe voulut sa perte plus que jamais : il s’en ouvrit à Romain pour trouver le moyen d’avertir Geffrard surtout, qui lui paraissait plus propre à recevoir une telle confidence, à raison de son mécontentement antérieur. Christophe se persuadait que Geffrard en parlerait à Pétion, et se ménageait par là un entretien avec eux. Or, Romain avait alors pour secrétaire, un homme de couleur nommé Bély qui avait servi dans le Sud et qui était connu de Geffrard dont il lui avait souvent parlé. Ce fut Bély qui reçut la mission de prévenir Geffrard de ce qui s’était dit dans la chambre de l’empereur : il s’en acquitta dans le palais même.

De son côté, Pierre Toussaint, alarmé d’un projet qui lui parut si funeste à Dessalines personnellement, confia ce secret à Charlotin Marcadieu qu’il connaissait fort dévoué à l’empereur et capable de l’en détourner au besoin, par ses conseils. Dès qu’un secret de cette nature est dévoilé, il suit le cours de l’indiscrétion. Charlotin, aussi alarmé que son intime ami Pierre Toussaint, étant également très-lié avec Daumec, commissaire impérial à Saint-Marc, ne put lui cacher ce qu’il savait par la confiance de Pierre Toussaint. Et Daumec, nous l’avons dit, avait été associé de Geffrard à Jérémie avant d’être appelé à sa charge à Saint-Marc ; une étroite amitié entre eux en était résultée. Geffrard apprit de lui ce qu’il importait qu’il sût ainsi que Pétion ; il en avisa ce dernier ; car ce n’était plus une chose douteuse, venant de deux des membres du conseil secret.

Dès que Christophe se fût assuré qu’ils étaient informés du projet d’assassinat contre eux, il les aborda comme à son ordinaire, comme il l’avait déjà fait à leur arrivée à Marchand. Il leur dit que leur sort, à tous trois, dépendait du plus léger caprice de Dessalines, en ne leur laissant point ignorer le danger qu’il avait déjà couru, et que leur intérêt mutuel était de se défaire de l’empereur. Celui-ci, en voyant Geffrard, en apprenant par lui la révolte de Germain Picot, avait annoncé en présence de tous les généraux, qu’il ne tarderait pas à se rendre dans le Sud pour y mettre ordre parmi les cultivateurs. Il fut donc résolu entre Christophe, Pétion et Geffrard, que ce serait l’occasion la plus favorable pour frapper Dessalines, à cause de la haine sourde qui existait à son égard dans tous les cœurs et qui le rendrait impuissant à résister. Geffrard se chargea de l’exécution de cette périlleuse, mais indispensable mission, pour leur salut[4].

Toutefois, comme Geffrard lui avait écrit pour solliciter la permission devenir à Marchand, ayant à l’entretenir, il était forcé d’arriver à une explication avec lui. Le 6 janvier, il la provoqua en présence de tous les généraux et autres officiers réunis au palais, en déplorant les soupçons, les préventions que l’empereur semblait avoir conçus contre lui, en lui parlant de tout ce qu’il faisait dans son service pour remplir son devoir. Dessalines ne pouvait pas toujours feindre ; il répondit à Geffrard qu’il savait que lui et Pétion nourrissaient constamment des sentimens favorables à Rigaud. D’un caractère vif, indigné de ce reproche et plein de courage, Geffrard lui rappela que lorsqu’il vint au camp Gérard, en juillet 1803, il lui avait dit que lui, Dessalines, donnerait des millions pour avoir le concours de Rigaud dans la guerre de l’indépendance, et qu’il le verrait avec plaisir revenir dans le pays ; qu’ayant servi sous Rigaud et étant son ami, il contribuerait bien de ses moyens pour lui faire passer des secours dans son indigence, si l’empereur le permettait ; mais que si Rigaud revenait en Haïti, il ne lui céderait ni sa position, ni son rang.

Pétion, toujours froid, mais toujours ferme sous sa physionomie impassible, se borna à dire à l’empereur, qu’il le priait de se rappeler les entretiens qu’ils avaient eus ensemble, quand ils avaient résolu de prendre les armes contre les Français.

L’un et l’autre général rappelaient ainsi à Dessalines, un passé récent où il avait eu besoin de leur concours dévoué : souvenir qui devait faire impression sur les autres généraux, sinon sur l’empereur. Il parut satisfait des explications de Geffrard et de Pétion, et les invita tous à retourner à leurs commandemens respectifs. Mais avant de se séparer de Christophe, Pétion et Geffrard lui promirent de ne pas renoncer à la résolution dont ils étaient tous trois convenus, comme le seul moyen de sauvegarder leur vie et de mettre un terme à l’existence d’un gouvernement, dont le chef oubliait si facilement les services rendus au pays et à son autorité, et qui ne pouvait faire le bonheur du peuple[5].

Telle fut la conjuration ourdie à Marchand contre les jours de Dessalines, mais qui s’évanouit bientôt par la mort de Geffrard. Le renversement, la mort de l’empereur eut lieu ensuite, comme une conséquence de cette conjuration, mais par de nouvelles causes que nous aurons à relater.

Qui provoqua cette conjuration ? H. Christophe, qui avait même devancé le projet d’assassinat de Pétion et de Geffrard, par la mission de Blanchet. Qui fut cause qu’elle s’ourdît entre eux ? Dessalines personnellement. Etait-il juste qu’il conçût le dessein d’immoler ces deux généraux à ses soupçons, avait-il des raisons suffisantes, même pour les faire juger par un conseil spécial qu’il présiderait souverainement, en vertu de sa constitution impériale ? Non, sans doute. Et que devenait donc cette prétendue constitution, en présence du conseil secret tenu dans sa chambre ?

Pétion et Geffrard avaient-ils raison suffisante pour conspirer contre sa vie ? Oui, sans doute, puisqu’il avait voulu les faire assassiner.

Dessalines, général en chef, gouverneur général, ou empereur, était-il, pouvait-il être un maître absolu, ayant droit de vie et de mort sur des citoyens, des généraux tels que Pétion, Geffrard et Christophe, même sur le plus obscur des Haïtiens ?

Poser la question, c’est la résoudre dans le sens de la Résistance à l’oppression.

Nous arriverons bientôt à cet acte fameux dans nos annales. En attendant, passons à d’autres faits.


Le 10 janvier, un décret fut rendu pour régler le mode de chargement des navires, à l’exportation. Tout commerçant qui expédiait des denrées du pays à l’étranger, était contraint de charger autant de café, de sucre et de coton pour former la cargaison. Les capitaines des navires étaient eux-mêmes tenus de recevoir à leur bord ces trois espèces de denrées pour pouvoir être expédiés dans les ports de l’empire. Ainsi, le gouvernement impérial réglait les opérations commerciales, sans s’inquiéter de savoir si l’on devait gagner ou perdre sur ce que l’on exportait du pays, si l’on avait plus besoin de café que de sucre ou de coton pour être porté à l’étranger, en retour des marchandises importées en Haïti. Un tel décret, venu après celui qui contraignait les navires à se consigner aux négocians selon le numéro de leurs patentes, était le comble de l’arbitraire dans une matière qui réclame la plus entière liberté. C’était vouloir, en d’autres termes, repousser le commerce étranger du pays. Aussi vit-on, au Port-au-Prince, un capitaine de navire revendre à perte sur le quai, le sucre qu’on l’avait forcé à prendre, et jeter dans le port presque tout le coton, pour ne garder à son bord que le café qu’il voulait avoir.[6]

Dans le même mois de janvier, l’américain Jacob Lewis éprouva, de la part du ministre des finances Vernet, et par ordre de Dessalines, les plus grandes difficultés pour se faire livrer des cafés qui étaient dans le magasin des domaines et auxquels il avait un droit reconnu depuis juillet 1805, par règlement fait avec l’administrateur Ogé, pour les munitions de guerre qu’il avait fournies à l’État. Vernet, ou plutôt l’empereur, voulait contraindre J. Lewis à recevoir la valeur des cafés promis, moitié en sucre, et moitié en coton, ce qu’il refusait d’accepter. En même temps, on lui signifia de conduire à Saint-Marc son navire nommé l’Empereur pour en livrer la cargaison, s’élevant à plus de 75 mille piastres, à M. Brocard, agent et associé de Dessalines dans cette ville : ce qu’il fut contraint de faire. J. Lewis eut recours à Pétion, par rapport aux cafés, attendu que c’était ce général qui avait acheté la plus grande partie de ses munitions.

En février 1805, Pétion était déjà intervenu auprès de l’empereur en faveur de ce commerçant qui éprouvait des retards à être payé ; il honora son pays et son propre caractère, en lui adressant une lettre en date du 20 janvier, par laquelle il déplorait les refus que Lewis essuyait pour obtenir le payement de ce qui lui était dû, et en café comme on en était convenu avec lui. « Si j’avais moi-même, dit-il, les moyens de payer cette dette, j’aurais eu, je vous le jure, la plus grande satisfaction à le faire… Néanmoins, je vous offre, Monsieur, ce qu’il est en mon pouvoir de faire, pour vous dédommager un peu, et je vous prie instamment de ne pas refuser : c’est d’accepter la récolte de café qui me revient d’une habitation que j’ai dans l’arrondissement de Jacmel. Vous pourrez donc envoyer un bâtiment dans cet endroit, recevoir cette denrée que j’ai déjà ordonné de tenir à votre disposition. L’attachement que je porte à mon pays est le motif qui me détermine à vous faire cette offre, et la haute estime, Monsieur, que j’ai pour vous y a beaucoup contribué. »

Que de nobles sentimens apparaissent dans cette lettre ! Attachement à sa patrie que Pétion veut honorer par la fidélité aux engagemens qu’il a contractés en son nom, d’après l’ordre du chef de l’État et pour des objets de guerre dont on avait eu le plus grand besoin ; — estime personnelle pour un étranger venu de lui-même les offrir à Haïti, en guerre permanente avec la France ; un étranger qui, comme lui, avait combattu pour assurer l’indépendance de son propre pays ; — justice envers un créancier dont on frustrait les droits légitimes ; — enfin, désintéressement d’un patriotisme élevé, antique : tout est réuni dans cette lettre[7].

Dans la dignité qu’elle exprime, ne voit-on pas déjà l’homme prédestiné par la Providence, pour être le Fondateur des institutions républicaines d’Haïti, — le chef qui la fera respecter au dehors par sa probité politique, — l’interprète de la justice nationale qui morcellera les biens des anciens colons, pour les distribuer à tous ses concitoyens sans distinction, afin de faire naître le bonheur général du bonheur individuel ; — mais en même temps, le sage législateur qui consacrera dans son pays le respect dû au droit de propriété, en posant les bases d’une transaction équitable avec la France, pour la réconcilier avec Haïti et la porter à reconnaître solennellement son indépendance et sa souveraineté ?

Et c’est cet homme, ce grand citoyen, que vingt jours auparavant, un despote, oublieux du dévouement qu’il montra à son autorité, voulait faire assassiner lâchement dans son palais, où il l’avait appelé pour solenniser la fête de l’indépendance nationale ! Ah ! la justice de Dieu ne permet pas toujours que des crimes aussi affreux reçoivent leur exécution : elle sait devenir un bouclier pour ses élus, elle sait même inspirer aux êtres les moins sensibles, l’idée de concourir à leur conservation, par l’effet des prétentions ambitieuses qu’ils nourrissent dans leurs cœurs.


À côté du déni de justice fait à J. Lewis par le gouvernement impérial, l’Histoire d’Haïti (t. 3, p. 262 à 265) place divers autres faits que nous devons nous-même reproduire, comme caractérisant l’esprit défectueux, déplorable, de ce gouvernement.

Il paraît qu’à un voyage de Dessalines au Cap, un instituteur nommé Laborie amena ses élèves au palais pour les présenter à l’empereur, et que celui-ci l’accueillit avec rudesse, en lui disant qu’il se réservait de former de ces enfans, un régiment sous les ordres de son fils Innocent.

Laborie, désolé de cette réception et de cette disposition militaire, se transporta ensuite chez le général en chef Christophe, qui fit un meilleur accueil à l’instituteur et ses élèves et lui dit que Dessalines était un barbare, incapable de civiliser et de régénérer une nation.

Mais, dans la même journée, Christophe s’étant présenté aussi au palais, un aide de camp de l’empereur se permit de lui faire des observations, à propos du soin qu’il mettait à bien armer le fort de Laferrière, comme s’il voulait en faire un boulevard contre l’autorité impériale. Cette impertinence porta le général en chef à frapper cet officier de sa canne. L’empereur survenant, « voulut, à son tour, battre le général Christophe de son jonc. Ses officiers qui l’entouraient calmèrent sa fureur. » Il semble donc que Christophe considérait le bâton comme un excellent instrument de civilisation et de régénération.

« La rivalité, dit M. Madiou, qui existait entre les deux castes noire et jaune formant la nation haïtienne, se témoignait par une foule de petits faits, malgré les efforts qu’avait déployés Dessalines pour l’anéantir : l’empereur avait parfaitement compris qu’en entretenant les animosités de castes, il ruinerait la nationalité haïtienne, etc. »

La constitution impériale n’établissait aucune distinction de couleur entre les Haïtiens ; elle voulait qu’ils fussent tous connus sous la dénomination générique de noirs ; l’empereur ne voulait pas créer une noblesse en Haïti. Comment donc la nationalité haïtienne pouvait-elle être composée de deux castes, l’une noire, l’autre jaune[8] ? Le mot caste nous semble encore mal employé ici, comme exprimant une idée propre à égarer le jugement, à perpétuer dans ce pays les distinctions du régime colonial, qui rangerait les Haïtiens en deux camps opposés, ayant des intérêts différens résultant de la différence même de leurs castes. Car, partout où il y a des castes, chacune a les siens dans l’ordre civil et politique.

Le régime colonial ne classe-t-il pas les hommes de couleur jaune parmi ceux de la race noire ? C’est là le motif de cette disposition de la constitution impériale. Qu’importe qu’il y ait réellement en Haïti des citoyens qui ont la couleur tout-à-fait noire, parce qu’ils sont descendans des Africains qui forment la race noire, et d’autres qui ont la couleur plus ou moins rapprochée de la noire ou de la blanche, parce qu’ils descendent des deux races, africaine et européenne ? Les uns et les autres ne peuvent pas former des castes à part, puisqu’ils sont tous des Haïtiens ayant les mêmes intérêts sous tous les rapports. On dit bien un noir, un mulâtre, comme on dit un Anglais, un Ecossais, un Irlandais, ayant tous les mêmes intérêts à titre de sujets britanniques, — comme on dit un Breton, un Normand, un Provençal, etc., ayant tous aussi les mêmes intérêts, à titre de citoyens français[9].

Ensuite, en quoi pouvait donc consister cette prétendue rivalité entre les Haïtiens de couleur noire et ceux de couleur jaune, lorsque tous étaient admis, sans distinction, à exercer les mêmes droits, à occuper les fonctions publiques, lorsque tous s’étaient réunis pour arriver à l’indépendance du pays ? Dans cette lutte, il n’y eut que des émules parmi eux, et non des rivaux ; et jamais les Haïtiens ne furent plus unis que sous Dessalines : ils le prouvèrent bien en octobre suivant ! Mais ce chef, en prononçant les paroles qui lui sont attribuées, à propos des propriétés des colons, ne s’exposait-il pas, contre son intention, à les désunir, à animer les uns contre les autres ?

Conclure de quelques petits faits imputables à des individus, que les noirs et les mulâtres, en général, étaient en rivalité, c’est encore une erreur, selon nous ; c’est encore égarer le jugement de nos lecteurs. Des blancs peuvent être rivaux sans que tous le soient entre eux ; des noirs aussi, des mulâtres également : pourquoi donc ne serait-il pas possible que des noirs et des mulâtres fussent rivaux ? Mais il ne faut pas généraliser ; car ce serait prétendre que des hommes de couleur différente sont nécessairement, fatalement rivaux, à cause de cette différence de couleur.

Pour appuyer cette assertion, M. Madiou cite deux faits : l’un relatif au colonel Gilles Bambara qui mourut dans un cachot où il fut incarcéré par ordre de Dessalines, pour avoir tenu des propos de castes, c’est-à-dire, de différence de couleur : c’était le fait d’un noir, et non pas celui de tous les noirs. L’autre fait est relatif à Chervain, commissaire des guerres, qui aurait dit à Bédouet de ne pas se mêler de la querelle de deux noirs : c’était encore le fait d’un mulâtre, et non pas celui de tous les mulâtres. Sur la dénonciation du lieutenant Michel Tendant, Dessalines fit subir à Bédouet une détention rigoureuse dans les cachots de Marchand, et son dénonciateur fut promu au grade de chef de bataillon. Si l’empereur ne voulut que récompenser le patriotisme de cet officier, il fit bien ; mais il connaissait aussi celui de Bédouet et son dévouement ; Bédouet était incapable d’avoir ces sots préjugés de couleur. C’était Chervain, et non lui, qu’il fallait punir.

Un troisième fait eut lieu à cette époque et prouve combien un pays et ses citoyens sont exposés à des malheurs, lorsque le chef du gouvernement n’est pas éclairé.

Une femme ayant réclamé la mise en possession d’un bien, Inginac, directeur des domaines, jugea que la demande n’était pas fondée, et renvoya la réclamante, peut-être en la rudoyant ; car il était sujet à des momens d’emportement. Cette femme l’injuria, et il la chassa, en lui disant : « Vous n’êtes qu’une Messaline. » La malheureuse crut entendre une Dessalines. Elle se rendit à Marchand, et forma sa plainte à l’empereur qui, irrité de ce qu’Inginac eût pu se servir de son nom comme un terme injurieux, le manda aussitôt. Arrivé à la ville impériale, le directeur des domaines, dont le zèle était cependant bien connu de l’empereur, avait beau expliquer la chose, il se voyait sur le point d’être jeté dans les terribles cachots, quand heureusement pour lui, le général Bazelais fît savoir à l’empereur l’origine de cette expression, par la vie de l’impudique Messaline. Le quiproquo fut alors compris, et par Dessalines et par la plaignante, qui n’entendait pas mieux que lui l’histoire romaine, et Inginac fut renvoyé à ses fonctions[10].

« En même temps, dit l’histoire que nous citons, un administrateur accusé de prévarications, avait été appelé à la capitale (à Marchand) pour rendre ses comptes. Dessalines lui ordonna, en présence de son état-major, de calculer sous ses yeux, à haute et intelligible voix. L’administrateur obtint, à la fin de plusieurs colonnes successives, des zéros et retint des unités. Dessalines, l’interrompant, s’écria : — Je ne m’étonne pas que vous ayez été dénoncé, puisqu’en ma présence, vous osez tout retenir, et ne laisser à l’Etat que des zéros. — L’administrateur retourna dans ses foyers, sain et sauf ; mais il fut destitué peu de temps après[11]. »

Il faut constater aussi que Dessalines avait souvent l’humeur la plus gaie, qu’il se plaisait même à faire de vraies farces, tant en paroles qu’en actions, et fort inconvenantes pour le rang qu’il occupait. Ainsi, reconnaissant l’incapacité du général Vernet, comme ministre des finances, il dit un jour : « Mon pauvre compère ne s’occupe qu’à faire de bons déjeuners et sa partie de bète ; s’en rapporte à Vastey dont la bourse se remplit chaque jour[12]. » C’était en même temps discréditer son ministre par des mois qui faisaient allusion à son ignorance, et signaler le chef de ses bureaux comme un homme dont la corruption désorganisait les finances de l’empire ; et cependant, il souffrait cet état de choses.

Dans les paroles rapportées plus haut et relatives à l’administrateur, on se tromperait si l’on pensait qu’il y avait méprise de sa part ; il voulait plutôt ridiculiser ce fonctionnaire par une observation qui ne manque pas d’esprit. L’originalité de son caractère, ses excentricités, semblaient vouloir le plus souvent exciter le rire de ses auditeurs ; jusque dans sa manière de faire usage de sa tabalière, il y avait quelque chose de tout personnel à lui ; mais, malheureusement, cette tabatière roulait dans ses mains, trop souvent comme une sentence de mort. Il aimait la fermeté, le courage dans ceux qu’il y dévouait, et on l’a vu plus d’une fois clément envers des individus qui allaient périr par ses ordres, parce qu’ils en firent preuve publiquement.

Ce contraste autorise à croire, que si Dessalines avait passé par une autre école politique que celle de Toussaint Louverture, on n’eût pas eu à lui reprocher tant de crimes. Il eût été toujours un despote, à cause du peu de lumières qu’il possédait ; mais son despotisme eût été dégagé de ces bizarreries qui en firent un être redoutable, et un chef de gouvernement incapable de comprendre les besoins, les nécessités de son pays, après la déclaration de son indépendance. Habitué sous le régime de fer de son chef à n’employer que la contrainte, que la rigueur excessive en toutes choses ; en proie aux passions les plus fortes, il était presque impossible qu’il ne subît pas l’influence de quelques hommes pervers qui l’entouraient.

Se trouvant à Jacmel, il y vit arriver l’Espagnol Miranda, natif de Caracas, qui avait organisé une expédition en Angleterre et qui arrivait alors des États-Unis, pour se porter à Carthagène d’où il espérait soulever contre l’Espagne, toute la Côte-Ferme comprenant la Nouvelle-Grenade et le Venezuela, son pays natal. Présenté à l’empereur, Miranda en fut bien accueilli ; et quand il lui eut dit que son dessein était de proclamer l’indépendance de ces contrées, de même qu’il l’avait fait pour Haïti, Dessalines lui demanda quels moyens il emploierait pour réussir dans un si vaste projet. Miranda répondit qu’il réunirait d’abord les notables du pays en assemblée populaire, et qu’il proclamerait l’indépendance par un acte, un manifeste qui réunirait tous les habitans dans un même esprit. À ces mots, Dessalines agita et roula sa tabatière entre ses mains, prit du tabac et dit à Miranda, en créole : « Eh bien ! Monsieur, je vous vois déjà fusillé ou pendu : vous n’échapperez pas à ce sort. Comment ! vous allez faire une révolution contre un gouvernement établi depuis des siècles dans votre pays ; vous allez pour bouleverser la situation des grands propriétaires, d’une foule de gens, et vous parlez d’employer à votre œuvre des notables, du papier et de l’encre ! Sachez, Monsieur, que pour opérer une révolution, pour y réussir, il n’y a que deux choses à faire : coupé têtes, brûlé cazes. » Miranda rit comme tous les assistans de ces moyens expéditifs dont Dessalines avait fait un si grand usage. Il prit congé du terrible Empereur d’Haïti, et fut à Carthagène où il échoua dans son entreprise[13]

Prenez Dessalines avec ses idées originales et son expérience de la révolution de Saint-Domingue, vengeresse des crimes du régime colonial pendant trois siècles, et vous le trouverez conséquent avec lui-même, logique en tous points. Malheureusement pour lui et pour son pays, il ne put comprendre que son rôle de révolutionnaire étant rempli, celui d’administrateur, de gouvernant, commençait après ses glorieux succès dans l’œuvre de l’indépendance.


En cette dernière qualité, le 1er février, il rendit un décret qui contenait des dispositions sur l’organisation de la marine militaire, sur celle de la marine marchande, autrement dit le cabotage, sur les mouvemens des ports de l’empire, sur la pêche qui se fait sur les côtes, sur les salines établies sur le littoral, etc. Ce fut, dit le décret, sur le rapport du ministre de la guerre et de la marine. Le général Gérin, qui avait été marin du cabotage dans l’ancien régime colonial, se donna pleine carrière dans cet acte où il fit un amalgame d’idées, de dispositions puisées dans les lois françaises sur toutes ces matières. Il y en avait certainement de très-convenables, mais d’autres aussi qui étaient trop contraires aux habitudes du peuple, aux nécessités des malheureux, pour ne pas devenir odieuses à ceux qu’elles froissaient, si ce décret avait été littéralement exécuté.

Ainsi, non-seulement pour naviguer, mais pour pouvoir faire la pêche, il fallait être classé et immatriculé comme marin ; les enrôlemens pour la marine militaire se faisaient par la presse, et le temps du service était illimité ; le code pénal pour les troupes de terre était applicable aux marins de l’Etat, justiciables aussi des conseils spéciaux ; aucun patron ni capitaine au cabotage n’était exempt de service sur les bâtimens de guerre. Avec la presse qui faisait prendre indistinctement tous les marins, les patrons et les capitaines y étant sujets, c’était la désorganisation du cabotage si nécessaire au pays. Mais il y avait plus dans l’article 2 : « il ne sera admis qu’un propriétaire par embarcation. » Un père et son fils, deux frères se livrant à la même industrie, ne pouvaient donc être co-propriétaires du même canot, de la même embarcation, servant à la pêche sur le littoral, ou transportant les dénrées d’un port à un autre : c’était absurde. — Tout capitaine ou patron au cabotage était tenu de faire porter sur le rôle d’équipage, et en arrivant dans un port, de présenter au bureau de la place, les voyageurs des deux sexes qui prenaient passage à son bord. — Le cabotage était interdit, comme de raison, aux navires étrangers qui ne pouvaient entrer que dans les ports ouverts à leur commerce. Enfin, l’article 18 établissait le droit, pour les tribunaux de l’empire, de juger de toutes les contestations ou affaires en cette matière, parce que, « en fait de commerce, tous les hommes sont regardés comme de la même nation. »

Ce fut, à ce qu’il paraît, le seul acte impérial que Gérin contresigna en sa qualité de ministre de la guerre et de la marine ; mais ce n’est pas qu’il fût avare de projets, qui lui attiraient des plaisanteries de la part de J. Chanlatte et de Boisrond Tonnerre, les grands rédacteurs des actes : plaisanteries auxquelles s’amusait l’empereur lui-même, qui ne lui épargnait rien à ce sujet, non plus qu’à son ministre des finances[14].

Peu de semaines après que ce décret eût été rendu, le 10 mars, le général Jean-Louis François mourut à l’Ànse-à-Veau. Né dans la commune des Cayes en 1769, il avait atteint sa 37e année et était par conséquent dans toute la force de l’âge ; mais ses services militaires, ses blessures avaient ruiné sa robuste constitution. Fils d’affranchis noirs, il se trouva comme beaucoup d’autres hommes de sa classe, au premier campement qu’ils firent à Prou, en 1790, sous Rigaud ; il prit part, à tous les événemens politiques, à toutes les guerres qui s’ensuivirent, se conduisant toujours avec honneur sous tous les rapports, et se distinguant par sa bravoure sur le champ de bataille, par sa modération dans les affaires publiques. Signataire de l’acte d’indépendance, il fut généreux envers des ennemis vaincus, s’associant en tous points à la conduite de Pétion qu’il seconda si bien au Haut-du-Cap, à celle de Geffrard qu’il seconda aussi dans le Sud. Il a mérité et obtenu l’estime générale de ses concitoyens, les vifs regrets de sa patrie[15]. Son corps fut inhumé au fort Desbois, construit dans les montagnes de l’Anse-à-Veau. En apprenant sa mort, Geffrard se rendit de suite en cette ville et présida à ses funérailles.


Nous avons déjà dit que, devenu commandant de l’arrondissement d’Aquin, J.-L. François avait demandé à Geffrard de nommer Borgella, commandant de cette place alors au vieux bourg, situé à une lieue de la ville actuelle. Ce fut par leur initiative propre que la nouvelle ville fut fondée, là où était l’ancien embarcadère de la commune. Dans le premier voyage que fit Dessalines dans le Sud, il désapprouva le nouvel établissement au port d’Aquin ; mais Borgella surtout lui fit remarquer que les travaux des fortifications du Bonnet-Carré, dans les montagnes, n’en seraient que plus activés, et que les autorités y surveilleraient plus facilement l’embarquement des denrées du pays et les mouvemens du cabotage, que la population de l’arrondissement en profiterait davantage : ces considérations obtinrent son assentiment.

Le concours que Borgella donnait à son général, l’intimité qui existait entre eux, portèrent J.-L. François à désirer l’avoir comme adjudant-général de sa division, lorsqu’en juillet 1805 il fut nommé commandant de la 2e division du Sud, à la résidence de l’Anse-à-Veau : il en fit la demande à l’empereur qui ne souscrivit pas à son désir et qui nomma Véret à ces fonctions et en même temps à ce grade militaire. Cette décision de Dessalines eut pour cause des intrigues ourdies par Boisrond Tonnerre et son père, Mathurin Boisrond, alors administrateur des domaines de l’arrondissement d’Aquin. Ce dernier avait eu des difficultés avec Borgella, à propos de l’affermage d’une habitation que voulait avoir un vieil officier nommé Arion, que Borgella protégeait. L’administrateur profita d’un voyage du ministre des finances aux Cayes, et se plaignit à lui contre Borgella. Malgré les représentations du général Geffrard, le ministre fît passer Borgella cinq jours aux arrêts. Boisrond Tonnerre n’ignora pas ce fait ; et d’accord avec son père, il dénonça Borgella à Dessalines, comme un partisan des blancs, comme ayant contribué à en sauver plusieurs. C’est à ces intrigues qu’il faut attribuer le refus fait par l’empereur, de nommer Borgella adjudant-général.

J.-L. François apprit ces particularités peu de temps avant sa mort ; il les fit connaître à Borgella qui sentit la nécessité de se rendre à Marchaud, afin de se disculper : il n’y fut qu’au mois de mai. En passant au Port-au-Prince, il vit Pétion qui lui recommanda de montrer de la fermeté, comme le seul moyen de réussir auprès de l’empereur qui aimait le courage dans les hommes[16]. Il arriva à Marchand dans un moment fort critique, par rapport à l’accusation qui pesait sur lui, — d’avoir favorisé l’évasion de quelques Français. Une douzaine de Polonais, employés à l’arsenal de cette ville naissante, craignant sans doute un malheureux sort pour l’avenir, ou peut-être excédés de travaux, conçurent l’idée de fuir et de gagner la partie de l’Est pour y joindre les troupes françaises ; arrêtés sur la route et ramenés à Marchand, ils venaient d’être sacrifiés par ordre de Dessalines qui était dans toute sa fureur, et qui se promenait sous les galeries du palais en vociférant contre les blancs et leurs partisans : personne n’osait s’approcher de lui en ce moment.

Or, David-Troy, l’ancien ami de Borgella, était en faction sous ces galeries, comme soldat de la 4e demi-brigade. À la vue de ce brave officier, son intime, Borgella fut ému et se porta devant lui pour lui témoigner toute son affection. Selon son habitude, il tenait ses deux mains croisées derrière le dos, quand survint Boisrond Tonnerre qui s’approcha et en saisit une en lui disant : « Bonjour, mon cher Borgella. » Se retournant et le reconnaissant, Borgella retira sa main avec humeur et lui répondit : « Je ne donne la main qu’à mes amis ! » À ces mots, David-Troy applaudit à haute voix.

Dessalines avait tout vu et tout entendu. Remarquant qu’il portait attention à la confusion de Boisrond Tonnerre, Borgella s’approcha de lui avec calme et tout le respect qui lui était dû, et lui dit qu’ayant appris que des calomniateurs l’avaient dénoncé faussement, il venait se présenter à lui pour les démentir. — « Je te crois, répondit Dessalines ; car je suis sûr que tu n’ignores pas que c’est Boisrond et son père qui t’ont dénoncé : ce que tu viens de lui faire me prouve que tu as raison. Tu peux retourner à ton commandement. »

Si ce jugement de Dessalines offre l’équité dont il donnait souvent la preuve, il donne aussi une idée des contrastes que présentait son caractère. Un tel caractère fait regretter que ce chef ne put jamais inspirer à qui que ce soit, une entière sécurité dans ses résolutions, dans ses sentimens, surtout à raison de tous ses antécédens presque toujours marqués au coin de la violence. Doué de fortes passions, habitué à l’exercice d’un pouvoir absolu qui n’avait de limites que sa propre volonté, il était constamment redoutable, parce que chacun voyait suspendue sur sa tête cette menaçante épée de Damoclès, qui inspire la terreur en même temps que le désir de s’en affranchir[17].

Telles furent les réflexions que fît Pétion à Borgella, à son retour, en l’initiant au projet concerté entre lui, Geffrard et H. Christophe, et sur l’initiative prise par ce dernier lors de la mission secrète remplie par Bruno Blanchet. Pétion ne lui laissa pas ignorer non plus le danger que lui et Geffrard avaient couru récemment à Marchand : il le chargea d’aller aux Cayes auprès de ce dernier, pour lui recommander de se tenir prêt, parce qu’il était certain que Dessalines ne tarderait pas à se rendre dans le Sud et qu’il avait reçu de Christophe de nouveaux avis secrets.

En revoyant Lamarre au Petit-Goave, Borgella s’entretint avec lui de la triste situation où l’empereur avait conduit le pays : ce qui faisait présumer que cet état de choses ne pouvait durer, vu le mécontentement général ; qu’alors il faudrait prendre les armes pour changer le gouvernement. Mais il ne dit pas à Lamarre quel avait été son entretien avec Pétion. Ce colonel lui répondit qu’il voyait comme lui, qu’il y avait peu de sécurité avec un chef comme Dessalines ; que bien qu’il n’eût cependant rien à lui reprocher personnellement, si un événement survenait, il suivrait le parti que prendrait Borgella. On ne doit pas s’étonner de cette réponse de Lamarre, en se rappelant l’intimité qui existait entre eux, quand ils servaient tous deux dans la cavalerie de l’Ouest, à Léogane, et ensuite dans l’escorte de Rigaud.

Arrivé à Aquin, Borgella tomba malade. Contrarié dans son dessein d’aller aux Cayes, il commença une lettre qu’il voulait adresser à Geffrard pour lui transmettre les paroles de Pétion ; mais il se ravisa et la brûla, fort heureusement ; car il ne tarda pas à apprendre la mort de Geffrard, et la saisie de tous ses papiers mis sous scellé par les soins du général Moreau, qui espérait y trouver les preuves convaincantes de ses dénonciations à l’empereur, et surtout de la conspiration qui s’ourdissait aux Cayes.

Geffrard, en retournant dans cette ville pour s’y préparer, n’avait pu garder un secret absolu sur ce dont il était convenu avec Christophe et Pétion, parce qu’il avait nécessairement besoin du concours de plusieurs officiers pour abattre l’empereur, quand celui-ci y viendrait ; mais ce fut le nom de Christophe, général en chef de l’armée, qu’il mit en avant pour les disposer à le reconnaître pour chef de l’Etat, en leur persuadant que ce général avait lui-même provoqué cette terrible mesure, comme le seul moyen de mettre un terme à la tyrannie impériale. Le général Moreau ne put donc pas ignorer tout-à-fait ce projet, sans cependant en connaître toutes les ramifications ; car chacuu se défiait de lui, à cause des procédés dont il usait envers Geffrard, si sincèrement estimé et aimé. Or, si dans la guerre de l’indépendance, ce dernier avait tout fait pour ramener les esprits dans le Sud à l’égard de Dessalines, contre lequel on était prévenu pour les faits commis dans la guerre civile et après, il suffisait que maintenant il se prononçât contre lui, pour rallier également les esprits à son projet, alors que de nouveaux faits de la part de Dessalines les avaient mécontentés. Geffrard était d’une influence immense dans ce département, tant sur les troupes que sur les citoyens de tout rang, malgré sa sévérité toujours tempérée par la bonté.

Un nouvel acte de l’empereur, publié à Marchand le 2 mai, vint aggraver cette situation tendue ; ce fut un décret concernant les guildiveries. Le voici :

Jacques, Empereur Ier d’Haïti, etc.,

Voulant remédier aux dommages que divers spéculateurs non-autorisés, apportent à l’exploitation des guildiveries de l’État[18] ;

Décrète ce qui suit :

1. Toute guildive appartenant à l’État ou aux particuliers, qui aura été relevée ou établie antérieurement a l’arrêté de S. E. le ministre des finances (du 22 décembre 1804), relatif à l’affermage des guildiveries, sera conservée et continuera de fabriquer.

2. Toutes celles qui auront été réparées ou entreprises par des particuliers, postérieurement à l’arrêté précité, sans une permission expresse et signée de ma propre main ou de celle de S. E. le ministre des finances, seront considérées comme illicites et par conséquent démolies.

3. Dans un mois, à compter du jour de la publication du présent décret, tous les entrepreneurs particuliers qui n’auront pas satisfait au désir de l’art. 2, seront poursuivis extraordinairement et auront leurs manufactures confisquées au profit de l’État.


4. Le présent décret sera lu, publié et affiché partout où besoin sera, à la diligence des administrateurs.

Ordre aux généraux commandans de divisions et d’arrondissemens, de prêter main-forte à l’exécution du présent décret.

Signé : Dessalines.

Que ressort-il de ce décret combiné avec l’arrêté du 22 décembre 1804 ? Serait-ce seulement, comme le dit l’auteur de l’Histoire d’Haïti, t. 3, p. 271, que : « Dessalines et son entourage dont la conduite était si scandaleuse, s’efforçaient de mettre un frein aux passions du peuple ; que pour l’empêcher de se livrer aux excès des liqueurs fortes, l’empereur se résolut à faire démolir la plupart des guildives, du moins celles qui n’appartenaient pas à l’État ; que dans le Sud particulièrement, on consommait immodérément le tafia dont la propriété est d’énerver l’homme et de l’abrutir[19] ? »

Est-ce que le tafia, produit dans le Sud, n’était pas transporté et consommé aussi dans les autres départemens ? Dans l’ancien régime, sur 182 guildiveries que possédait la partie française, il y en avait 46 dans le Nord, 80 dans l’Ouest (y compris l’Artibonite) et 56 dans le Sud. Aux Cayes surtout, on avait adopté ce genre de produit de la Jamaïque placé dans le voisinage, parce que l’on y faisait moins de sucre relativement aux autres parties de la colonie ; c’était là l’industrie de bien des particuliers qui n’étaient pas producteurs de sucre ni de sirop. La plupart de ces manufactures existaient, on les rétablit malgré la défense.

Le fait est, que la plupart des grandes sucreries affermées à l’empereur, à ses ministres, aux généraux, ayant de ces établissemens, l’arrêté du 22 décembre 1804 avait défendu « aux particuliers qui n’étaient pas fermiers de l’État, d’en restaurer ou établir de nouveaux, » pour ne pas faire concurrence à tous ces grands de l’empire, dans la vente du tafia. Voilà le vrai motif de cet arrêté. Le décret vint ajouter à cette injustice, en ordonnant la démolition des guildives rétablies malgré la défense faite. On avait enfreint l’arrêté, parce que les permissions émanées de l’empereur ou du ministre des finances constituaient des privilèges, qui s’obtenaient en donnant de l’argent à leurs secrétaires ; il ajouta encore en ordonnant la confiscation de ces propriétés particulières qui n’auraient pas été détruites dans le mois accordé pour tout délai, et des poursuites rigoureuses contre les retardataires.

Ce décret était donc une iniquité, propre seulement à soulever les esprits contre le gouvernement, surtout dans le Sud où l’on était peut-être plus en dérogation avec l’arrêté, où le décret fut mieux exécuté, comme on le verra bientôt.

La population de ce département se trouvait ainsi disposée à la révolte méditée, quand Geffrard tomba malade et mourut aux Cayes, le 31 mai. On soupçonna assez généralement qu’il mourut empoisonné par des ordres secrets de Dessalines, tant les préventions populaires sont promptes à attribuer le mal aux chefs qui sont détestés. L’irritation s’accrut par cette erreur, parce que Geffrard fut universellement regretté, parce qu’on fondait sur lui l’espoir d’une résistance à laquelle on se préparait.

Il semble que la Providence voulut qu’elle fût l’œuvre du peuple lui-même, pour lui apprendre qu’il doit compter sur sa puissance souveraine, pour apprendre aux chefs de gouvernement qu’ils ne tiennent leur pouvoir, leur autorité, que de la volonté nationale.

Nicolas Geffrard, fils d’un mulâtre et d’une négresse du sang sénégalais, avait ce beau teint qu’on remarque dans les colonies, sur les individus qui proviennent de cette nation africaine dont le type se rapproche le plus de celui de la race blanche, au physique, dont le moral atteste une supériorité sur celui des autres tribus de cette contrée. Né sur l’habitation Périgny, dans les hauteurs du camp Périn, où demeuraient son père et sa mère, deux affranchis, il avait de 44 à 45 ans à sa mort. Prenant parti avec sa classe dès 1791, il ne cessa de se distinguer à la guerre où il obtint tous ses grades militaires par sa bravoure et son mérite. Ses talens étaient naturels, car son éducation fut négligée comme celle de la plupart des hommes de sa classe. Dans la société privée, il joignait la politesse la plus affable à une urbanité exquise ; mais comme homme public, il était d’une fermeté, d’une résolution qui allaient par fois à la violence, pénétré surtout, en sa qualité de militaire, que la discipline et la subordination exigeaient cette manière d’être. La bonté de son cœur tempérait cette rudesse, au point que ses subordonnés lui obéissaient plutôt par estime, par amour, que par crainte. — Son corps fut enterré à la citadelle des Platons, et ses entrailles sur la place d’armes des Cayes.

Nous avons assez cité son nom dans nos volumes précédens, surtout dans le 5e, pour ne pas revenir sur toutes les actions éclatantes qui le firent remarquer parmi ses compagnons d’armes, qui lui valurent la haute considération de ses concitoyens et leurs regrets sincères, quand arriva le terme de sa précieuse existence.

L’empereur Dessalines ne jugea pas comme eux ; il se considéra heureux d’être débarrassé d’un officier dont il redoutait l’énergie ; il dit même à quelques-uns de ses favoris, « que Dieu, en enlevant Geffrard, avait été plus pressé que lui. » Cependant peu après, en se rendant dans le Sud, il fit chanter au Port-au-Prince un service funèbre en mémoire de ce général ; mais aussi, dans la soirée du même jour, il donna un grand bal au palais impérial, afin de chasser les chagrins qu’il éprouvait.[20]

  1. Au théâtre du Port-au-Prince, il se plaçait toujours au parterre, bien qu’il eût une loge réservée en sa qualité de commandant de la division militaire.
  2. L’Histoire d’Haïti, t. 3, p. 267, rapporte la révolte de Germain Picot, après la mort de Jean-Louis François, arrivée le 10 mars 1806 : elle le représente aussi comme un laboureur (cultivateur) qui n’était que mécontent ; elle dit encore que Geffrard s’était hâté d’étouffer cette révolte « parce qu’elle avait éclaté en dehors de son influence, etc. » Mais nous avons des notes positives qui assignent cette révolte et ses causes, ainsi que nous le disons. Geffrard ne conspirait pas encore contre l’empereur. La tête de Germain Picot fut portée aux Cayes, la veille de la mort de ce général.
  3. Il se peut, en effet, que dans le plan conçu, la police aura fermé les yeux pour faciliter leur évasion ; mais, eux qui avaient hâte de se rendre en Haïti et qui auront profité de cette tolérance, ils ne s’y rendaient pas pour servir la cause de la France ; ils y allaient dans la même intention que Martial Besse et Delpech, pour servir leur pays.
  4. Le despotisme du dernier tyran, ses actions de plus en plus barbares, tenaient éveillés tous ceux qui avaient à en redouter les effets. Le général Christophe fut un des premiers a instruire les généraux de l’armée, et à les engager à prendre des mesures pour anéantir ce nouveau Néron… » — Extrait de la pièce publiée par Pétion, le 17 janvier 1807.
  5. L’Hist. d’Haïti, t. 3, p. 261, dit même : « Les généraux partirent de Marchand et se rendirent dans leurs commandemens respectifs, rêvant la plupart aux moyens d’abattre Dessalines. Le mécontentement était devenu tel, qu’une révolte sur un point quelconque de l’empire devait produire un embrasement général. »

    Nous ignorons complètement s’il y eut d’autres que Christophe, Pétion et Geffrard, qui pensèrent à cela ; mais il se peut que d’autres officiers, témoins des reproches adressés à ces deux derniers qui étaient généralement estimés, peut-être aussi avisés du projet qui avait failli être mis à exécution contre eux, aient reconnu que Dessalines n’offrait aucune garantie, et qu’il était à désirer qu’il fût abattu.

  6. Dessalines a dit ensuite, qu’il avait rendu ce décret d’après les conseils de Christophe (Hist. d’Haïti, t. 3, p. 285). En ce cas, comme en tous autres, Christophe remplissait fort bien son rôle de prétendant à l’empire.
  7. En 1807, devenu Président d’Haïti, Pétion fit rendre justice à J. Lewis. Boyer, qui avait écrit sa lettre, satisfit ensuite aux dernières réclamations de cet étranger.
  8. Dans la proclamation du 28 avril 1804, Dessalines disait : « J’ai vu deux classes d’hommes, etc., Noirs et jaunes, etc. » La constitution vint ensuite les désigner tous comme noirs ; mais l’expression de castes ne fut jamais employée dans aucun acte.
  9. On peut dire la classe noire ou jaune, pour indiquer les hommes de l’une ou l’autre couleur, mais non caste ; de même qu’on dit la classe civile ou militaire, la classe des commerçans, des artisans, des cultivateurs, etc., pour différencier les professions ; mais il ne s’ensuit pas que ce sont là autant de castes. Dans le régime colonial, les affranchis et les esclaves formaient de véritables castes, les premiers ayant certains droits civils, les derniers n’en ayant aucun : de là des intérêts distincts pour les uns et les autres. Mais à partir de 1793, les intérêts ont toujours été les mêmes pour tous les hommes de la race noire.

    En 1832, la société abolitioniste de Londres envoya M. R. Hill à Haïti, pour faire une sorte d’enquête sur la situation morale et politique du pays, à cause des appréciations présentées au Parlement par C. Mackensie, consul de S. M. B. qui y était venu en 1826. Parmi les questions qui furent posées à M. R. Hill, on voit celle-ci :

    « De la population entière de l’île ; son état et ses progrès ; des différentes classes de la population ; le nombre et l’importance de ces classes ; résultat des recensemens. »

    Mais on ne voit pas une seule fois dans ces questions, le mot de castes : les abolitionistes savaient qu’il n’en existait pas de distinctes en Haïti.

  10. Messaline était la femme de l’empereur Claude : ce qui présentait un double danger pour Inginac. La tradition ne rapporte pas si Bazelais fit savoir cette particularité.
  11. Hist. d’Haïti, t. 3, p. 265.
  12. Ibid., p. 245.
  13. M. Madiou raconte autrement que nous le passage de Miranda à Jacmel : selon lui, Dessalines n’aura pas vu ce général, mais il aura envoyé l’ordre à Magloire Ambroise de bien l’accueillir et de lui donner de sa part le conseil de tuer et d’incendier, pour réussir dans son projet. Dessalines lui aura même fait fournir des armes et des munitions, en lui permettant de recruter de jeunes Haïtiens qui seraient partis avec lui, en grand nombre. Mais nous relatons les choses d’après d’autres traditions, et nous ne comprenons pas que Dessalines eût confié des Haïtiens à l’expédition aventureuse d’un blanc qui allait agir dans un autre pays. Ce n’est pas Dessalines qui eût pu faire cela.

    Miranda, de retour à Venezuela, en 1810, après le soulèvement opéré à Caracas, au nom de Ferdinand VII contre Napoléon, y devint génèral en chef. Le 5 juillet 1811, l’indépendance fut proclamée contre l’Espagne ; mais le 26 juillet 1812, Miranda fut contraint de capituler, après une bataille donnée à Vittoria : devenu prisonnier de guerre, il fut envoyé à Porto-Rico et de là dans les cachots de Cadix où il mourut, justifiant ainsi la prédiction de Dessalines sur le sort qui lui était réservé.

  14. Ce que nous disons ici des plaisanteries dont Gérin était le sujet, se trouve confirmé dans la diatribe de J. Chanlatte publiée au Cap en 1807, contre le Sénat de la République d’Haïti, li dit de sa manie de proposer des plans : « Que de rouleaux de papier ! il en a jusque dans les bords de son chapeau galonné. »

    Après la mort de Dessalines, à son tour, le peuple constata cette habitude d’une manière flatteuse pour Gérin : il fit une chanson où l’on disait de lui : Vieux ministre dit : Oui, faut payer (les troupes) ; l’empereur dit : Non, n’y a point l’argent.

  15. C’est avec étonnement que nous avons lu dans l’Histoire d’Haïti, t. 3, p. 151, que J.-L. François, vivant en mésintelligence avec Gérin, empiétait souvent sur son autorité dans l’arrondissement de l’Anse-à-Veau, et lui reprochait de favoriser les hommes de couleur au détriment des noirs. J.-L. François, qui a sauvé des blancs français du massacre de 1804, était inaccessible à ces sottes puérilités de couleur. Que l’on sache donc, une fois pour toutes, que Gérin était, comme l’on dit vulgairement, un mauvais coucheur.
  16. Le cas de David-Troy était différent, il fallut qu’il s’humiliât pour échapper à la mort.
  17. Par sa violence, Dessalines inspirait autant de crainte que Toussaint Louverture, par son caractère fourbe et hypocrite : il y avait aussi peu de sécurité avec l’un qu’avec l’autre. La confiance dans un chef ne peut résulter que de sa modération et de la fixité de ses principes de justice.
  18. Quels dommages les guildives non autorisées pouvaient-elles occasionner à celles des fermiers de l’État, sinon la concurrence faite par leurs produits similaires ?
  19. Le despotisme aime, au contraire, à voir les hommes s’énerver, s’abrutir, pour régner plus facilement, de même qu’il préfère l’ignorance, aux lumières qui éclairent sur ses actes.
  20. Hist. d’Haïti, t. 3, p. 275.