Étude sur l’histoire d’Haïti/Tome 6/2.1

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Dezobry et E. Magdeleine, Lib.-éditeurs (Tome 6p. 399-444).

chapitre i.
Situation d’Haïti après la mort de Dessalines : prétentions élevées par toutes les classes de citoyens. — Conduite des généraux H. Christophe, Gèrin et Pétion, et réflexions à ce sujet. — Imputations contre Pétion et Gérin, réfutées par les faits. — Mission de Bonnet au Cap : examen de ce que lui dit Christophe. — Retour de Bonnet au Port-au-Prince. — Attitude prise par Pétion. — Proclamation de Christophe au peuple et à l’armée. — Ses insinuations à Yayou, à propos d’une cabale contre lui dans l’arrondissement de Léogane. — Punitions subies par Lamarre et Quique ; Dieudonné se suicide. — Pétion rétablit l’ordre et l’autorité de Yayou à Léogane. — Lettre de Christophe aux généraux, pour la formation de l’as emblée constituante et sa réunion au Port-au-Prince. — Christophe fait communiquer à Pétion ses vues sur l’autorité à attribuer au chef de l’Etat dans la constitution. — Réponse de Pétion. — Origine de leurs divisions. — Dissimulation de Christophe et ses projets. — Il publie un acte pour rassurer le commerce étranger dans ses relations avec Haïti. — Il invite Pétion à contraindre les soldats déserteurs à rejoindre leurs corps. — Pétion élude cet ordre. — Mécontentement de Christophe. — Il envoie Dartiguenave en mission dans le Sud pour y recevoir des plaintes et conférer des commandemens en invitant Pétion à l’aider de ses conseils. — Pétion persuade Dartiguenave de ne pas s’y rendre, et écrit ses motifs à Christophe. — Dartiguenave lui écrit aussi et attend de nouveaux ordres au Port-au-Prince. — Irritation de Christophe ; il rappelle Dartiguenave au Cap, et écrit une lettre arrogante à Pétion. — Fière réplique de Pétion expliquant ses motifs et ceux qu’il a eus pour ne pas repousser du Port-au-Prince un bataillon de la 20e qui s’y est réfugié, en lançant des menaces à Christophe. — La guerre civile devient imminente.


Devenue veuve du Héros qui avait proclamé son indépendance politique, Haïti se trouva, immédiatement après la révolution sanglante qui abrégea ses jours, dans une de ces situations critiques communes à toutes les nations qui revendiquent leurs droits par la violence. Si les hommes étaient moins imparfaits qu’ils ne le sont de leur nature, les chefs du gouvernement comme les peuples, pourraient profiter de ces expériences qui se reproduisent en vain dans tous les temps pour leur servir de leçon : les chefs de gouvernement surtout, parce que, le plus souvent, il dépend d’eux seuls d’éviter à leur pays ces terribles catastrophes qui remuent l’ordre social jusque dans ses fondemens.[1]

Celle qui renversa le gouvernement de Dessalines, bien que dirigée par des généraux influens et exécutée par l’armée sous leurs ordres, présentait néanmoins un danger éminent par l’ambition qui allait se développer dans son sein. Ce n’est pas sans péril pour l’autorité, si nécessaire aux sociétés humaines, que l’on soulève la force publique contre un chef qui l’exerce. Sitôt qu’il est abattu, les acteurs secondaires veulent obtenir le prix de leur concours dans ce résultat ; les individus les plus obscurs manifestent aussi leurs prétentions à recevoir une part quelconque dans les dépouilles du pouvoir renversé. La désorganisation s’introduit ainsi dans tous les rangs de la société ; et les chefs qui ont dirigé l’entreprise se trouvent souvent aux abois, ne pouvant satisfaire à toutes ces exigences. Heureux ceux dont la capacité, le caractère et les antécédens suffisent pour se maintenir dans leur position ! Car, en général, ils sont bien vite débordés,

La Résistance à l’Oppression, manifeste de la révolution, contenait un paragraphe relatif à chaque classe opprimée sous le régime impérial : chacune éleva immédiatement ses prétentions à être gouvernée différemment.

Le militaire, dont on avait plaint le sort sous une discipline sévère et une subordination absolue, voulut s’en affranchir sans mesure ; il sentait qu’il était fort et que ses chefs avaient besoin de lui.

Le cultivateur, que la verge et le bâton contraignaient au travail, avait certainement raison de ne vouloir plus être mené par de tels moyens ; il prit en haine ses gérans, ses conducteurs, les officiers inspecteurs de culture ou de gendarmerie qui, tous, lui faisaient administrer de dures corrections. Des fêtes et des réjouissances avaient lieu dans les villes par la mort du tyran ; il se relâcha de ses travaux de culture pour danser et se réjouir aussi dans les campagnes.

L’habitant des villes voulut jouir d’une liberté illimitée, presque sans police.

Le propriétaire, dépossédé injustement, rentra en possession de son bien, sans autre autorité que sa volonté personnelle. Même les individus qui avaient réclamé des biens sans titres valables, crièrent contre l’injustice du tyran et de ses fonctionnaires ; ils prétendirent à occuper ces biens.

Le commerçant, qui avait souffert des vexations dans son industrie, aspira à n’avoir désormais aucune entrave, aucune restriction légale dans sa liberté d’action.

Telle était la situation des choses et des esprits, au lendemain de la révolution du 17 octobre. Dans un tel conflit de prétentions diverses, d’intérêts privés à ménager, surtout dans les localités où avait éclaté l’insurrecttion, et où elle avait triomphé, il fallait beaucoup de prudence de la part des chefs révolutionnaires, pour empêcher le bouleversement total de la société.

Dans le Sud particulièrement, les esprits étaient dans un état d’exaltation extraordinaire ; et lorsque H. Christophe invita Gérin et Pétion de renvoyer les troupes à leurs cantonnemens respectifs, il en était temps pour y rétablir l’ordre : les chefs étant tous venus au Port-au-Prince, on profita de leur absence pour s’agiter en tous sens.

Dans l’Ouest, l’exaltation fut moindre, sans doute, mais elle existait également.

Dans l’Arlibonite, où les populations sont presque aussi remuantes que dans le Sud, il y eut alors aussi plus d’agitation que dans le Nord, où se trouvait le chef provisoire du gouvernement.

En présence de ces difficultés, quel était, pour la société en général, pour chaque classe en particulier, le meilleur système à adopter, afin de ramener la tranquillité matérielle et le calme dans les esprits ? Fallait-il user de contrainte, de moyens coërcitifs sur une large échelle ? Ou bien, fallait-il user de l’influence de la raison, de la douceur, de la modération, donner en quelque sorte un langage aux antécédens des hommes appelés à opérer cette œuvre sociale ? C’est dans une telle mission qu’on doit reconnaître le véritable homme d’Etat, chargé de pourvoir au salut public.

Oh ! nous entendons déjà ces grands politiques, qui ne savent qu’employer la force, le pouvoir du sabre ; nous les entendons qui nous répondent : « La contrainte, les moyens coërcitifs, voilà ce dont il fallait user en cette circonstance. »

Nous ne nions pas l’efficacité de tels moyens ; mais nous leur demandons seulement, ce qu’eussent gagné toutes ces classes, qui avaient applaudi à la révolution, qui espéraient en elle, à se voir traquer de nouveau ? Et puis, avec quels agents de la force publique on aurait opéré ainsi ? Avec l’armée, sans doute ; alors, il eût fallu rétablir à son préjudice toute la sévérité du code pénal militaire qu’on venait de condamner. Autant eût valu qu’elle fût restée sous le despotisme impérial, si le système du gouvernement ne devait pas changer : de même pour le malheureux cultivateur, le commerçant, l’habitant des villes, le propriétaire évincé.

Toutefois, les deux modes indiqués ci-dessus ont été mis en usage, par trois des chefs les plus influens.

Dans le Nord et l’Artibonite, où les troupes n’avaient pas pris part à la levée de boucliers, où les populations avaient toujours été contenues par le despotisme, H. Christophe réussit par la contrainte ; il ramena le calme… par la terreur qu’il inspirait à ces esprits habitués au joug. Et encore lui fallut-il payer, rationner, habiller les troupes, tenir un langage en particulier où il blâmait la mort de Dessalines, tandis que ses actes publics louaient cet événement, décriaient son administration. Néanmoins, dans l’Artibonite, où il n’atteignait pas immédiatement les troupes, les soldats étaient plus portés à user de leur liberté. C’est ainsi qu’on vit revenir au Port-au-Prince, de leur propre mouvement, tous les jeunes gens de cette ville qui avaient été incorporés dans la 4e demi-brigade, à l’entrée de l’armée indigène, en 1803[2]. Comme militaires, s’ils manquaient à leur devoir en désertant leurs drapeaux, — comme citoyens, regagner leurs foyers, rejoindre leurs familles, était pour eux une nécessité. Eloignés de leur lieu natal, ils savaient que H. Christophe devenant chef du gouvernement, ils ne feraient que changer de maître. Avaient-ils tort ou raison de penser ainsi ? Les phrases qui suivent répondent à cette question :

« Il faudra toute la cruelle énergie de Christophe pour la contenir (l’Artibonite) et l’isoler de l’esprit révolutionnaire[3]. » — « Vous ordonnerez de suite la convocation d’un conseil spécial militaire pour juger ce délit, et vous ferez fusiller ce grenadier à la tête du 1er bataillon, après le jugement qui aura été rendu.[4] » — « Au milieu de tant de difficultés, de tant de tentatives de révolte (de la part des troupes), Christophe faisait sentir son autorité, et maintenait, à force de rigueurs, les populations qui rongeaient leur frein.[5] »

Dans le Sud, Gérin eut aussi à lutter contre les populations et les troupes. La Résistance à l’Oppression avait dit : « Oui, nous avons rompu nos fers. Soldats, vous serez payés, habillés ; cultivateurs, vous serez protégés ; propriétaires, vous serez maintenus dans la possession de vos biens. Une constitution sage va bientôt fixer les droits et les devoirs de tous. » Les troupes voulaient donc être payées régulièrement, sans s’inquiéter de savoir si le trésor public avait des fonds. À l’Anse-à-Veau, la 15e demi brigade se mutina à ce sujet, ses officiers en tête. Gérin fit arrêter les principaux de ces derniers, parmi lesquels se trouvait le lieutenant Solages[6] ; il les livra à un conseil spécial présidé par Borgella, qui remplissait les fonctions de chef d’état-major de l’armée du Sud. Il prétendait obtenir le même résultat que Christophe, à l’égard du grenadier du Nord ; mais Borgella porta le conseil à les acquitter, et Gérin n’en devint que plus fort avec cette vaillante troupe, pour maintenir l’ordre. Car, la résistance courageuse et intelligente de son chef d’état-major lui avait fait comprendre que, dans ces circonstances, une extrême rigueur, même fondée sur la loi, serait plus funeste que profitable à son autorité et à la chose publique.

Dans l’Ojest, au Port-au-Prince, les 11e et 12e demi-brigades se mutinèrent aussi pour avoir reçu une paye de deux gourdes et demie par soldat, en prétendant qu’on devait leur donner cinq gourdes, comme à la mort de Dessalines. En vain le général Yayou fut-il aux casernes pour les faire rentrer dans le devoir : il fut hué. Pétion s’y rendit, et à son aspect les soldats poussèrent le cri enthousiaste de : Vive le général Pétion ! « Mes camarades, leur dit-il, si vous n’avez reçu que deux gourdes et demie, c’est d’après les ordres du général en chef Christophe, auquel vous devez une obéissance absolue ; mais, d’une autre part, soyez convaincus que ma voix se fera toujours entendre, toutes les fois qu’il s’agira de défendre vos droits. » Il sortit des casernes, au milieu des acclamations des troupes[7]. »

En produisant ces divers faits, nous mettons le lecteur à même d’apprécier les difficultés qui s’offraient au pouvoir des chefs révolutionnaires ; car Christophe en était un, et le principal, puisqu’il avait suggéré l’entreprise et qu’il en recueillait les avantages.

Entre ces trois généraux, lequel fut le plus conséquent aux principes posés comme base de la révolution de 1806 ; lequel employa le meilleur moyen, non-seulement pour le rétablissement de l’ordre, mais aussi pour le maintien de la liberté du peuple haïtien ? Qui d’entre eux rappela mieux les militaires mutinés à l’observation de leur devoir, en maintenant le respect dû à l’autorité ?

Si Christophe l’imposa par la force, par la terreur, c’est qu’il agissait sur des esprits toujours asservis au joug d’un despotisme brutal. En inaugurant ainsi l’exercice de son pouvoir, il fut contraint lui-même de pousser son système de gouvernement jusqu’à ses dernières limites, et l’on sait d’avance quel fut son sort en définitive. Mais la liberté, régna-t-elle avec lui ? Ne pouvait-il pas opérer autrement qu’il ne fit ? Oui, sans doute, s’il avait au fond du cœur cette bienveillance qui recommande un chef à l’amour de ses concitoyens, et non cette cruauté qui le fait haïr, en toute justice.

Si Gérin réussit dans le Sud, il ne dut peut-être son succès qu’à la sagesse d’un officier dévoué au bonheur de ses frères, désireux de lui faciliter sa tâche : en lui résistant, il le rappela à l’observation des principes de la révolution ; car il s’en était écarté, en méconnaissant encore l’esprit des populations sur lesquelles il agissait. Néanmoins, on aperçoit tout d’abord pourquoi Gérin ne conserva aucune influence réelle dans le Sud : son despotisme y était trop connu pour en obtenir.

Pétion réussit également, dans l’Ouest, à calmer les esprits agités par la fougue révolutionnaire. Employa-t-il d’autres moyens que ceux de la persuasion, de la modération ? Ces acclamations chaleureuses des troupes qui l’accueillirent à son arrivée dans les casernes, qui le saluèrent lorsqu’il en sortit, ne parlent-elles pas assez éloquemment, pour prou ver l’influence de la raison sui l’esprit des hommes, et ce que peuvent aussi d’honorables antécédens sur leurs cœurs ? Mollissait il en présence de cette mutinerie soldatesque, quand il disait à ces troupes, que la solde qu’elles avaient reçue était ordonnée ainsi par le chef du gouvernement ; qu’elles lui devaient une obéissance absolue ? Mais en même temps, en leur parlant de leurs droits dont il leur promettait d’être toujours le défenseur, pour mieux calmer cette effervescence passagère, était-ce un moyen indigne de l’autorité dont il était revêtu ? Le soldat haïtien n’avait-il pas des droits comme tous les autres citoyens du pays ? Qui venait tout récemment de faire triompher la liberté sur la tyrannie, les droits du peuple contre les injustices violentes du gouvernement renversé, n’étaient-ce pas les soldats de l’armée ?

Christophe pouvait méconnaître ces services rendus à la patrie, parce que ses procédés tendaient à reconstituer la tyrannie de Dessalines. Gérin a pu les oublier un instant, parce qu’il procédait aussi par despotisme. Mais Pétion ne pouvait que se les rappeler sans cesse, parce que son but, en concourant à abattre Dessalines, n’était pas seulement de soustraire sa tête aux licteurs d’un tel dictateur ; mais de fonder réellement la liberté et l’égalité dans son pays. Aussi, son cercueil fut-il arrosé des larmes du peuple à ses funérailles, tandis que Christophe et Gérin ne reçurent pas même les honneurs funèbres.


Cependant, après avoir cité les faits relatifs à Christophe et à Pétion, et que nous trouvons dans l’Histoire d’Haïti, voyons comment son auteur parle de la disposition des soldats de l’Artibonite et du Nord, dans ces momens, d’après les traditions orales.

« La désertion continuait loujours dans les troupes de l’Artibonite ; les soldats abandonnaient leurs drapeaux et se rendaient au Port-au-Prince. Les autorités de cette ville qui, par des agents secrets, s’efforçaient de répandre le trouble dans le Nord et l’Artibonite, favorisaient ces désertions… Du Sud et de l’Ouest il n’y avait aucune désertion dans le Nord et l’Artibonite, parce que la licence que Pétion et Gérin toléraient, rendait le peuple et le soldat contents.[8] »

Voilà sans doute une accusation bien formulée, et contre les autorités du Port-au-Prince, et contre Pétion et Gérin. Gérin tolérait la licence ! C’est une grave erreur de l’auteur que nous citons, sur ce caractère despotique qu’une femme seule put dompter dans un moment suprême.[9] Nous passerions condamnation encore à l’égard de Pétion et des autorités qui étaient sous ses ordres, si nous ne lisions pas, immédiatement après cette accusation, l’explication des causes de cette désertion :

« En abandonnant le Nord et l’Artibonite, on fuyait les rigueurs de Christophe dont le caractère (farouche) ne souffrait aucune indiscipline. »

S’il débuta par des rigueurs dans l’exercice de son autorité, au lieu d’user de modération comme fit Pétion, pour calmer l’effervescence des esprits, la désertion des soldats s’explique par cette différence même, et il n’est pas juste d’accuser les autorités du Port-au-Prince d’avoir répandu le trouble dans le Nord et l’Artibonite, ni Pétion et Gérin d’avoir toléré la licence.

En retraçant une autre époque (en 1799), nous avons fait ressortir aussi l’injustice des accusations de Roume contre Rigaud, à propos de désertions semblables, de l’Ouest, — comprenant l’Artibonite, — pour passer dans le Sud[10]. Aujourd’hui, c’est Pétion que nous sommes forcés de défendre contre la tradition orale ; car les autorités du Port-au-Prince ne pouvaient rien faire sans son agrément. Au reste, il s’est défendu lui-même de ces accusations injustes, et nous citerons bientôt une lettre de lui à ce sujet. C’est aussi du manque de sincérité à l’égard de Christophe, que nous croyons devoir le défendre : cette imputation a été déjà repoussée, à l’occasion de la mission de Bonnet ; la voici reproduite :

« Les émissaires (agents secrets !) que Christophe avait envoyés au Port-au-Prince, aussitôt après la nouvelle de la chute de Dessalines, revinrent dans le Nord. Ils annoncèrent au général en chef… combien les généraux du Sud et de l’Ouest étaient peu sincères à son égard[11]. »

Si le rapport de tels espions peut être admis comme preuve, nous l’admettons volontiers.

« Quoiqu’il y eût beaucoup de mécontens dans le Nord et l’Artibonite, les habitans de ces deux provinces demeurèrent prêts à obéir à Christophe. La seconde division de l’Ouest et le Sud, bien que Christophe eût été proclamé chef provisoire du gouvernement, ne reconnaissaient que l’autorité de Pétion et de Gérin qu’i agissaient sans sincérité à l’égard du général en chef, dont ils redoutaient l’humeur despotique et cruelle. Dans cet état de choses, la guerre civile devait ne pas tarder à éclater[12]. »

D’où il faudrait conclure que Pétion et Gérin, par manque de sincérité envers Christophe, furent les auteurs de cette guerre civile. Cependant, nous trouvons également écrit ce qui est vrai, — que Pétion s’opposa à la marche inconvenante que voulait faire Gérin, pour enlever les trésors de Marchand, en donnant ces motifs : « Il exposa que la guerre civile éclaterait, si les troupes de l’Artibonite s’opposaient au déplacement de cette somme ; que Christophe, proclamé chef de l’État, avait seul le droit de donner les ordres relatifs aux finances[13]. » C’est encore cette histoire qui nous dit que Pétion apaisa la mutinerie des 11me et 12me demi-brigades, en leur faisant comprendre qu’elles devaient une obéissance absolue à Christophe.

Si c’est ainsi qu’on méconnaît l’autorité d’un chef, qu’on agit sans sincérité à son égard, qu’on fait éclater la guerre civile, alors nous avouons que nous ne pouvons comprendre les faits historiques, ni les apprécier. Peut-être enfin, trouverons-nous d’autres faits qui nous expliqueront les vraies causes de la désastreuse guerre civile qui survint peu après. En attendant, parlons de la mission de Bonnet au Cap et de ce qui s’ensuivit.


En y arrivant, cet officier général fut bien accueilli par les autorités et la population de cette ville, parce que l’adhésion formelle qui venait d’avoir lieu, de la part de Christophe, à la révolution opérée au Port-au-Prince, leur permettait de manifester les sentimens qui les animaient. Au fond de leurs cœurs, les citoyens éclairés du Nord, comme ceux de l’Artibonite, étaient satisfaits de la fin du régime tyrannique de Dessalines, tout en concevant la crainte qu’il ne fût pire sous le gouvernement de Christophe. De son côté, Bonnet racontait à tous, avec enthousiasme, les circonstances des événemens survenus dans le Sud et l’Ouest, et disais franchement quelles étaient les espérances des populations de ces localités dans la nouvelle constitution, pour organiser assez justement le pouvoir du chef de l’État, afin de ne plus être exposé aux mêmes excès qu’avait offerts celui de Dessalines, et quelle était la volonté des chefs révolutionnaires de parvenir à ce résultat. Il disait la vérité ; car on n’avait pas renversé Dessalines uniquement pour abattre un homme, mais bien pour détruire les vicieuses institutions qui avaient organisé une dictature épouvantable. Mais, dit l’Histoire d’Haïti, « des espions de Christophe recueillaient toutes ses paroles et se hâtaient de les rapporter à l’autorité[14]. » Christophe, il faut l’avouer, montrait ainsi beaucoup de sincérité dans ses rapports avec ceux qui venaient de le proclamer chef du gouvernement.

Il se trouvait en ce moment à la citadelle Henry[15], où Bonnet dut se porter pour lui annoncer l’objet de sa mission. Si cette mission avait pour but de rendre à son autorité un hommage plus éclatant que celui renfermé dans les lettres de Gérin et de Pétion, et de pressentir ses dispositions intimes, Bonnet dut être éclairé à ce dernier égard ; car, lui ayant dit dans quel but il venait auprès de lui, « Christophe qui avait à ses côtés plusieurs office ciers, le prît à l’écart et lui demanda aussitôt ce que l’on avait fait de Mentor. Bonnet lui répondit qu’il l’avait laissé au Port-au-Prince, sain et sauf. — Je suis fâché, répliqua Christophe, qu’on l’ait épargné ; on eût dû l’exécuter ou le déporter. Eh bien ! je ne serai pas du reste plus méchant que vous[16]. » Ainsi, il sanctionnait d’avance le meurtre de Mentor !

Sur son invitation, Bonnet retourna au Cap où il allait se rendre lui-même. Cet officier y fut entouré des espions que le général Richard, commandant de cette ville, envoyait chez lui pour épier ses moindres paroles et celles des nombreux visiteurs qui y affluaient[17].

C’est alors que les émissaires, envoyés au Port-au-Prince, revinrent auprès de Christophe. Sur leur rapport — « Christophe comprit que l’on ne s’était servi de son nom que pour donner de la consistance à l’insurrection. Il se défia davantage de Pétion, de Géiin et des autres « officiers de l’Ouest et du Sud. Il ne songea plus qu’à déjouer leur projet…[18] »

Comme cette tradition peut égarer et faire la partie belle à H. Christophe, pour arriver enfin à la guerre civile ! Plus avant, pages — 287 et 288, M. Mauiou a prouvé (à notre pleine satisfaction), par des raisonnemens judicieux, qu’il y eut conspiration entre Christophe et Geffrard pour abattre Dessalines ; que cette trame devait recevoir son exécution aux Cayes, par Geffrard, s’il ne fût pas mort ; mais ce général aurait-il pu, seul, accomplir ce dessein ? N’était-il pas obligé d’y faire entrer d’autres officiers secondaires ? Si les chefs des Cayes proclamèrent aussitôt Christophe, chef du gouvernement, c’est une preuve démonstrative qu’ils étaient complices de Geffrard, qu’ils restèrent fidèles à sa pensée, à son accord avec le général en chef. Comment donc celui-ci, sur le rapport de ses espions, pouvait-il « comprendre qu’on ne s’était servi de son nom que pour donner de la consistance à l’insurrection ? »

M. Madiou affirme encore (p. 317), qu’il était informé d’avance, dans les premiers jours d’octobre, qu’une insurrection allait éclater contre Dessalines, dans l’arrondissement des Cayes. Si cet avis lui a été donné, il n’a pu le recevoir que des officiers qui ont dirigé cette insurrection et qui l’ont proclamé. Ils étaient donc conséquens avec eux-mêmes, avec le but de cette entreprise ; ils ne se servaient donc pas du nom de Christophe par hypocrisie !

Et quel pouvait être encore le projet à déjouer, de la part de ces officiers, de Gérin et de Pétion, lorsqu’eux tous avaient fait ce que désirait, ce qu’avait provoqué le général en chef, dès 1805 ? — Était-ce le projet de donner au pays une nouvelle constitution plus conforme aux droits du peuple ? Mais il avait adhéré à ce plan indispensable ! — Était-ce le projet de l’assassiner ? Mais Pétion et Gérin ne s’occupaient que des moyens de rétablir l’ordre dans l’Ouest et le Sud ; ils avaient obéi à ses ordres, en renvoyant les troupes à leurs cantonnemens respectifs ! — Serait-ce le meurtre de Mentor et de Boisrond Tonnerre, qu’il apprit par ses émissaires, qui lui aurait fait craindre pour sa propre vie ? Mais il venait de témoigner à Bonnet, combien il aurait été satisfait de la mort de Mentor !

Cependant, revenu au Cap, Christophe réunit dans son palais les autorités et les principaux citoyens : Bonnet s’y trouva aussi. Dans cette réunion, quelles paroles prononça-t-il, en prenant une attitude sombre ? « L’insurrection du Sud et de l’Ouest, dit-il,… est le résultat de l’ambition. On en veut aux hommes éclairés, car on a assassiné Boisrond Tonnerre : on en veut aux noirs, car on a assassiné Mentor. Vous ne m’aviez pas parlé de ces crimes, général Bonnet ! » Mais Bonnet eut le noble courage de lui rappeler ce qu’il lui avait dit à la citadelle, à l’égard de Mentor. « Cette réponse déconcerta Christophe qui ne s’y attendait nullement. Il se leva et se retira dans un autre appartement. »

Nous passons sous silence les propos qu’il y tint à plusieurs officiers ; mais le lendemain, il manda Bonnet au palais et lui dit dans un entretien particulier : « On a bien fait d’avoir sacrifié Mentor ; c’était un grand ambitieux. Mais je suis forcé de condamner ce fait en présence de ces brigands qui m’entourent : si, par mes paroles, je ne les contenais pas, ils se livreraient à toutes sortes d’excès et tenteraient de m’assassiner. Hier, je n’ai entendu blâmer, ni vous ni Pétion.[19] »

Il résulte clairement de toutes ces scènes machiavéliques, que Christophe était plus préoccupé de déjouer les projets qu’il redoutait dans le Nord, qu’il n’avait de crainte par rapport à Pétion et Gérin, et aux officiers du Sud. Et si l’auteur dont nous discutons les appréciations, n’a pas accusé Chrisiophe, textuellement, de manquer de sincérité, d’être d’une mauvaise foi insigne, du moins nous le remercions d’avoir fourni assez de preuves de cette perfidie qui caractérisait ce cruel, pour nous mettre à même de la faire ressortir. Si l’on veut apprécier davantage ce vice infâme en Christophe, qu’on lise encore la même page de l’Histoire d’Haïti, pour apprendre quelles embûches furent tendues à Bonnet, par ses ordres, pour le faire assassiner, au moment où cet officier retournait par terre au Port-au-Prince.

Il avait eu pour mission, avons-nous dit, non-seulement de rendre hommage à l’autorité reconnue en Christophe ; mais de lui déclarer avec fermeté, de le dire partout, que l’Ouest et le Sud voulaient que le pays eût une constitution et des lois qui pussent garantir à la nation entière, toutes les libertés publiques, tous les droits de l’homme en société, afin de pressentir les idées de Christophe à cet égard. Oui, de pressentir ses idées ; et ce n’était pas manquer de sincérité envers lui. On peut être très-sincère dans une situation politique, quoiqu’on ne veuille pas être un niais. Or, Pétion, devenu l’âme de la révolution, connaissait parfaitement Christophe, mieux peut-être que celui-ci ne le connaissait lui-même ; et c’aurait été de sa part une simplicité, que d’avoir une foi aveugle en ses idées, en ses sentimens à l’égard des institutions qu’il fallait donner au pays.

Bonnet avait bien rempli sa mission : le rapport qu’il fit à Pétion ne put le fixer cependant à l’égard de la chose principale ; ce n’est qu’après, qu’il sut quelles étaient les prétentions de Christophe. Mais ce que Bonnet rapporta de sa duplicité, prouva qu’il était toujours le même homme, aux tendances despotiques, incapable de se corriger, prêta renouveler les scènes de fureur de 1799 où il avait joué un si fameux rôle. Pétion prit alors l’attitude qui convenait à une telle situation : il épiait les actes de Christophe.

Après le départ de Bonnet du Cap, le chef provisoire du gouvernement sentit, de son côté, la nécessité de parler au peuple et à l’armée : il le fît dans l’acte suivant, daté du 2 novembre :

L’événement qui vient de vous rendre à un sort plus digne de vos sacrifices et de vos travaux, qui, en détruisant l’arbitraire dont vous aviez à vous plaindre, vous prépare un avenir heureux, doit être le nœud indissoluble de notre union et le rempart de notre félicité. C’est n’avoir rien fait que de détruire une mauvaise administration[20], sans lui en substituer une meilleure et sans se garder des désordres de l’anarchie trop faciles à se glisser dans la transition politique d’un régime à un autre. Souvenez-vous que le gouvernement qui va désormais garantir vos droits et assurer le prix de vos privations, demande de vous l’obéissance, le maintien exact de l’ordre et de l’union, le respect de vos chefs, l’observation de la discipline militaire et l’exécution des lois. Voilà les conditions sans lesquelles il lui est impossible de faire un pas dans la carrière qui vient de lui être ouverte.

Vous, militaires de tous grades, qui, depuis quatre ans, n’avez cessé de soutenir, sous des chefs distingués, l’honneur du drapeau d’Haïti, voudriez-vous perdre en un jour, et votre réputation et la récompense qui vous est destinée ? voudriez-vous renverser sur vos têtes, l’édifice de notre indépendance et de notre liberté, et nous exposer, par sa chute, à l’ironie des nations ? Avez-vous oublié les préceptes de cette discipline qui a fait distinguer, même par nos ennemis, votre mérite et votre bravoure ? Souvenez-vous que le soldat n’est pas digne de ce nom, lorsqu’il s’écarte du sentier de ses devoirs. Souvenez-vous que la sûreté de l’État, celle de vos familles, des citoyens et des propriétés, dépendent de votre obéissance à vos chefs. Le gouvernement a les yeux ouverts sur vous ; il sait quelles ont été vos privations ; il s’occupe à chaque instant de pourvoir, d’avance, aux moyens d’assurer votre équipement, votre paie et votre existence. Ne détruisez donc pas les soins qu’il consacre à assurer votre sort.

Vous, cultivateurs et habitans, dont les bras laborieux soutiennent les bases du gouvernement, votre bonheur est dans vos travaux, votre richesse est le produit de votre culture ; sans l’ordre le plus exact, sans une tranquillité parfaite, vous perdrez tout le fruit de vos sueurs. Votre bonheur et celui de votre famille occupent le gouvernement ; il ne cesse de travailler pour vous donner des règlemens dont la sagesse va vous garantir la jouissance du produit de votre travail et assurer l’aisance dans le sein de vos familles. La régularité de votre conduite est essentiellement nécessaire pour assurer les effets de la bienfaisante sollicitude du gouvernement à votre égard.

Militaires de toutes armes, habitans de tous états, pénétrez-vous bien de la nécessité d’une rigoureuse obéissance aux lois. S’il est au milieu de vous des agitateurs, des stipendiés de nos ennemis, des traîtres qui chercheraient à détruire vos principes, sachez les connaître ; mettez le gouvernement à même de détruire les pernicieux effets de leurs perfides insinuations ; confiez sans détour à vos chefs, avec la franchise du véritable Haïtien, leurs suggestions astucieuses. Gardez dans vos âmes l’amour de votre patrie, celui de l’ordre ; imprimez-y, en caractères ineffaçables, que le gouvernement veut le maintien de la plus parfaite union, et le sacrifice de toute haine, ambition, de tout esprit de parti, et n’a d’autre but que le salut de l’État.

Dans ses généralités, cette adresse ou proclamation ne contenait que des conseils salutaires en cette circonstance ; car, après une révolution, l’autorité qui succède à celle qui a été renversée, sent le besoin du rétablissement de l’ordre pour pouvoir gouverner. Mais le dernier paragraphe avait pour but de combattre l’impression produite sur les esprits, par le langage tenu à tous par Bonnet, qui parlait incessamment, durant son séjour au Cap, de liberté, d’égalité, de constitution : c’étaient là de perfides insinuations, d’astucieuses suggestions.

« Tout en publiant de telles pièces par lesquelles il prêchait la discipline la plus sévère, Christophe s’efforçait de répandre la division parmi les officiers généraux de l’Ouest et du Sud, pour qu’il pût les écraser avec plus de facilité[21]. »

Alors, il contraignait ces généraux à se prémunir contre sa perfidie, son manque de sincérité ; et si la guerre civile survint à la suite de ces manœuvres coupables, on ne peut leur reprocher d’en avoir été les auteurs.

Christophe profita, en effet, de quelques troubles arrivés dans l’arrondissement de Léogane, pour adresser une lettre au général Yayou, par laquelle il lui suggérait des craintes à l’égard des hommes de l’Ouest et du Sud « qui, disait-il, n’aimaient pas les gens du Nord. » Cette lettre fit d’abord une impression favorable sur l’esprit de Yayou, bien qu’il put se ressouvenir de ses anciennes querelles avec Christophe, et que ce fût par les exigences de celui-ci que Dessalines l’avait retiré de la Grande-Rivière pour le placer à Léogane. Il finit par envoyer cette lettre à Pétion, d’après les conseils d’Inginac et de plusieurs autres citoyens de Léogane, et Pétion put ainsi découvrir les intrigues du chef provisoire du gouvernement[22]. Il exerçait trop d’influence sur l’esprit de Yayou, pour ne pas le persuader de se méfier de Christophe ; et cette précieuse pièce à conviction servit à diriger sa propre conduite sur celle du chef qu’il avait proclamé avec ses compagnons d’armes.

Dans l’arrondissement de Léogane, une cabale s’était organisée contre Yayou : l’esprit de localité, joint à l’ambition, voulait l’exclure de cet arrondissement, parce qu’en emprisonnant Germain Frère, Pétion lui avait donné le commandement provisoire de celui du Port-au-Prince. On prétendait qu’il devait conserver ce dernier seul. Le colonel Dieudonné, natif de Léogane et aide de camp de Pétion, était le chef principal de cette cabale, dans le but de remplacer Yayou dans sa ville natale. Il commandait la place du Port-au-Prince sous ses ordres, dès le jour de l’entrée de l’armée en cette ville ; il le jalousait et supportait difficilement la subordination qu’il lui devait ; car il est vrai de dire que Yayou avait une certaine brutalité dans l’exercice de son autorité. Dieudonné, par ce motif et par ambition, voulait s’y soustraire et devenir commandant de l’arrondissement de Léogane. Parent ou ami de Lamarre, il l’entraîna dans cette cabale, ainsi que le chef de bataillon Quique. D’un autre côté, l’adjudant-général Marion, qui était à Léogane, ne vivait pas en très-bonne intelligence avec Yayou, bien qu’il ne participât point à la cabale. Des propos furent rapportés à Yayou et le portèrent à se méfier de beaucoup de citoyens : on le persuada que Lamarre et Quique en voulaient à ses jours ; il les manda à Léogane, et ils refusèrent d’y venir. L’agitation fut à son comble dans tout l’arrondissement.

Cependant, après ce refus, et pour mieux narguer Yayou, Lamarre passa à Léogane pour aller au Port-au-Prince : il fut chez lui, l’injuria et le menaça de son poignard, en présence de la garde qui était au bureau de l’arrondissement : de là il poursuivit sa route. La nouvelle de cette scène de grossière insubordination envers Yayou parvint de suite, fort dénaturée, au Petit-Goave ; car on prétendit qu’il avait fait arrêter Lamarre. Aussitôt, Quique se disposa à marcher sur Léogane à la tête de la 24e demi-brigade pour le délivrer. Il revint sur sa détermination, en apprenant le contraire ; mais il avait manifesté contre son chef une disposition militaire hostile.

Yayou devait nécessairement se plaindre à Pétion de la conduite tenue par Lamarre, en lui dénonçant ce colonel, Quique, Dieudonné et tous autres ; car il fallait qu’il fût respecté par ses subordonnés. Marion lui fit savoir aussi le danger de cette situation tendue.

Pétion donna l’ordre d’arrestation de Lamarre qui fut livré au jugement d’un conseil spécial ; et il fut condamné à deux ans de prison, conformément au code pénal militaire : il perdit ainsi le commandement de la 24e demibrigade.[23]

Après cet acte de justice rendu à Yayou, Pétion se rendit à Léogane, emmenant Dieudonné avec lui afin de vérifier les faits sur les lieux. Là, il se convainquit que ce dernier était l’auteur de ces agitations, et le fit mettre en prison ; il ordonna d’arrêter Quique, pour les faire juger ensemble. Mécontent de cette décision, et dominé par l’orgueil ou par la crainte d’être condamné, Dieudonné se fit sauter la cervelle dans la prison.[24]

Après avoir rétabli l’ordre et renforcé ainsi l’autorité de Yayou, Pétion quitta Léogane et amena Marion avec lui au Port-au-Prince. Quique y étant arrivé, fut livré à un conseil spécial qui le jugea et le condamna à mort : il fut exécuté. Ses dispositions militaires contre Yayou l’avaient perdu, et il faut que le conseil ait jugé ainsi ; car Pétion n’était pas un chef à ordonner une sentence de mort à des juges.[25]

Cette malheureuse affaire le navra de douleur, parce qu’il estimait en Lamarre, un officier plein de mérites à tous égards, il aimait Dieudonné qui était son aide de camp : la preuve, c’est qu’il lui avait confié le commandement de la place du Port-au-Prince, le 16 octobre. Il considérait Quique comme un officier de valeur. Mais en présence de l’anarchie qui voulait se faire jour dans l’armée, destinée à la réprimer, il fallait ces exemples de fermeté légale, pour contenir les agitateurs. Évidemment, ces trois officiers avaient fort mal agi, chacun respectivement, envers le général Yayou, leur supérieur. Mollir devant cette cabale qui voulait l’expulser de Léogane, c’aurait été encore légitimer les insinuations perfides de Christophe, consignées dans sa lettre à ce général.

Il nous semble que, par ces faits et celui relatif à la mutinerie des 11e et 12e demi-brigades, Pétion prouva qu’il ne tolérait pas la licence des militaires, dans l’acception de ce mot comme insubordination, ainsi qu’on l’en accusait à cette époque. Ce sont les chefs qui s’en plaignaient, par rapport aux soldats ; mais ils voulaient avoir le privilège de s’y livrer à leur aise, comme firent ces trois officiers supérieurs envers le général Yayou. Bientôt nous expliquerons les motifs de sa conduite envers les militaires déserteurs qui se réfugièrent au Port-au-Prince.

Il nous faut encore le défendre d’une autre accusation non fondée, que nous trouvons ainsi rédigée :

« Christophe avait fait dire à Pétion, par son aide de camp Doria qu’il avait expédié auprès de lui, qu’il avait eu tort de casser plusieurs officiers supérieurs dûment brevetés, sans les avoir fait juger par un conseil spécial ; qu’il aurait dû ramener ces militaires dans les bonnes voies, par la douceur, afin qu’ils pussent être utiles un jour à leur pays ; que la justice du gouvernement voulait tout oublier pour ne voir dans les militaires et les citoyens, que les enfans d’une même famille. En effet, ajoute l’auteur de l’Histoire d’Haïti, un brevet d’officier délivré par un chef d’État à un militaire, devient la propriété de celui-ci, et ne peut lui être enlevé que par un jugement portant dégradation.[26] »

Nous nous réunissons à la doctrine de cet auteur, puisque nous l’avons professée déjà maintes fois dans le cours de notre ouvrage. Mais, lorsqu’on écrit l’histoire, on doit s’assurer de l’exactitude d’une assertion produite par un personnage contre un autre, afin de mettre le public qui vous lit à même de juger l’accusé, et c’est ce qui n’est pas dans ce passage.

Le même auteur affirme que Lamarre fut condamné à être dégradé… par jugement d’une commission militaire, et non par Pétion. Cependant, en lisant le passage que nous venons de transcrire, on dirait que Christophe était fondé à reprochera Pétion un abus de pouvoir à cet égard. Était-il encore fondé à parler de la douceur, comme moyen de ramener les militaires dans les bonnes voies, après tant de rigueurs signalées de sa part ?

Nous insistons sur la nécessité de produire les faits de notre histoire nationale, avec impartialité envers tous nos ; devanciers ; mais aussi avec un esprit investigateur, pour faire apprécier leur conduite et nos propres jugemens à leur égard, parce que nos œuvres historiques ne sont encore que de vrais essais, et que ce serait exposer la jeunesse de notre pays à s’égarer dans la voie qu’elle doit suivre.

Venons au fait. Si Lamarre fut réellement dégradé, il reste prouvé que Pétion n’usait pas de l’arbitraire dont Christophe l’accusait, que la loi militaire était son guide. Mais il est vrai que Pétion avait écarté de leurs commandemens, révoqué de leurs fonctions militaires, et non cassé, dégradé, plusieurs officiers supérieurs, — les colonels Frontis et Apollon, les chefs de bataillon Bédouet et Michel Tendant, peut-être d’autres encore, tels que le colonel Thomas Jean, de la 3e, — parce qu’ils n’avaient point adhéré à l’insurrection contre Dessalines, à la révolution opérée par sa mort.[27] On les aurait laissés à la tête de leurs corps respectifs avec de semblables dispositions !

Ils s’honoraient, sans doute, en restant fidèles à la personne de Dessalines ou à son pouvoir, si telles étaient leurs convictions. Mais il est une loi suprême pour toute révolution qui s’accomplit, et elle est forcée de la subir pour obtenir et garantir son succès : — c’est d’écarter de leurs positions tous fonctionnaires qui n’adhèrent pas franchement à un tel mouvement politique.[28] Ce qu’on est fondé à attendre d’elle, c’est de ne pas persécuter ceux qui ont été fidèles au gouvernement déchu, en remplissant leur devoir envers lui ; c’est de ne pas leur imputer à crimes, les opinions qui les ont guidés en voulant le soutenir. Les officiers que nous venons de citer ont-ils été persécutés ? Bédouet, qui fut le seul emprisonné, n’a-t-il pas été sauvé par Pétion ?[29] Que devint Capois dont Christophe redoutait l’opposition dans cette crise ? Que fit-il de Cangé et de Dartiguenave, deux autres vaillans généraux de notre armée ?

En attendant, disons ce qu’il fit de bien. Par sa lettre du 23 octobre à Gérin, il avait promis de désigner le temps, le lieu où une assemblée composée de citoyens notables et éclairés devrait se réunir, et la quantité de membres qui la composeraient, pour faire une constitution régénératrice. Le 3 novembre, il adressa une circuculaire aux généraux Romain et Toussaint Brave, pour les deux divisions du Nord ; Vernet et Pétion, pour celles de l’Ouest ; Gérin et Férou, pour celles du Sud, afin de fixer le mode d’élection et les autres conditions nécessaires à la formation de cette assemblée ; la voici :

« Étant instant de travailler à la formation d’une constitution ; voulant, autant qu’il est en mon pouvoir, accélérer la conclusion de cette œuvre nécessaire ; et attendu que le plus sûr moyen d’y parvenir est de réunir les plus sages de nos concitoyens et les plus éclairés sur leurs droits, pour, d’après les vœux du peuple, convenir d’un pacte qui établisse les devoirs de toutes les branches du gouvernement ainsi que les obligations des Haïtiens, je vous invite à donner des ordres dans chaque paroisse de la division que vous commandez, pour faire assembler, le 20 du présent mois, tous les habitans de chacune de ces paroisses à l’effet d’élire, dans chacune, un citoyen connu par sa moralité et son amour du bien public, pour la représenter et travailler à notre constitution. Ces citoyens se réuniront le 30 de ce mois dans la ville du Port-au-Prince pour faire, d’après les vœux de leurs commettans, une constitution ; et je n’ai pas besoin de vous recommander d’aider de vos lumières le choix du peuple, en lui indiquant au besoin les personnes qui, à votre connaissance, sont dignes de la confiance publique, et pouvant, par leur discernement, concourir à la perfection de cet important ouvrage.

« Vous voudrez bien leur faire observer, que la non-résidence dans la paroisse, n’est pas une qualité exclusive de l’élection : tout citoyen d’Haïti a droit à la nomination, partout où il sera reconnu digne.

« Lorsque les divers envoyés des paroisses seront arrivés dans le lieu qui leur est désigné, ils n’auront pas besoin d’autre lettre de convocation que les procès-verbaux de leurs paroisses respectives, pour procéder de suite, après que la légalité en sera reconnue, à terminer le plutôt possible leur travail.

« Aidez de votre influence et de vos sages conseils, autant qu’il sera en votre pouvoir, l’assemblée de nos concitoyens, afin qu’avec la nouvelle année nous puissions, s’il est possible, offrir au peuple l’étrenne précieuse de la nouvelle constitution. »

En l’absence de toutes dispositions légales antérieures, on ne pouvait pas mieux faire pour parvenir à la formation d’une assemblée délibérante. Celle qui eut lieu sous Toussaint Louverture avait été choisie à deux degrés de suffrages, — celui des administrations municipales, nommant des députés, qui, réunis aux chefs-lieux de départemens, choisirent eux-mêmes dix autres membres pour toute la colonie. Celle qui allait se former ne serait qu’à un suffrage, tout populaire, directement par les paroisses, par conséquent dans le sens d’une large démocratie, tandis que l’assemblée centrale de 1801 était restreinte, aristocratique. Autant le gouvernement d’alors put exercer de l’influence sur ses délibérations, son œuvre, autant il était présumâble que la nouvelle allait être indépendante du gouvernement provisoire d’Haïti. C’était tout naturel, dans l’une comme dans l’autre circonstance : en 1801, le gouvernement donnait une constitution ; en 1806, le peuple la demandait et devait la faire.

On voit que Christophe désigna le Port-au-Prince comme siège de l’assemblée. Telle n’était pas sa pensée primitive, assure-t-on ; il voulait la réunir au Cap. Mais, dans ses communications avec Pétion par l’intermédiaire de ses envoyés, il lui aura fait dire son désir à cet égard, pour le consulter ou sonder ses dispositions. Alors Pétion hui aura fait des observations : 1o  sur ce que le Port-au-Prince, étant la ville la plus centrale du pays, devait être préféré au Cap, par rapport aux députés de toutes les localités : convenance que Toussaint Louverture lui-même avait reconnue ; 2o  sur ce qu’il l’engageait à éviter la faute que commit l’ex-gouverneur, en transférant l’assemblée centrale de 1801 au Cap où il se trouvait, ce qui le fît accuser de l’avoir influencée ; faute que commit à son tour l’ex-empereur, en faisant faire la constitution de 1805 à Marchand, par ses secrétaires, au nom des généraux de l’armée, ce qui était encore plus mal, et ce qui rendrait l’armée et les citoyens très-méfians, si l’assemblée se réunissait au Cap ; 3o  enfin, que cette armée et ces citoyens l’ayant proclamé chef provisoire du gouvernement jusqu’à la nouvelle constitution, l’acte de Résistance à l’Oppression n’entendait pas que d’autre que lui le fût définitivement ; que l’assemblée n’aurait que le pouvoir de désigner sous quel titre ou qualification il exercerait l’autorité gouvernementale, tout en ayant celui d’adopter les institutions que voudrait le pays par l’organe de ses mandataires.

Ce serait donc après ces observations judicieuses, qui suivirent sa lettre du 26 octobre, que Christophe se sera décidé à désigner le Port-au-Prince, comme siège de l’assemblée[30]. Ils étaient encore, l’un et l’autre, dans la lune de miel de la révolution ; et Christophe, en cédant, put espérer à son tour que Pétion userait de toute son influence sur les députés réunis, afin de donner une organisation vigoureuse à l’autorité du chef du gouvernement, parce qu’un militaire éclairé, comme il l’était, devait en sentir la nécessité.

Mais Bonnet revint du Cap, presque en même temps que la circulaire fut adressée aux généraux pour la convocation des électeurs. Le compte qu’il rendit à Pétion, de l’apostrophe qu’il reçut par rapport à la mort de Mentor et de Boisrond Tonnerre, ne dut pas le rassurer sur les intentions de Christophe ; peu de jours après survint la lettre de ce dernier à Yayou, en date du 10 novembre, qui ajouta à ses réflexions. Alors commença réellement entre eux, une méfiance réciproque. Christophe l’avait provoquée en Pétion, par ses paroles à Bonnet, par sa lettre à Yayou. À son tour, il en conçut contre Pétion, parce qu’après sa circulaire, ayant envoyé un officier auprès de lui pour lui dire d’user de son influence sur l’assemblée, relativement à son autorité, cet officier lui rapporta une réponse de Pétion qui dut lui déplaire extrêmement. Lisons ce qu’en dit ce dernier lui-même dans l’écrit justificatif de sa conduite, en date du 17 janvier 1807 :

« Mais il était bien éloigné de ces sentimens (pour avoir une constitution qui rendrait le peuple aussi libre que possible), puisqu’il envoya auprès de moi un officier de confiance pour me faire part de l’autorité qu’il voudrait s’attribuer par la constitution, laquelle ne nous aurait laissé que le choix de changer de fers ; car elle eût été égale à celle de Dessalines. Ma réponse positive ne dut pas le satisfaire ; car je déclarai à son envoyé, — que s’il se présentait un homme assez audacieux pour aborder une pareille question, je monterais à la tribune pour le combattre ; que le peuple voulait la liberté, et que je le seconderais de tous mes efforts.[31] »

C’était une bombe que le célèbre artilleur jetait ainsi dans la redoutable citadelle Henry, nous en convenons ; mais lorsqu’on en lance de semblables au nom du peuple souverain, on est justifié aux yeux de la postérité ; car on n’avait pas abattu un tyran pour reconstituer la tyrannie.

Cependant, Christophe dissimula en ce moment : il avait émis sa circulaire, il ne pouvait pas la rétracter. Pour user de sa propre influence sur l’assemblée, il eût fallu venir s’installer au Port-au-Prince durant ses travaux. Il était le chef du gouvernement, il avait droit de le faire. Mais le Pont-Rouge ne pouvait plus être traversé qu’à la tête d’une armée : en amener une, c’aurait été déceler ses desseins, après qu’il eût invité Gérin et Pétion de renvoyer les troupes du Sud et de l’Ouest à leurs cantonnemens, pour faciliter l’œuvre constitutionnelle dans le calme de la méditation ; il fallait qu’il fût conséquent avec lui-même. Restait un moyen à employer pour parvenir à ses fins, c’est celui dont il usa. Chaque paroisse envoyant un député à l’assemblée, il y en aurait 33 pour les deux divisions du Nord et la 1re de l’Ouest, contre 23 pour la 2e division de l’Ouest et les deux du Sud : en influençant le choix des électeurs, comme il le recommanda d’ailleurs à tous les généraux, il se persuadait d’avoir la majorité des voix dans l’assemblée et d’y faire passer la constitution telle qu’il le désirait. Elle fut préparée de suite par Rouanez jeune, qui rédigeait tous ses actes.

Arrêtons-nous un instant à ce plan parfaitement combiné, et parlons d’autres faits avant de dire comment il fut déjoué.

Les derniers procédés de Dessalines envers le commerce étranger, joints à l’assassinat de Thomas Thuat, avaient porté un tel préjudice aux relations du pays, que Christophe sentit la nécessité, en sa qualité de chef du gouvernement, de rassurer les étrangers sur ce qu’ils avaient à attendre désormais en venant à Haïti. Le 24 novembre, il publia une proclamation fort bien conçue et rédigée dans ce but. On y remarque ces passages :

« Si un système défavorable aux progrès du commerce l’a jusqu’à ce jour empêché de réussir parmi nous, cette influence désastreuse cessera bientôt… N’importe sous quel pavillon vous vous montrerez, le gouvernement s’engage à veiller attentivement à votre sûreté personnelle et à vos intérêts. Les taxes seront proportionnées aux difficultés que vous pourrez éprouver en gagnant nos ports… Le gouvernement a ordonné déjà la suppression des consignations exclusives, de la taxe sur le prix des marchandises, des privilèges accordés pour la vente du café, et de la défense de prendre des cargaisons de sucre, etc. Chacun sera libre de vendre et d’acheter, aux conditions qu’il croira les plus avantageuses. Les anciens règlemens, enfantés par l’ignorance, ne mettront plus d’obstacles à vos spéculations. Vous ne serez plus forcés d’accorder votre confiance à des individus qui vous étaient étrangers, et qui n’entendaient pas même les intérêts de leur pays. Vos marchandises demeureront entre les mains de vos amis et de vos facteurs particuliers, et le gouvernement s’engage à leur accorder toute la protection qu’ils pourront désirer. Les horreurs qui n’ont que trop longtemps signalé le commencement d’un règne tyrannique, ne se renouvelleront plus à l’avenir… »

En rassurant les étrangers pour leurs personnes et leurs intérêts, Christophe ajoutait là une belle page à l’acte de Résistance à l’Oppression. Il leur désigna le Cap, le Fort-Dauphin ( Fort-Liberté), le Poit-de-Paix, les Gonaïves, Saint-Marc, le Port-au-Prince, Jacmel, les Cayes et Jérémie, çomme ports ouverts à leur commerce.


Déjà, Christophe avait expédié auprès de Pétion, l’adjudant-général Borno Déléard, à l’effet de le porter à contraindre les militaires de l’Artibonite, qui avaient déserté dans l’Ouest, à rejoindre leurs corps. Dans ce nombre, se trouvaient le lieutenant Boucher, chef de la musique de la 4e demi-brigade, plusieurs autres musiciens de ce corps et des ouvriers de l’arsenal de Marchand, tous blancs franco-haïtiens ; ils avaient suivi les jeunes gens du Port-au-Prince, pour chercher comme eux dans cette ville, un abri contre les rigueurs ordonnées par le chef du gouvernement et exécutées par le général Martial Besse (notre ancienne connaissance de 1794, nommé commandant de Jacmel par Sonthonax), dont la brutalité allait toujours au-delà même de ce qu’exigeaient ses chefs.[32]

On conçoit quel devait être l’embarras de Pétion, en présence des pères et mères de famille du Port-au-Prince qui réclamaient de lui, de ne pas éloigner de nouveau de leur sein ces fils chéris qui leur avaient été enlevés depuis trois ans, qui pouvaient également servir leur patrie dans les troupes de cette ville : parmi eux se trouvait ce brave Coutilien Coustard qui était destiné à s’immortaliser bientôt par un acte de dévouement héroïque. Le vieux Jérôme Coustard, l’un de nos premiers révolutionnaires de 1791, intercédant pour avoir son fils auprès de lui, Pétion pouvait-il être sourd à sa démarche paternelle ? Lui qui avait sauvé des colons du massacre de 1804, pouvait-il user de contrainte envers Boucher et les autres musiciens, et ces ouvriers blancs, débris de l’armée française, qui venaient se placer sous l’égide de son humanité ? Non, il ne le pouvait pas ! Pour juger de sa conduite en cette circonstance, comme en bien d’autres cas, il faut se pénétrer du caractère de cet homme, de ses sentimens de bienveillance envers tous ses semblables. Il éluda l’exécution de l’ordre que Christophe lui fit donner.

Dans ces momens-là, tout le 3e bataillon de la 20e demi-brigade déserta du Mirebalais et arriva au Port-au-Prince : nouvel embarras pour Pétion. Ce bataillon avait reçu l’ordre du général J.-P. Daut, d’aller relever un autre de la 10e, qui était en garnison à Las Caobas. Daut s’était aperçu de quelques désertions partielles dans cette troupe, il voulut l’éloigner pour ce motif ; et il y en avait aussi dans la 10e.

Pour comprendre la cause de ces désertions, indépendamment des rigueurs exercées par ordre de Christophe, il faut savoir que, sous Toussaint Louverture, la 10e tenait garnison au Port-au-Prince et à la Croix-des-Bouquets ; et que, sous Dessalines, pendant quelque temps, il en fut de même pour le 3e bataillon de la 20e : de là vint que ces deux corps reçurent dans leurs rangs beaucoup de jeunes gens du Port-au-Prince et de la plaine qui entoure la Croix-des-Bouquets. Ces militaires, apprenant la désertion de ceux de la 4e, les imitèrent et se rendirent au foyer paternel, au lieu de leur naissance.

Dans l’armée haïtienne, qui n’est pas organisée en tous points comme celles des autres pays, ce sera toujours une considération à garder par un gouvernement intelligent : le soldat de cette armée est attaché à ses habitudes d’enfance, de jeunesse ; il aime à voir souvent le toit de chaume qui abrite sa famille des intempéries du temps, à recevoir les soins de ses parens.

Tant pis pour Christophe qui n’avait pas un cœur assez bienveillant pour comprendre ces affections de la nature, et qui voulait reconstituer le despotisme antérieur ! Mais Pétion qui les comprenait, qui avait des entrailles pour les pères, les mères et leurs enfans ; qui pensait à faire d’abord, un citoyen de chaque soldat de son pays, afin d’en finir avec les procédés et les horreurs du despotisme[33] : Pétion ne contraignit pas plus les soldats déserteurs de la 10e et de la 20e à retourner au Mirebalais, qu’il ne l’avait fait à l’égard des jeunes gens de familles du Port-au-Prince, déserteurs de Marchand. À ses yeux, un cultivateur de la plaine du Cul-de-Sac était l’égal de Jérôme Goustard, et avait autant de droits à voir son fils auprès de lui et de sa femme.

Voilà les motifs de sa conduite envers tous ces déserteurs. Qui osera le désapprouver ?

Christophe l’a osé cependant. Ces faits occasionnèrent entre lui et Pétion une correspondance virulente de son côté, modérée et habile du côté de Pétion. Il y joignit des reproches amers, relativement à une mission qu’il envoyait remplir dans le Sud par le général Dartiguenave, et que Pétion paralysa, avec raison.

Cette mission avait pour but apparent — « d’y prêcher l’ordre, la tranquillité, la subordination et l’obéissance au chef du gouvernement ; de recevoir toutes les plaintes qui pourraient lui être faites ; de prendre à tâche de calmer les esprits et de les disposer à l’oubli de toute haine et de toute animosité de parti ; de ne travailler qu’à maintenir l’union, la fraternité, la bonne foi, qui pouvaient seules préserver le pays des horreurs de l’anarchie et de sa ruine totale, auprès des généraux, des chefs de corps, des soldats, des habitans et des cultivateurs…[34]»

Le but réel de cette mission était d’opérer dans le Sud, encore dans une agitation fiévreuse qui occupait tous les instans de Gérin, ce que Christophe avait tenté auprès de Yayou, — non que Dartiguenave l’eût fait sciemment, mais ce qui serait résulté s’il y était allé pour recevoir toutes les plaintes : car Dartiguenave, homme de bien et citoyen du Sud, n’aurait pas voulu bouleverser ce département où il avait toutes ses affections de famille, tous ses amis. Qui pouvait ne pas se plaindre de Gérin, parmi les soldats, etc., etc., lorsque chaque individu nourrissait des prétentions exorbitantes, qu’il avait peine à contenir, ne possédant pas le tact de Pétion ?

Dartiguenave avait en outre le pouvoir de conférer des commandemens, de faire tous les changemens qu’il jugerait nécessaires dans les fortifications ; et « le ministre Gérin s’adjoindrait à lui dans sa mission et l’aiderait de ses conseils.[35] » C’était l’annulation de Gérin, l’anéantissement de son autorité dans le Sud, que voulait le chef provisoire du gouvernement ; car conçoit-on qu’un ministre, un général de division, à qui l’armée et la population avaient déféré de leur propre mouvement, le commandement supérieur pour les guider contre la tyrannie, fût réduit au rôle passif de simple conseiller d’un général de brigade, dans un temps d’effervescence politique ?

Mais Pétion était là, qui veillait dans cette fameuse ville du Port-au-Prince, pour la conservation de l’autorité de son collègue, — comme il avait été au Haut-du-Cap, à Breda, illustrés à plus d’un titre, pour veiller à la conservation des jours de Clervaux, de ce même H. Christophe, et de ses compagnons d’armes de la 13e et de la 10e[36].

En envoyant Dartiguenave dans le Sud, Christophe avait écrit une lettre à Pétion, en date du 30 novembre, où il lui disait : « Le général Dartiguenave est porteur de mes ordres, il est chargé de vous les communiquer ; je vous invite à l’assister de vos bons conseils. » C’était renouveler ce qu’il lui avait déjà dit dans sa lettre du 23 octobre — « qu’il avait la persuasion que Pétion concourrait, en son particulier, à l’aider de ses lumières lorsque le bien public l’exigerait. »

Ce cas était arrivé. Après avoir pris communication des instructions de Dartiguenave, Pétion lui fit comprendre facilement que ce serait mettre le feu aux quatre coins du Sud dont la population était si agitée ; et que le général Gérin avait plus de droits à la considération et aux égards de Christophe, que celui-ci ne lui en montrait en faisant faire une telle mission. Mais, laissons-le parler lui-même à Christophe :


Port-au-Prince, le 10 décembre 1806.

Le général de division Pétion, commandant la 2me division de l’Ouest, et membre de l’assemblée constituante,

Au général en chef Henry Christophe, chef provisoire du gouvernement.

J’ai reçu, mon général, la lettre que vous m’avez écrite et que le général Dartiguenave était chargé de me remettre. Ce général m’a fait part de la mission dont vous l’avez chargé pour le Sud, et m’a communiqué, d’après vos ordres, les instructions dont il est porteur. Comme, par votre lettre, vous m’invitez à l’aider de mes conseils relativement à cette mission, j’ai pensé qu’il était de mon devoir de lui faire connaître tout le mauvais effet que produirait dans ce moment sa présence dans cette partie : lui-même en est convenu et s’est décidé à vous faire part de nos réflexions, et d’attendre ici vos ordres.

D’après la confiance que vous me témoignez, je dois, mon général, vous dire la vérité, et je suis trop ami de mon pays pour ne pas vous éclairer sur une démarche qui pourrait en troubler le repos.

Le général Gérin est le premier qui s’est mis à la tête de la révolution qui nous a délivré de la tyrannie ; il n’a pas balancé à faire le sacrifice de sa famille, exposée à la férocité de Dessalines, pour défendre la cause du peuple. Ce général, depuis le commencement de la révolution (en 1791) n’a cessé de combattre pour la liberté dont on pourrait dire qu’il est le martyr ; dans ce moment même, il se donne tous les mouvemens possibles pour maintenir l’ordre et la tranquillité. En voyant arriver le général Dartiguenave, chargé d’une mission particulière et revêtu du pouvoir de conférer des commandemens, il regardera nécessairement cette démarche comme une marque certaine du peu de confiance que vous avez en lui, et comme un dessein formé d’avilir son autorité aux yeux de ces mêmes hommes qui se sont volontairement rangés sous son commandement. Les officiers qui ont concouru avec ce général au renversement du tyran, croiraient voir un désaveu de leur conduite, et la crainte des suites pourrait les réduire au désespoir. Il est de mon devoir de ne pas vous laisser ignorer que l’effervescence n’est pas encore tout-à-fait apaisée dans cette partie ; tous les esprits sont tendus vers la constitution ; c’est le baume qui seul peut guérir toutes les plaies que l’inquiétude fait naître. N’est-il pas prudent, mon général, que nous attendions ce moment si désiré ? Je vous prie de réfléchir vous-même sur les conséquences qui pourraient en dériver. Si une démarche, quoique innocente, était susceptible d’interprétation, le moindre des résultats serait de faire perdre au gouvernement la confiance du peuple ; alors l’harmonie serait détruite, la défiance renaîtrait, et le progrès du bien serait retardé dans sa marche. Pesez, dans votre sagesse, mon général, toutes les raisons que je viens de vous déduire, et je suis persuadé que vous les approuverez. Votre propre gloire exige impérieusement que vous fassiez le bonheur de vos concitoyens, et vous manqueriez ce but qui doit vous immortaliser.

J’ai l’honneur de vous saluer respectueusement.
Signé : Pétion.

Si cette lettre ne manquait pas d’habileté, elle disait néanmoins des choses sérieuses à Christophe, des vérités dont il devait se pénétrer pour bien gouverner le pays, des conseils utiles, enfin, pour faire le bonheur du peuple ; car, en définitive, c’était là la chose essentielle. Et en quoi consiste donc la véritable habileté, sinon à découvrir les moyens de réussir dans une œuvre aussi glorieuse ? Des intrigans astucieux peuvent souvent réussir dans leurs desseins, en employant des supercheries ; mais leurs succès sont toujours entachés des vues de leur personnalité, de leur égoïsme : ils auront été adroits, ils ne seront jamais considérés habiles, par les hommes qui ont le sens moral.

Il est évident que Pétion désirait éviter un conflit entre Gérin et Dartiguenave, et même entre cet officier du Sud et ses autres camarades. D’après la connaissance qu’il avait du caractère de chacun, de celui de Gérin en particulier, de la situation de ce département, il pouvait craindre que Dartiguenave, en voulant user des pouvoirs extraordinaires qu’il avait reçus, aurait été victime de son zèle dans ces momens de sérieuse agitation, que sa présence eût encore augmentée[37]. Pensant ainsi, indépendamment de ce qu’il voyait quel était le but réel de Christophe, ne devait-il pas faire usage des conseils que celui-ci lui avait recommandé de donner à son envoyé ?

Pétion pouvait-il, devait-il laisser annuler l’autorité de Gérin, lorsque celui-ci la tenait de la même source d’où était ; sortie celle de Christophe ? Si ce général-ministre ne s’était pas mis à la tête de l’insurrection du Sud, eût-elle réussi contre Dessalines, et Christophe aurait-il été chef du gouvernement ? La défection de Pétion lui-même n’avait-elle pas assuré ce résultat ? Et ce serait après l’avoir proclamé, qu’ils auraient consenti à s’effacer devant lui ? Il faut se pénétrer de ces précédens et de la situation des choses, pour juger de la conduite de Pétion. Elle fut habile, nous en convenons ; mais elle était également ferme et fondée sur le droit qu’ils avaient, Gérin et Pétion, à la considération et au respect de Christophe. Puisqu’il l’oubliait si vite, il fallait le lui rappeler ; et Pétion le fit avec sagacité, fermeté et franchise tout à la fois, en mettant sous ses yeux les plus sérieuses réflexions.

Mais Christophe ne lui tint pas compte de tout ce qu’il lui disait par sa lettre, parce qu’il se croyait un tel droit à la succession impériale de Dessalines, qu’il lui semblait que tous ces hommes qui l’avaient reconnu comme chef du gouvernement, n’avaient rempli que leur devoir et devaient maintenant courber devant son autorité. Il rappela Dartiguenave au Cap, mais pour le faire assassiner, parce qu’il n’avait pas passé outre les conseils de Pétion. Il répondit à la lettre de ce dernier par celle qui suit :

Au quartier-général du fort Henry, le 19 décembre 1806,
an 3e de l’indépendance.
Henry Christophe, général en chef de l’armée d’Haïti,
A. S. E. le général de division Pétion, commandant
la 2e division de l’Ouest.

Je viens, général, de recevoir vos deux lettres du 9 et du 10 du présent, celle du 9 sans signature.

La première m’apprend que le 3e bataillon de la 20e demi-brigade, en garnison au Mirebalais, a quitté sans ordre son poste pour se rendre au Port-au-Prince, où vous l’avez fait caserner dans la crainte qu’il ne se fût répandu dans les bois, si vous l’eussiez renvoyé à son poste.

Il est étonnant, Monsieur le général, que, connaissant la conséquence de la démarche de ce bataillon, vous ne lui ayez pas prescrit sur le champ de retourner à son poste, au risque de le voir se répandre dans les bois. Vous n’ignorez pas que l’exemple qu’il vient de donner ne peut que produire les plus funestes effets, et l’on aurait trouvé bien promptement le moyen de le faire sortir du bois où il se serait réfugié. Je ne puis donc que m’étonner que ce bataillon soit jusqu’à ce moment au Port-au-Prince, dans vos casernes.


Votre seconde lettre, relativement à la mission du général Dartiguenave que j’ai envoyé dans le Sud, m’étonne aussi. Je ne pouvais m’attendre, Monsieur le général, qu’un officier envoyé par le gouvernement, pût éprouver aucune difficulté à remplir la mission qui lui était confiée, ni faire perdre au gouvernement la confiance du peuple, faire naître la défiance, détruire l’harmonie, et retarder les progrès du bien. Je désirerais savoir, et c’est ce dont vous ne m’avez pas instruit, comment la mission du général Dartiguenave peut paraître au général Gérin, un dessein formé d’avilir son autorité aux yeux de ces hommes qui se sont volontairement rangés sous son commandement.

Le général Gérin, en se mettant le premier à la tête de ceux qui ont contribué au renversement du gouvernement précédent, pouvait-il prétendre à la propriété des divisions du Sud ? Espérait-il que ce serait le prix de ses services ?

Le général Gérin, d’après ce qu’il m’a écrit, est bien loin de penser comme vous me le donnez à entendre, il se plaint à moi des intrigues qu’ont employées les factieux pour troubler l’ordre, des peines qu’il a eues pour réprimer l’ambition des places et la cupidité dans les deux divisions du Sud. Et plût à Dieu qu’il pût y parvenir ! Je désire de tout mon cœur qu’il déjoue ces gens à partis qui poursuivent les grades et la fortune, et contre lesquels ce général est obligé d’employer des voies de rigueur pour les réprimer.

Je ne puis m’empêcher de vous avouer que je découvre de plus en plus, Monsieur le général, le fil de toutes les trames, de toutes les menées qui ont lieu dans l’Ouest et le Sud. Je n’ai jamais su tergiverser, j’aime qu’on me parle ouvertement, et qu’on s’explique catégoriquement ; si vous n’avez pas toujours réfléchi en m’écrivant vos lettres, je n’ai jamais manqué de le faire en les recevant.

Les esprits sont tendus, dites-vous, vers la constitution. Je l’attends aussi avec la plus grande impatience : j’espère qu’elle ne sera pas uniquement consacrée à favoriser les intrigans, et à leur donner les moyens d’alimenter leurs passions. Le bonheur de nos concitoyens sera toujours le but de toutes mes mesures, et ma gloire la plus chère ; mais je ne ferai jamais consister cette gloire à favoriser les factieux et à contribuer à leurs desseins.

j’ai l’honneur de vous saluer.
Signé : Henry Christophe.

Il suffirait de cette lettre pour faire connaître le caractère de Christophe. On y voit prédominer cet orgueil hautain qui le distingua dans tout le cours de sa carrière, et qui le porta à la terminer avec une résolution qui ne manqua pas de dignité. On y reconnaît cette présomption dans les moyens que donnent la force et la terreur, et l’on comprend pourquoi il fut un tyran d’une impitoyable cruauté. Il y laisse percer cette prétention qu’il avait constamment nourrie, de succéder au pouvoir intégral de Dessalines, et dont son impatiente ambition devança l’époque, par ses communications confidentielles à Geffrard et à Pétion. Selon lui, ce dernier avait tort de penser qu’il dût avoir des égards, et pour Gérin et pour l’armée et les populations du Sud qui l’avaient placé à leur tête ; Gérin lui-même ne devait espérer d’y continuer son haut commandement que par son bon plaisir ! C’étaient bien là, des idées dignes du futur Roi qui régna souverainement sur le Nord et l’Artibonite. Mais dans les autres départemens d’Haïti, il y avait aussi un souverain dont l’autorité devait l’emporter à la fin sur la sienne. Écoutons son langage par l’un de ses plus fermes soutiens, de ses plus nobles organes :

Port-au-Prince, le 24 décembre 1806.

Le général de division Pétion, commandant la 2me division de l’Ouest, et membre de l’assemblée constituante,
Au général en chef Henry Christophe, chef provisoire du gouvernement.

J’ai reçu, général, votre lettre du 19 courant, à laquelle je vais répondre.

À l’égard de ce que vous me dites relativement au 3me bataillon de la 20me demi-brigade, j’avais senti aussi toute la conséquence de sa démarche ; mais je n’ai pas pensé que dans les circonstances où nous sommes, la sévérité fût le seul remède auquel il fallut recourir ; et je suis loin de croire qu’elle aurait produit l’effet que vous présumiez. Dans le passage d’un gouvernement à un autre, si l’on peut s’opposer à ce que les lois soient entièrement suspendues, il est difficile d’empêcher qu’elles ne perdent une partie de leur force et de leur énergie.

Quant à la mission du général Dartiguenave dans le Sud, je n’ai fait que me conformer à votre lettre dont il était porteur et par laquelle vous m’invitiez à l’aider de mes conseils ; et si je me suis permis de vous faire quelques observations, ce n’est que parce que vous m’avez autorisé à cela par plusieurs de vos lettres, entre autres celle du 23 octobre où vous vous expliquez ainsi : « Personne mieux que vous, mon cher camarade, ne connaît mes principes et mon désintéressement pour toute espèce d’emploi ; il m’a fallu un aussi puissant motif pour me déterminer à accepter ce fardeau énorme, avec la persuasion que j’ai, que vous concourrez en votre particulier à m’aider de vos lumières, lorsque le bien public l’exigera. »

Connaissant les principes du général Gérin, je suis persuadé, général, qu’il ne regarde pas plus les deux divisions du Sud comme sa propriété, que je ne regarde celle de l’Ouest comme la mienne. Je pense même qu’aucun autre fonctionnaire ne peut avoir une semblable idée. Le prix des services du général Gérin, comme le prix des miens, est la gloire d’avoir reconquis la liberté de notre pays. Si nous avions de l’ambition, après la journée du 17 octobre, nous étions les maîtres d’y donner un libre cours, tandis que notre démarche, au contraire, a prouvé quel était notre désintéressement. Le grade de général de division que j’occupe en ce moment suffit à mon ambition, et je serai toujours prêt à m’en démettre, lorsque le bien public l’exigera. J’ai prouvé plus d’une fois que je n’ai jamais connu ni l’intrigue ni l’ambition ; la voix publique ne laisse aucun doute à cet égard. C’est pourquoi j’eusse désiré que vous m’eussiez fait connaître quels sont ceux qui tiennent le fil des trames que vous dites qui s’ourdissent dans l’Ouest et dans le Sud ; car j’aime aussi que l’on me parle ouvertement et que l’on s’exprime catégoriquement : alors, je pourrais y répondre.

L’accusation que vous me faites, de ne pas réfléchir sur les lettres que je vous écris, m’a fait beaucoup réfléchir sur la vôtre et sur votre dernière proclamation, et j’y ai vu un acte peu propre à ramener les esprits vers un même but. Je crois devoir vous dire que j’ai l’habitude aussi de réfléchir sur mes actions ; et dans toutes, je prends pour guide, l’opinion publique et l’intérêt de mon pays.

Enfin, citoyen général, la constitution va paraître ; et je suis comme vous d’avis qu’elle ne sera point consacrée uniquement à favoriser les intrigans, ni à leur donner les moyens d’alimenter leurs passions. Le peuple, en abattant le tyran à la journée à jamais mémorable du 17 octobre, n’a pas fait la guerre pour tuer un homme, mais bien pour détruire la tyrannie et pour changer la forme d’un gouvernement qui ne pouvait lui convenir en rien, et établir sa souveraineté. C’est au moment que cet acte de sa volonté suprême devra recevoir son exécution, qu’on connaîtra les ambitieux et les intrigans. Pour moi, je suis prêt à déposer à ses pieds les pouvoirs que je reconnais ne tenir que de lui, et à soumettre ma volonté particulière à la volonté générale. C’est alors que le peuple distinguera ses vrais amis d’avec les ambitieux : malheur à ces derniers ! … S’il n’a pas craint d’abattre la tête de Dessalines, pourra-t-il trembler devant des intrigans et des ambitieux subalternes ?

J’ai l’honneur de vous saluer.
Signé : Pétion.

Si Christophe fit preuve d’arrogance dans sa lettre, Pétion sut l’en relever par non bien digne langage dans les divers paragraphes de la sienne.

Dans mes les deux premiers, il se justifie pleinement d’avoir toléré la présence au Port-au-Prince du bataillon de la 20e par cette profonde observation de l’homme d’Etat relative aux conséquences naturelles de toute révolution, et d’avoir conseillé Dartiguenave de surseoir à sa mission, par la confiance même que Christophe semblait mettre en lui, en l’inviter à l’aider de ses lumières. Dans les 3e et 4e paragraphes ou il montre tant de modestie et de fierté en même temps, comme il se sent fort de cette voix publique à laquelle il fait allusion, de cette opinion générale avec laquelle il est en accord parfait ! Dans le dernier encore, comme il paraît convaincu de la Souveraineté et de la Majesté du peuple, de la légitimité de ses droits, de l’obligation où sont les chefs d’y rendre hommage ! Quelle menace faite à l’ambition de Christophe, dans ces mots : « Malheur à ces derniers !… S’il n’a pas craint d’abattre la tête de Dessalines, pourra-t-il trembler devant des intrigans et des ambitieux subalternes ? »

Après ces deux lettres, de Christophe et de Pétion, on voit poindre à l’horizon le nuage lugubre d’où sortira le fléau d’une nouvelle guerre civile entre les infortunés enfans d’Haïti, et qui commença huit jours après la lettre de Pétion. Au 24 décembre où il l’écrivit, la tempête s’amoncelait déjà ; car Pétion y parle d’une proclamation qu’il appelait la dernière, tandis que le même jour, une autre, bien plus virulente, émanait de Christophe.

Dans le chapitre suivant, nous allons dire les motifs de ces deux proclamations, parler enfin de la formation de l’assemblée constituante, et revenir sur quelques faits qui ont besoin d’être expliqués.

  1. M. Thiers a dit avec raison : « Tous les gouvernemens périssent par l’excès de leur principe. » Celui de Dessalines s’était fondé sur la violence ; il périt pour avoir poussé trop loin son système contraire au bonheur de son pays.

    M. de Lamartine a dit avec non moins déraison : « Les gouvernemens doivent se constituer en révolution permanente, pour satisfaire aux besoins dé la société. » En effet, c’est en négligeant d’y satisfaire ou en les méconnaissant, qu’ils poussent les peuples à l’insurrection.

  2. En ne citant que les principaux d’entre eux, nous désignerons Coutilien et Rancy Coustard, Saladin, Souffrant, Bouzy, F. Thévenin, Constant Domingue, Horace, Morisseaux, J. Tréméré, Pernier, Sannon et Petit Blain, M. Cébron, M. Constant, Bellevue Dusseaux, Lapointe Aubas, G. Lorquet, etc.
  3. Hist. d’Haïti, t. 3, p. 332.
  4. Ibid. p. 353. Autant eût valu dire à Romain de fusiller ce grenadier avant le jugement.
  5. Ibid., p. 360.
  6. Solages, devenu général de brigade, le même qui commandait l’avantgarde de l’armée du Sud, et qui accueillit Pétion vers le Tapion ; l’un des plus braves, des plus dignes officiers de la République d’Haïti.
  7. Hist. d’Haïti, t. 3, p. 349.
  8. Hist. d’Haïti, t. 3, p. 355.
  9. Le fait relatif aux officiers de la 15e prouve que Gérin ne pouvait tolérer quoi que ce soit de contraire à la subordination.
  10. Voyez pages 39 et 40 du tome 4 de cet ouvrage.
  11. Hist. d’Haïti, t. 3, p. 347.
  12. Ibid., p. 349.
  13. Ibid., p. 332.
  14. Tome 3, p 356.
  15. Celle forteresse était déjà désignée sous ce nom.
  16. Hist. d’Haïti, t. 3, p. 346.
  17. Ibid.
  18. Ibid., t. 3, p. 347.
  19. Hist. d’Haïti, t. 3, p. 348.
  20. Ce mot d’administration pouvait s’entendre dans le sens de gouvernement ; mais c’était dans son sens propre qu’on l’employait ici, afin de réserver jésuitiquement la question du gouvernement, à résoudre par la nouvelle constitution.
  21. Hist. d’Haïti, t. 3, p. 351.
  22. Inginac était resté à Léogane, son lieu natal, en revenant dans l’Ouest avec Papalier. Il s’y occupait, au sein de sa famille, d’un petit commerce de détail pour gagner honorablement son existence. On voit que, par ses conseils à Yayou, il désirait le bonheur de son pays. Sous ce rapport, nous aurons à le louer souvent.
  23. M. Madiou dit que Lamarre fut condamné à 4 ans de prison et à être dégradé : aucun article du code pénal n’était applicable à une telle peine. Ce fut Caneaux qui défendit Lamarre au conseil ; mais les faits parlaient contre la défense. Caneaux, on le sait, était un intime ami de Pétion.
  24. Je relate ces événemens comme je les ai entendu raconter. Il est certain que Dieudonné commandait la place du Port-au-Prince ; voyez son titre dans la Résistance à l’Oppression. Il ne pouvait donc pas se trouver à Léogane, sans y être mené par Pétion.
  25. Quique fut remplacé par le chef de bataillon Bigot.
  26. Hist. d’Haïti, t. 3, p. 355.
  27. « Si j’ai opéré le changement de certains officiers, c’était pour éloigner des hommes dangereux dont les projets visaient à la désunion, et qui avaient perdu la confiance du soldat à notre prise d’armes ; j’ai laissé agir les lois pour la punition de quelques autres qui s’étaient rendus coupables. » — Extrait de l’écrit publié par Pétion, le 17 janvier 1807.
  28. En Europe, nous avons assisté à une révolution, et nous avons pu observer des faits semblables : d’où nous concluons que c’est une loi suprême pour toutes. M. Madiou en a vu une à Haïti, en 1843 : elle procéda de la même manière.
  29. Bédouet, Michel Tendant ne furent-ils pas employés ensuite par Pétion ? Thomas Jean, excellent citoyen, ne devint-il pas commandant de la place du Port-au-Prince ?
  30. Il semble même, d’après l’écrit publié par Pétion le 17 janvier 1807, qu’il aura conseillé à Christophe de convoquer « des représentans de toutes les communes, ou paroisses, » pour faire la constitution : d’où un pour chaque paroisse. Cette lettre du 26 octobre, où il était question de l’assemblée, fut apportée par Blanchet jeune. Hist. d’Haïti, t. 3, p. 345.
  31. Ce n’est pas Dartiguenave, comme le dit M. Madiou, mais un autre officier qui fut spécialement chargé de communiquer ces vues à Pétion. Voyez l’écrit justificatif de Pétion, publié le 17 janvier 1807.
  32. Voyez tome 2 de cet ouvrage, page 349, comment il s’entendait à faire une barbe nationale et des corrections martiales aux individus placés sous ses ordres.
  33. C’est par ce motif que Pétion ne voulut point avoir des casernes pour les troupes : sa pensée fut d’en faire des milices organisées, une véritable garde nationale soldée, soumise cependant à un régime exceptionnel, mais qui pût comprendre les institutions républicaines qu’il fonda et s’y attacher par leur douceur.
  34. Hist. d’Haïti, t. 3, p. 357.
  35. Ibid.
  36. « De retour à Saint-Domingue avec l’expédition des Français, aussitôt que j’en ai pénétré le but, je suis sorti du Cap ; et, en entraînant avec moi le général Christophe, je puis me considérer comme le conservateur de ses jours. » — Extrait de l’écrit publié par Pétion, le 17 janvier 1807.
  37. « Quand Dartiguenave arriva au Port-au-Prince porteur de telles instructions, il fut accueilli avec indignation. Comme représentant du chef du gouvernement, il ne pouvait que contrarier Pétion et Gérin qui exerçaient véritablement la souveraineté dans l’Ouest et le Sud. » — Hist. d’Haïti., t. 3, p. 358.

    On a pu être indigné contre Christophe, mais non pas contre Dartiguenave. M. Madiou a donc oublié que cet officier était un compagnon de Pétion dans le Sud ? N’a-t-il pas lu le 1er paragraphe de la lettre de Pétion qui dit à Christophe, que Dartiguenave est convenu du mauvais effet que produirait sa mission dans le Sud ; qu’il lui écrivait aussi pour lui faire part de leurs réflexions ? Dartiguenave fut donc persuadé, convaincu.

    Et puis, quelle est donc cette souveraineté que Pétîon et Gérin exerçaient ? Commandans de l’Ouest et du Sud, ils ne devaient pas employer leur autorité à maintenir ou rétablir l’ordre dans ces départemens ? Si la mission de Dartiguenave n’était propre qu’à agiter davantage le Sud, Pétion dut faire part à Christophe de sa conviction à cet égard, et espérer qu’il comprendrait cela. Chef provisoire du gouvernement, Christophe lui-même était-il un souverain ? Le Peuple seul l’était !

    M. Madiou n’a-t-il pas assisté à une révolution, en 1843, où ce principe était dans toute sa force, et durant laquelle les généraux de l’armée durent néanmoins exercer leur autorité peur le maintien de l’ordre ? Exerçaient-ils la souveraineté ?