Étude sur l’histoire d’Haïti/Tome 6/2.2

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Dezobry et E. Magdeleine, Lib.-éditeurs (Tome 6p. 445-480).

chapitre ii.
Formation de l’assemblée constituante. — Pétion s’y fait élire pour instituer la République. — Aveu que lui fait Roumage aîné, député du Cap, au sujet de la constitution préparée par ordre de Christophe. — Pétion fait faire de fausses élections dans l’Ouest et le Sud, pour avoir la majorité et déjouer ce projet. — Examen de ce procédé. — Rapports confidentiels de J. Hugonin et F. Ferrier à Christophe. — Sa proclamation du 18 décembre. — Examen de cet acte par lequel il se prépare à la guerre civile. — L’assemblée constituante ouvre ses séances le 18 décembre. — Elle forme un comité de constitution présidé par Pétion. — Limitation extrême des attributions du pouvoir exécutif. — J. Hugonin en informe Christophe. — Sa proclamation du 24 décembre qui déclare Pétion et d’autres en état de révolte. — Le 27, le comité présente un rapport et un projet de constitution à l’assemblée, qui le vote à la majorité. — Examen du rapport du comité. — Analyse de la constitution. — Protestation contre elle, signée par 25 députés du Nord et de l’Artibonite. — Joie publique au Port-au-Prince. — Christophe est élu Président d’Haïti. — Election de 24 sénateurs. — Christophe en marche contre le Port-au-Prince. — Il fait assassiner les généraux Dartiguenave et Cangé, et plusieurs autres officiers. — Le général Bazelais vient annoncer sa marche à Pétion. — Mesures que prend Pétion. — Il sort du Port-au-Prince contre l’ennemi. — La majorité des sénateurs constitue et organise le Sénat, qui se déclare en permanence et prend quelques mesures.


En recevant la circulaire de Christophe, du 3 novembre, relative à la formation de l’assemblée qui devait donner une constitution au pays, Pétion, Gérin et Férou s’y étaient conformés loyalement, comme leurs collègues dans l’Artibonite et le Nord. Ils reconnurent tous, de même que Christophe, « la nécessité d’aider de leurs lumières le choix du peuple, en indiquant les personnes qui étaient dignes de sa confiance et qui pouvaient mieux concourir à cette œuvre. » Dans l’état des choses, c’était, de leur part, un acte de patriotisme : ils avaient guidé les efforts de la nation pour la conquête de l’indépendance, ils pouvaient, ils devaient diriger les élections. Les lumières n’étaient pas assez avancées dans le pays.

Elles eurent donc lieu dans toutes les paroisses reconnues comme telles, dans le sens de ce principe posé dans la circulaire : — « Que la non-résidence dans la paroisse n’était pas une qualité exclusive de l’élection, tout citoyen d’Haïti ayant droit à la nomination parce tout où il en serait jugé digne. »

Si Christophe et les généraux du Nord et de l’Artibonite firent nommer les hommes qui leur parurent aptes à remplir cette mission, Pétion, Gérin et Férou firent nommer également ceux qui présentaient la même aptitude, dans l’Ouest et dans le Sud. Pétion et Gérin firent plus ; ils se firent élire membres de l’assemblée. Férou, se mourant déjà, ne pouvait y songer.

Pourquoi cette précaution, de la part de Pétion surtout ? Parce qu’il connaissait Christophe à fond, que sa lettre à Yayou et la mission de Bonnet au Cap l’avaient encore éclairé sur ses sentimens intimes. Il voulait donc faire partie de l’assemblée, pour y présenter ses opinions politiques, faire constituer le pays en République, organiser le gouvernement de manière à ne pas voir se reproduire l’autocratie de Dessalines. C’est ce qui explique sa réponse à l’officier de confiance que Christophe envoya auprès de lui, — qu’il monterait à la tribune pour repousser une semblable proposition.

Gérin ne désirait certainement pas le renouvellement de la tyrannie de Dessalines ; mais par ses idées politiques, il n’était pas aussi républicain que Pétion ; il eût voulu une forme de gouvernement en rapport avec son caractère despotique. Soit qu’il craignît de se trouver en dissidence avec Pétion et avec les autres membres de l’Ouest et du Sud dont il connaissait les opinions, soit plutôt que les agitations incessantes du Sud le retinrent dans ce département, toujours est-il qu’il ne se présenta pas à l’assemblée constituante ; et ce fut heureux[1].

Pétion devait nécessairement y primer, ayant le concours d’hommes tels que les deux Blanchet, Théodat Trichet, Bonnet, Lys, Boyer, Daumec, David-Troy, etc., certainement plus capables de manier la parole que la plupart des députés du Nord et de l’Artibonite. Tel était son espoir, en restant dans la légalité, en laissant à chacun la faculté de manifester ses opinions politiques, mais en comptant en même temps sur l’influence des idées, pour voter une constitution conforme aux siennes.

Mais, les députés du Nord et de l’Artibonite étant successivement arrivés au Port-au-Prince dès le 30 novembre, conformément à la circulaire de Christophe, et tous les députés du Sud ne l’étant pas encore, à cause des difficultés nées des agitations, Pétion vit le nombre des premiers, en même temps que Roumage aîné, député du Cap et directeur des domaines, lui fit une confidence importante. Déjà, au Cap même, Roumage avait averti Bonnet, que Christophe allait faire tendre une embuscade au Camp-Coq, entre Limbe et Plaisance, pour le faire assassiner avec les autres membres de la députation : ce qui avait nécessité le prompt départ de Bonnet du Cap[2].

Roumage fit donc savoir à Pétion, que la constitution que voulait Christophe, était toute faite ; qu’elle avait été rédigée par Rouanez jeune d’après ses ordres ; que tous les députés du Nord et de l’Artibonite avaient reçu l’injonction de la proposer et de la voter : ce qui eût été facile, puisqu’ils seraient en majorité dans l’assemblée. Roumage se dévoua ainsi à une mort honorable[3].

Il fut tout aussi facile à Pétion de s’assurer, par d’autres députés, de la véracité d’une information qui importait tant à la nation. L’estime générale dont il jouissait dans toutes les parties du pays, l’accueil bienveillant et distingué qu’il avait fait à ces concitoyens du Nord et de l’Artibonite, lui firent obtenir cet aveu. Il était évident que sa réponse à l’officier, transmise à Christophe, avait motivé cette adroite manœuvre de sa part. Pour arriver à ses fins, le chef provisoire du gouvernement n’avait pas reculé devant la violation de la liberté du vote ; et cependant, il allait garder un semblant de légalité dans l’œuvre constitutionnelle. Dans une telle occurence, fallait-il laisser à Christophe la faculté de miner les libertés publiques, au profit du hideux despotisme qu’il développa dans la suite ? Pétion était trop bon ingénieur politique, pour ne pas établir une contre-mine au profit du peuple souverain.

C’est alors qu’il fit commencer la rédaetion de la constitution de 1806, dont les bases étaient arrêtées dans son esprit comme dans celui de ses collaborateurs intimes. Mais cela ne suffisait pas : il restait toujours une majorité parmi les députés, obligée, contrainte de voter la constitution de Christophe, sous peine d’assassinat. Pour l’emporter dans l’assemblée, il fallut recourir à un surcroît de députés pour l’Ouest et le Sud. Pétion dépêcha immédiatement Lys et David-Troy auprès de Gérin et de Férou, afin de leur communiquer l’information qu’il avait reçue, et de leur prouver l’impérieuse nécessité d’en faire élire par les moindres bourgades du Sud, où il y en avait tant, non classées comme paroisses[4]. L’Ouest en fournit quelques-uns aussi, provenant de l’arrondissement de Jacmel. Voilà comment et pourquoi il y eut majorité du côté de l’Ouest et du Sud, il y eut retard dans les travaux de l’assemblée constituante.

On dira, sans doute, que Pétion manquait de sincérité en agissant ainsi ; qu’il violait lui-même la légalité, la convention à laquelle il souscrivit, et qu’il paraît même avoir proposée, de nommer un seul député par paroisse.

Nous répondons à cela, qu’il ne pouvait être un niais politique ; que Christophe lui ayant d’abord fait connaître son intention d’avoir une autorité exorbitante, ayant ensuite rusé pour se la faire donner avec l’apparence de la légalité, et employé son pouvoir provisoire pour intimider les députés, Pétion eût mérité la risée de la postérité, s’il se fût arrêté à un tel scrupule de conscience en présence des procédés du chef provisoire du gouvernement ; car il s’agissait moins de l’enjeu de sa personne en cette circonstance, que de la garantie individuelle de chaque citoyen, des droits du peuple entier, aux prises avec les prétentions d’un despote ingrat. Il ne pouvait user d’aucun autre moyen que de celui-là pour déjouer le plan de Christophe, et il fit fort bien de l’employer.

Mais, dira-t-on encore, une telle conduite de sa part devait inévitablement amener la guerre civile.

Eh bien ! oui, la guerre civile, préférable, pour les populations de l’Ouest, et du Sud, au joug ignominieux d’un barbare qu’elles avaient honoré de leurs suffrages. Et quel était donc le droit de H. Christophe, d’imposer sa volonté personnelle à tous ces hommes qui l’avaient proclamé chef du gouvernement ? Si Rigaud avait pu, avait dû résister à celle de Toussaint Louverture, — à plus forte raison Pétion devait-il résister à celle de Christophe, comme il avait dû concourir à abattre Dessalines.

La guerre civile ? Mais, pour l’expérience du peuple haïtien, elle allait mettre en parallèle — l’arbitraire et la loi, — la violence et la modération, — la cruauté et l’humanité, jusqu’à ce qu’il plût à Dieu d’assurer le triomphe de l’Occident sur le Nord, de la civilisation sur la barbarie. Les nations peuvent-elles toujours éviter de pareilles calamités ? Le plus souvent, c’est dans le sang qu’elles se régénèrent. Honte à ceux dont l’ambition ou l’injustice sont cause qu’il en soit versé ! Honneur à ceux dont l’énergie accepte un défi semblable ! L’indépendance d’Haïti ne fut-elle pas le résultat définitif de l’injustice de la France, attisant le feu des discordes civiles pour ramener l’Esclavage sur ce sol qu’elle avait si généreusement légué à la Liberté ? Eh bien ! le triomphe des principes qui régissent les hommes dans la société civile, devait résulter aussi de l’ambition de Christophe, qui avait provoqué la destruction de la tyrannie, et qui voulait la reconstituer. C’est en vain que le despotisme espère étouffer toujours les idées ; il en jaillit de chaque goutte de sang qu’il fait verser injustement : elles éclairent les peuples sur leurs droits imprescriptibles.


Dartiguenave était arrivé au Port-au-Prince dans les premiers jours de décembre, porteur de la lettre de Christophe à Pétion, du 30 novembre. Ce fut le 10 décembre que ce dernier y répondit, pour faire ses observations sur l’inopportunité de la mission que ce général allait remplir dans le Sud. Les affidés de Christophe, parmi les députés du Nord, Juste Hugonin et Félix Ferrier, ne purent ignorer le délai mis par Pétion à l’exécution de cette mission, non plus que le consentement donné par Dartiguenave à attendre de nouveaux ordres : ils écrivirent à leur maître, et envenimèrent cette situation. Probablement, ils l’informèrent aussi de l’envoi de Lys et de David-Troy dans le Sud, sans savoir peut-être le but de leur mission. C’est ce qui explique le passage de la lettre de Christophe à Pétion, du 19 décembre, relatif aux trames et aux menées qui avaient lieu, disait-il, dans l’Ouest et le Sud. Mais cette lettre n’était que le résultat aussi d’une proclamation qu’il avait publiée la veille, le 18 décembre, où on lisait ce paragraphe :

« D’après les agitations qui viennent de se manifester dans les brigades de plusieurs divisions, il n’est plus permis de douter que les agents secrets de quelques ambitieux n’aient été envoyés pour soulever les troupes contre l’autorité légitime, et les porter à refuser la solde régulière que j’ai établie d’après l’état de nos ressources. Quel moment ont-ils choisi pour l’exécution de leurs indignes projets ? Celui où l’assemblée d’Haïti que j’ai convoquée doit commencer le travail de la constitution. Il est aisé de s’apercevoir quel est le but de ces ennemis de notre pays ; tandis qu’ils retardent, d’un côté, l’arrivée des députés du Sud, pour avoir le temps d’intriguer et de se préparer le terrain, leurs émissaires se répandent parmi les troupes des brigades de la 1re division de l’Ouest, pour les engager à la désertion. C’est ainsi que l’on a persuadé aux musiciens de la 4e demi-brigade de quitter leurs drapeaux, et qu’on a souffert que le 3e bataillon de la 20e demi-brigade ait abandonné sa garnison du Mirebalais, malgré les ordres formels de ses officiers. On s’est servi de quelques autres déserteurs, partis précédemment, qu’on a renvoyés de leurs corps, pour tâcher de gagner leurs camarades, et souffler parmi eux l’insurrection et la révolte, etc. »

M. Madiou dit aussi : « Pendant que Dartiguenave se trouvait dans l’impossibilité de remplir la mission que le chef du gouvernement lui avait confiée, par l’opposition qu’il rencontrait en Pétion, les émissaires de l’Ouest et du Sud, répandus dans le Nord, y semaient toujours la discorde et l’insubordination. Le caractère a de Christophe s’aigrissait de plus en plus, sa défiance était au comble, à l’égard des révolutionnaires du Sud et de l’Ouest… Le Sud était devenu pour lui un chaos dans lequel ses idées ne pouvaient plus pénétrer…[5] »

Il est évident que cet auteur n’a fait que reproduire les plaintes de Christophe, consignées dans sa proclamation, à la seule différence que celui-ci fait entendre assez clairement que c’est de Pétion qu’il parle, et de quelques autres citoyens alors au Port-au-Prince, et qu’il désigne comme des ambitieux et des ennemis du pays, qui, selon lui, ont envoyé des émissaires dans l’Artibonite (et non dans le Nord : ambitieux qu’il a nommés dans sa proclamation du 24 décembre) ; tandis que M. Madiou parle d’émissaires du Sud qui auraient aussi concouru à cette œuvre déloyale. Le Sud, agité dans son propre sein, devenu un chaos indébrouillable, même pour Christophe, aurait songé à envoyer des émissaires dans le Nord pour y semer la discorde et l’insubordination ! S’il y avait quelqu’un, dans ce département, qui eût pu concevoir une telle idée, c’aurait été Gérin ; mais a-t-il été cité parmi les autres ambitieux ? Nous produirons bientôt cette proclamation du 24 décembre, et voyez d’ailleurs que, dans sa lettre du 19, Christophe en fait l’éloge[6].

Mais disons : quelle foi la postérité, qui juge les hommes, peut-elle avoir dans ces accusations de Christophe contre ses adversaires ? Se voyant déjoué dans ses projets ; ne voulant pas reconnaître que ses rigueurs despotiques étaient la seule cause des désertions des soldats ; que les troupes refusaient la solde ordonnée par lui, parce que tout d’abord on leur avait donné une paye supérieure ; que leur mutinerie, leur insubordination, n’étaient que le résultat de la révolution qui les avait exaltées : il se plaisait à rejeter ses propres torts sur Pétion et d’autres. Est-ce que Pétion n’avait pas persuadé les 11e et 12e demi-brigades de recevoir la solde régulière ordonnée par lui, en leur rappelant qu’elles lui devaient une obéissance absolue ? Ayant agi ainsi à l’égard de deux corps qu’il était de son intérêt de ménager, il ne pouvait envoyer des agents secrets pour en soulever d’autres par ce motif. Nous avons assez établi les causes de la désertion des jeunes gens de la 4e, de ses musiciens et du bataillon de la 20e, pour ne pas revenir ici sur ces incidens.

Ce fut donc après avoir lancé sa proclamation du 18 décembre, que le 19 il écrivit sa lettre arrogante à Pétion. Quelque ton de supériorité qu’il y prît, on reconnaît que, se voyant déjoué, il se préparait à la guerre, car il ne pouvait espérer que Pétion eût souffert patiemment de telles paroles, après l’avoir signalé dans sa proclamation par un langage aussi malveillant ; il connaissait son caractère résolu, malgré sa modération habituelle.


Enfin, le 18 décembre les députés réguliers et irréguliers se réunirent à l’église du Port-au-Prince et ouvrirent les séances de l’assemblée constituante. La première eut lieu sous la présidence de César Thélémaque, doyen d’àge et député du Cap. La vérification des pouvoirs constata 74 élections ou membres. La plupart des députés du Nord et de l’Arlibonite prirent la résolution, entre eux et sans doute par les instructions venues du Cap, de protester contre la tenue de l’assemblée, sa formation et l’œuvre qu’elle allait faire : ils manifestèrent cependant leurs observations à cet égard ; mais la majorité les rejeta. Elle ne pouvait les admettre, en raison des nécessités qui l’avaient créée[7].

On voulut continuer César Thélémaque dans la présidence définitive ; mais il déclina cet honneur qui fut alors déféré à l’adjudant-général Blanchet jeune : Montbrun, du Sud, Almanjor fils, du Nord, furent élus secrétaires.

Chacun savait, au Port-au-Prince, que la République d’Haïti serait proclamée, comme la seule institution jugée propre à assurer les droits de tous les citoyens. Bruno Blanchet aîné et Théodat Trichet en avaient jeté les bases déjà, d’accord avec Petion, Bonnet, Lys, David-Troy, Daumec, Boyer et quelques autres. J. Hugonin et F. Ferrier avisaient Christophe incessamment des moindres particularités parvenues à leur connaissance ; ces renseignemens plus ou moins vrais, dictés par la bassesse, ne pouvaient qu’exciter son humeur cruelle : il se faisait une si haute idée de son autorité légitime !

Comme dans toute assemblée nombreuse, un comité de constitution fut formé, à l’effet de présenter un projet que les députés auraient à examiner et à discuter en assemblée générale : il fut composé de Pétion, César Thélémaque, Théodat Trichet, Magloire Ambroise, Bruno Blanchet, David-Troy, Manigat, Bonnet et Lys. Bruno Blanchet fut le rédacteur de son rapport à l’assemblée.

Pendant que le comité préparait son travail, la lettre de Christophe à Pétion, du 19 décembre, lui parvint avec la proclamation du 18. On conçoit quelle influence elles durent exercer sur la limitation des attributions du pouvoir exécutif dans ce projet. Pétion fut surtout celui qui porta, soit le comité, soit l’assemblée elle-même à les restreindre[8].

Le 24 décembre, le projet de constitution touchait à son achèvement, quand il expédia sa fière réplique à Christophe. Mais le même jour, Christophe lançait aussi sa proclamation qui le signalait comme un révolté. C’est que, dès le 22, J. Hugonin lui avait écrit que, par la constitution qu’on préparait, il n’aurait pas plus de pouvoir qu’un caporal. Lisons cette proclamation :

« Pétion, Bonnet, Boyer, les deux frères Blanchet, Daumec, Lys, Caneaux et quelques autres de leurs infàmes complices, viennent de lever le masque ; ils ont mis au jour leurs projets. Ils sont en pleine révolte contre l’autorité ; ils veulent établir une constitution qui mettra le pouvoir entre leurs mains, et livrera les finances et les places à leurs dispositions. Le général en chef vient de donner l’ordre de la marche pour soutenir vos droits et pour maintenir votre liberté que l’on veut vous ravir. Ces scélérats, une fois parvenus à leurs fins, ne vous laisseront pas seulement la faculté de vous plaindre.

« Il faut marcher, notre devoir nous oblige de maintenir l’ordre et l’exécution des lois. Que tous les maux qu’ils ont préparés retombent sur leurs têtes coupables ! Votre général ne veut pas transiger avec les ennemis de la liberté ; il ne veut point tergiverser avec eux.

« Il attend de vous, militaires de tous grades, de remplir votre devoir comme vous l’avez toujours fait ; il compte sur tous les chefs et officiers des corps, et sur leur attention au service. Les factieux ont levé l’étendard de la révolte, il est juste qu’ils payent de leur fortune, leurs complots funestes. Le pillage de tous les lieux où les rebelles seront trouvés, vous est abandonné sans restriction. Marchez, et la victoire va couronner la justice de notre cause. »

Cette proclamation, qu’on n’aurait qu’à tourner contre Christophe lui-même, pour peindre d’avance le tableau de son gouvernement, n’était pas faite pour être portée à la connaissance de Pétion et de ses collaborateurs à l’assemblée constituante ; aussi ne la surent-ils qu’après les événemens accomplis par la marche de l’armée du Nord et de l’Artibonite. S’il y avait réellement des émissaires, des agents secrets de l’Ouest et du Sud, répandus dans les lieux soumis immédiatement à Christophe, un seul d’entre eux au moins eût pu s’empresser d’apporter cet acte au Port-au-Prince : de tels agents sont ordinairement des hommes dévoués, et il fallait vraiment un dévouement à toute épreuve de leur part, pour qu’ils s’exposassent à aller semer la discorde et l’insubordination. La proclamation même du 18 décembre ne parvint à Pétion, que parce que Christophe la lui adressa, ainsi qu’aux députés du Nord[9].

Enfin, le 27 décembre, le projet de constitution fut prêt et présenté à l’assemblée constituante. Pétion, et non Bonnet, comme le dit M. Madiou[10], donna lecture du rapport du comité dont il était le président[11]. Bonnet aura sans doute lu le projet de constitution. Voici le rapport :

Pour rendre une révolution utile, il faut, après s’être fait justice d’un tyran, frapper encore sur la tyrannie et lui ôter tous moyens de se reproduire. Tel a été le vœu ainsi que l’objet du peuple, en vous nommant pour lui donner une constitution.

Chargés par vous, citoyens, de recueillir les principes et les institutions les plus propres à fonder et à assurer la liberté et le bonheur de nos concitoyens, nous venons vous présenter le résultat de notre travail.

C’est une vérité incontestable, que le meilleur système de gouvernement est celui qui, étant le mieux adapté au caractère et aux mœurs du peuple pour qui il est fait, doit lui procurer la plus grande somme de bonheur. Mais il est également évident et certain, qu’il est des principes communs à toute bonne constitution. Le plus essentiel de ces principes est la séparation des pouvoirs, puisque leur concentration dans les mêmes mains est ce qui constitue et définit le despotisme.

Nous vous proposons donc, citoyens, d’établir un Sénat dont les membres seront élus, pour cette fois, par l’assemblée constituante, et seront pris, à l’avenir, parmi les fonctionnaires publics que le peuple aura désignés. Ainsi le Sénat sera composé de militaires qui se seront signalés par des services rendus à la patrie, et de citoyens qui, par leurs talens et leurs vertus, auront mérité la confiance publique.

Voyez quels avantages doivent résulter de cette institution. Nos lois ne seront plus l’expression du caprice et de la volonté d’un individu toujours porté, par ses passions, à séparer son intérêt particulier de l’intérêt général ; elles seront l’ouvrage d’hommes intègres et éclairés ; elles seront soumises à un examen sévère et à une discussion publique. Ceux qui les auront dictées comme sénateurs, seront forcés d’y obéir comme citoyens. Le peuple n’aura plus à craindre que l’impôt pèse sur lui au-delà de ce qu’exigent les besoins de l’État, parce qu’il aura dans ses représentans des défenseurs d’autant plus intéressés à le garantir à cet égard, que le poids porterait sur eux et leur famille.

C’est par la séparation des pouvoirs, citoyens, que les Américains sont devenus nombreux et florissans dans une progression tellement rapide, que les annales d’aucun peuple n’offrent un pareil exemple.

La séparation des pouvoirs a jeté sur l’Angleterre un éclat que n’ont pu ternir les défauts de son gouvernement.

Nous avons cru devoir vous proposer de composer le Sénat de vingt-quatre membres. Ce corps ne doit pas être trop nombreux, l’expédition des affaires en souffrirait : il doit l’être suffisamment pour que les lois se trouvent conformes, autant que possible, au désir et à la volonté du peuple.

La nomination aux emplois et aux fonctions de l’État, que nous avons attribuée au Sénat, sera toujours un des articles les plus essentiels dans toute constitution. C’est vouloir pervertir l’esprit public, c’est vouloir préparer l’esclavage de ses concitoyens, que de reconnaître au pouvoir exécutif cette importante attribution. Les fonctionnaires publics ne doivent point se considérer comme les créatures d’un individu ; tout doit au contraire leur rappeler qu’ils sont les agents et les délégués du peuple ou de ses représentans. Ainsi donc, en bonne théorie, et dans la pratique de tout gouvernement bien ordonné, le droit de nommer les fonctionnaires publics appartient essentiellement à la puissance législative.

Vous n’avez pas oublié ce que produisit sous Dessalines, cette prérogative de nommer aux places qui fut une de ses usurpations.

L’ambition et la cupidité s’emparèrent de tous les cœurs ; des hommes irréprochables jusqu’alors, consentirent, pour obtenir ou conserver un emploi, à se faire les suppôts et les agents de la tyrannie : d’autres devinrent, à la volonté du tyran, les instrumens de sa férocité.

Tous les chefs, il est vrai, ne ressemblent point à Dessalines ; mais en législation, on compte sur les principes et jamais sur les hommes.


Celui qui est chargé de faire des lois pour son pays écarte de lui toute passion, ainsi que toutes affections particulières ; le saint amour de la patrie remplit son cœur tout entier ; le moment présent n’est point tout pour lui ; son âme s’élance dans l’avenir ; il s’associe aux générations qui doivent lui survivre ; il veut que les lois politiques et civiles soient en harmonie avec les lois de la nature, parce qu’il se regarde comme l’organe et le ministre de cette Providence divine qui a créé l’homme pour qu’il fût heureux dans tous les temps.

D’ailleurs, citoyens, si nous déléguions au chef du gouvernement une portion seulement du pouvoir législatif, au lieu de travailler pour la liberté, nous établirions le despotisme. L’expérience ne prouve-t-elle pas que le pouvoir législatif tend sans cesse au relâchement, tandis que le pouvoir exécutif acquiert sans cesse une plus grande intensité de force ?

Nous vous proposons, citoyens, qu’aucune somme ne sorte du trésor public sans la signature du secrétaire d’État qui, placé auprès du Sénat, sera toujours prêt à lui rendre compte de ses opérations. Il est juste que le peuple, dont les contributions forment les revenus de l’État, soit instruit de l’emploi qui en a été fait. S’il en était autrement, si, comme dans les monarchies, le trésor public devenait le trésor d’un individu, la corruption s’introduirait jusque dans le Sénat. Les hommes étant partout les mêmes, ayons la modestie de croire que nous ne serons pas plus incorruptibles dans notre République, qu’ils ne le sont ailleurs.

Dans la situation où nous nous trouvons avec les autres gouvernemens, il est important de reconnaître au Sénat le droit d’entretenir les relations extérieures et de conduire les négociations. Nous devons rechercher la bienveillance et cultiver l’amitié de tous les gouvernemens ; en leur payant les égards et le respect qui leur sont dus, nous aurons droit d’espérer de leur part, un retour de procédés nobles et généreux.

En nous occupant du pouvoir exécutif, nous avons pensé que le titre modeste de Président était celui qui convenait le plus au premier magistrat de la République. Nous vous proposons qu’il soit élu pour quatre ans, et qu’il puisse être indéfiniment réélu. Nous vous proposons aussi qu’il ait le commandement de l’armée et qu’il nomme les commissaires près les tribunaux.

Ces pouvoirs et ces attributions qui excèdent ceux que possédait le Directoire exécutif de France, rendent extrêmement importante la carrière qu’il va parcourir. Déjà, nous entendons la voix du peuple qui lui crie :

« Nos représentans vous ont élu à la première magistrature de l’État ; ils ont voulu que vous en fussiez le premier citoyen. Honneurs, dignités, fortune, ils ont tout accumulé sur votre tête. Si vous le méritez, vous serez toute votre vie environné de l’éclat du commandement ; mais, contribuez à nous rendre heureux ! Rappelez-vous qu’il vient un moment où toutes les illusions des hommes se dissipent, et que lorsque vous serez arrivé à ce terme auquel la nature vous appelle, comme tout autre, vous ne trouverez alors de réel et de consolant que le témoignage d’une conscience irréprochable, ainsi que le souvenir des services rendus à la patrie. »

Dans l’article qui traite de la justice civile, vous trouverez des dispositions qui garantissent vos propriétés ; et dans l’article qui traite de la justice criminelle, vous trouverez des dispositions qui respirent l’humanité.

En reconnaissant à tout citoyen, le droit d’émettre et de publier ses pensées sur les matières de gouvernement, nous faisons de la liberté de la presse, le palladium de la liberté publique.

Gouvernés par de tels principes, obéissant à une constitution qui sera la boussole qui nous empêchera de nous égarer dans la route que nous avons à suivre, que nous manquer a-t-il pour être heureux ? Rien, citoyens, si nous savons user des bienfaits de cette Providence divine qui nous a protégés dans toutes nos entreprises, et qui, en nous plaçant au centre de cet archipel, sous un ciel heureux, sur une terre de merveilleuse fertilité, semble nous avoir destinés à être le peuple le plus fortuné de l’univers.

Ce rapport, écrit dans un si beau langage, lu par l’homme qui inspirait une si grande confiance en ses sentimens, qui exerçait tant d’influence sur ses concitoyens par ses antécédens respectables, ne pouvait qu’entraîner la majorité des membres de l’assemblée, à accepter le projet de constitution préparé par le comité ; aussi fut-il voté dans la même séance du 27 décembre. La République d’Haïti fut ainsi constituée. Il n’y eut pas seulement que les députés de l’Ouest et du Sud qui acceptèrent cette forme de gouvernement et sa constitution : des députés de l’Artibonite et du Nord y adhérèrent par conviction, parce qu’ils avaient, comme les autres, abhorré le despotisme brutal de Dessalines et qu’ils redoutaient encore plus celui de Christophe[12]. Même parmi ceux qui signèrent la protestation du même jour, il s’en trouva plusieurs qui ne le firent que pour couvrir leurs familles restées sous le pouvoir de Christophe, que pour leur épargner des persécutions.

Cependant, il faut le dire, le rapport, en établissant que la séparation des pouvoirs politiques était une disposition essentielle dans toute bonne constitution, en citant l’exemple des bons effets qu’elle a produits aux États-Unis et en Angleterre, ne les concentrait pas moins dans les mains du Sénat. Il faisait le contraire de ce qui existe en Angleterre et même dans la république américaine, en ce qui concerne la nomination aux emplois et aux fonctions de l’État, les relations extérieures et les négociations à suivre. Ce ne sont pas là des attributions compétentes au pouvoir législatif, mais bien celles naturelles au pouvoir exécutif. Responsable envers la nation ou ses représentons, l’exécutif doit avoir le choix des agents qui l’aident dans l’exercice de son autorité ; il en répond pour eux, ils sont responsables eux-mêmes envers lui ; il ne faut pas qu’il puisse s’établir une lutte entre eux et lui, et c’est ce qui arriverait infailliblement si ces agents tenaient leur nomination du pouvoir législatif. Celui-ci fait les lois, en contrôle l’exécution par l’exécutif et les fonctionnaires qu’il nomme.

Mais, ce n’est pas que le rédacteur du rapport, que ses collègues avec lui, ignorassent ces choses ; ils avaient assez de science politique pour ne pas faire ainsi une confusion des pouvoirs. Ils établirent ces principes erronés, sciemment, si l’on peut s’exprimer de cette sorte, afin de couvrir la nécessité où l’on se trouvait de brider l’autorité de Christophe, s’il acceptait la présidence qu’on allait lui déférer. Il avait assez décelé ses intentions, pour qu’on prît ces précautions. Leur pensée étant de nommer sénateurs presque tous les généraux qui avaient dirigé la révolution du 17 octobre, et la plupart des hommes qui prenaient une part active au vote de la constitution, il est clair que le Sénat allait diriger effectivement les affaires publiques, en nommant les moindres officiers de l’armée et tous les fonctionnaires et employés.

D’après la tournure qu’avaient prise les choses, il n’y aurait eu aucune garantie pour leurs personnes, s’ils se fussent tenus aux vrais principes de toute bonne constitution ; mais il ne fallait pas plus reculer devant cette exigence de la situation, qu’on n’avait reculé devant l’impérieuse nécessité de fausser les élections de l’Ouest et du Sud. Se conserver pour le pays était un devoir, une obligation sacrée : sinon, il fût retombé tout entier sous la puissance d’une tyrannie exécrable. L’Ouest et le Sud n’ont échappé au sort de l’Artibonite et du Nord qu’à cette condition ; et lorsque le temps marqué par la Providence est arrivé pour la délivrance de ces deux derniers départemens, ils ont pu jouir aussi des heureux effets de cette politique intelligente et patriotique.

Les bonnes intentions des membres du comité de constitution et de ceux de l’assemblée qui la votèrent avec eux, le résultat définitif qu’ils ont obtenu, doivent donc les absoudre de leur conduite en 1806 : la postérité ne peut pas juger autrement, nous le disons avec une ferme conviction. N’eussent-ils pas même obtenu ce succès, qu’elle devrait encore approuver leur résolution ; car la violation des principes qui a pour but de favoriser le crime, doit seule encourir son blâme, le succès, dans ce cas, ne suffisant pas pour absoudre.

Au fait, l’assemblée constituante délégua la dictature au Sénat pour sauver la liberté ; et l’on sait bien que la nature de ce pouvoir extraordinaire est essentiellement conservatrice, quoiqu’il suspende le cours des lois et l’exercice des autres pouvoirs réguliers. Il faut distinguer entre la dictature, et le despotisme, la tyrannie.


La constitution du 27 décembre était basée en grande partie sur celle de France qui créa le Directoire exécutif ; on voit même citer ce gouvernement dans le rapport du comité. Les deux chambres législatives ne furent pas instituées, comme en France, parce qu’on voulait mieux concentrer le pouvoir dictatorial dans le Sénat : la situation du pays ne le comportait pas d’ailleurs.

Le premier des treize titres dont elle se composait, contient des dispositions générales, où sont énoncés les principes fondamentaux qui doivent régir la société civile, et quelques-uns pour servir de règles à Haïti. Ainsi :

« Art. 1er. Il ne peut exister d’esclaves sur le territoire de la République : l’esclavage y est à jamais aboli.

« 2. La République d’Haïti ne formera jamais aucune entreprise dans les vues de faire des conquêtes, ni de troubler la paix et le régime intérieur des îles étrangères.

« 27. Aucun blanc, quelle que soit sa nation, ne pourra mettre le pied sur ce territoire à titre de maître ou de propriétaire.

« 28. Sont reconnus Haïtiens, les blancs qui font partie de l’armée, ceux qui exercent des fonctions civiles, et ceux qui sont admis dans la République à la publication de la présente constitution. »

Au fond, ces dispositions étaient semblables à celles consignées dan sla constitution impériale de 1805. Celle-ci disait de plus, à l’égard des blancs, — qu’aucun d’eux ne’pourrait, à l’avenir, acquérir aucune propriété en Haïti. Cette suppression, dans l’article 27, paraît avoir été déterminée pour réserver la question, en cas que des puissances étrangères reconnussent formellement l’indépendance d’Haïti et entrassent avec elle en relations internationales ; et alors, on eût peut-être fait des concessions à leurs nationaux, sous le rapport de la propriété.

Nous le disons ainsi, parce qu’il paraît que dans le sein du comité, Bonnet aura proposé d’exclure les Français seuls de la jouissance des droits civils et politiques, et que Pétion combattit sa motion[13]. Il n’était pas rationnel, en effet, qu’on fît des concessions à cet égard aux autres blancs, avant que les gouvernemens étrangers se prononçassent sur l’état politique d’Haïti : la rédaction de 1806 laissait la porte ouverte à une modification. Mais, en 1816, lors de la révision de la constitution, aucun des gouvernemens étrangers n’ayant agi comme on était en droit de l’espérer de leur part, Pétion fit consacrer l’exclusion des blancs d’une manière encore plus formelle qu’en 1805. Par l’art. 28 de 1806, le mot admis n’était applicable qu’à ceux qui, n’étant ni militaires ni fonctionnaires, avaient obtenu cependant de Dessalines des lettres de naturalité. Cette rédaction elliptique s’y rapportait ; elle entendait admis comme Haïtiens, en vertu de ces lettres.

Le second titre de la constitution renouvela la disposition par laquelle l’île entière d’Haïti était considérée comme formant un seul État, en y comprenant les petites îles adjacentes. Le territoire de la partie occidentale fut divisé en quatre départemens, comme sous l’empire de la constitution de 1801, avec faculté, pour le Sénat, de désigner les autres départemens dans l’Est, quand le moment de la réunion serait arrivé[14]. Les départemens furent subdivisés en arrondissemens et paroisses.

Le troisième titre fut consacré à fixer l’état politique des citoyens, et les cas où il se perd ou est suspendu.

Le quatrième, sur la religion et les mœurs, reconnut la religion catholique apostolique et romaine comme celle de l’État, à cause de sa profession par tous les Haïtiens ; mais tout autre culte pouvait, s’y établir en se conformant aux lois. Le mariage fut déclaré une institution civile et religieuse, tendant à la pureté des mœurs, et devant être protégée dans la personne des époux qui en pratiqueraient les vertus. La loi devait fixer le sort, les droits des enfans nés hors mariage, de manière à encourager et cimenter les liens de famille. Nous examinerons plus tard celle qui fut rendue à ce sujet en 1813.

Dans le cinquième titre, le pouvoir législatif fut défini et ses attributions fixées. Un Sénat de 24 membres les exerçait. On y remarque le droit de déclarer la guerre, de former et entretenir l’armée, de faire des lois et règlemens sur la manière de l’organiser et de la gouverner, de pourvoir à la sûreté publique et de repousser les invasions, d’entretenir les relations extérieures, de faire tous les traités de paix, d’alliance et de commerce, de nommer tous les fonctionnaires civils et militaires, excepté les commissaires près les tribunaux, de disposer, pour le maintien du respect qui lui est dû, des forces qui sont, de son consentement, dans le département où il tient ses séances, de défendre au pouvoir exécutif d’y faire passer ou séjourner aucun corps de troupes, s’il n’a pas préalablement obtenu du Sénat une autorisation expresse à ce sujet.

Les premiers sénateurs devaient être nommés par l’assemblée constituante, en trois séries, pour trois, six et neuf ans ; mais à l’avenir, ils seraient nommés pour neuf ans, par le Sénat existant et sur des listes de candidats pris parmi les fonctionnaires, ou ceux qui l’auraient été, et présentées par les collèges électoraux des départemens[15]. Pour être sénateur, il fallait être âgé de 30 ans.

Le siège du Sénat fut fixé au Port-au-Prince, comme le lien le plus central : ce qui emportait nécessairement la résidence du chef du pouvoir exécutif dans la même ville. Le Sénat pouvait s’ajourner en laissant un comité permanent, chargé seulement de recevoir les paquets qui lui seraient adressés et de le convoquer, en cas d’affaires pressantes, etc., etc.

Le titre sixième fixait seulement la formule de la promulgation des lois et autres actes du Sénat, par le chef du pouvoir exécutif.

Le septième concernait le pouvoir exécutif : il était délégué à un magistrat qui prenait le titre de Président d’Haïti. L’assemblée constituante nommait ce chef, mais à l’avenir ce serait le Sénat. Le président était élu pour quatre années et pouvait être réélu indéfiniment, en raison de sa bonne administration. Il prêtait serment « de remplir fidèlement l’office de Président d’Haïti et de maintenir de tout son pouvoir la constitution. » Mais si, dans le délai de 15 jours, à compter du jour de son élection, il ne l’avait pas fait, il était censé avoir refusé ; et alors on procéderait à une nouvelle élection. Tout autre président que celui que l’assemblée constituante allait élire, serait pris à l’avenir parmi les citoyens qui auraient été ou seraient membres du Sénat ou secrétaires d’Etat. En cas de vacance, ces derniers rempliraient provisoirement l’office du Président d’Haïti.

Il devait pourvoir, d’après la loi, à la sûreté extérieure et intérieure de la République : loi rendue par le Sénat qui devait y pourvoir d’abord. Le président pouvait faire des proclamations, conformément aux lois et pour leur exécution. Il avait le commandement de la force armée de terre et de mer. S’il était informé qu’il se tramât quelque conspiration contre la sûreté extérieure ou intérieure de l’Etat, il avait le droit de décerner des mandats d’arrêt contre ceux qui en seraient prévenus ; mais il était obligé de les renvoyer, dans le délai de deux jours, par devant le magistrat chargé de poursuivre. Il devait dénoncer au Sénat tous les abus qui parviendraient à sa connaissance ; il lui donnait, par écrit, tous les renseignemens que le Sénat lui demanderait ; il pouvait inviter le Sénat, par écrit, à prendre un objet en considération, lui proposer des mesures, mais non des projets rédigés en forme de lois. Il était sujet à être mandé pardevant le Sénat, « en cas de flagrant délit d’un crime, ou pour faits de trahison, de dilapidations, de manœuvres pour renverser la constitution, et d’attentat contre la sûreté intérieure de la République. » Il recevait, enfin, une indemnité annuelle de 24 mille gourdes ou piastres.

Un caractère comme celui de H. Christophe ne pouvait accepter la présidence, avec un pouvoir aussi limité. Il y avait trop d’orgueil en lui, trop de désir d’acquérir la domination par une éclatante position, un trône enfin, pour être un modeste président. Obligé encore d’abandonner le Cap pour venir résider au Port-au-Prince, sans pouvoir y amener les troupes du Nord, de se trouver placé au milieu de celles qui venaient d’abattre Dessalines, près du Sénat tout-puissant, il y eût été à la merci de ses adversaires.

Mais à qui et à quoi imputer cette situation ? À lui-même qui ne sut jamais réfréner ses passions, qui montra toutes ses prétentions exorbitantes dès la mort de Dessalines, qui n’employa que des rigueurs au lieu de la modération. — à ses antécédens despotiques dont il réveilla le souvenir, par la crainte qu’il fit naître dès qu’il fut nommé chef provisoire du gouvernement.

La guerre civile était donc la seule ressource d’un esprit aussi impérieux ; car il ne pouvait dominer sur l’Ouest et le Sud.

Le huitième titre de la constitution détermina les principes de l’organisation judiciaire, pour distribuer la justice civile et criminelle aux citoyens ; — le neuvième fut pour définir les devoirs de la force armée et sa composition ; — le dixième, pour établir la protection et l’encouragement dus à l’agriculture et au commerce, sources de richesses pour les États ; — le onzième, pour instituer un ou plusieurs secrétaires d’État dont les attributions seraient fixées par le Sénat ; — le douzième, pour prévoir la révision de la constitution, afin d’en réformer les erreurs ; — le treizième et dernier, enfin, pour régler la mise en activité de cet acte.

Parmi les 74 membres élus à la constituante, Gérin seul fit défaut étant retenu dans le Sud ; un autre du Nord, nommé Boucanier, quoique présent, ne signa pas la constitution, mais la protestation : 72 signatures furent donc apposées sur cet acte. Régulièrement, les deux divisions du Sud et la 2e de l’Ouest auraient dû fournir 23 députés ; elles en envoyèrent 41, parce qu’il y avait 3 bourgades dans l’Ouest et 15 dans le Sud, qui n’étaient point des paroisses[16]. La 1re division de l’Ouest et les deux du Nord en envoyèrent 33, tous élus par autant de paroisses, mais désignés par les autorités comme ceux de l’Ouest et du Sud.

D’après la réserve faite par les députés de l’Artibonite et du Nord, 25 signèrent la protestation qui suit, 8 d’entre eux s’en étant abstenus :

Aujourd’hui vingt-sept du mois de décembre mil huit cent six, an III de l’indépendance d’Haïti ;

Nous, députés soussignés des deux divisions du Nord et de la première de l’Ouest à l’assemblée constituante, pour former l’acte constitutionnel, nous nous sommes rendus au Port-au-Prince, lieu indiqué pour cette opération.

Dès le trente du mois dernier, nous aurions commencé ce travail : le général Pétion, commandant la division, nous objecta que les députés du Sud n’étaient pas encore arrives, que nous ne pouvions pas faire la constitution sans la participation de ceux de toutes les paroisses dé l’île. Pour prouver à nos compatriotes le désir que nous avions de tout sacrifier au bonheur de notre pays, nous eûmes la patience d’attendre jusqu’au 18 de ce mois, jour auquel on nous prévint pour commencer. Ce n’est pas cependant que nous manquassions de témoigner tous les jours notre impatience au général Pétion, qui remettait l’ouverture de l’assemblée de lundi en lundi, et refusait même d’indiquer le lieu où les séances devaient se tenir.

Le jour enfin arrivé, quel fut notre étonnement, après la vérification des pouvoirs, de trouver 74 mandataires, au lieu de 56 que nous devions être ! Dès lois, considérant cette assemblée comme illégale, nous en fîmes l’observation, qui fut rejetée par la majorité absolue qu’eurent les députés des divisions du Sud et de la deuxième de l’Ouest. Nous fûmes convaincus qu’il nous serait inutile d’émettre aucun vœu tendant au bien de notre pays ; nous nous réservâmes le droit de protester contre tout ce qui se ferait dans l’assemblée, et de ne faire connaître notre protestation que lorsque nous serions en lieu de sûreté.

En conséquence, nous protestons contre notre signature apposée sur l’acte soi-disant constitutionnel de ce jour, fruit de l’intrigue et de la malveillance, et contre tout ce qui s’ensuivra, jusqu’à la dissolution de l’assemblée, comme étant illégale, et contre tout principe de justice et d’équité.

Fait au palais du Port-au-Prince, les jour, mois et an que ci-dessus.

Signé : Juste Hugonin, Lagroue, Aug. Dufut, J. Isaac, H. Datty, Galbois, Déparloir, J. Simon, Roumage aîné, Baubert, Bonniot, C. Leconte, Pétigny fils, Boucanier, Bertrand Lemoine, Almanjor fils, Thimoté Aubert, Lamothe-Aigron, Bataille, C. Thélémaque, J. L. Larose, Pelage Varein, F. Ferrier, J. L. Degrieux, L. Dessalines.

Cette pièce, rédigée à l’insu de l’assemblée constituante, fut expédiée de suite à Christophe, par Juste Hugonin et F. Ferrier. Elle ne fut connue au Port-au-Prince qu’après le commencement de la guerre, par la publication qu’en ordonna Christophe, pour prouver l’illégalité de la composition de l’assemblée et de son œuvre[17].

Si la majorité de l’assemblée constituante accepta franchement et avec enthousiasme la constitution préparée par son comité, la population du Port-au-Prince accueillit l’institution de la République avec joie : dans toutes les rues, elle criait : Vive la République !

Le lendemain, 28 décembre, l’assemblée se réunit pour procéder à l’élection du Président d’Haïti et des 24 sénateurs. Malgré les faits qu’elle connaissait déjà de Christophe, mais ignorant l’existence de sa proclamation du 24, elle se sentait liée par l’acte de Résistance à l’Oppression qui l’avait proclamé « chef provisoire du gouvernement, en attendant que la constitution, en lui conférant définitivement ce titre auguste, en ait désigné la qualification. » Il fallait être conséquent avec cet acte, publié au nom de l’armée et du peuple. Sur 68 députés réunis, 53 votèrent en faveur de Christophe, 14 pour le général Romain, et 1 pour Pétion. En conséquence, Henry Christophe fut proclamé Président d’Haïti.

À ce sujet, M. Madiou dit : « Les députés du Sud et de la 2e division de l’Ouest, certains que Christophe n’eût pas accepté la constitution telle qu’elle avait été faite et eût pris les armes contre elle, s’étaient la plupart entendus pour voter en sa faveur, afin que l’occasion de le mettre hors la loi se présentât.[18] »

Cette assertion est hasardée, car ils firent ce à quoi ils étaient obligés par l’acte que nous venons de citer ; et d’autant plus, que la lettre du 19 décembre écrite par Christophe à Pétion, disait « qu’il attendait la constitution avec impatience. » De ce qu’il fut mis ensuite hors la loi, il ne faut pas en conclure qu’on agissait d’avance dans ce dessein ; cette mesure ne fut prise que le 27 janvier, après que le Sénat eût eu connaissance d’une proclamation de Christophe, en date du 14 du même mois[19].

En lisant les actes avec attention et en les conférant entre eux, on doit nécessairement mieux apprécier la conduite tenue par les constituans de 1806. Selon nous, ils n’ont pas eu cette mauvaise foi qui leur serait imputée, si on la jugeait à ce point de vue. Comment pouvaient-ils être certains des dispositions de Christophe ? D’un autre côté, nous croyons avoir prouvé que la limitation extrême des attributions du pouvoir exécutif, la délégation de la dictature au Sénat, n’ont été que le résultat de cette méfiance naturelle à toute révolution, des prétentions exagérées du chef provisoire du gouvernement, et de la crainte qu’il inspira en réveillant le souvenir de ses antécédens sanguinaires[20].

L’assemblée élut ensuite sénateurs, pour 3 ans, — Daumec, Daguilh, Simon, F. Ferrier, Bonnet, Théodat Trichet, Manigat et Yayou : les sept premiers furent pris dans son sein ; — pour 6 ans, C. Thélémaque, Barlatier, Depas Médina, Magloire Ambroise, Thimoté Aubert, Blanchet jeune, pris dans son sein, et le général Magny et Charéron, administrateur à Saint-Marc ; — pour 9 ans, Pétion, Gérin, Lys, David-Troy, Fresnei, Lamothe-Aigron, pris dans son sein, et les généraux Paul Romain et Toussaint Brave.

Ainsi, sur 24 élus, 19 sortaient du nombre des membres de l’assemblée constituante ; mais chacun des 4 départemens érigés par la constitution en fournit 6. Les sénateurs étant les représentans de la nation entière (art. 61), rien n’était plus juste et plus conforme à l’esprit de la constitution. Elle disposait aussi (art. 199) que la constituante, après ces élections, se formerait en assemblée législative, jusqu’à la constitution du Sénat par la présence de la majorité de ses membres.

Quoiqu’il y en eût 18 présens au Port-au-Prince, on attendait que les autres fussent informés de leur élection pour le constituer ; et l’assemblée législative se disposait à célébrer l’anniversaire prochain de l’indépendance d’Haïti, afin d’offrir au peuple le spectacle intéressant d’une assemblée nationale venant renouveler le serment prêté le 1er janvier 1804, par les généraux de l’armée réunis aux Gonaïves. Mais ce beau rêve, cette flatteuse illusion devait être remplacée par une journée sanglante.


En effet, Christophe n’avait pas émis en vain sa proclamation du 24 décembre. À l’occasion de la mutinerie des troupes de l’Artibonite par rapport à la solde, ilavait fait venir la 4e demi-brigade à la citadelle Henry, pour la punir : résolu à marcher contre le Port-au-Prince, il harangua ce corps à Milot où il le fit descendre, afin d’aller maintenant venger la mort de Dessalines. Parmi ses officiers, le colonel Jean-Louis Longueval et le capitaine de grenadiers Savary étaient deux mulâtres renommés depuis longtemps pour leurs cruautés ; ils se mirent à l’unisson des projets qui animaient le barbare qui avait provoqué le renversement de Dessalines, et ils entraînèrent ce corps dans le même esprit[21].

L’ordre fut envoyé aux généraux Vernet, Martial Besse, Magny, et au colonel Pierre Toussaint, de préparer les autres troupes de l’Artibonite à la marche. Christophe quitta le Cap avec celles du Nord, le général Romain et d’autres officiers supérieurs, et se porta à Marchand, où il fit arrêter Dartiguenave et Cangé, qui furent bientôt assassinés par ses ordres. S’il avait à reprocher à Dartiguenave d’avoir écouté les conseils de Pétion, qu’avait-il à reprocher à Cangé ? Ce général n’avait d’autres torts à ses yeux que d’être un brave, originaire de l’Ouest et ancien officier sous Rigaud, comme Dartiguenave. Il fit encore arrêter à Marchand plusieurs autres officiers dont il soupçonnait la fidélité[22] : c’est dire qu’ils furent assassinés comme ces deux généraux.

Toussaint Louverture revivait tout entier en Christophe !

De Marchand, ce cruel se rendit à Saint-Marc où ses troupes réunies formaient une armée de douze mille hommes. Il la fit défiler pour se porter contre le Port-au-Prince : le 30 décembre, elle entra à l’Arcahaie où des arrestations eurent lieu par ordre de son chef[23].

Il avait pris de telles mesures pour cacher la marche de ces troupes, afin de surprend re l’assemblée constituante au milieu de son œuvre, que pas un seul individu ne vint en donner la nouvelle. Mais, depuis la mort de Dessalines, le général Bazelais se tenait ou au bourg de l’Arcahaie, ou sur une habitation voisine ; étant avisé de cet événement, il monta à cheval immédiatement et se rendit d’un trait auprès de Pétion à qui il transmit cette information. L’ancien chef de bataillon de la Légion de l’Ouest comprit en cette circonstance, ce que Pétion lui-même avait compris à Léogane, en 1799, — qu’il devait se rallier à ceux qui voulaient sincèrement le bonheur de leur pays, la liberté de leurs concitoyens.

Il suffisait du rapport de Bazelais, officier général capable d’apprécier sainement les choses, pour que Pétion reconnût le danger dont le Port-au-Prince était menacé, et qu’il prît les mesures nécessaires dans l’actualité. C’est alors qu’il expédia Théodat Trichet et Daumec auprès de Gérin, à l’Anse-à-Veau, pour lui dire devenir au secours de cette ville avec les troupes du Sud ; qu’il envoya l’ordre aussi à Yayou d’y venir avec celles de l’arrondissement de Léogane ; et à Jacmel, de faire marcher de suite les 22e et 23e demi-brigades.

Au Port-au-Prince, se trouvaient un bataillon d’artillerie commandé par Caneaux, les 6 compagnies d’élite de la 3e sous les ordres de Gédéon, la 11e sous ceux de Métellus, la 12e sous ceux de Mentor, le bataillon de la 20e commandé par Louis Lerebours, et un escadron de dragons par Bastien. Mais les troupes n’y étaient plus rigoureusement casernées depuis le 17 octobre : le soldat avait la faculté d’aller dans les campagnes voir sa famille ; et sans l’approche du 1er de l’an qui le rappelait en ville, ces troupes auraient été encore moins réunies qu’elles ne le furent.

Pétion donna les ordres nécessaires pour se préparer à sortir de la ville et aller au-devant de l’ennemi qui avançait ; mais il avait fallu qu’il attendît l’arrivée du général Yayou avec ses troupes ; car la garnison était très-faible. Ce général entra au Port-au-Prince dans l’après-midi du 31, et Pétion en sortit avec lui, en y laissant l’artillerie, la 12e et 2 bataillons de la 24e. Il n’était guère possible de mettre plus de célérité à ces préparatifs[24].

Cependant, nous lisons dans l’Histoire d’Haïti, t. 3, p. 374 :

« Les citoyens du Port-au-Prince furent profondément émus de cette nouvelle. Beaucoup de familles effrayées partirent pour le Sud, soit par terre, soit par mer[25]. Cependant, Pétion demeurait dans l’inaction, ne croyant pas que Christophe fût si près de la capitale… Enfin, l’incrédulité de Pétion fut vaincue par le général Bonnet qui s’était longuement entretenu avec Bazelais, et qui venait d’apprendre par un canot sortant de l’Arcahaie, que Christophe occupait ce bourg. Pétion se résolut enfin à marcher à la rencontre de l’ennemi, ne perdant pas l’espoir de vaincre, quoiqu’il n’eût alors sous ses ordres, que 3 mille hommes, il fit aussitôt battre la générale, releva le courage des citoyens, dépêcha de nouveau des courriers auprès des généraux du Sud, les invitant à atteindre, le plus tôt possible, le Port-au-Prince, à la tête des troupes sous leurs ordres. »

Mais à la page 372, il avait été déjà dit : « Mais comme Pétion appréhendait un coup d’Etat de la part de Christophe, il avait envoyé dans le Sud (avant le 28 décembre) Théodat Trichet et Daumec, avec mission d’avertir Gérin qu’il eût à se tenir prêt à monter au Port-au-Prince à la tête de ses troupes. »

S’il avait appréhendé un tel acte de la part de Christophe, avant le 28, Bazelais venant lui apprendre sa marche avec des troupes, c’était bien là le cas de reconnaître que le coup d’Etat allait s’exécuter ; et alors, il n’aurait pas pu être si incrédule sur une chose qu’il aurait prévue. Bonnet a pu lui confirmer le rapport de Bazelais, par celui des hommes venus dans le canot ; mais Pétion ne pouvait pas douter de ce que lui avait déjà dit ce général, dont il connaissait assez le courage pour ne pas admettre qu’il se fût alarmé sans raison. L’avis qu’il vint lui donner de la marche de Christophe, ajoutait au contraire à cette qualité militaire que possédait Bazelais, parce que ce fut de sa part un acte de dévouement patriotique bien rare dans les crises civiles.

L’approche de Christophe en ennemi contre le Port-au-Prince obligea les sénateurs élus à constituer le Sénat dans la journée du 31 décembre. Ce corps procéda à son organisation en élisant César Thélémaque, président, Depas Médina et Daguilh, secrétaires. Ses membres prêtèrent le serment « d’être fidèles à la constitution, et de la maintenir et de faire exécuter de tout leur pouvoir les lois de la République, au péril de leur vie. »

Le Sénat se déclara en permanence ; il écrivit à l’assemblée législative pour l’aviser de son organisation et qu’elle eût à se dissoudre, au terme de la constitution[26].

Il donna le même avis au général Pétion, en l’invitant à lui communiquer les dispositions militaires qu’il faisait dans l’attente de l’ennemi. À l’instant où le Sénat prenait cette résolution, il reçut de ce général une lettre par laquelle ce dernier venait au devant de ses vœux, en l’informant de l’arrivée de Christophe au bourg de l’Arcahaie et des mesures qu’il avait prises dans le but de s’opposer à son agression.

Pétion ayant déféré le commandement de sa division militaire au général Magloire Àmbroise, pour marcher lui-même contre l’ennemi, le Sénat écrivit à ce dernier en l’invitant à faire acheter toutes les farines qui étaient dans la ville, pour servir à l’approvisionnement des troupes. Il écrivit aussi au général Yayou de se presser de venir avec les troupes de son arrondissement.[27]

L’une et l’autre autorité, politique et militaire, faisaient donc en ce moment de suprême résolution, ce que commandaient leurs devoirs envers la jeune République d’Haïti. Elles se confiaient en la Providence pour décider de son sort, et la Providence justifia leur espoir !

  1. Le général Bonnet m’a dit, que lorsque Gérin vint au Port-au-Prince au secours de cette ville attaquée par Christophe, étant au sénat après cela, Gérin fit à ses collègues, notamment à Bonnet, le reproche d’avoir constitué le pays en République. Ses idées à cet égard étaient d’ériger un État sous le nom de Caciquat, et de donner au chef du gouvernement une autorité analogue à celle des Caciques aborigènes d’Haïti. Il eût voulu aussi un privilège en faveur des enfans des signataires de l’acte d’indépendance. Bonnet soutenant qu’il eût été inconvenant de rappeler les formes primitives d’un peuple qui n’existait plus depuis des siècles, et la nécessité de l’égalité entre tous les citoyens, Gérin se fâcha, en disant : « Mais diable ! le fils du général Gérin ne peut pas être l’égal d’un premier venu ! » Voilà de ces idées qui l’empêchèrent d’exercer aucune influence, qui faisaient rire de lui.
  2. Hist. d’Haïti, t. 3. p. 348.
  3. Roumage aîné avait adopté aussi les principes de la constitution de 1806. Il mourut par ces deux motifs.
  4. On ne nomma pas deux députés par paroisse, comme l’a dit M. Madiou ; mais un dans chacune de ces bourgades qui n’étaient point reconnues comme paroisses. Il eût été par trop absurde de venir présenter deux élections par paroisse, lorsque chacune devait fournir un seul député.
  5. Hist. d’Haïti, t. 3, p. 359. — Fort heureusement pour le Sud ! car ses idées n’avaient pas le cachet d’une Providence bienfaisante, comme celle qui débrouilla le chaos du monde.
  6. Ce qui n’est qu’allégations de la part de Christophe, intéressé à accuser ses adversaires, deviendrait faits avères dans l’Histoire d’Haïti. Elle dit encore que Férou mourut en décembre, il n’est mort que le 16 janvier 1807 ; qu’avant sa mort, il avait nommé Bergerac Trichet adjudant-général. Le 25 janvier, le Sénat qualifia cet officier de chef de bataillon, en l’élevant au grade de colonel : donc Férou n’avait pas fait ces qui fut rapporté à Christophe et qui contribua à l’aigrir, à accroître sa défiance. (T. 3, p. 359.) Il eut tort de donner sa confiance seulement à des espions, à des flatteurs.

    Si nous ne critiquons pas nos traditions populaires, auxquelles il nous faut souvent recourir pour notre histoire nationale ; si nous ne faisons pas la part de l’exagération et des passions qui se produisent dans les documens, nous nous exposerons à fausser le jugement de nos lecteurs. C’est par ce motif que j’ai critiqué les notes d’Inginac, malgré toute l’estime que j’ai eue pour lui. La vérité avant tout !

  7. On a dit cependant, que l’idée de la protestation ne vint qu’après le commencement de la guerre civile, qu’elle fut rédigée au Cap : nous l’admettons comme antérieure à la guerre, par cela que Christophe était informé des élections irrégulières et qu’il dut donner ses instructions en conséquence.
  8. Cela est constaté dans un document du Sénat, en juillet 1808, ayant pour titre : Remontrances au Président d’Haïti. « Il doit vous en souvenir, vous les avez vous-même restreintes par vos observations judicieuses. »
  9. Hist. d’Haïti, t. 3, p. 360.
  10. Ibid., p. 366.
  11. Remontrances au Président d’Haïti : « Il nous suffira de citer ici ce paragraphe du beau rapport de la constitution qui fut lu à la tribune, le 27 décembre 1806, par Alexandre Pétion. » — Remontrances écrites par Daumec ce document existe dans les archives du Sénat. Voyez aussi Voyage dans le Nord d’Haïti, page 35. M. H. Dumesle l’affirme comme le document du Sénat.
  12. La République française avait paru si belle, si glorieuse à tous ces hommes, qu’il n’est pas étonnant qu’ils préférèrent cette forme de gouvernement ; ils avaient tous servi sous cette République.
  13. Hist. d’Haïti, t. 3, p. 366.
  14. Le département appelé Louverture en 1801, prit le nom de l’Artibonite : les limites des quatre départemens restèrent les mêmes que celles fixées par la loi du 13 juillet 1801.
  15. Les fonctions publiques devenaient ainsi un stage politique pour parvenir au Sénat : les simples citoyens n’en pouvaient ètre membres, à moins qu’ils n’eussent déjà rempli une fonction civile ou militaire.
  16. Dans l’Ouest, — Marigot, Saletrou, Côtes-de-fer ; dans le Sud, — Saint-Michel, Anse-d’Eynaud, Abricots, Corail, Pestel, Petite-Rivière de Dalmarie, Irois, Petit-Trou des Rosesux, Trou-Bonbon, Anse-du-Clerc, Anglais, Chardonnières, Port-à-Piment, Baradères et Petite-Rivière de Nippes.
  17. Parmi ses 25 signataires, 6 restèrent au Port-au-Prince, malgré la faculté qu’eurent les 33 députés du Nord et de l’Artibonite de se retirer dans leurs foyers : ce sont C, Thélémaque, Larose, P. Varein, Bataille, Lamothe-Aigron et F. Ferrier ; mais ce dernier s’évada environ un an après, criblé de dettes (a). 8 autres, qui n’avaient pas signé la protestation, y restèrent aussi : ce sont Simon, Barlatier, Basquiat, Saget, Rollin, Neptune, Lamontagne et Manigat. Sur les 19 qui se retirèrent, 2 prirent parti en faveur de la République, au Port-de-Paix : ce sont Thimoté Aubert et H. Datty. Roumage aîné périt pour s’y être montré favorable. Ainsi donc, sur 33 députés, il n’y en eut que 17 qui adhérèrent au système de Christophe. Ces chiffres disent assez que, malgré l’irrégularité des élections, les sentimens de la plupart des représentans du Nord et de l’Artibonite étaient favorables à la République.

    (a) F. Ferrier, devenu sénateur, fit le commerce au Port-au-Prince ; il y contracta des dettes, et fut à Jacmel où il s’embarqua sur un navire des États-Unis ; de la il se rendit au Cap. Il n’avait accepté le sénatoriat que pour continuer à être l’espion de Christophe : le 21 avril 1808, il donna sa démission au moment où il allait se sauver.

  18. Hist. d’Haïti, t. 3, p. 372.
  19. Voyez l’arrêté du Sénat, n° 58, p. 204, dans le Recueil des Actes publié par M. Linstant.
  20. J’aime trop la vérité, pour ne pas dire ici que cette opinion de M. Madiou, que je conteste, était partagée par mon propre frère C. Ardouin, et que je l’ai constamment contredit à ce sujet. C’est qu’en respectant les opinions des personnes que j’aime et que j’estime, je ne crois pas devoir leur sacrifier les miennes.
  21. « C’est pour mieux s’assurer du succès de cet horrible attentat (contre la constitution), qu’il a retiré des carrières de Laferrière, les Savary, etc., etc., etc., dont les noms trop fameux par leurs crimes, lui faisaient goûter les plaisirs avant-coureurs de sa vengeance… » Exirait de l’écrit publié par Pétion, le 17 janvier 1807.
  22. Hist. d’Haïti, t. 3, p. 373.
  23. Je dis ainsi d’après des notes que je tiens du colonel Cerisier, alors capitaine et aide de camp de Pétion. M. Madiou fait arriver Christophe à l’Arcahaie, dans la nuit du 27 au 28 décembre, avec ses troupes ; cela ne paraît pas probable. Venant pour surprendre le Port-au-Prince, il ne serait pas resté 4 jours dans ce bourg sans avancer, de crainte qu’on n’y fût averti. C’est plutôt dans la nuit du 30 au 31 qu’il y sera arrivé. Le 31, il se sera mis en marche pour arriver le 1er janvier 1807 à Sibert.
  24. Bazelais était arrivé le 30 décembre : 21 heures a près, Pétion sortait avec les troupes.
  25. C’est une erreur : cette débâcle n’eut lieu que le 1er janvier 1807, pendant la bataille de Sibert.
  26. Le procès-verbal de cette séance est signé de Gérin, de Th. Trichet et de Daumec : com ; ne ils étaient tous trois absens du Port-au-Prince, le 31 décembre, on doit considérer leurs signatures comme une adhésion donnée aux mesures prises par les autres sénateurs.
  27. Yayou arriva avec la 21e, la 24e et un escadron de dragons sous les ordres de Baude.

    La 21e était sous les ordres de Sanglaou, son colonel ; la 24e n’avait point de colonel depuis la condamnation de Lamarre : ce qui indique que Pétion réservait ce commandement pour ce brave, après quelques mois de punition. Lamarre était trop distingué parmi les officiers de cette époque, pour que Pétion n’eût pas cette arrière-pensée à son égard. Clermont, son frère, Démaratte et Bigot commandaient les trois bataillons de ce corps.

    Depuis la mort de Dieudonné, Lys commandait la place du Port-au-Prince et provisoirement l’arrondissement, quand Yayou était à Léogane.