Étude sur l’histoire d’Haïti/Tome 6/Colonies

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Dezobry et E. Magdeleine, Lib.-éditeurs (Tome 6p. 3-18).

COUP D’ŒIL
SUR
LA FONDATION DES COLONIES EUROPÉENNES
DANS LES ANTILLES.


La possession de Saint-Domingue fut un juste sujet d’orgueil pour la France, tant cette colonie était parvenue à un haut degré de prospérité.

Cependant, après d’effroyables commotions, elle cessa de lui appartenir. Un Peuple libre, indépendant et souverain s’y est constitué en nationalité distincte, et la France elle-même a solennellement reconnu son état politique.

Quoique les causes de cet événement aient été exposées dans la première partie de cet ouvrage, qu’il nous soit encore permis d’examiner ici s’il doit être uniquement attribué aux hommes, ou si les desseins de la Providence ne s’y manifestent pas davantage.

En effet, il y a souvent chez les nations les plus éclairées, des institutions tellement contraires aux droits naturels de l’espèce humaine, qu’on serait étonné de leur maintien durant des siècles, si la philosophie ne s’accordait pas avec la religion pour admirer la sagesse de cette divine Providence, en reconnaissant comment elle sait faire résulter le bonheur de ses créatures, de la violence même dont elles ont été longtemps victimes.

Tel fut l’esclavage des Noirs institué dans les Antilles. Jetons donc un coup d’œil rapide sur la fondation des colonies européennes dans ces îles, et principalement à Haïti : peut-être trouverons-nous dans cet examen l’explication du fait providentiel qui nous intéresse.


La moitié du globe terrestre était inconnue aux peuples de l’ancien hémisphère. Quelques particularités recueillies dans la suite des temps faisaient soupçonner cependant, qu’il y avait de nouvelles contrées au-delà de l’Atlantique. La découverte du passage aux Indes Orientales par le cap de Bonne-Espérance éveilla la curiosité d’un habile navigateur. Le génie de la science l’anima et le porta à tenter celle qui devait transmettre son nom a la postérité. Il l’entreprit avec un courage héroïque, et le succès qu’il obtint justifia les prévisions de la science et ses convictions personnelles.

Parmi les îles découvertes par Colomb, celle d’Haïti fixa le plus son attention. L’étendue de ce pays, ses sites pittoresques, sa magnifique végétation, son climat, la gratitude que lui inspiraient les souverains de l’Espagne qui avaient facilité sa glorieuse entreprise : tout le porta à substituer à Haïti, le nom de Isla Española.

Ce fut comme le prélude des maux qui allaient assaillir ses paisibles habitans. D’une hospitalité ingénue, ils avaient accueilli les étrangers qu’ils voyaient pour la première fois ; et cet accueil même aurait dû les rendre dignes du plus vif intérêt. Mais, malheureusement pour ces Aborigènes, ils avaient fait briller de l’or aux yeux avides de leurs hôtes, — de l’or, ce métal précieux, objet de la convoitise de tous les hommes qui en apprécient la valeur.

À leur insu, les Aborigènes d’Haïti firent concevoir ainsi à Colomb l’idée de la fondation du premier établissement des Européens dans ces régions jusqu’alors inconnues. Le territoire de leur beau et fertile pays fut aussitôt considéré comme un domaine de la couronne d’Espagne.

En usant du prétendu droit qu’allèguent les nations civilisées contre celles qu’elles appellent barbares, et qui n’est réellement que l’abus des lumières et de la force qu’elles donnent, Colomb ouvrit pour ces enfans de la nature une ère d’iniquités et de persécutions violentes, en retour de la bienveillante hospitalité qu’ils avaient exercée envers lui et ses compagnons.

Chacun sait, en effet, comment la cupidité des Espagnols, attirés à Haïti par la fièvre de l’or, décima ces intéressans insulaires, qu’ils contraignirent à son extraction, en employant les moyens les plus cruels[1].

Il n’avait pas fallu un temps bien long à ces farouches colonisateurs, pour reconnaître que la faible constitution des Aborigènes les rendait peu propres aux durs travaux des mines, comme à ceux de l’agriculture qu’il devenait urgent d’étendre pour se nourrir, en même temps qu’ils exploitaient quelques autres denrées indigènes ou introduites dans l’île. En voyant ces infortunés succomber rapidement par ces labeurs pénibles, en les massacrant dans les révoltes que leur férocité occasionnait, les Espagnols ne reculèrent point devant l’opportunité de nouveaux crimes pour assouvir leur rapacité.

Déjà, depuis un demi siècle, les Portugais, bien dignes de leurs voisins, avaient amené chez eux des Noirs qu’ils tiraient de l’Afrique, par la ruse, la violence et un trafic illicite : ces malheureux avaient été réduits en état d’esclavage, et en Espagne même il s’en était introduit aussi dans la même condition. On avait apprécié leur constitution robuste dans les travaux auxquels ils furent condamnés.

Les Noirs africains parurent donc plus aptes à ceux qu’exigeait la colonisation d’Haïti. Dès les premières années qui suivirent sa découverte, les Espagnols en amenèrent dans cette île, et ils sollicitèrent les Portugais d’y diriger leur infâme spéculation, afin de remplacer les Aborigènes qu’ils exterminaient.

Mais ce commerce de chair humaine parut trop lucratif, pour ne pas exciter l’envie et l’appétit de quelques favoris de l’empereur Charles-Quint. Ils obtinrent facilement de ce monarque, le privilège de peupler Haïti de Noirs d’Afrique, sans pouvoir toutefois suppléer à l’activité que les Portugais y avaient mise eux-mêmes.

Ce fut dans ces circonstances qu’un religieux de l’Ordre des Dominicains, — Barthélémy de Las Casas, — ému du sort malheureux des Aborigènes et dans le but de soulager leur infortune, proposa à la cour d’Espagne de permettre aux colons espagnols de faire directement la traite des Noirs, ou du moins de les acheter des Portugais, afin de s’affranchir du monopole impuissant des favoris.

Las Casas, dont la piété et les lumières ne peuvent être révoquées en doute, voyait, a-t-on dit, dans l’adjonction d’un plus grand nombre d’Africains aux Aborigènes, un moyen de rendre moins pénibles aux uns et aux autres les travaux auxquels ils étaient assujétis. Il admit le fait existant de l’esclavage des premiers, bien que sa raison, supérieure pour son époque, le portât à condamner cet état de choses, et qu’il réclamât une liberté absolue pour les Aborigènes. Il allégua, en outre, que la condition des Africains s’améliorerait même dans cette colonie, parce qu’étant déjà esclaves dans leur pays natal, ils recevraient du moins le bienfait de l’enseignement du christianisme sous les maîtres espagnols.

Telle est l’excuse qui a été présentée en faveur du Protecteur des Indiens. Mais, si l’on admet qu’il était sincère dans ce sentiment du prêtre chrétien qui sollicite sans cesse de nouveaux convertis pour sa religion, surtout en considération du temps où il agissait ainsi, — à l’époque où l’Espagne venait de triompher des Maures musulmans, et était en proie à la Sainte Inquisition, — il faut convenir qu’il transigeait étrangement sur le droit naturel des hommes, et qu’il fournissait à ses compatriotes comme à tous les Européens, des argumens spécieux, un prétexte plausible pour persévérer dans cette voie criminelle, devenue si nuisible aux habitans de l’Afrique.

Quelle qu’ait été la bonne foi ou l’erreur de Las Casas, il est certain que c’est à partir de la décision qui fut prise sur ses infatigables instances, que la colonie espagnole d’Haïti accrut l’importation des Noirs par la traite ; et à mesure que la population indigène s’éteignait par l’excès de ses maux, celle venue d’Afrique augmentait en proportion. Par la suite des temps, les autres Antilles, successivement fondées en colonies, formèrent également leur population laborieuse avec les infortunés enfans de l’Afrique réduits en esclavage, parce qu’on avait exterminé aussi leurs habitans.

Il est tout-à-fait inutile que nous revenions ici sur un sujet si souvent traité, et par nous-même dans le premier livre de cet ouvrage. Nous y avons exposé la condition misérable des Noirs dans ces établissemens agricoles, notamment à Saint-Domingue, — cette colonie que la France fonda sur la terre d’Haïti, à côté de celle de l’Espagne. Mais nous avons également prouvé, sur l’attestation d’historiens contemporains aux époques les plus reculées, comment l’amour de la liberté avait bien souvent excité les Noirs à la résistance et à une vengeance énergique contre leurs oppresseurs. En 1784, les gouvernemens des deux colonies furent même contraints de reconnaître l’indépendance d’une peuplade établie dans les hautes montagnes de l’île, et par conséquent son droit à la liberté.

Ce que nous voulons faire remarquer, par l’historique rapide auquel nous venons de nous livrer, c’est que, si l’esprit religieux, égaré, mal inspiré en Las Casas, contribua puissamment à une extension excessive de la traite des Noirs, — c’est aussi l’esprit religieux, éclairé, mieux inspiré, aidé des lumières de la philosophie naturelle et de la philantropie née de leur harmonie, qui éleva une sainte voix en faveur de ces opprimés.

En effet, c’est ce sentiment tout chrétien qui animait les philantropes des deux mondes, — en Angleterre, les Grandville Scharp, Thomas Clarkson, Wilberforce, etc. ; — aux États-Unis, les Antony Benezet[2], Benjamin Franklin, Joël Barlow, etc. ; — en France, les Montesquieu, Raynal, Brissot, Henri Grégoire, etc., lorsqu’ils exposèrent avec tant d’éloquence les souffrances des Noirs, les crimes dont ils étaient victimes dans la traite et l’esclavage.

Le système colonial était ébranlé dans ses fondemens par les écrits de ces amis de l’humanité, avant que la révolution française vînt saper ces odieuses bases par la célèbre déclaration des droits de l’homme. Il devait s’écrouler, du moment que les colons, plus intéressés que leurs métropoles dans ces graves questions, opposaient une résistance insensée à toutes modifications compatibles avec ces droits naturels, légitimes.

À Saint-Domingue, sa chute eut lieu dans le sang des oppresseurs et des opprimés, avec un éclat digne de cette lutte entre le droit et le privilège.

Et comment en eût-il été autrement ?

En opérant sa révolution de 1789, la France avait jeté dans le monde les idées les plus libérales, les principes politiques les plus généreux.

Par la déclaration des droits de l’homme, elle n’avait pas stipulé pour les Français seulement ; mais, dans ses nobles aspirations à la liberté et à l’égalité, elle embrassa la cause de l’humanité en général.

Une telle résolution était digne de cette grande nation. Elle ne pouvait oublier qu’en la plaçant au centre de la civilisation, la Providence semble lui avoir réservé la mission d’en promouvoir les bienfaits partout. D’ailleurs, son caractère chevaleresque, son enthousiasme habituel, son génie initiateur, la clarté de sa langue qui la rend presque universelle, le progrès des lumières au 18me siècle : tout l’avertissait qu’elle était appelée à exercer une influence décisive sur les destinées des peuples, dont ses philosophes avaient revendiqué les droits imprescriptibles.

En effet, quels prodigieux changemens ne sont pas survenus en Europe et dans le monde entier, par la révolution de 1789, et même par les guerres qu’elle engendra ! Toutes les nations ont subi l’impulsion de ce grand mouvement politique et social, en réformant plus ou moins les abus de leurs gouvernemens, en pondérant mieux leurs institutions.

Est-il donc étonnant que les colonies françaises aient subi elles-mêmes la pression des idées et des principes proclamés du haut de la tribune nationale ? Est-ce qu’elles n’étaient pas partie intégrante de la France, et comme telle, soumises à toutes les modifications, à toutes les évolutions que le temps amenait dans sa constitution ?

Mais, dans ces établissemens éloignés, les populations n’offraient pas la même homogénéité que celles de la métropole. Si les classes inférieures de celle-ci parurent dignes de participer aux bienfaits de sa révolution, les classes inférieures des colonies furent d’abord jugées incapables d’y aspirer, non parce qu’elles étaient plongées dans une profonde ignorance, mais parce qu’elles appartenaient à la race infortunée à laquelle on déniait la qualité d’hommes, et qu’elles étaient courbées depuis trois siècles sous le joug que la cupidité des maîtres européens rendait plus lourd chaque jour.

Cependant, à Saint-Domingue, la plus florissante des colonies françaises, les passions de ces maîtres les avaient bientôt divisés en partis distincts. Tandis que l’un de ces partis essayait de s’approprier exclusivement le résultat politique de la révolution, afin de proclamer l’indépendance de cette colonie, — l’autre, secondé par le gouvernement local, imaginait d’armer les esclaves, dans la coupable pensée de s’en faire d’aveugles auxiliaires contre ses adversaires et même contre la révolution, avec l’espoir de réagir ainsi sur ce mouvement national jusque dans la métropole, à laquelle il voulait néanmoins conserver la colonie, tout en maintenant l’esclavage.

Aussitôt que ce conflit survint entre les privilégiés, il fut facile de concevoir que la ruine du système colonial était prochaine, du moins dans la colonie où il avait lieu d’une manière désastreuse.

Entre les esclaves et les maîtres européens, ce système lui-même avait créé avec le temps une nombreuse classe intermédiaire, composée d’hommes qui tenaient aux premiers par les liens du sang, et qui, possédant des lumières, avaient prospéré par leur industrie à l’aide de quelques droits civils établis en leur faveur, parce que la grande majorité d’entre eux descendaient aussi de ces maîtres. Par leur origine même, ils auraient pu servir de boulevard contre la désorganisation de la colonie, tout en facilitant l’adoucissement du sort, l’émancipation graduelle des esclaves. Mais, opprimés également dans ce régime barbare, par la seule raison que la nuance de leur épiderme, ou était semblable à celle de ces malheureux, ou s’en rapprochait ; repoussés inhumainement par les colons européens dans leurs justes réclamations, dès les premiers momens de troubles, ces hommes libres avaient dû recourir aux armes.

Cette situation était telle, que ces hommes se virent appelés, par la justice de la France, à l’égalité des droits avec les colons. C’était déjà un grand pas de fait dans la voie de la liberté générale pour toute la race noire ; car les esclaves en étaient aussi dignes que leurs descendans. Reconnaître à ceux-ci leurs droits politiques, c’était préparer aux autres au moins la jouissance de la liberté civile, dérivant de leur liberté naturelle à laquelle la force et le privilège ne pouvaient raisonnablement opposer la prescription du temps.

Mais les colons français, dont les préjugés séculaires étaient entretenus par une insatiable avidité, ne pouvant se résoudre à subir le nouvel ordre de choses survenu en faveur de la classe intermédiaire, par leurs propres fautes et leur égoïsme ; prévoyant en outre les conséquences qui ne pouvaient manquer d’en résulter, ils se réunirent tous alors et se révoltèrent contre la France. Ils firent plus : oubliant ce qu’ils devaient à leur patrie, ils eurent l’indignité d’appeler à l’aide de leurs privilèges anéantis, des puissances rivales pour s’emparer de ses possessions et les lui ravir. À Saint-Domingue surtout, cette infâme trahison réussit au gré de leurs coupables désirs.

La sûreté de cette colonie était trop compromise, pour ne pas amener une de ces résolutions subites devant lesquelles la raison d’État ne saurait reculer. Les agents de la France, interprétant d’ailleurs sa déclaration des droits de l’homme dans toute sa sincérité, se virent forcés de proclamer la liberté générale des esclaves pour sauver cette possession.

La France elle-même, convaincue alors de la perfidie de ses colons de toutes nuances d’opinions, et qu’elle ne pouvait plus résister au torrent des faits, accomplis sous l’impulsion des idées et des principes qu’elle avait proclamés, décréta solennellement les droits de tous les hommes de la race noire à la liberté et à l’égalité civile et politique. Elle les comprit tous au nombre de ses enfans, de ses citoyens.

Quoiqu’elle fût entraînée, par des circonstances extraordinaires, à cette mesure réparatrice de tant de crimes, ce ne fut pas moins un beau spectacle donné au monde le jour où, par l’organe de sa Convention nationale, la France appliquait ainsi, en faveur des opprimés de ses colonies, les principes qu’elle avait établis pour tous les hommes. Et pouvait-elle éviter ce résultat, sans forfaire à ses devoirs, aux obligations qu’elle avait volontairement contractées envers le genre humain ?

Qui pourra donc jamais contester à cette généreuse nation, l’honneur qu’elle a eu dans l’initiative de l’affranchissement de la race noire transplantée en Amérique ? De ce jour, devenue le noble agent de la Providence, elle décida souverainement des destinées de cette race dans ces climats, et même de tout ce qui a été fait depuis pour améliorer sa condition sur sa terre natale.

Cependant, quelle fut la conduite des nouveaux citoyens que la France avait créés à Saint-Domingue, lorsque ses colons livrèrent cette possession à ses ennemis ?

Nos précédentes publications ont prouvé l’énergie et le courage qu’ils mirent à la défendre, et qu’ils puisèrent dans leur gratitude et leur dévouement envers la métropole, dans ses idées et ses principes. Ils parvinrent enfin à chasser les étrangers qui avaient foulé le sol de leur pays, en plantant sur tous ses points le drapeau tricolore, glorieux emblême de la liberté et de l’égalité.

Néanmoins, pendant cette lutte de cinq années entières, la faction coloniale, dont la majeure partie était au milieu des Anglais, trouva dans l’inintelligence et la perversité de quelques agents de la France, dans l’imprévoyance et la corruption de son gouvernement directorial, le moyen de faire éclore une perfide réaction contre la portion éclairée de la race noire, — l’ancienne classe intermédiaire, — afin de mieux réussir dans l’exécution de la réaction conçue contre les droits acquis de l’autre portion, — l’ancienne classe des esclaves. En même temps cette faction incorrigible parvint à égarer l’ambition d’un chef sorti du sein de ces derniers, et à le porter à entrer complètement dans ses vues liberticides. Devenu l’aveugle instrument de ces desseins rétrogrades, ce chef agit avec fureur contre ses propres frères, dans une guerre civile allumée par le machiavélisme déhonté du gouvernement directorial.

Alors apparut en France un nouveau gouvernement, dirigé par un héros, un grand capitaine doué d’un génie transcendant. Si le génie lui-même n’était sujet à toutes les aberrations de l’esprit humain, ou à subir l’influence des erreurs de son époque, des précédens établis, on devrait s’étonner que, loin de réparer l’iniquité des procédés de son prédécesseur envers Saint-Domingue, le gouvernement consulaire ait cru devoir continuer le plan dressé pour la restauration de l’ancien régime colonial, que la métropole avait détruit. Peu importait, en effet, que ce fût dans un élan d’enthousiasme ou sous la pression d’événemens extraordinaires : le fait était accompli, consommé ; il était un heureux résultat de principes généreux, en harmonie avec la justice éternelle, avec le droit compétent à l’humanité entière. Il fallait donc le consacrer, le réglementer s’il était besoin ; et la France eût trouvé alors une nouvelle puissance, dans sa juste action sur les destinées des colonies européennes en Amérique.

Mais, loin de là : la paix générale en Europe vint faciliter une criminelle entreprise contre la liberté des Noirs. Elle fut accueillie par eux-mêmes, tant ils souffraient de l’oppression nouvelle sous laquelle leur chef les avait placés depuis ses succès dans la guerre civile, tant ils avaient foi et espérance dans la justice éclairée de la France, dans la magnanimité du gouvernement qui la rendait si respectable.

Le dernier livre de la période française de cet ouvrage a démontré, au contraire, comment leurs illusions à cet égard furent promptement dissipées, comment ils furent victimes de crimes nouveaux, inventés comme à plaisir pour les replacer dans une honteuse servitude.

Mais il a prouvé aussi, par quelle heureuse concorde les deux branches de la race noire, confondant leurs destinées, puisant une nouvelle énergie dans leur dignité d’hommes libres, surent encore s’unir étroitement pour résister aux valeureux guerriers que le gouvernement consulaire avait envoyés à Saint-Domingue.

Leur triomphe ne fut pas seulement le résultat de leur courage, de leur aptitude à la guerre, mais aussi des idées de liberté et d’égalité que la France leur avait inculquées, des principes humains qu’elle avait si loyalement proclamés au début de sa révolution. Enfin, Noirs et Mulâtres se montrèrent dans cette lutte acharnée, aussi bien contre elle-même que contre la Grande-Bretagne, dignes de l’éducation politique qu’ils avaient faite sous ses glorieux drapeaux.

Que la France s’en prenne donc, sinon à elle-même, du moins à la politique injuste et décevante du Directoire exécutif et du Consulat, aux crimes de leurs agents à Saint-Domingue, si cette colonie lui a échappé des mains ! Ces gouvernemens surtout en sont responsables devant elle ; car on sait quelle est l’influence du pouvoir politique sur les peuples.

S’il était nécessaire de démontrer cette assertion, nous n’aurions qu’à reproduire ici les aveux de l’auguste captif de Sainte-Hélène, reconnaissant son erreur, son tort, la faute qu’il commit en voulant soumettre Saint-Domingue par la force.

La force devait inévitablement entraîner les crimes auxquels se livrèrent des hommes injustes, imbus des préjugés absurdes nés du régime colonial qu’il s’agissait de rétablir dans toute sa violence. C’est surtout à cette mesure inique, criminelle envers l’humanité, qu’il faut attribuer ces horreurs ; et la France ne pouvait que perdre dans son estime, en la décrétant, en employant sa puissance pour en assurer le succès.

Quelle qu’ait été l’erreur, ou quel que fût l’entraînement de ce génie si remarquable, reconnaissons aussi qu’il n’appartenait qu’à une grande âme, rendue au calme de la réflexion, de convenir d’une telle faute à la face du monde et de la postérité. Plus capable que qui que ce soit d’apprécier la valeur, l’honneur et la dignité, même dans ses ennemis, cet illustre capitaine a ainsi rendu justice aux efforts héroïques des hommes de la race noire qui combattirent à Saint-Domingue, pour conserver leur liberté qu’ils tenaient de Dieu, et à laquelle la France avait rendu hommage.

Par ses mémorables paroles, il a en quelque sorte posé lui-même les bases d’une réconciliation entre elle et son ancienne colonie ; car il arrive toujours un moment où les peuples doivent étouffer entre eux leur ressentiment mutuel[3].

Aujourd’hui que de longues années ont cimenté cette franche réconciliation, et que les bienfaits de la liberté ont été répandus également dans la plupart des Antilles, ne doit-on pas reconnaître que c’est par la malheureuse condition de la race noire dans l’esclavage, que la divine Providence a su inspirer pour elle des sentimens de sympathie aux nations civilisées de l’Europe ? Le plus souvent, c’est de l’excès des maux que Dieu fait naître le bien pour le genre humain ; et si ses voies sont ordinairement lentes, elles sont du moins toujours sûres. Sa justice ne se révèle aux hommes qu’avec le temps.

Entre toutes les puissances européennes qui profitèrent de la servitude des Africains, quelles sont celles qui montrent de nos jours le plus de bienveillance pour cette race, infortunée, qui font les plus nobles efforts, les plus grands sacrifices pour anéantir la traite, après avoir aboli l’esclavage ? Justement la Grande-Bretagne et la France qui ont le plus lutté contre elle à Saint-Domingue, pour la retenir ou la replacer sous le joug.

N’est-ce pas là une preuve palpable de la volonté divine, amenant graduellement, mais infailliblement, le triomphe des droits de l’humanité contre l’oppression ? La Providence a fait encore plus : elle a voulu que le triomphe de cette race, méprisée, tourmentée, éclatât sur cette terre même où les Européens commencèrent leurs iniquités envers elle.

Toutefois, ce sera toujours un honneur pour elle d’avoir incessamment protesté dans ce même pays contre le régime colonial.

C’est encore à Haïti que les Africains et leurs descendans donnèrent, les premiers, l’exemple d’une lutte sanglante pour obtenir la reconnaissance de leurs droits naturels.

C’est enfin là qu’ils se signalèrent par une résistance plus unanime, afin de s’émanciper absolument du joug européen.


« La guerre est un véhicule de la civilisation, » a t-on dit.

C’est une vérité consacrée par l’histoire générale des peuples ; car il est prouvé qu’il n’y a point de véritable civilisation sans liberté et égalité pour tous les hommes, et que c’est presque toujours par la force des armes qu’ils parviennent à jouir de ces droits sacrés. C’est en passant par les calamités que la guerre engendre, qu’ils arrivent au bonheur : elles en sont en quelque sorte la condition.

L’armée indigène, aidée de circonstances toutes providentielles, venait de triompher à Saint-Domingue contre les troupes aguerries de la France.

Nous allons voir maintenant quel usage ces hommes de la race noire firent de cette belle victoire.

  1. Voyez à ce sujet l’Histoire des Caciques d’Haïti que vient de publier au Port-au-Prince, M. le Baron Emile Nau, notre compatriote : ouvrage dans lequel il a fait preuve d’une érudition remarquable, du talent d’écrivain consciencieux, d’une sensibilité exquise, en intéressant notre pays aux malheurs éprouvés par ses premiers habitans.
  2. Benezet était Français ; il se naturalisa Américain et fut quaker.
  3. Napoléon fit encore plus en faveur de cette réconciliation et de la cause des Haïtiens, le jour où il décréta l’abolition de la traite des Noirs. Il nous sera facile de le démontrer.