Étude sur l’histoire d’Haïti/Tome 9/4.5

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Chez l’auteur (Tome 9p. 212-266).

chapitre v.

Le général J. Boyé vient de Saint-Pétersbourg à Haïti. — Le ministère français y expédie M. Liot, pour provoquer l’envoi de plénipotentiaires en France. — Le Président d’Haïti charge J. Boyé de cette mission. — Conférences à Bruxelles, entre lui et M. Esmangart, nommé à cet effet par le gouvernement français. — Ils ne peuvent s’entendre sur la reconnaissance de l’indépendance d’Haïti : rupture des conférences. — M. Esmangart écrit au Président et l’engage à envoyer un autre plénipotentiaire. — Formation d’une commission à Santo-Domingo, pour l’examen des titres de propriétés dans l’Est. — Proclamation accordant un nouveau délai de quatre mois aux propriétaires absens pour rentrer en Haïti et jouir de leurs biens. — Fondation de l’Académie d’Haïti, qui est remplacée par l’École de médecine, aux Port-au-Prince. — Proclamation interdisant toutes relations entre Haïti et les îles des Antilles, et toutes expéditions des navires haïtiens dans les autres pays étrangers. — Discours du Piésident à l’ouverture de la session législative. — Circulaire du grand-juge aux tribunaux, lois rendues dans la session. — Le Sénat accorde à Boyer deux habitations : sa lettre à ce corps, motivant son refus d’accepter ce don. — 1824. Discours qu’il prononce le 1er janvier à la fête de l’indépendance ; sa proclamation du 6 janvier invitant les Haïtiens à se préparer contre la guerre étrangère. — M. Laujou arrive au Port-au-Prince, porteur de lettres de M. Esmangart pour le Président ; réponse qu’il y fait. — Les citoyens Larose et Rouanez sont envoyés en France. — Discours de Boyer à l’ouverture de la session législative. — Son arrêté ordonnant le renvoi dans les campagnes, des individus qui sont sans moyen d’existence dans les villes et bourgs : réflexions à ce sujet. — Proclamation défendant toute correspondance entre les autorités et les citoyens d’Haïti, avec les gouveruemens et leurs agents. — Le Président d’Haïti envoie un agent à Santa-Fé de Bogota, pour proposer une alliance seulement défensive entre la République et celle de Colombie, et, en cas de refus, pour demander la restitution de la valeur des objets fournis à Bolivar, en 1816 : la somme est payée ; réflexions à ce sujet. — Loi du 8 juillet sur les différentes propriétés dans l’Est d’Haïti : effet qu’elle y produit ; le Président en suspend l’exécution pour certaines propriétés rurales. — Rapports entre le gouvernement de la République et la cour de Rome, concernant l’archevêque de Santo-Domingo : le pape Léon XII autorise l’archevêque à étendre sa juridiction sur toute l’ile d’Haïti. — Vote des dernières lois du code civil par le corps législatif ; adresse de la Chambre des représetans au peuple haïtien.


Pendant que le ministère français expédiait à Haïti M. Liot qui y avait déjà paru neuf années auparavant avec la mission secrète d’observer le pays[1], et qui devait, cette fois encore, s’aboucher secrètement avec Boyer, un autre Français, le général Jacques Boyé, qui a figuré dans nos précédens volumes[2], arrivait au Port-au-Prince dans le mois de décembre 1822. Il n’était plus au service de la France, mais à celui de la Russie. En 1819, étant à Saint-Pétersbourg, il avait ouvert avec Boyer une correspondance où il lui offrait d’être utile à la cause d’Haïti, s’il était possible, et le Président le chargea de présenter au ministère russe certaines propositions touchant la reconnaissance de notre indépendance nationale. Ces propositions avaient été communiquées à M. le comte de la Ferronnaye, ministre des affaires étrangères de France, au congrès des Souverains qui se tint à Laybach en 1821, et c’était par suite de cet incident que le Président lui avait témoigné le désir de le voir[3].

Le 24 janvier 1823, M. Liot débarqua à Jacmel d’où il vint de suite à la capitale ; le 27, il fut présenté au Président par son secrétaire Colombel. Envoyé par M. le marquis de Clermont-Tonnerre, ministre de la marine et des colonies, il était chargé de notes confidentielles qu’il communiqua à Boyer, et dont le but était de porter le Président « à faire une démarche de convenance, » à envoyer auprès du gouvernement français un ou plusieurs agents pour faire des ouvertures sur l’affaire de l’indépendance, attendu que ce gouvernement avait déjà envoyé lui-même des missions qui avaient été infructueuses. Le Président promit, en effet, à M. Liot que le désir du ministre français serait satisfait[4].

Mais, presque convaincu que sa démarche n’aboutirait point, il ne se pressa pas de la faire. Jugeant, du reste, qu’il pourrait la confier en toute sûreté au général J. Boyé, dont les sentimens élevés et l’esprit de justice lui étaient connus depuis si longtemps, il attendit que ce général eût séjourné quelques mois à Haïti pour le charger de cette mission importante. Le 5 mai suivant, Boyer lui donna ses pleins pouvoirs et ses instructions, à l’effet de proposer au gouvernement français « la conclusion d’un traité de commerce entre la France et Haïti, qui devrait avoir pour base la reconnaissance de l’indépendance nationale. »

Il n’était pas question d’indemnité, cette fois, 1o parce que, lors de la mission de MM. de Fontanges et Esmangart, en 1816, ces commissaires avaient écarté cette offre faite par Pétion, pour proposer eux-mêmes une sorte de « souveraineté constitutionnelle » en faveur de la France ; 2o parce que, depuis la mission secrète de M. A. Dupetit-Thouars, en 1821, où Boyer avait proposé l’indemnité de nouveau, le gouvernement français semblait ne pas en agréer l’idée, puisqu’il avait gardé le silence à ce sujet.

Muni de ses pouvoirs et des instructions du Président, le général Boyé quitta Haïti dans le courant de mai.

Ce général atteignit Amsterdam après une longue traversée. Le 4 juillet, il annonça sa mission à M. de Clermont-Tonnerre, en lui envoyant copie de ses pouvoirs et lui disant : que le Président d’Haïti lui ayant recommandé de tenir sa mission secrète, il ne pouvait se rendre à Paris où il était connu de bien des personnages qui n’ignoraient pas son voyage à Haïti, ni la confiance que lui accordait le Président ; mais qu’il était disposé à s’aboucher avec toute personne que le gouvernement français désignerait à cette fin, soit à Amsterdam même, soit à Bruxelles, Hambourg ou Saint-Pétersbourg, ou tout autre lieu au gré de ce gouvernement. Le ministre français ne lui répondit que le 21 juillet et accepta Bruxelles où se rendrait son envoyé, dès qu’il apprendrait la présence du général en cette ville. Huit jours après, sa lettre parvint à ce dernier qui l’informa qu’il allait partir pour s’y rendre à l’hôtel de Bellevue. Ce ne fut que le 16 août que M. Esmangart y arriva lui-même et logea dans le même hôtel. Après six jours de conférences, ils ne purent tomber d’accord.

Le général Boyé proposait la coinclusion d’un traité dont le premier article serait que : « le Roi de France, renonçant à toutes prétentions sur l’ile d’Haïti (ci-devant Saint-Domingue), reconnaîtrait tant pour lui que pour ses successeurs, la pleine et entière indépendance de la République d’Haïti. — Les navires des deux nations seraient réciproquement admis, sous leurs pavillons, dans les ports ouverts des deux Etats, excepté dans les colonies françaises où ceux d’Haïti ne pourraient aller. — Pendant cinq années consécutives, les marchandises françaises, importées à Haïti par navires français, seraient exemptes de tous droits d’importation. — À l’expiration de ces cinq années, ces marchandises ne payeraient que six pour cent, à l’importation, au lieu de douze pour cent que fixait le tarif des douanes haïtiennes. — Les produits du sol d’Haïti, importés en France par navires haïtiens, et les marchandises qu’ils exporteraient de France, payeraient les droits à l’importation et à l’exportation, sur le pied de la nation la plus favorisée. — Les bâtimens de guerre, nécessaires à la protection du commerce seulement, seraient respectivement reçus dans les ports ouverts des deux pays. — Enfin, quand elles le jugeraient convenable, les deux parties contractantes enverraient des agents diplomatiques et commerciaux et les entretiendraient, l’une auprès de l’autre, et ils jouiraient, en leur qualité, des prérogatives garanties par le droit des gens. »

Certes, la franchise de tous droits à l’importation durant cinq années et leur réduction à moitié, indéfiniment, constituaient, en faveur de la France, une large indemnité à payer par Haïti pour obtenir la reconnaissance de son indépendance, et dont l’évaluation eût pu motiver, en France, des répartitions équitables aux anciens colons ou à leurs ayants-droits, de la manière que le gouvernement français l’aurait jugé convenable. Le général Boyé, basant ses calculs sur le commerce de la France avec Haïti, dans l’année 1822 où il s’éleva à 15 millions de francs, estimait qu’après le traité, il s’élèverait à 25 millions par an, et que durant les cinq années de franchise, la République ferait un sacrifice de 3 millions et ensuite de quinze cent mille francs, annuellement dans les deux cas, — le dernier indéfiniment[5].

À ces propositions, M. Esmangart répondait : « que la reconnaissance de l’indépendance d’Haïti, telle qu’il la demandait, serait une humiliation pour le Roi de France ; que cette reconnaissance résulterait implicitement d’un traité conclu entre le Roi et la République, de puissance à puissance, et que le Président d’Haïti devrait se contenter de cette forme ; » et il cita à ce sujet le traité fait en 1783 entre la Grande-Bretagne et les États-Unis.

Or, l’article 1erde ce traité même justifiait la rédaction proposée par le général Boyé ; car, « S. M. B. y reconnaissait les États-Unis comme États libres, indépendans et souverains, et renonçait à toutes réclamations ou prétentions, tant pour elle que pour ses successeurs, sur le gouvernement, la propriété et les droits qu’elle pouvait avoir sur le territoire des États-Unis. »

Après cette objection, M. Esmangart proposait de placer l’article relatif à la reconnaissance de l’indépendance, à la fin du traité de commerce, en suite des conditions qui seraient stipulées. Ces conditions, c’était l’indemnité : il n’admettait pas la combinaison proposée à cet effet ; et, se retranchant derrière la proposition faite par Boyer en 1821, lors de la mission de M. Dupetit-Thouars, il demandait que l’indemnité fût autre chose, c’est-à-dire qu’elle consistât en une somme d’argent que la République s’obligerait à payer. Il fit encore des objections par rapport aux agents diplomatiques, en disant qu’il suffirait d’entretenir dans les deux pays des agents commerciaux, des consuls : le préjugé de la couleur était évidemment l’unique cause de ces objections.

Enfin, M. Esmangart ne se trouvant pas autorisé à conclure un traité, tel que le proposait le général Boyé, celui-ci rédigea ses propositions, que le négociateur français apporta à Paris pour être soumises à son gouvernement. Il quitta Bruxelles le 22 août, et le 27, il écrivit au général Boyé qu’elles ne pouvaient être admises, qu’on s’en tiendrait aux offres précédemment faites par le Président[6].

Le 31, ce général lui répondit que si le Président avait parlé d’indemnité y il avait été, sans nul doute, mal compris ; qu’il n’avait pas entendu en proposer de directes (en argent), soit envers les anciens colons, soit envers le gouvernement français. Et Boyé ajouta qu’alors même que le Président en eût fait l’offre textuellement et officiellement, rien ne l’empêchait de modifier ses vues à cet égard, puisque depuis 1814 ce gouvernement avait gardé le silence sur cette offre, ce qui équivalait à un refus.

Enfin, il dit à M. Esmangart qu’il craignait que, dans l’état des choses, les relations entre Haïti et la France ne prissent un caractère d’aigreur, et qu’il retournait à Saint-Pétersbourg, où il recevrait volontiers toute nouvelle communication que le gouvernement français voudrait lui faire.

En partant d’Amsterdam, le 5 septembre, il écrivit au Président d’Haïti, et lui rendit compte de son infructueuse mission, en lui envoyant copie de tous les documens.

De son côté, dès le 25 août, avant d’avoir écrit au général Boyé qu’il n’y avait pas lieu de donner suite à leur négociation, M. Esmangart adressa au Président une lettre pour lui parler de cette négociation, qui n’avait été rompue, disait-il, que parce que les bases d’un arrangement entre Haïti et la France n’étaient plus les mêmes que celles proposées en 1821 par Boyer. Cette lettre fut suivie de deux autres, du 26 octobre et du 7 novembre, où M. Esmangart revenait sur le même sujet, en insinuant que le Président avait eu tort « de charger un étranger de ses pouvoirs, lequel, par sa position, était indifférent au résultat de la négociation[7]. »

Comme il insistait pour l’envoi en France de nouveaux plénipotentiaires, c’était dire au Président qu’il devait les choisir parmi les Haïtiens.

Sa dernière lettre du 7 novembre, fut confiée à M. Laujon, qui venait alors à Haïti pour ses affaires commerciales, et à qui il en écrivit, de Saint-Lô, une autre, destinée à être montrée à Boyer, contenant de véritables instructions particulières pour le presser dans l’envoi de ses agents : lettre dont la copie fut donnée par ce négociateur-commerçant. Celui-ci n’arriva au Port-au-Prince que dans les premiers jours de janvier 1824, et déclara au Président : que la reconnaissance de l’indépendance d’Haïti par la France, dépendait de la démarche qu’il ferait, en y envoyant des agents pour en traiter avec le gouvernement français.

Nous reviendrons sur ce sujet ; en attendant, nous devons mentionner les divers actes de l’administration haïtienne dans le cours de l’année 1823.


Dès le 22 janvier, un arrêté du Président d’Haïti nomma une commission de sept membres, « pour recevoir toutes les réclamations ayant pour objet les propriétés placées sous le séquestre dans la partie de l’Est, les examiner avec soin, et faire au gouvernement un rapport motivé sur chacune de ces réclamations, en se conformant aux principes établis dans l’opinion de la commission spéciale du 12 octobre 1822, laquelle avait reçu la sanction du Sénat et de la Chambre des représentans. » Cette commission particulière siégeait à Santo-Domingo, sous la direction du général Borgella, et ses autres membres étaient les principaux fonctionnaires civils de cette ville. Sa composition devenait une garantie de l’équité qui serait mise dans l’examen des réclamations relatives à tous ces biens séquestrés.

Et, le 8 février, une proclamation du Président, rappelant toutes les mesures qu’il avait prises pour assurer le respect des personnes et des propriétés dans l’Est, par l’organisation du service public et l’installation des tribunaux chargés de la distribution de la justice, accorda un délai de quatre mois, à partir de sa date, aux habitans de l’Est qui avaient émigré de cette partie avant le 9 février 1822, pour y rentrer et jouir de leurs biens ; mais elle excepta, comme de raison, « les fauteurs et adhérens de l’expédition française qui avait été envoyée de la Martinique, et qui s’était portée dans la baie de Samana en février 1822. »

Comme la proclamation du Président, du 9 du même mois, à son entrée à Santo-Domingo, avait rassuré tous les propriétaires sur la jouissance de leurs droits, ce nouveau délai leur étant accordé, c’était un intervalle de seize mois pendant lequel ils pouvaient profiter de l’équité du gouvernement de la République à leur égard. Ceux qui n’en usèrent point, ne purent donc pas accuser le gouvernement de les avoir expropriés des biens qui restèrent acquis au domaine public.

Peu de jours après la proclamation du Président, parut le règlement intérieur de l’Académie d’Haïti, fondée à la capitale, sous la direction du docteur F. Pescay[8]. Suivant cet acte, on devait y donner des leçons de médecine théorique et de droit, aux élèves qui s’inscriraient pour l’une ou l’autre de ces branches de connaissances ; ces leçons auraient lieu, pendant une heure quatre jours de la semaine, le matin pour le droit, l’après-midi pour ja médecine, il y aurait eu trois mois de vacances dans l’année, du 1er janvier au 1 er mars, et du 1er septembre au 1er octobre. Un établissement pour la clinique serait fondé ensuite. Les examens pour les élèves en medecine fixés au nombre de 5, avec désignation des parties de l’enseignement, et à 4 pour les élèves en droit, également avec désignation des cours y relatifs ; et tout d’abord, quant aux leçons préparatoires pour le droit, dans le cours de la première année, elles auraient pour objet la littérature et l’éloquence. Du reste, ce règlement contenait toutes les dispositions concernant la police et autres choses nécessaires à un pareil établissement : il reçut l’approbation de la commission d’instruction publique, le 15 mars suivant. Mais cette Académie fut bientôt réduite aux proportions d’une simple École de médecine attachée à l’hôpital militaire du Port-au-Prince[9]. Quant au droit, il n’en fut plus question. La cause de cet avortement hâtif fut dans la mort trop prématurée, malheureusement, de Delille Laprée, directeur du Lycée national ; cette direction fut donnée au docteur F. Pescay, qui ne pouvait être remplacé dans celle de l’Académie[10].

Après une circulaire du Président d’Haïti aux commandans d’arrondissement, du 8 mars, pour la répression de la contrebande dans les ports et sur les côtes de la République, tant dans l’intérêt du fisc que dans celui du commerce national, le 20 du même mois il fit paraître une proclamation qui interdit toutes relations, toutes communications entre Haïti et les îles de l’archipel des Antilles, au vent et sous le vent, et toute expédition de navires haïtiens dans les autres pays étrangers. Les motifs de ces défenses étaient fondés sur les sentimens malveillans pour les Haïtiens, manifestés journellement dans ces îles dont les caboteurs tentaient toujours néanmoins d’introduire en contrebande, sur les côtes d’Haïti, leurs produits similaires, tels que sucre, tafia et rhum, et les marchandises manufacturées en Europe, tout en proscrivant le pavillon de la République dans leurs ports. Et quant aux relations avec les autres pays étrangers, — sur ce que le gouvernement avait été avisé de quelques insultes faites à ce pavillon dans les hautes mers. En conséquence de ces défenses, à partir du 1er mai suivant, tous bâtimens étrangers ou nationaux qui y contreviendraient, seraient confisqués avec leurs chargemens, et les Haïtiens punis d’emprisonnement, les capitaines durant une année, les matelots durant trois mois. Les gardecôtes de l’Etat furent autorisés à exercer une surveillance active pour maintenir ces dispositions, en capturant les navires ou caboteurs délinquans.

Á peine cette proclamation eut-elle paru à l’étranger, que le gouverneur de l’ile danoise de Saint-Thomas et autres adjacentes, expédia un navire de guerre au Port-au-Prince, avec une dépêche adressée à Boyer et remise par M. Decastro fils, homme de couleur et sujet danois, par laquelle ce gouverneur sollicitait le Président, d’autoriser la continuation des relations comraerciales entre ces îles et la République. Á son imitation, le gouverneur hollandais de Curaçao fit une semblable démarche, tous deux promettant, du reste, d’avoir pour les Haïtiens et leurs navires, les considérations dont ils avaient toujours joui dans ces colonies. Mais le Président, en accueillant leurs envoyés avec distinction, ne voulut point déroger à une mesure générale, qu’il avait jugée utile et convenable à la dignité du pavillon haïtien[11].

Le 10 avril, il ouvrit la session législative, en prononçant un discours où se trouvaient exprimées des idées en rapport avec cette mesure et à la disposition où il était de donner ses pouvoirs au général J. Boyé, pour essayer de traiter avec le gouvernement français. Après avoir parlé de la tranquillité qui régnait dans toute la République, de sa prospérité croissante, par suite de l’expérience acquise par le peuple dans les événemens passés, lesquels montraient le danger des discordes civiles, et la nécessité de l’union entre tous les citoyens pour pouvoir mieux résister aux ennemis extérieurs, le Président rappela comment, depuis son indépendance, Haïti avait agi envers les nations étrangères, avec une loyauté et une magnanimité exemplaires, dans l’espoir que son existence politique serait enfin reconnue par elles ; et cependant, cette conduite n’avait encore produit de la part de leurs gouvernemens que des actes qui attestaient l’absurde préjugé de la couleur réprouvé par la philanthropie[12]. Il en concluait que la plus grande unanimité de sentimens était impérieusement commandée aux Haïtiens. Il dit ensuite que la force de l’Etat s’accroissait par des témoignages certains du dévouement des citoyens de l’Est à son gouvernement libéral ; que l’agriculture était partout en progrès ; que les finances étaient dans une situation satisfaisante et qu’il avait fait opérer des réformes dans des vues d’économie ; qu’enfin, l’armée montrait toujours un excellent esprit, et que toutes les institutions se consolidaient, pour faire espérer à la patrie les plus heureuses destinées.

Déjà, par une circulaire du 16 janvier, adressée aux doyens des tribunaux civils, le grand juge leur avait notifié que le vœu du gouvernement était que, dans tous différends qui surviendraient entre des étrangers, pour affaires de commerce, les tribunaux devraient s’abstenir d’abord d’en connaître, pour laisser aux parties le soin de les faire décider par des arbitres de leur choix ; et qu’ils ne pourraient juger ces différends, qu’après que cette voie aurait été suivie infructueusement et que les parties elles-mêmes recourraient à eux. En cela, le Président voulait suivre un principe analogue à celui qui est établi dans la loi du 24 août 1808, par rapport aux délits commis par des étrangers au préjudice d’autres étrangers, à raison desquels les tribunaux haïtiens doivent s’abstenir de prononcer aucun jugement, en constatant seulement les faits. Par rapport aux différends commerciaux, l’affaire qui eut lieu entre Dravermann et Hoog indiquait l’utilité de cette décision, et il est probable qu’elle fut encore motivée par quelque plainte à ce sujet[13]. Le 11 avril, une nouvelle circulaire du grand juge aux mêmes doyens leur prescrivit de suivre les dispositions du code d’instruction criminelle français, en attendant le code haïtien sur cette matière, pour l’instruction de toute affaire criminelle, par un seul juge nommé ad hoc, au lieu de trois, comme le voulait la même loi de 1808 d’après l’ancienne procédure : ce qui tendait à accélérer l’instruction des procès.

Plusieurs lois furent rendues dans la présente session. La première statua « sur l’état des fonctionnaires civils et militaires, démissionnaires ou en retraite, et des officiers militaires en non-activité de service. » Se fondant sur ce que les uns et les autres avaient reçu des dons nationaux, consistant en propriétés territoriales qu’ils pouvaient exploiter, et qu’une « sage et juste économie » devait être portée dans les dépenses publiques, cette loi décida : 1° que tous fonctionnaires, civils ou militaires, qui auraient obtenu leur démission ou leur retraite, ne recevraient ni appointemens ni solde, accordés à ceux qui sont en activité de service ; 2° que les militaires, depuis le général jusqu’au souslieutenant, qui seraient sans emploi par défaut de places vacantes n’auraient droit qu’au quart de la solde d’activité[14] ; mais ceux qui seraient démissionnaires ou en retraite, rentreraient dans la première catégorie.

Cette loi devait produire divers effets plus ou moins préjudiciables à la bonne administration du pays. D’abord, comme elle statuait surtout pour l’avenir, elle devait porter la plupart des fonctionnaires civils et militaires à ne point prendre leur retraite, équivalant à leur démission, alors même que leur âge ou des infirmités le leur conseilleraient, puisqu’ils n’allaient rien recevoir du trésor national dans le temps où ils auraient le plus besoin de secours ; et par là, l’administration serait confiée à bien des hommes incapables de remplir les devoirs de leurs charges, puisque d’ailleurs aucune autre loi ne fixait un âge où un fonctionnaire ou un officier militaire pourrait être « mis à la retraite » par le gouvernement, dans l’intérêt du service public. Aussi, c’est ce que l’on vit sur la fin de l’administration du président Boyer[15].

Ensuite, s’il était vrai qu’à la promulgation de cette loi, les fonctionnaires civils ou militaires étaient tous en possession de dons nationaux, il fallait prévoir le moment où le gouvernement ne pourrait plus en concéder, faute de terrains disponibles : ce qui arriva, en effet, par une loi rendue le 1er mai 1826. D’un autre côté, celle qui nous suggère ces réflexions, accordait une véritable pension viagêre aux officiers militaires non employés par défaut de places vacantes, dans le quart de solde qui leur fut accordé à raison de leurs grades, bien qu’ils eussent reçu des dons nationaux comme les fonctionnaires publics de l’ordre civil et de l’ordre militaire ; il n’y avait donc pas parité de position entre les uns et les autres. Aussi, frappé de cette conséquence, vit-on le Président employer fréquemment des officiers militaires en non-activité, dans les charges civiles ou judiciaires pour lesquelles ils n’avaient aucune vocation : ce qui n’était pas toujours à l’avantage du service public.

Une autre considération, toute politique, nous semble ressortir des dispositions de la loi de 1823 : c’est qu’à la fin, chacun comprendrait qu’il était dans son intérêt, qu’il était plus convenable de posséder un grade militaire que de suivre la carrière civile, puisqu’il y avait un avantage réel pour le temps où l’on arriverait sur ses vieux jours, indépendamment des honneurs attribués à ce grade et qui flattent la vanité et l’ambition des hommes qui en portent les insignes et les décorations.

La conclusion à laquelle nous arrivons forcément, c’est que l’idée de « sage et juste économie » qui motiva la loi n’était pas bien rationnelle, ni en faveur de l’administration publique ; c’est qu’il eût mieux valu décréter « le droit à une pension » pour les fonctionnaires civils et militaires, démissionnaires ou en retraite, après un certain nombre d’années de service, et de même pour les officiers militaires non employés ; mais en fixant aussi un âge où les uns et les autres pourraient être « mis à la retraite » par le gouvernement, afin qu’il pût rajeunir, en quelque sorte, cette administration par des hommes moins âgés.

En même temps que la loi précédente, une autre fixa à nouveau « les appointemens des autorités militaires et la solde des troupes de toutes armes en activité de service, » en abrogeant toutes les lois ou règlemens antérieurs sur le même sujet. — D’après la loi du 26 avril 1808, les généraux et les colonels, les commamdans d’arrondissement et de place, ne recevaient jusqu’alors que la moitié de leurs appointemens ou solde, augmentés d’un supplément ; les autres officiers des corps de troupes ou faisant partie de l’armée, que la moitié seulement ; les sous-officiers et soldats, la solde entière. Désormais, eux tous devaient recevois en totalité leurs appointemens ou solde, bien entendu, quant à la solde, lorsqu’elle serait ordonnée par le Président d’Haïti. Cependant, « les généraux, les commandans d’arrondissement, ceux de place et les officiers de santé, devaient être payés tous les mois,  » comme cela se pratiquait auparavant. Mais la nouvelle loi opéra une réduction sur les taux fixés en 1808, excepté quant aux colonels et autres officiers des corps, aux sous-officiers et soldats, dont la solde fut augmentée[16]. Tous militaires absens de leurs corps, lors d’une revue de solde, ou en congé pour vaquer à leurs affaires, ou se trouvant dans les hôpitaux, ne devaient point recevoir leur solde ; dans ce dernier cas, les officiers recevaient le tiers de celle qui leur revenait, ou, en se traitant chez eux, ils avaient droit à l’intégralité de la solde. Toute fourniture de viande fraîche ou autres rations en nature cessaient, et tous les militaires actuellement de service, sans distinction de grades, recevaient 50 centimes par semaine comme remplacement de ration. Les commandans d’arrondissement continuaient à recevoir 600 gourdes par an pour frais de tournée et de bureau, payables à la fin de l’année. Quelques autres dispositions réglementaires étaient insérées dans cette loi du 18 juin, qui prenait en considération l’état de paix intérieure survenu par la réunion de toute l’île d’Haïti sous le gouvernement de la République, et la nécessité d’améliorer la situation de l’armée, en coordonnant les dépenses publiques avec celle du trésor.

Une autre loi du 27 juin créa une « chambre des comptes » pour vérifier la comptabilité générale des finances, accrue depuis 1820 et 1822, et attendu que le secrétaire d’Etat ne pouvait y suffire. Cette chambre était composée de sept membres, dont les fonctions étaient honorifiques, et qui pouvaient être nommés par le Président d’Haïti, parmi les fonctionnaires publics ou les citoyens ; un secrétaire et deux employés seulement recevaient des appointemens. Ceux qui, étant nommés membres de cette chambre, refuseraient d’exercer les fonctions y attachées, sans cause valable, seraient déclarés inhabiles à remplir toute autre charge dans la République ; mais ceux qui accepteraient et qui auraient exercé ces fonctions à la satisfaction du gouvernement, recevraient du Président d’Haïti « un brevet en forme de mention honorable, » à l’expiration de leurs fonctions.

Quand on lit cette loi et qu’on considère les attributions qu’elle donnait à la chambre des comptes, les travaux qui lui étaient imposés durant toute l’année, on reconnaît que le président Boyer, seul, pouvait concevoir la pensée de détourner des fonctionnaires publics des obligations de leurs charges, et des citoyens de leurs affaires privées, pour les appeler à être membres de cette chambre gratuitement ; et cela par un esprit d’économie mal entendue.

Aussi, en 1826, fut-il obligé de s’avouer qu’un tel système ne pouvait durer ; et une nouvelle loi réorganisa la chambre des comptes avec cinq membres, jouissant d’appointemens et devenus fonctionnaires pour en remplir les devoirs.

Jusqu’alors, les arpenteurs percevaient le prix du mesurage des travaux dans la campagne, en vertu d’arrêtés du Président d’Haïti ; une loi détermina ce prix, en fixant à une gourde par chaque carreau de terre concédé à titre de don national aux officiers militaires ou civils, et à deux gourdes pour les petites concessions ou dans le cas de transactions entre particuliers. Et deux autres lois furent rendues, — l’une, pour diminuer l’impôt territorial et le droit d’exportation sur le coton[17] ; — l’autre, pour établir l’uniformité du calcul dans la vente de toutes les denrées produites dans le pays.

Une grande baisse du prix du coton dans le commerce motiva la première loi, qui eut pour but également de réprimer les fraudes commises par les producteurs, qui, fort souvent, introduisaient des pierres ou autres matières dans les balles ou ballottins, ou du coton de mauvaise qualité. Cette loi prononça, dans ce cas, la confiscation du coton au profit de l’État, et étendit cette peine au café, au cacao et autres denrées qui contiendraient de semblables fraudes. L’objet de la seconde loi fut d’abolir l’usage du calcul par livres, sous et deniers, ancienne monnaie de compte du pays, pour y substituer le calcul par gourdes et centimes, nouvelle monnaie adoptée depuis longtemps ; et la mesure de poids ou quantité, pour toutes les denrées, fut fixée par quintal ou cent livres pesant. Toute contravention à ces dispositions dut entraîner aussi la confiscation des denrées au profit de l’État.

Ces deux lois avaient un but d’utilité publique qu’on ne saurait contester. Quant à la répression des fraudes commises par les producteurs de la campagne, de même qu’en ce qui concerne la mauvaise préparation des denrées d’exportation, il est fâcheux de dire que l’incurie de bien des fonctionnaires a presque toujours empêché que ces dispositions n’eussent leur exécution ; et cependant n’importait-il pas, dans l’intérêt même de ces producteurs, qu’elles eussent tout leur effet ? Tant que les denrées du pays ne seront pas bien soignées, bien préparées, leur prix vénal sera toujours inférieur à celui des denrées similaires des autres provenances, sur les marchés étrangers et par conséquent sur ceux d’Haïti. Le gouvernement lui-même n’a peut-être pas assez veillé à assurer l’exécution de la législation, des règlemens et des ordres qu’il avait édictés à ce sujet. Il eût fallu aussi qu’il se préoccupât de faciliter l’introduction, dans le pays, de toutes les machines, de tous les procédés propres à la bonne préparation de nos denrées ; et d’autant plus, que la subdivision des propriétés des anciens colons ayant créé une foule nombreuse de petits propriétaires illettrés, routiniers d’anciens procédés, il est absolument convenable de leur indiquer ce qui peut leur être le plus avantageux pour l’exploitation des terres qu’ils possèdent.

D’un autre côté, il eût été à désirer qu’Haïti se décidât à adopter, pour sa monnaie effective, pour ses différentes mesures, le système métrique inventé en France et fondé sur la nature même des choses, indépendamment de tout esprit de nationalité[18]. En 1823, où la loi ci-dessus était un progrès, en abolissant le vieux calcul par livres, sous et deniers, et plus tard encore, il aurait été impossible, peut-être, d’entrer pleinement dans cette sage innovation ; mais il y a déjà longtemps que cela aurait pu avoir lieu. Si Haïti a emprunté à la France, tout naturellement, une foule de dispositions dans ses diverses constitutions (aussi nombreuses que celles de cette ancienne métropole), dans sa législation civile, judiciaire, commerciale et militaire, dans son organisation sous tous les rapports, certes, Haïti ne commettrait pas un plus grand péché en adoptant aussi le système décimal, le système métrique de la France, pour ses poids et mesures, de même que la monnaie réelle qui est en rapport avec ce système.

La Chambre des communes et le Sénat votèrent dans cette session plusieurs des lois du code civil ; mais ce travail incomplet ne pouvait permettre leur promulgation, qui exigeait évidemment un examen et un vote d’ensemble pour ce code. Après avoir achevé leurs travaux, ces deux corps constitués publièrent chacun une « adresse aux citoyens de la République, » pour en rendre compte. Dans ces deux actes, ils s’attachèrent à prouver au peuple que la plus parfaite harmonie existait entre eux-mêmes et entre eux et le pouvoir exécutif, afin de recommander l’union entre les citoyens, seul gage de la conservation de la liberté et de l’indépendance nationale, dans la situation où se trouvait la République à l’égard des autres puissances du monde ; et ils engagèrent les propriétaires à bien cultiver leurs terres, pour développer la prospérité de l’agriculture et du commerce. Ils n’oublièrent pas non plus de décerner les plus grands éloges au Président d’Haïti, pour son infatigable activité, pour les soins qu’il donnait à toutes les branches de l’administration, et son désir de rendre la patrie heureuse.

L’adresse du Sénat fit allusion à une tournée que le chef de l’État avait faite, au commencement de l’année, dans les arrondissemens de Jacmel, de l’Artibonite et du Nord ; et, après l’avoir qualifié de « grand homme, dont la sagesse, » la prévoyance et l’activité faisaient tourner les événemens extraordinaires qui se passèrent à Haïti, au bonheur de la République, » le même jour, 14 juillet, le Sénat rendit un décret par lequel il lui accorda, à titre de don national, deux habitations sucreries à son choix : ce décret lui fut adressé par un message. Mais cette donation ne reçut pas l’approbation de Boyer, d’après le message suivant qu’il écrivit de sa propre main au Sénat, en réponse au sien, et qui resta dans les archives secrètes de ce corps, à l’insu du public :


xxx« Au Sénat.

J’ai reçu, citoyens sénateurs, avec votre message du 15 courant, l’acte qui y était joint, par lequel le Sénat exprime, dans les termes les plus satisfaisans, ses sentimens sur les services du Président d’Haïti.

S’il peut exister de satisfaction pour le citoyen appelé ici, dans les temps difficiles où nous vivons, à la première magistrature de l’Etat, elle ne peut provenir, avec l’approbation de sa conscience, que dans la franche manifestation de l’estime publique. Jugez, d’après cette expression de ma pensée, combien mon cœur est pénétré de gratitude, lorsque les membres du premier corps constitué me donnent, parlant au nom de la nation, d’éclatans témoignages de leur approbation. Cependant, je dois le dire ouvertement, parce que les principes qui me dirigent sont invariables : votre affection et vos suffrages me suffisent. Je regrette que vous ayez pensé devoir décider que je reçusse, à titre de concession nationale, de nouvelles propriétés. Que la République prospère, je serai récompensé au delà de tout ce qui fait le bonheur en ce monde ! En effet, quelle fortune peut égaler l’avantage de coopérer efficacement à consolider la liberté et l’indépendance de son pays ?

Signé : Boyer. »

Ce message se terminait par de nobles paroles, et le Président n’accepta point le don national qui lui fut accordé spontanément par le Sénat. Comme général, sous Pétion, il avait reçu le sien de même que tous ses collègues ; il avait pu, comme eux, acquérir d’autres propriétés du domaine public ; et depuis la réunion de l’Artibonite et du Nord, il avait pris à ferme plusieurs des habitations connues auparavant dans ces départemens, sous le nom de « domaine de la couronne, » et que Christophe faisait exploiter à son profit. Boyer pouvait donc les acquérir de l’Etat, — ce qu’il fit ensuite, — et le Sénat, mal avisé, dut se repentir de son initiative intempestive. Ce n’était pas, d’ailleurs, un cas semblable à celui où ce corps accorda à Pétion deux sucreries en don national ; alors Pétion n’avait que des habitations à ferme, et au moment où il venait de doter tous les généraux de la République, il était juste que le Sénat lui décernât aussi une récompense nationale. Boyer s’honora donc en refusant le don qui lui fut offert par le Sénat.


Après l’insuccès de la mission confiée au général J. Boyé, et la réception des lettres de M. Esmangart qui prétendait en justifier les causes, la fête de l’indépendance, le 1er janvier 1821, venait fournir une occasion toute naturelle au Président d’Haïti, de manifester, ses sentimens personnels et de protester, au nom de la nation, contre l’injustice des puissances étrangères et de la France en particulier, qui persistaient à ne pas vouloir reconnaître le droit acquis par les Haïtiens depuis vingt ans. À cette solennité, Boyer prononça le meilleur des discours qu’il fit en pareille circonstance. S’adressant à ses concitoyens, il leur dit : « Le spectacle majestueux que vous offrez dans cette auguste cérémonie est un hommage d’autant plus glorieux au triomphe de la liberté, qu’il est présenté ici par un peuple qui, sans autre secours que son énergie, et quoique constamment en butte à de perfides machinations, a su consolider la conquête de ses droits et maintenir avec honneur son indépendance nationale. Que les ennemis de notre émancipation, aveuglés par la haine et le préjugé, persistent dans leur injustice à notre égard, que nous importe ! Vous n’en serez pas moins dignes du rang où votre courage, à l’aide de la Providence, vous a si heureusement placés. Vous serez toujours fiers d’avoir vaincu nos anciens oppresseurs, et vous serez déterminés à vous ensevelir sous les ruines de notre pays, plutôt que de vous soumettre au joug ignominieux des tyrans qui prétendraient nous asservir, etc. »

Cette dernière phrase n’était pas uniquement à l’adresse des anciens colons de Saint-Domingue et de l’armée expéditionnaire de 1802, mais aussi à celle des Anglais qui avaient été expulsés du sol qu’ils envahirent, à la sollicitation de ces colons. On voit par ces paroles, que le Président était aussi indigné contre le refus du gouvernement français d’entrer dans les arrangemens proposés en son nom par le général J. Boyé, que contre le gouvernement britannique qui, dans l’année 1823, avait reconnu l’indépendance nationale du Mexique, de la Colombie, de Buenos-Ayres et des autres républiques de l’Amérique méridionale, malgré ses engagemens pris avec la cour d’Espagne, de même qu’il en avait pris avec le gouvernement de la Restauration, par rapport à Haïti. En effet, au Congrès de Vérone, qui se tint à la fin de 1822, la Grande-Bretagne, représentée par le duc de Wellington, avait obtenu des autres puissances une nouvelle déclaration pour l’abolition de la traite des noirs, confirmant celles du 8 février et du 20 novembre 1815 ; mais, en même temps, elle s’opposa à une intervention armée en Espagne, que la France devait opérer, pour rétablir Ferdinand VII dans son autorité absolue. Contrariée dans ses vues politiques par rapport à la péninsule, — la France y ayant envoyé ses troupes sous les ordres du duc d’Angoulême, — la Grande-Bretagne prit alors la résolution, sous le ministère du célèbre Georges Canning, de reconnaître l’indépendance des colonies espagnoles, en se détachant, dès cette époque, de ce qu’on appelait « la Sainte-Alliance. » Pour justifier cette mesure, M. Canning disait : « que la Grande-Bretagne n’avait enfreint aucun traité, et que la reconnaissance qu’elle accordait aux nouveaux États ne décidait aucune question de droit ; » c’est-à-dire que l’Espagne restait toujours libre de faire valoir son droit sur ses colonies émancipées. Or, cette assertion n’était pas exacte, car la Grande-Bretagne avait stipulé et promis envers l’Espagne, ce qu’elle stipula et promit envers la France, pour Haïti, dans l’article secret du traité de Paris[19]. Le fait est, que la plupart des nouveaux États de l’Amérique espagnole avaient contracté de gros emprunts en Angleterre, et qu’ils ne pouvaient plus en servir les intérêts ; et que, d’un autre côté, ce pays éprouvait déjà un commencement de crise financière et commerciale. Le gouvernement anglais, en reconnaissant l’indépendance de ces États, voulait leur faciliter les moyens de se libérer, en même temps qu’il espérait porter l’Espagne à faire cette reconnaissance qui y eût encore contribué.

Haïti ayant déclaré son indépendance plusieurs années avant aucune des colonies espagnoles, et se trouvant, en 1823, dans une situation plus stable et plus prospère que ces colonies, Haïti pouvait certainement se demander — pourquoi la Grande-Bretagne n’avait pas agi à son égard comme envers elles ? Depuis 1804, cette puissance y faisait un commerce fructueux dans tous les ports ; et si la chute de Christophe avait fait cesser le monopole qu’elle exerçait dans son royaume, du moins, depuis neuf ans, les produits britanniques ne payaient dans la République d’Haïti que la moitié des droits d’importation imposés aux produits des autres peuples commerçans. De tels avantages, dans l’intérêt du commerce et des manufactures de la Grande-Bretagne, semblaient devoir la déterminer à reconnaître aussi l’indépendance nationale d’Haïti : ne l’ayant pas fait, le Président de la République dut se croire autorisé à attribuer son abstention au ridicule préjugé de couleur ; de là son discours du 1er janvier[20].

Mais, quelques jours après, le 6, il reproduisit sa pensée dans une proclamation « au peuple et à l’armée, » qui devenait une sorte de manifeste envers les puissances étrangères, et parce que cet acte avait une plus grande importance que son discours, et qu’il était destiné à prescrire des mesures de défense générale, pour l’éventualité d’une agression. Après avoir rappelé que l’existence politique d’Haïti datait de vingt années déjà, que l’objet constant du gouvernement de Pétion fut de diriger les esprits vers l’ordre et la civilisation, il dit :

« Animé de son esprit, dès que je fus appelé à lui succéder, je m’efforçai de marcher sur ses traces. Ma sollicitude, entre autres objets d’intérêt public, s’occupait constamment des moyens de conclure des rapports directs et officiels avec les gouvernemens des peuples qui font un commerce avec Haïti : les avantages qu’ils en retirent soni universellement connus. Il était naturel de penser, dans l’état des choses, que des intentions si louables obtiendraient un résultat favorable. La justice, la philanthropie, l’intérêt d’une sage politique, qui doit tendre à consolider la prospérité du commerce, tout s’accordait pour légitimer la conclusion de ce grand objet. Qui pouvait d’ailleurs raisonnablement s’y opposer ? Depuis longtemps nous sommes complètement émancipés. Tranquilles dans notre pays, fidèles à nos devoirs constitutionnels, nous restons absolument étrangers au système colonial ; et, neutres dans les mouvemens qui peuvent ou pourront exister dans les iles de cet archipel, on n’a donc aucun reproche fondé à nous faire[21]

» Cependant, quel compte nous a-t-on tenu de nos loyales dispositions ? Comment les divers gouvernemens y ont-ils répondu ? Les uns, par un silence humiliant qui blesse autant la magnanimité de la nation, qu’il est contraire aux règles prescrites par la raison ; les autres, en manifestant des prétentions dont l’injustice révolte et que l’honneur national, d’accord avec nos sentimens et nos devoirs, ne permet, dans aucun cas, d’admettre. Il est évident que l’outrage fait au caractère haïtien est un déplorable effet de l’absurde préjugé résultant de la différence des couleurs. Oui, il faut le déclarer authentiquement : ce honteux motif est le seul sur lequel est basée l’injuste politique dont nous nous plaignons. Faut-il une nouvelle preuve de cette vérité ? Nous la trouverons, ô infamie ! dans la proscription exercée aujourd’hui, plus que jamais, dans certains pays, contre les hommes de la teinte des Haïtiens[22] ; nous la trouverons dans la reconnaissance ostensible que quelques puissances ont faite, tout en déclinant nos droits, des États républicains récemment établis dans l’Amérique méridionale…[23] Enfin, l’expérience nous éclaire ; nous ne devons compter que sur notre énergie. Mais, en nous plaignant de l’injustice exercée envers nous, en prenant des précautions pour l’avenir, nous persévérerons toujours dans nos principes de loyauté »

En conséquence, la proclamation présidentielle enjoignit aux commandans d’arrondissement, de procéder immédiatement à une revue d’inspection des gardes nationales, dans les villes et len campagnes, pour leur complète organisation, leur armement et équipement ; à une revue semblable des troupes, à l’inspection des armes et de tous autres objets de guerre en dépôt dans les arsenaux et les fortifications du littoral et de l’intérieur, afin de tout maintenir en ordre pour le cas d’une défense générale du territoire de la République. Ces officiers supérieurs durent faire chacun un rapport circonstancié sur les opérations qui leur étaient prescrites, et, en se conformant d’ailleurs aux ordres spéciaux qu’ils avaient déjà reçus du Président, celui-ci les déclarait responsables envers la nation et le gouvernement, de l’exécution de toutes ces dispositions. Ces ordres spéciaux consistaient à faire transporter dans les dépôts de l’intérieur, des armes, des munitions de guerre de toute espèce, à faire planter des vivres en abondante quantité pour subvenir à la nourriture des populations, en cas d’invasion étrangère.

Aussi suffit-il de ces dispositions pour mettre tout le peuple haïtien sur pied ; chacun croyait à une attaque, à une expédition armée, immédiate, de la part de la France, seule puissance qui pouvait avoir l’intention d’envahir Haïti et d’un bout de la République à l’autre, on n’entendait que ces mots « Les blancs vont venir nous attaquer, préparons-nous à leur résister vigoureusement. » Et a l’instar du gouvernement, la plupart des familles envoyèrent en dépôt à l’intérieur, dans les montagnes surtout, du linge, du savon, des salaisons, du sel, des médicamens, etc. Quoique, en réalité, ces soins fussent superflue — la France n’étant disposée à diriger aucune expédition contre Haïti, — ce fut néanmoins une résolution admirable de la part de ce jeune peuple, qui croyait son indépendance nationale menacée et qui s’apprêtait à la défendre jusqu’à extinction.

Ce fut dans ces circonstances que, quelques jours après la proclamation du Président d’Haïti, le 17 janvier, M. Laujon arriva au Port-au-Prince avec les lettres que lui adressa M. Esmangart, pour l’engager à envoyer en France des agents dont la mission serait de traiter de la reconnaissance de l’indépendance, d’après les bases proposées par Boyer lui-même, en 1821, lors de la mission de M. Dupetit-Thouars, c’est-à-dire « en payant une indemnité raisonnablement calculée. » M. Laujon, intermédiaire pacifique d’une négociation provoquée par l’ancien commissaire de 1816, ne pouvait en croire ni ses yeux ni ses oreilles, de tout ce qu’il voyait et entendait dans la capitale ; il s’attacha à aller de maison en maison auprès des personnes de sa connaissance, pour les rassurer sur les intentions du gouvernement français à l’égard d’Haïti. Ce n’est pas à dire, cependant, que les anciens colons n’eussent été satisfaits de voir la France diriger une expédition contre elle ; les succès que son armée venait d’obtenir en Espagne, dans l’année 1823, ravivaient leur espoir et leur désir à ce sujet ; et leurs pétitions incessantes adressées aux chambres législatives, jointes à des informations particulières que reçut Boyer sur la fin de cette année, avaient contribué à l’émission des actes dont nous venons de parler. C’est ce qu’il dit à M. Esmangart, dans sa lettre du 4 février, en réponse aux siennes, et qui fut confiée à M. Laujon, lequel se décida à retourner de suite en France, à raison de la situation où il avait trouvé la République. Le Président promit d’y envoyer un négociateur, en disant à M. Esmangart : « J’aime à vous le répéter, Monsieur le Préfet, je suis toujours dans les mêmes intentions de traiter sur les bases expliquées dans mes dépêches des 10 et 16 mai 1821, dont vous m’avez rappelé un paragraphe dans une de celles que vous m’avez adressées[24]. Mes principes sont invariables, et mes devoirs sont sacrés : je n’y manquerai jamais. »

Ainsi, par cette déclaration, le Président renonçait aux combinaisons proposées par le général J. Boyé, dans les conférences de Bruxelles. Mais il ne se pressa point de faire partir le négociateur qu’il annonçait, surtout à cause de l’hiver, qui occasionne toujours de pénibles voyages. Ce ne fut que le 1er mai que partirent du Port-au-Prince, sur le navire le Julien Thalès, non un seul, mais deux négociateurs, les citoyens Larose, sénateur, et Rouanez, notaire du gouvernement. Nous ajournons ce qui concerne la mission qui leur fut confiée, afin de parler d’autres actes du gouvernement.


Le 1er avril, le Président d’Haïti procéda à l’ouverture de la session législative. Dans le discours qu’il prononça à cette occasion, il dit d’abord que la République jouissait de la plus parfaite tranquillité, malgré une tentative de révolte qui avait eu lieu récemment à Santo-Domingo et qui fut promptement réprimée. En effet, un nommé Ximenès, partisan du gouvernement espagnol, d’accord avec un prêtre qui desservait l’une des petites paroisses aux environs de cette ville, avait organisé une conspiration dont le but était de soulever toute la partie de l’Est au nom et en faveur de l’Espagne ; mais, découverte à temps par la vigilance du général Borgella, commandant de l’arrondissement, cette trame fut déférée par lui à l’instruction et au jugement du tribunal civil, dans ses attributions criminelles, et il en résulta la condamnation à mort de Ximenès et de trois autrès de ses principaux complices : ils furent exécutés. Sans doute, à cause de l’esprit religieux dominant dans cette partie jusqu’au fanatisme, le tribunal épargna le prêtre de la mort qu’il méritait et ne le condamna, ainsi qu’une vingtaine d’autres complices, qu’à une détention de quelques années. Boyer ajouta à cette clémence bien inspirée, en faisant interner tous ces condamnés dans plusieurs villes de l’Ouest et du Sud ; et, quelques temps après, il leur pardonna entièrement, en leur permettant de retourner au sein de leurs familles[25]. Ces actes de bonté, et la vigueur qu’avait mise le géneral Borgella dans l’arrestation des coupables on les faisant juger par le tribunal civil, au lieu d’une commission militaire, produisirent le plus heureux effet sur l’esprit public dans les deux départemens de l’Est, où il n’y eut jamais d’autres conspirations durant les vingt et une années de leur incorporation à la République d’Haïti, sous le gouvernement de Boyer.

Le discours du Président contenait ensuite ces passages :

« Cependant, il faut en convenir, notre situation politique, eu égard à l’étranger, est vraiment extraordinaire ; elle exige impérieusement une attention toute particulière, et commande ici la plus grande unanimité d’opinions. Cette vérité, quoique généralement reconnue, ne saurait être trop répétée ; car, lorsqu’il s’agit de la sûreté nationale, on ne saurait trop se prémunir, et l’enthousiasme général ne doit-il pas être sans cesse éveillé pour la défense d’un bien si précieux ? Nous avons déjà fait, sans avoir pourtant obtenu le résultat qu’il était juste d’espérer, les démarches nécessaires auprès des autres gouvernemens, pour établir entre eux et Haïti des rapports officiels et honorables, tels que la raison et l’usage le prescrivent entre États civilisés. Nous sommes fondés à dire que les Haïtiens, dans leurs relations avec les étrangers qui fréquentent nos ports, ont toujours tenu une conduite digne d’un peuple libre. Le gouvernement, de son côté, peut défier la mauvaise foi, même la plus audacieuse, de pouvoir articuler une seule preuve contre la loyauté de ses principes et la pureté d’intention de tous ses actes. Comment, après ces faits, concilier l’étrange procédé de ces puissances envers la République ? Cette injustice, je l’ai déjà dit, n’a d’autre fondement qu’un absurde préjugé. Nous en sommes tous convaincus ; prenons en conséquence d’activés précautions pour l’avenir. »

Puis, le Président parla de l’état florissant de l’agriculture et des finances du pays, des progrès de l’instruction publique qui donnaient les plus grandes espérances, en faveur de la jeunesse, et il convia les législateurs à s’unir étroitement avec le pouvoir exécutif pour l’avantage de la nation[26].

Précédemment, il avait adressé à tous les généraux, commandans d’arrondissement ou occupant d’autres fonctions, une circulaire exposant les questions à résoudre entre Haïti et la France, en leur demandant leur avis sur la proposition que Pétion avait faite de payer une indemnité à cette puissance, pour parvenir, par cette transaction, à obtenir qu’elle reconnût l’indépendance nationale ; et eux tous lui avaient répondu qu’ils y adhéraient, comme en 1814, en laissant à sa sagesse et à sa sollicitude, d’après les pouvoirs que lui donnait la constitution, de convenir du chiffre de cette indemnité et des autres conditions qu’il jugerait les plus avantageuses à l’État. Si Boyer n’avait pas consulté ces généraux en 1821, quand il fit revivre l’offre de l’indemnité, c’est qu’il se croyait suffisamment autorisé par cette initiative de son prédécesseur, qui avait obtenu l’assentiment général. Mais, après l’infructueuse négociation du général J. Boyé avec l’agent du gouvernement français, au moment où il se décidait à expédier des envoyés en France pour le même objet, il voulut avoir l’avis de ses compagnons d’armes à ce sujet ; et c’était, de sa part, un acte de haute convenance et de prudence en même temps. Il profita de la session législative, qui réunissait à la capitale les représentans et les sénateurs, pour leur communiquer, non par messages, mais en confidence, tous les documens qu’il avait reçus du général J. Boyé et les lettres de M. Esmangart, ainsi que la copie des siennes, afin d’avoir aussi leurs avis. Les législateurs furent également de la même opinion que les généraux. Le chef de l’État se trouvait donc investi de la confiance publique, manifestée par ses principaux organes, et il pouvait agir, dans la limite de ses attributions constitutionnelles, en toute sûreté de conscience.

Profitant des circonstances politiques et de la surexcitation où les esprits se trouvaient depuis la publication de sa proclamation du 6 janvier, le Président émit, le 6 avril, un arrêté dont le but est suffisamment expliqué par les dispositions suivantes : « 1° Toutes les personnes qui ne pourront faire preuve de leurs moyens d’existence et qui se trouvent dans les villes ou bourgs, sans exercer une profession ou industrie, seront tenus de se retirer dans les campagnes où les ressources de l’agriculture leur présentent une subsistance assurée ; — 2° la plus grande surveillance devra être constamment exercée pour qu’aucune personne en état de santé, puisse se soustraire aux travaux agricoles de l’habitation où elle réside ; — 3° les rigueurs ordonnées par la loi sur la police générale, seront strictement appliquées contre les vagabonds pris en contravention aux dispositions du présent arrêté. » Et les autorités civiles et militaires furent chargées de son exécution, sous la responsabilité personnelle des commandans d’arrondissement.

Il y eut alors une véritable disposition de leur part à exécuter cet arrêté, principalement à la capitale et dans les autres villes importantes ; mais la négligence habituelle prévalut bientôt ; on se relâcha peu à peu. Aussi bien, il faut le dire, ce fut toujours une mesure difficile à exécuter dans le sein de la République, parce que son régime de douceur ne comportait pas l’arbitraire qu’exige souvent une telle mesure, à l’égard des individus. Pour les classer comme vagabonds, au terme de la loi, ne faudrait-il pas qu’ils eussent subi un jugement préalable pour faits de vagabondage ? À moins de suivre les erremens des régimes antérieurs, où les autorités pourchassaient des villes ou bourgs, ceux qui vivaient ordinairement à la campagne, il n’était guère possible d’atteindre le but de cet arrêté ; car, dans le cours de toutes les révolutions du pays, toutes les existences, pour ainsi dire, s’étaient déplacées ou déclassées. Ce fut sans doute une chose nuisible à la prospérité de l’agriculture, et partant au pays tout entier dont elle est lapins précieuse industrie, que cette tendance constante des campagnards à affluer dans les villes ou bourgs où la plupart d’entre eux vivent misérablement, quelquefois d’une manière désordonnée ; mais il n’était pas possible qu’il en fût autrement, quand ils voyaient les propriétaires préférer ce séjour à celui de leurs habitations rurales, par goût ou par nécessité, quand une foule de séductions les y attirent également dans l’espoir d’y trouver le bien-être. Ce qui s’est toujours vu à Haïti, depuis 1791, s’est vu et se voit encore dans d’autres pays très-civilisés, par une infinité de causes[27]. Mais ce qu’il y eut de singulier, ce qui prouve comment les hommes savent éluder les lois ou se prémunir contre leur rigueur, c’est qu’à cette époque déjà reculée, presque toutes les personnes qui étaient l’objet de l’arrêté du Président, imaginèrent de prendre une patente quelconque, afin de prouver qu’elles exerçaient une profession ou une industrie dans les villes ou bourgs qu’elles habitaient ; par là, l’effet de la mesure ordonnée fut nul, les autorités civiles et militaires étant paralysées devant cette ingénieuse invention : le fisc en profita, au détriment de l’agriculture qui lui eût procuré un meilleur résultat.

Le 14 avril, toujours dans la préoccupation des affaires extérieures, Boyer fit paraître une nouvelle proclamation « au peuple et à l’armée, » où il disait que le gouvernement était dans l’impérieuse obligation de prendre des mesures de sûreté générale, pour « le salut du peuple qui est la loi suprême. » En conséquence : — « 1° Très-expressés défenses sont faites, au nom du salut public, à n’importe quelle autorité, soit civile, soit militaire, de correspondre dans n’importe quelle circonstance, avec les gouvernenemens qui seraient en guerre avec la République, ou avec leurs agents, sous quelque dénomination que ce soit. Au Président d’Haïti seul, selon le vœu de la constitution, est réservé ce droit. — 2° Audit cas de guerre, toute autorité ou tout particulier qui, n’importe sous quel prétexte, serait convaincu d’avoir contrevenu à cette disposition, sera aussitôt considéré comme traître à la patrie et puni comme tel. »

Cet acte était motivé, d’ailleurs, « sur les circonstances où le machiavélisme des ennemis cherche à fomenter dans l’intérieur, des troubles et des divisions. » Mais, peut-être que M. Laujon y contribua sans y penser, par les visites qu’il avait faites à diverses personnes, par les paroles de paix qu’il répandait au Port-au-Prince, pendant son court séjour en cette ville, alors que le Président venait de proclamer qu’il fallait se préparer à la guerre.

Quoi qu’il en soit, cette dernière proclamation était fondée en raison, — pour se prémunir contre toute tentative de séduction de la part de l’étranger.

Dans le temps où l’indépendance des États de l’Amérique méridionale venait de se consolider, par la reconnaissance formelle qu’en fit la Grande-Bretagne, ainsi que les États-Unis de l’Amérique septentrionale[28] ; se ressouvenant, d’ailleurs, de la conduite tenue par Bolivar envers Haïti, qu’il avait exclu du congrès de Panama, Boyer crut devoir faire une démarche ostensible auprès du gouvernement de la Colombie pour lui proposer « une alliance purement défensive » avec celui de la République d’Haïti.

Il fonda cette proposition sur ce que la République croyait son indépendance menacée par la France.

Au fait, il ne s’abusait point sur le résultat probable de cette démarche, d’après le précédent de 1821 ; et, dans cette pensée, son envoyé fut chargé, en cas de refus, de réclamer le montant intégral de la valeur de toutes les armes et munitions, de tous autres objets de guerre que la République avait fournis à Bolivar en 1816, pour lui donner les moyens de reconquérir sa patrie sur les Espagnols. À cet effet, il expédia le citoyen F. Desrivières Chanlatte, directeur de l’imprimerie nationale du Port-au-Prince, muni de ses pleins-pouvoirs, pour se rendre à Santa-Fé de Bogota, alors capitale de la Colombie, où siégeait le gouvernement. À cette époque, Bolivar se trouvait au Pérou, et le général Santander, Vice-Président, dirigeait cette République.

Il accueillit l’envoyé haïtien avec beaucoup d’égards, mais il déclina la proposition de l’alliance, par la raison, disait-il, que les traités faits avec d’autres États s’y opposaient. Alors, Chanlatte lui présenta la réclamation dont il était chargé. Santander n’y fit aucune difficulté ; mais, comme le trésor colombien ne pouvait disposer de la somme à payer, et que l’envoyé d’Haïti en eût même été fort embarrassé, le ministre des finances lui remit des traites sur un banquier de Londres, au payement desquelles le plénipotentiaire de la Colombie, en Angleterre, devait d’ailleurs concourir. Elles furent acquittées, en effet ; et cette somme fut employée à payer des armes, des munitions, des objets d’équipement et d’habillement dont Boyer fit veir une immense quantité dans le cours de cette année[29].

La réclamation qu’il fit valoir fut l’objet de quelque critique en Haïti : on prétendit que c’était enlever à la mémoire de Pétion le mérite qu’il avait eu en secourant Bolivar et ses compagnons dans le refuge qu’ils vinrent y chercher.

Mais, à quelle condition principale Pétion avait-il accordé ces secours ? À la condition de l’émancipation réelle des esclaves de la Côte-Ferme. Si Bolivar avait déclaré la liberté générale de ces infortunés, pour être fidèle à sa promesse, n’avait-il pas dû souscrire ensuite à l’opposition qu’il rencontra parmi ses concitoyens ? Était-ce à lui seul que Pétion entendait donner ces secours ? Ces armés, ces munitions, etc., ne profitèrent-elles pas à la cause des Indépendans qui, par ces moyens généreusement fournis, réussirent à expulser les Espagnols de leurs territoires ?

Du moment que, dans leur égoïsme, ils refusèrent de reconnaître les droits des milliers d’hommes qu’ils tenaient sous le joug de l’esclavage, qu’ils oublièrent la condition des secours qui leur furent accordés au nom d’Haïti, Haïti avait le droit de réclamer la valeur des objets qu’elle leur fournit.

Et Bolivar lui-même, d’accord avec ses concitoyens, n’avait-il pas montré envers Haïti l’influence des préjugés de couleur, en ne la convoquant pas à son congrès de de Panama ? Quel aurait été le but de tous les États de l’Amérique représentés à ce congrès ? De s’unir pour s’opposer aux prétentions exorbitantes de la Sainte-Alliance des potentats de l’Europe. Et dans le cas d’une agression seulement de la part de l’Espagne contre une de ses colonies émancipées, est-ce que toutes les autres ne prêteraient pas à celle-ci leur appui ?

Ce n’était donc qu’un prétexte de la part du Vice-Président de la Colombie, quand il refusait une alliance avec Haïti, pour la secourir à son tour d’une manière quelconque, en cas qu’elle eût été attaquée par la France. Son refus entraînait la restitution de la valeur des objets fournis par la République d’Haïti ; Boyer eut donc raison de la faire demander[30].


Le 8 juillet, le Président d’Haïti promulgua une loi rendue par le corps législatif, peu de jours auparavant : cette loi réglait le droit de propriété dans les départemens de l’Est, d’après les principes constitutifs de la République et suivant l’esprit du rapport ou opinion de la commission qui avait été nommée en 1822, pour examiner les diverses questions relatives aux différentes natures de propriétés dans cette partie de l’État. La loi fixait et réglait en même temps le sort du haut clergé et des quelques religieuses de Santo-Domingo, en leur attribuant dès appointemens annuels, payables cependant tous les mois, à la charge du trésor public.

Se fondant sur ce principe : — « que d’après le pacte social des Haïtiens, le droit de propriété est inséparable de la qualité de citoyen ; » — ensuite : « qu’il importait de détruire toutes les traces de la féodalité dans cette portion de l’île, afin que ses habitans, heureux sous les auspices des principes libéraux, perdent jusqu’au souvenir de leur ancienne sujétion ; » — la loi déclara propriétés nationales et faisant désormais partie du domaine public ; — 1° toutes les propriétés territoriales qui, avant le 9 février 1822, n’appartenaient pas à des particuliers, c’est-à-dire, celles qui appartenaient au domaine public de l’Espagne ; — 2° toutes les propriétés mobilières et immobilières, toutes les rentes foncières et leurs capitaux qui appartenaient, soit au gouvernement précédent, soit à des couvens de religieux, à des monastères, hôpitaux, églises ou autres corporations ecclésiastiques ; — 3° tous les biens mobiliers et immobiliers appartenant soit aux individus qui, absens de l’Est au 9 février 1822, n’y étaient pas rentrés le 10 juin 1823, en vertu de la proclamation présidentielle du 8 février 1823[31] ; soit à ceux qui, lors de la réunion, avaient quitté Haïti sans prêter le serment de fidélité à la République.

Ses droits étant ainsi déterminés, la loi fit remise entière aux particuliers, de toutes les rentes qui lui étaient échues et dont les propriétés se trouvaient grevées, soit pour le passé, soit pour l’avenir. Elle réduisit au tiers de leur valeur, les capitaux également échus à l’État et pour lesquels les biens des particuliers étaient hypothéqués, à la charge par eux de payer ce tiers dans le délai de trois années, à partir du 1er janvier 1825. — Il était impossible d’agir plus équitablement et plus libéralement que ne faisait cette loi, quant à ce qui concernait les droits de la République. Ses dispositions n’ont pas besoin de commentaires.

En statuant ensuite sur les propriétés urbaines des particuliers, leurs titres établissant leurs droits, la loi se borna à ordonner l’extinction des majorats et chapellenies dont elles étaient grevées, par attermoiement entre les parties. Mais à l’égard des propriétés rurales de ces particuliers, la loi contenait des dispositions qui lésaient leurs droits, parce que le gouvernement ignorait encore quelle était leur vraie nature ; et ce, à raison de la constitution de ces propriétés destinées à l’éducation des bestiaux, par la faiblesse numérique de la population de l’Est, depuis que la fondation des nouvelles colonies espagnoles, sur le continent de l’Amérique, eut fait déserter l’ile d’Haïti.

À l’origine de l’établissement de celle-ci, le gouvernement d’Espagne avait « concédé en toute propriété » des terres aux officiers de tous rangs et à des particuliers qui s’y fixèrent, pour eux et leurs, descendans. On sait que les malheureux Aborigènes furent distribués aussi à ces conquérans, soit pour la fouille des mines d’or, soit pour la culture, et qu’ensuite, au moyen de la traite, les Indiens furent remplacés par les Noirs non moins infortunés. Plus tard, un tribunal spécial, connu sous le nom de Juzgado de Realengos, fut chargé de délivrer « des concessions de terre » ou d’en « vendre, » dans les parties de la colonie non occupées. Comme ces propriétés étaient très-étendues et qu’il n’y avait pas moyen de les arpenter, on leur donnait des bornes ou lignes de démarcation, à partir de tels ravins à tels autres, de telles rivières ou autres cours d’eau à telles autres, ou à des monticules, des montagnes, etc. D’ailleurs, l’arpentage exact de ces terrains, « concédés ou vendus, » devenait inutile, puisqu’il s’agissait, non de cultiver, mais d’y élever des bestiaux qui paissaient alors en commun dans les prairies ou savanes : aussi bien, les propiétaires étaient trop pauvres pour pouvoir supporter les frais qu’occasionneraient de semblables opérations dans ces terrains désignés par le nom de amparos reales.

Une autre cause de l’erreur où se trouvaient le gouvernement et le corps législatif qui croyaient, en faisant la loi du 8 juillet, que les habitans de l’Est n’étaient qu'usufruitiers de ces propriétés rurales, qu’ils en jouissaient que d’un droit d’y établir des hattos pour l’éducation des bestiaux, c’est que, d’après la loi espagnole sur les Indes, en fondant un hameau, un village ou un bourg, on devait y affecter « une lieue de terrain » dans ses environs, lequel terrain était désigné sous le nom de exidos et ne pouvait être ni labouré ni planté, parce qu’il servait aux besoins communs de ses habitans et qu’il ne pouvait être occupé que par « les indigens non propriétaires, » sous la surveillance des autorités de ces lieux. Et puis, certaines propriétés rurales étaient grevées aussi de majorats ou de chapellenies ; à cause de ces charges, d’après la loi espagnole, les propriétaires ne pouvaient les aliéner et n’en avaient réellement que la jouissance usufruitière : ils pouvaient seulement les donner à bail-à-ferme.

Mais quant aux autres, délivrées originairement en « concessions ou vendues » au nom du gouvernement d’Espagne, elles constituaient de véritables « propriétés incommutables. » L’établissement des hattes survenant pour élever des bestiaux, vu l’impossibilité de se livrer aux travaux de l’agriculture et d’arpenter ces immenses terrains, ainsi que nous venons de le dire, ils demeurèrent dans une indivision qu’indiquait cet état de choses, et les animaux circulaient librement dans les vastes prairies naturelles appelées savanes. En conséquence de cette indivision nécessaire, à la mort de l’un des propriétaires, sa succession échéant par égale portion à ses enfans, s’il y en avait quatre, par exemple, ils convenaient entre eux d’estimer le terrain indivis, — soit à la somme de 2,000 piastres, — et chacun devenait, fictivement, propriétaire de 500 piastres, avec la même faculté que possédait le père commun d’aliéner par vente ou autrement une portion quelconque du terrain qui leur échéait, en lui donnant une valeur d’estimation en piastres, mais pour rester toujours dans l’indivision réelle des terrains.

Les successions se subdivisant ensuite à l’infini, et les propriétaires aliénant aussi des portions de leur droit, il s’ensuivit des abus qui portèrent l’autorité publique à décider : — « que nul individu ne pourrait jouir du droit de fonder une hatte, une maison ou une clôture, pour y cultiver des vivres, sans posséder au moins un titre de terrain de la valeur de 100 piastres ; et nul ne pouvait non plus établir sa demeure dans le lieu où les animaux paissaient en commun, ni dans les endroits où ils étaient forcés de passer pour aller se désaltérer dans les cours d’eau. Et alors, si un individu voulait se défaire de sa propriété, il devait donner la préférence, sur un étranger, à ses copropriétaires ou à ses voisins immédiats : ces derniers avaient neuf jours pour réclamer, à leur profit, la nullité de la vente à un étranger de la localité, en consignant la somme stipulée au contrat : ce qui s’appelait derecho de tanteo. »

Ces explications étaient nécessaires pour comprendre la nature des propriétés, en général, dans l’Est d’Haïti, et comment la loi du 8 juillet dérogeait aux droits des propriétaires, possesseurs paisibles de ces terrains de temps immémorial. Induit en erreur sur leur origine, le Président d’Haïti proposa cette loi à la Chambre des représentans, qui la vota, sans que les représentans de l’Est pussent ou voulussent éclairer ni la Chambre, ni le pouvoir exécutif, sur les dispositions que nous allons faire connaître[32].

Suivant l’article 5 de cette loi, les habitans de l’Est étant supposés n’avior, la plupart, sur leurs propriétés, qu’un droit commun qu’ils exerçaient dans une étenue de terrain qui n’avait aucunes limites positives, mais dont les bornes étaient plus ou moins de valeur numéraire stipulée dans le titre constitutif ; et attenu qu’il importait de faire cesser cet usage, le Président d’Haïti nommait des agents qui, se réunissant aux conseils de notables et aux juges de paix des communes, avaient concurremment la mission de vérifier les titres des possesseurs de droits territoriaux, afin de composer le rôle de chaque commune et d’y manquer la quotité de la somme qui formait la base du droit de chaque occupant, et la prisée exacte d’un carreau de terre dans les différents endroits, en ayant égard à la situation, à la nature et à la qualité du sol. — D’après ces rôles et ces évaluations, disait l’article 6 de la loi, le Président d’Haïti donnerait « en pleine propriété, » à ceux qui seraient reconnus possesseurs de droits territoiaux, la quantité de carreaux qui serait jugée suffisante pour les remplir de leurs droits ; et il leur ferait expédier « de noveaux titres, en retirant les anciens, » de sorte que, chaque habitant pourrait connaitre l’étendue de son terrain, qu’il serait alors tenu de faire « arpenter et borner » à ses frais. — Et l’article 7 disait qu’au cas où des particuliers auraient aliéné la totalité de leurs droits primitifs et qu’ils occuperaient néanmoins un fonds établi en cultures utiles ou en hattes, la préférence leur serait accordée pour l’acquérir de l’État, soit en don national soit à titre d’achat, selon que le Président d’Haïti le jugerait convenable. Ceux des particuliers qui auraient encore moins de cinq carreaux de terre seraient obligés d’en acquérir, ou d’autres individus ou de l’État, une quantité pour former au moins ces cinq carreaux, sinon ils seraient tenus de céder leurs terrains à d’autres propriétaires. — L’article 9 décida, ensuite, qu’à l’avenir il ne pourrait être établi de hattes de bêtes à cornes ou cavalines, que dans une étendue de 50 carreaux de terre au moins, ni de battes de pourceaux ou menu bétail, que dans une étendue de 25 carreaux au moins. Les unes et les autres devaient être établies loin des terrains cultivés.

D’après ces dispositions, la loi du 8 juillet voulait établir une uniformité impossible, entre les propriétés rurales des départemens de l’Est, et celles des autres départemens de la République, où elles avaient été très-limitées, dès l’origine, parce que dans l’ancienne colonie française on se livrait aux travaux de l’agriculture, et qu’il était facile d’arpenter les terrains cultivés ou destinés à l’être, de donner des abornemens à tous les concessionnaires devenus propriétaires. Si cette loi avait pu être mise à exécution, le domaine de l’État eût été agrandi immensément dans l’Est ; et ce résultat prévu contribua beaucoup, probablement, à la faire rendre. Mais, évidemment, elle aurait bouleversé de fond en comble le droit de propriété dans cette partie, et détruit la principale industrie de ses habitans clair-semés sur ce vaste territoire, c’est-à-dire, l’éducation des bestiaux : industrie qui profitait tant aux habitans de l’autre partie de la République. Aussi, dès sa publication dans l’Est, cette loi fut l’objet de vives réclamations de la part des propriétaires, et pour mieux dire de toute la population. On remontra au Président, que c’était violer un droit consacré par des titres réels, une possession immémoriale, et qu’il était d’ailleurs impossible d’atteindre le but de la loi, que de vouloir contraindre de si pauvres citoyens à faire des frais d’arpentage pour limiter leurs champs, qui devaient rester en commun par rapport aux bestiaux qui y trouvaient leur pâture, lorsqu’ils pouvaient à peine clôturer un petit terrain auprès de leurs cabanes, pour y planter des vivres servant à leur propre nourriture.

Boyer prit ces réclamations en considération ; il craignit surtout d’exaspérer les nouveaux citoyens qu’il avait réunis à la République, deux années seulement avant cette mesure déraisonnable ; et il adressa une circulaire aux commandans d’arrondissement, pour faire suspendre l’exécution de la loi du 8 juillet, en ce qui concernait les propriétés rurales : car, quant à celles des villes, cette loi ne suggéra aucune réclamation[33]. La raison indiquait alors l’abrogation, dans une autre session législative, des dispositions dont s’agit ; mais les choses restèrent ainsi jusqu’en 1841, où le Président prescrivit de nouveau l’exécution rigoureuse de la loi. À cette époque, de nouvelles plaintes, formulées avec une convenance remarquable, de la part de citoyens éclairés de Santo-Domingo surtout, le portèrent encore à contremander ses ordres[34]. On raisonna si bien sur les questions soulevées par cette loi, que Boyer demeura convaincu de son injustice et même de l’impossibilité de l’exécuter à l’égard des propriétés rurales : sous ce rapport, elle continua de rester à l’état de lettre morte.

Il n’en fut pas ainsi, quant à ses autres dispositions. Les onze religieuses, plus ou moins âgées, qui étaient cloîtrées dans les couvens de la Regina et de Santa-Clara, y restèrent sans pouvoir se recruter, de même qu’on l’avait résolu longtemps avant la réunion de l’Est ; et la mort vint successivement en diminuer le nombre jusqu’à extinction. La loi leur accorda une pension viagère annuelle de 240 gourdes, et elle fixa en même temps les émolumens de l’archevêque Pedro Valera à 3000 gourdes par an ; ceux du vicaire général du chapitre métropolitain de Santo-Domingo, à 1200 gourdes ; et ceux de chacun des chanoines existans (au nombre de quatre) à 600 gourdes. Le trésor public les payait de mois en mois, et à cette époque la monnaie nationale était au pair avec celle d’Espagne. Il n’y eut que l’archevêque seul qui ne voulut pas recevoir ses émolumens, parce qu’il était mécontent de la suppression des privilèges, des hypothèques et chapellenies revenant au clergé de la cathédrale et dont une foule de propriétés avaient été grevées[35].

Influencé par les conseils insidieux d’un vieillard nommé Moscossos, qui était le notaire de l’archevêché, l’archevêque Pedro Valera, d’un âge presque aussi avancé que le sien, s’était refusé, avons-nous dit, à exercer sa juridiction spirituelle dans la partie occidentale ; mais après d’instantes invitations de la part du Président, il avait consenti à ajouter à sa qualification de « Archevêque de Santo-Domingo, » celle « d"Haïti ». En conséquence, le 2 décembre 1823, il avait institué comme « vicaire général des départemens de l’Ouest et du Sud, » l’abbé J. Salgado, curé du Port-au-Prince, avec injonction d’obtenir l’approbation préalable du Président de la République, pour exercer les fonctions à lui déléguées par le bref de sa nomination : ce qui eut lieu à la satisfaction de Boyer[36]. Les autres départemens ne furent point alors pourvus d’un semblable titulaire.

Le 22 janvier 1824, le secrétaire général lnginac, autorisé par le Président, adressa une dépêche au révérend M. Poynter, vicaire apostolique du Saint-Siége, à Londres, dans le but de le porter à faire savoir au Saint-Père, le Pape Léon XII régnant à cette époque, le vif désir que le Président de la République éprouvait, de voir fleurir en Haïti la religion catholique, apostolique et romaine que professaient les Haïtiens, en grande majorité. Cette dépêche informait en même temps le Saint-Père, des scrupules que l’archevêque Pedro Valera avait montrés pour étendre sa juridiction sur toute l’île, bien qu’il venait de le faire envers l’Ouest et le Sud : c’était provoquer par cette voie détournée, un acte du Saint-Siége à l’effet de persuader l’archevêque.

L’espoir du Président fut justifié par le succès de cette démarche : le 24 juillet suivant, le cardinal Jules M. de Somaglio, pro-préfet de la Propagande, lui adressa une dépêche qui l’informa : que le Saint-Père avait pris en considération l’exposé de la situation des affaires religieuses dans la République, l’ardent et pieux désir qu’il avait manifesté. « Sa Sainteté, disait-il, estime qu’il est indispensable, afin d’atteindre le but, que Monseigneur l’archevêque de Santo-Domingo se mette en correspondance avec le Saint-Siége, pour tout ce qui est relatif aux affaires spirituelles de la République et spécialement pour cette partie d’Haïti qui fut privée, pendant longtemps, de ministres légitimes du sanctuaire, et par conséquent du secours le plus nécessaire de la religion. Sa Sainteté désire, sur cet intéressant sujet, d’être informée si le prélat de Santo-Domingo a, jusqu’à ce moment, rempli convenablement les devoirs que lui imposent ses fonctions… Car, sachez que Sa Sainteté porte autant d’intérêt aux Haïtiens, qu’aux peuples de ses États et de son voisinage. En même temps que j’ai l’honneur de vous adresser cette lettre, j’en écris une aussi par l’ordre de Sa Sainteté, à Monseigneur l’archechevêque de Santo-Domingo, afin de lui faire connaître les dispositions dont est animé le suprême pasteur de la chaire apostolique, et aussi pour lui transmettre les pouvoirs que Sa Sainteté daigne lui accorder, par un acte de sa volonté. Ces pouvoirs devant subsister sous le bon plaisir du Saint-Siége, ont pour objet que Monseigneur l’archevêque de Santo-Domingo exerce la juridiction épiscopale sur tous les pays actuellement soumis à la République d’Haïti, dont Votre Excellence est le chef suprême… » Le cardinal Jules de Somaglio dit ensuite au Président, que sans nul doute, il reconnaîtrait que l’archevêque Pedro Valera ne pouvait, seul, suffire à exercer les fonctions pastorales sur le vaste territoire de la République d’Haïti ; qu’il présumait que ce prélat demanderait des coopérateurs au Saint-Siége, et que le Président serait disposé à accueillir avec bonté les ecclésiastiques qui pourraient se rendre dans la République, à leur accorder le libre exercice de leur ministère et aussi à pourvoir aux moyens nécessaires à leur subsistance[37].

Il est à remarquer tout d’abord, qu’à la première occasion qui s’était présentée où le gouvernement d’Haïti dut s’adresser à la cour de Rome, encore par l’intermédiaire d’un vicaire apostolique résidant à Londres, le gouvernement papal n’avait pas hésité à satisfaire à ses désirs et à reconnaître son existence politique, par les termes de la dépêche du pro-préfet de la Propagande, laquelle portait la suscription : « À Son Excellence Monsieur Boyer, Président de la République d’Haïti. » La cour de Rome fut donc le premier gouvernement, la première des puissances européennes, qui, par ce fait, prit l’initiative à cet égard, tandis qu’à la même époque, presque à la même date, comme on le saura bientôt, le gouvernement français refusait encore d’admettre l’indépendance et la souveraineté d’Haïti, comme un droit et un fait notoire. Nous faisons cette remarque, à l’honneur de la religion catholique dont le pape Léon XII était alors le souverain pasteur[38]. Par l’accueil qu’il fit à la démarche du Président de la République, il leva toutes les difficultés que mettait l’archevêque de Santo-Domingo, à étendre complètement sa juridiction spirituelle sur le territoire d’Haïti. Sans doute, le cardinal Somaglio avait quelque raison de dire au Président, que ce prélat, d’ailleurs âgé, ne pouvait suffire, seul, aux soins religieux des âmes dans toute la République. L’archevêché de Santo-Domingo devenant le siège métropolitain pour elle, plusieurs évêchés suffragans auraient pu être institués, par exemple, au Port-au-Prince, aux Cayes et au Cap-Haïtien, afin de compléter la hiérarchie ecclésiastique dans l’Etat : un concordat avec la cour de Rome eût pu régler les choses de la manière la plus convenable, pour favoriser par la suite la formation d’un clergé national se recrutant de jeunes prêtres haïtiens.

Nous ne pouvons dire quelle fut la réponse de Boyer, à l’ouverture que lui fit le pro-préfet de la Propagande ; mais nous présumons que, dans le moment où la loi du 8 juillet venait d’accorder des émolumens au haut clergé de Santo-Domingo, que dans le temps où il fallait se préparer à payer une immense indemnité à la France, le Président aura pensé que la République ne pouvait se donner un tel état religieux, qui aurait nécessité des dépenses considérables. Le seul résultat que produisit la dépèche romaine, fut de porter l’archevêque Pedro Valera à instituer un vicaire général pour le département de l’Artibonite, en la personne de l’abbé Correa y Cidron, un des chanoines de la cathédrale de Santo-Domingo, dont la résidence fut fixée à Saint-Marc, et un autre vicaire général pour le département du Nord, en la personne de l’abbé Pichardo, déjà curé de la paroisse du Cap-Haïtien. De cette manière, la partie occidentale fut pourvue de trois vicaires généraux étendant les pouvoirs spirituels à eux délégués par l’archevêque, sur tous les autres pasteurs des paroisses desservies dans cette partie ; et l’archevêque lui-même dirigeait ceux des paroisses des deux départemens de l’Est.


La loi du 8 juillet qui les concernait, la loi des patentes annuellement votée, et un acte déchargeant le secrétaire d’État de la gestion des finances pendant l’année 1822[39], n’avaient pas seuls occupé la Chambre des communes dans sa session de trois mois. Elle avait reçu du Président d’Haïti divers projets de lois faisant suite au code civil, à partir de celle traitant « des contrats ou obligations conventionnelles en général, » jusqu’à celle concernant « la prescription, » qui est la dernière de ce code. Toutes ces lois furent votées et envoyées au Sénat, qui les vota également.

Le Bulletin des lois de cette année constate qu’il y eut des discussions à la chambre, entre les représentans, après plusieurs rapports de ses comités, et qu’à la séance du 5 mai, elle reçut du Président d’Haïti un message qui donnait des éclaircissemens motivant la suppression, dans le code haïtien, de la « rescision pour cause de lésion, » en cas de vente ; et ce, d’après des observations que lui avait faites la Chambre, par un message : elle accueillit les motifs du pouvoir exécutif.

Ainsi, « le régime parlementaire » établi par la constitution de 1816, s’entendait de cette manière, — par messages entre les pouvoirs qui concouraient à la confection des lois. Par la suite, on continua ce procédé ; ou bien, la Chambre et le Sénat lui-même envoyaient au Président d’Haïti, des députations chargées de proposer des rectifications ou amendemens aux projets de lois qu’il avait proposés et qui leur paraissaient en nécessiter.

C’était arranger les choses en famille[40]. Mais il survint une époque où la famille se divisa, malheureusement pour la mère commune ! et les plus jeunes parens ne voulurent plus de cette manière de procéder.

En attendant cette époque, alors éloignée, la Chambre des communes ayant terminé ses travaux législatifs, fit une « adresse au peuple » pour lui en rendre compte[41]. Cet acte parla de chacune des lois votées pour le code civil, et de celles sur les propriétés de l’Est et sur les patentes ; après quoi il dit :

« Dans l’exposé de nos travaux législatifs, vous trouverez de nouveaux et honorables témoignages de la sollicitude de ce chef justement vénéré, dont le génie embrasse à la fois tous les intérêts nationaux. Vous ne sauriez vous refuser au respect qu’inspire ce code, fruit de ses méditations, et qui, préparé par vos législateurs, devra recevoir le cachet de la sagesse qui distingue le premier corps de l’État (le Sénat). Les devoirs que cette œuvre impose à chacun des membres de la grande famille haïtienne, doivent désormais consolider et embellir son existence. Rappelons-nous toujours, que le peuple le plus digne de la liberté, est celui qui se prosterne devant la loi, cette sublime expression de la volonté générale. »

Cette adresse fut signée par H. Dumesle, président ; J.-S. Hyppolite et J. Elie, secrétaires de la Chambre ; elle porte évidemment le cachet du style de son président, que l’on remarque également dans plusieurs des rapports de ses comités, sur les dispositions les plus importantes du code civil.

Les éloges faits de Boyer, dans l’adresse de la Chambre, étaient sincères, et il en méritait pour s’être occupé, dès son avènement à la présidence, de faire préparer par une commission ce code qui était nécessaire au pays. Mais, quoique voté dans cette session, par le corps législatif d’accord avec le pouvoir exécutif, il contenait encore des imperfections qu’on allait faire disparaître dans la session de 1825. Nous ajournons donc ici quelques réflexions que nous aurons à faire sur le code civil, par rapport à d’autres lois édictées avant sa promulgation, depuis la déclaration de notre indépendance nationale.

Il est temps de relater ce que firent en France, pour la reconnaissance de ce droit souverain d’Haïti, les deux citoyens que Boyer y envoya munis de ses pouvoirs à cet effet.

  1. Voyez pages 55 et 56 du tome 8 de cet ouvrage. Il avait rempli sa mission à la fin de 1813.
  2. Voyez notamment au 5e volume, les pages 326 à 328 et 460.
  3. Avant de venir à Haïti, J. Boyé publia à Amsterdam une brochure ayant pour titre : De la République d’Haïti et de son indépendance, par un Français, ami de la justice et de la vérité. » Il en fit hommage à Boyer. Après l’historique des évènemens qui amenèrent l’indépendance d’Haïti, il discuta la question de sa reconnaissance par la France, de manière à prouver que l’intérêt des deux pays y gagnerait beaucoup, par l’extension que prendrait le commerce français dans cette ancienne colonie ; et il concluait en engageant cette puissance à faire un traité de commerce avec les Haïtiens qui possédaient leur sol par droit de conquête, y exerçant pai suite le domaine et la souveraineté.
  4. Cet agent partit du Port-au-Prince, le 8 février. Le ministre français l’avait chargé de dire à Boyer que, Placide Louverture ayant voulu aller à Haïti, il s’y était opposé, dans la pensée que le Président ne verrait pas avec plaisir que l’un des fils de Toussaint Louverture y retournât ; et, dans son rapport au ministre, M, Liot lui fit savoir que Boyer serait non-seulement satisfait du retour de ce jeune homme dans sa patrie, mais qu’il avait chargé Mme. Isaac Louverture de dire à son mari, que s’il voulait aussi y revenir, il l’accueillerait. On ne saurait trop louer ces dispositions bienveillantes de la part du Président ; les fils de Toussaint Louverture n’en profitèrent point, probablement par ce veto du ministre français.
  5. Par une telle convention, le commerce français aurait été plus favorisé que celui de la Grande-Bretagne, dont les produits payaient 7 pour cent à l’importation depuis 1819, au lieu de 12 pour cent, en supposant que cette faveur eût été encore maintenue après le traité fait avec la France.
  6. Les objections faites par M. Esruangart au traité proposé par le général Boyé, reposaient sur ce que le gouvernement de la Restauration « ne voulait pas reconnaître l’indépendance d’Haïti, mais concéder celle de Saint-Domingue,  » Quant à l’indemnité, ou tenait d’autant plus à ce qu’elle fût stipulée en « espèces sonnantes, » que M. Esmangart lui-même croyait que le trésor de Christophe, recueilli par la République, était de 250,000,000 de francs. Le Président ayant renouvelé l’offre d’indemnité en 1821, on pensait que cette somme fabuleuse était toujours disponible. Voyez au chapitre ler de ce volume, ce que j’ai dit sur l’une et l’autre question.
  7. Loin d’y être indiffërent, le général J. Boyé, aux yeux du gouverneuient français, peut-être aussi à ceui de M. Esmangart, ancien colon, y prenait trop d’intérêt. On devait en vouloir à ce loyal officier français qui avait si bien servi la cause de la liberté, à Saint-Domingue, au milieu des noirs et des mulâtres dont il fut toujours estimé, et qui, en 1823, défendait si bien la cause de l’indépendance d’Haïti. On dut savoir aussi qu’il était l’anteur de la brochure publiée à Amsterdam, où il soutenait les droits de la race noire.
  8. L’ouverture de cette académie eut lieu le 15 janvier. L’Etat devait y placer six élèves à ses frais, et on y eût admis six autres ; mais le règlement fait ensuite en admettait beaucoup plus.
  9. Le docteur Jobet devint professeur à l’école de médecine, où il fut remplacé plus tard par le docteur Cévest, arrivé au Port-au-Prince, en 1823 ou 1824. Cette école ne fut jamais installée comme elle aurait pu et dû l’être : néanmoins, de jeunes praticiens en sont sortis avec avantage pour le pays et à leur honneur personnel.
  10. D. Laprée mourut vers octobre 1823. Ce fut une perte pour le lycée qu’il dirigeait depuis sept ans, avec un talent remarquable dans l’enseignement et un dévouement sans bornes pour le pays et pour la jeunesse qu’il instruisait.
  11. Cette mesure fut prise, en vue surtout de la Jamaïque où les autorités ne pouvaient contenir la haine qu’éprouvaient l’assemblée coloniale et les colons, pour Haïti. En décembre suivant, on arrêta deux hommes de couleur, Louis Leceine et John F. Scoffery, sujets anglais, qu’on accusait d’être les agents de Boyer, chargés de bouleverser cette colonie. Le brig de guerre l’Hélicon vint les déposer à Jacmel. Ils se rendirent ensuite à Londres où le Parlement leur rendit justice, sur la plainte qu’ils lui portèrent. C’étaient deux hommes éclairés.
  12. La Grande-Bretagne venait de reconnaitre l’indépendance des colonies espagnoles sous le ministère de G. Canning.
  13. Voyez au tome 8 de cet ouvrage, page 299.
  14. Par la loi de 1808, de tels officiers jouissaient de la moitié de leur solde.
  15. On a dit alors que son gouvernement était une gérontocratie, — un gonveruement de vieillards. Si ce mot révélait l’impatience de la jeunesse d’arriver aux emplois publics, il faut convenir qu’à bien des égards il exprimait la situation réelle des choses. Depuis longtemps, Boyer aurait dû adopter un système contraire qui lui permît de rajeunir son administration.
  16. Suivant la loi de 1808, les généraux de division devaient recevôir, à la paix intérieure, 3, 000 gourdes par an : par la nouvelle loi, ils ne recevaient que 2,700 gourdes ; les autres, en proportion.
  17. Antérieurement, l’impôt territorial était de 16 gourdes par millier de livres, il fut réduit à 8 gourdes ; le droit d’exportation était de 30 gourdes par millier de livres, il fut réduit à 15 gourdes. La loi nouvelle voulait provoquer uue plus grande production de cette importante denrée, en même temps que son prix vénal était tombé sur les marchés étrangers.
  18. La monnaie de compte, par livres, sous et deniers, était suivie dans le pays parce qu’il avait appartenu à la France ; mais en même temps, ou y avait adopté, même sous le régime français, la monnaie d’Espagne, réelle, effective, qui circulait dans toutes les Antilles. À la déclaration de son indépendance, Haïti conserva celle-ci tout naturellement, et cette monnaie servit de type à sa monnaie nationale, frappée à un titre bien inférieur, et à son papier-monnaie. Mais elle conserve encore l’ancien système français de poids et mesures : donc elle pourrait adopter aujourd’hui le nouveau système qui est mieux raisonné, tant sous ce rapport que sous celui de la monnaie, ainsi que d’autres pays indépendans de la France l’ont déjà fait.
  19. Voyez au tome 8 de cet ouvrage, page 132, dans une note.
  20. Peut-ètre la Grande-Bretagne pourrait dire, pour son excuse que, depuis 1814, la France étant en négociation avec Haïti, il n’y avait pas lien pour elle de trancher la question par la reconnaissance de notre indépendance. Mais, à notre point de vue national, nons pouvons dire aussi qu’un tel acte de sa part eût porté la France à être plus raisonnable envers nous. Au reste, on a dit, on a pensé, que la Grande-Bretagne avait notifié à la France, que si elle ne se décidait pas à reconnaître l’indépendance d’Haïti, elle s’y déciderait elle-même : de là serait survenue l’ordonnance de 1825.
  21. Ce passage était une allusion à la récente affaire passée à la Jamaïque, par l’arrestation des deux hommes de couleur et leur déportation à Haïti, sans motif réel.
  22. Encore une allusion à la déportation de Leceine et John F. Scoffery, et ans iniquités commises à la Martinique envers Bissette, Fabien, Volny, etc., dans cette année 1814.
  23. Par la Grande-Bretagne et les États-Unis.
  24. Voyez ces dépêches de 1821, dans ce volume, pages 47 et 48.
  25. J.-J. Delmonte, doyen du tribunal civil, contribua beaucoup à ce jugement modéré. Ce magistrat éclairé et dévoué à la République s’inspira heureusement du système du gouvernement qui tendait toujours à l’indulgence envers ceux qui jouaient un rôle subalterne dans les conspirations, et le Président n’en conçut que plus d’estime pour lui.
  26. En se réunissant dans sa première séance préparatoire, la Chambre des communes forma son bureau pour l’ouverture de la session. Hérard Dumesle fut nommé président pour un mois, et le troisième mois de la session il fut encore appelé à cette charge. Son discours en réponse à celui du Président d’Haïti exprima les mêmes sentimens de patriotisme, et de plus, un éloge à la mémoire de Pétion, eu louant également la conduite de Boyer. Ce fut dans cette année qu’il publia son Voyage dans le Nord, etc. d’Haïti, etc.
  27. Au temps où nous écrivons ces lignes (1858), les jonrnaux de France font remarquer la tendance des paysans de cet empire, à fuir la campagne pour se réfugier dans les villes ; diverses causes contribuent à cette émigration préjudiciable à l’agriculture. Cependant, les propriétaires leur tracent un exemple opposé à celui que donnent les propriétaires en Haïti ; ils résident sur leurs biens et les font cultiver sous leurs yeux.
  28. Dès 1822, le congrès des États-Unis agita la question de l’opportunité de la reconnaissance de l’indépendance de ces nouveaux États, par des traités ; en 1821, ils étaient déjà reconnus de fait, par le projet du congrès de Panama proposé par Bolivar : de là, une des causes de la résolution prise par la Grande-Bretagne.
  29. Je crois que la somme réclamée et payée s’élevait à environ 70,000 piastres.
  30. À son retour de cette mission, Chanlatte fut élu sénateur, le 14 janvier 1825, en remplacement du colonel Hogu. — Le 2 janvier 1825, le général Santander rendit compte de cette mission au congrès colombien, réuni à Bogota.
  31. Don F.-F. de Castro possédait de grandes et nombreuses propriétés dans l’Est. Après le 10 juin, il arriva au Port-au-Prince et les réclama ; mais le gouvernement le déclara forclos, en vertu de cette proclamation. Il dut regretter de n’avoir pas été assez diligent. C’est le même personnage qui revint en 1830, en qualité de plénipotentiaire nommé, par Ferdinand VII, chargé de réclamer la partie de l’Est pour la replacer sous la domination de l’Espagne : réclamation où il échoua également.
  32. Le projet de cette loi fut présenté le 23 juin à la Chambre, qui la vota le 30, à l’inanimité, suivant le Bulletin des Lois, sous la présidence de H. Dumesle : aucun représentant de la partie de l’est ne fit la moindre observation pour éclairer leurs collègues et même le pouvoir exécutif. Était-ce par ignorance des choses, ou par mauvaise intention, ou plutôt dans la crainte de déplaire au chef de l’État, qui montrait toujours na esprit très-Èscal.
  33. Dans la même année 1824, la conspiration de Ximenès s’était organisée à Santo-Domingo : l’exécntion de cette loi aurait infailliblement amené une prise d’armes générale.
  34. Je possède la copie de la pétition rédigée à Santo-Domingo, en 1841, et qui fut apportée et au Président par Thomas Bobadilla, ex-commissaire du gouvernement près le tribunal civil de cette ville. Le sénateur J.-J. Delmonte, T. Bobadilla et d’autres personnes avaient contribué à la rédaction de cette pétition où j’ai puisé les explications que j’ai données ci-dessus.
  35. Anciennement, sous le gouvernement d’Espagne, l’archevêque de Santo-Domingo jouissait d’un traitement fixe de 10,000 piastres, les chanoines, de 2,000, etc., outre les hypothèques et chapellenies revenant à la cathédrale, dont ils profitaient. En France, après le concordat de 1802, les archevêques ne recevaient que 15,000 fr, ou 3,000 piastres.
  36. Ce bref fut publié dans le Télégraphe du 1er janvier 1824.
  37. La dépêche du cardinal J. de Somaglio fut publiée dans le Télégraphe du 17 octobre, et imprimée en brochure, à Santo-Domingo, dans les deux langues française et espagnole, pour être distribuée aux fidèles.
  38. Le Saint-Père Léon XII agit mieux que n’avait fait Pie VII ; mais après lui, Grégoire XVI suivit les erremens de ce dernier et parut sous l’influence du gouvernement français, par rapport à Haïti.
  39. En 1822, il y eut 2,620,012 gourdes de recettes, et 2,728,495 gourdes de dépenses ; partant un déficit de 108,137 gourdes qui fut comblé par une somme égale puisée dans celles provenant de l’ancien trésor de Christophe, lesquelles formaient une caisse particulière à la trésorerie générale : ce déficit fut occasionné par les événemens survenus dans cette année 1822 — L’exportation fut de 24,235,000 livres de café ; 600,000 livres de coton ; 464,000 livres de cacao ; 200,000 livres de sucre ; 589,000 livres de tabac ; 7,471,000 livres de campèche ; 2,622,000 pieds réduits de bois d’acajou, le tout en chiffres ronds : comme toujours, nous donnons cens des principaux produits du pays.
  40. Il est arrivé plus d’une fois que le Sénat provoqua de cette manière des amendemens aux lois déjà votées par la Chambre. Quand le Président d’Haïti les accueillait, il se chargeait de communiquer ces amendemens à la Chambre, par le président de ce corps qui, toujours, les admettait aussi ; et la loi était alors plus parfaite.
  41. Cette adresse porte la date du 30 juin 1824, jour de la clôture des travaux de la Chambre.