Étude sur la côte et les dunes du Médoc/I/1

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1re  PARTIE. — LE LITTORAL ANCIEN.

I. HISTORIQUE SOMMAIRE DES TRANSFORMATIONS SUCCESSIVES

DU LITTORAL JUSQU’À L’ÉPOQUE DE LA FIXATION

DES DUNES.

Époque romaine.

Côte océanique. — C’est de l’occupation des Gaules par les Romains que datent les documents les plus anciens capables de nous renseigner sur les états antérieurs du littoral médocain et sur les transformations qu’il a subies avant d’être ce que nous le voyons aujourd’hui. Reportons nous donc à cette époque et suivons les modifications de la côte au cours des âges.

Il faut se représenter d’abord que la ligne des rivages maritimes de l’Aquitaine était autrefois fort sinueuse et située de plusieurs lieues à l’ouest de sa position actuelle. L’examen géologique de la région nous l’avait fait pressentir. Sur la rive gauche de la Gironde, le pays médulien se prolongeait en un plateau boisé appelé plus tard plateau de Grave (du bas latin grava, bois) et sur lequel nous verrons s’élever la Tour de Cordouan. Il formait l’extrémité de la presqu’île, vis-à-vis la pointe des Sanctons dénommée maintenant pointe de la Coubre ; et c’est là seulement que la Gironde avait son embouchure proprement dite.

Nous établirons, en effet, plus loin que Cordouan fut bâti sur un vaste plateau appartenant au continent et que l’océan, dans la suite, emporta tout ce terrain, ne laissant que le récif actuel comme un témoin de sa terrible puissance et de ses progrès effrayants. Disons, seulement qu’à la simple inspection de la carte, on doit estimer parfaitement rationnel de regarder Cordouan comme un ilot détaché jadis du continent et représentant le noyau de l’ancienne extrémité de la presqu'île médocaine. Ce rocher se trouve sur le prolongement de la courbe décrite par la côte du golfe de Gascogne depuis Arcachon et même Bayonne jusqu’à la pointe de la Négade. Il est situé au milieu d’un vaste platin qui s’enfonce en pente douce sous la mer et dont le périmètre seulement présente une brusque dénivellation qui le met en saillie et l'isole des autres fonds sous-marins. Entre ce récif et le rivage actuel se cachent sous les eaux plusieurs masses rocheuses telles que les rochers du banc des Olives et du banc du Gros Terrier, ceux situés en face des Cantines et ceux de St- Nicolas qui ne découvrent qu’aux basses mers d'équinoxe. Ces masses représentent l’ossature de l’ancien continent dont les rochers du nord-ouest, au delà de Cordouan, marquent le dernier prolongement. Toutes ces roches sont, nous venons de le voir, formées des mêmes calcaires tertiaires.

Il parait même établi qu’au temps des Romains, le golfe de Gascogne n'était pas aussi creusé qu’il l'est aujourd'hui, et que la ligne de ses rivages dessinait alors une moindre courbure.

Un peu au sud de l’extrême pointe médulienne se trouvait la ville romaine de Noviomagus. Écartons d'abord l’opinion erronée de certains auteurs qui voient Royan dans Noviomagus. Cette dernière ville étant chez les Bituriges ou Berruyers Vivisques, qui occupaient le Médoc, ne peut être Royan qui se trouve dans le pays des Sanctons (la Saintonge). Ptolémée d'Alexandrie, qui vivait vers l’an 150 après J.-C. (le seul ancien qui parle de Noviomagus), faisait de la géographie mathématique et déterminait la position astronomique de chaque lieu. Il dit à propos de l'Aquitaine : « sub his Bituriges Vivisci quorum civitates Noviomagus, Burdigala, » et donne la position de ces villes, mais admettant pour la construction de sa carte la méthode de projection d'Hipparque, il commet une erreur matérielle qui place les lieux trop à l'est, et Noviomagus se confond avec l'embouchure de la Gironde qui a même longitude et même latitude. Aussi Élie Vinet, après avoir refait le calcul, déclare que Noviomagus était en Médoc près du point occupé un peu plus tard par Soulac (Mezuret, N.-D. de la fin des terres, chap. prélim.).

Delurbe et le P. Labbé confondent cette ville avec Soulac. Des monnaies romaines trouvées à Soulac et les sépultures gallo-romaines des alentours de l'église semblent leur donner raison. Elles prouvent tout au moins qu'il y eut une station romaine importante à proximité.

Danville et Baurein la placent vers l'extrémité du Médoc sans préciser. Une notice historique, appartenant aux fonds bénédictins de St - Germain-des-Prés (Bibliothèque Nationale), écrite par un moine de Ste -Croix de Bordeaux lors de l'abandon de l'abbaye de Soulac, place Noviomagus près de Soulac en un point envahi par les sables et la mer.

Jouannet et le P. Monet prétendent que les ruines de Noviomagus sont visibles en mer entre Soulac et Cordouan. À ce propos il est de remarquer que la carte du Bas-Médoc de Blaw (1650) indique les Vestiges du cimetière de Fagion à 2 kilomètres au sud- ouest de Soulac, au bord de la mer, sur la plage même baignée par la haute mer. Qu’était-ce que Fagion ? Peut-être Noviomagus. La position de ces vestiges sur la carte de Blaw tend à prouver que la ruine et la disparition de ce Fagion sont l’œuvre des vagues de l'Océan. Or, tel a bien dû être le sort de Noviomagus. M.  Goudineau place cette ville à 8 kilomètres O. N. O. de Soulac (long. 3°40’, lat. 45°30’), au bord du plateau de Lilhan, à l’extrémité d’un chenal qui unirait la Gironde à la mer.

Par contre MM. Léo Drouyn et Jullian estiment que les ruines romaines de Brion, au fond du marais de Vertheuil, sont les restes de Noviomagus. Ne sont-elles pas plutôt les vestiges de Métullium, chef- lieu des Meduli ? ou encore ceux du port de Condat ?

Bref, malgré l'incertitude qui règne sur cette question, il nous semble que Noviomagus doit être placée au bord de l‘Océan, en un lieu distinct de Soulac. En effet, c'était un emporium, une ville commerçante, un port fréquenté. À cette époque d‘ailleurs les transactions lointaines ne pouvaient s'effectuer que par mer. Or, Noviomagus avait été bâtie en un temps où, sur les côtes d'Aquitaine, alors accessibles et calmes, se faisait un grand négoce. Rien n'avait donc mis obstacle à son établissement au bord de l'Océan, sans doute au fond d'une petite anse, position qui avait dû tenter ses fondateurs. Plus tard des circonstances économiques, telles que le voisinage de Bordeaux ou l’ensablement de son port par des courants marins, précurseurs des cataclysmes de l’an 580, ruinèrent la jeune cité et la firent tomber dans l‘oubli, à peine florissante. Et ce n’est pas à sa place qu’a pu s'élever Soulac, car cette bourgade fondée dès le premier siècle par Ste  Véronique aurait conservé quelque chose des édifices, du nom, on tout au moins du souvenir de la grande cité-mère, au lieu de débuter pauvre par quelques huttes de roseaux, comme l'indique son nom (Soulac du celtique soul, paille, chaume, et ac, en celtique article pluriel, ou lieu boisé en basque).

Au delà de Noviomagus la côte continuait vers le sud, suivant toujours un profil irrégulier. À peu de distance elle dessinait un premier golfe que représentent les profondeurs du lieu dit aujourd'hui le Gurp (de gurges, gouffre). Au fond de ce golfe, là où se trouve le rivage actuel, étaient les restes d‘une cité primitive, de l‘âge où l’homme ignorant les métaux, taillait le silex pour se faire des armes et des outils ; des traces s‘en montrent encore de nos jours aux patients chercheurs.

Plus loin, peut-être sur un cours d'eau aujourd'hui complètement perdu, s‘élevait la ville de Lavardin ou Labardon, précédée d‘un port. Les pêcheurs donnent encore ce nom au point de la côte actuelle (kilomètre 15, vers le Mât de la Pinasse), qui correspond à l‘emplacement de cette antique cité, et quelques-uns disent en avoir vu des ruines en mer a marée basse.

Un peu plus au sud, c’était l’embouchure d’une rivière assez importante qui déversait à la mer les eaux des landes voisines. L’obstruction de ce cours d’eau a formé plus tard les marais du Guâ et de la Perge qui ne dégorgent dans la Gironde qu’à cause de l’obstacle formé par les dunes. De plus en plus réduit avec le temps, ce n’est plus aujourd’hui qu’un ruisselet, qui sous le nom de Gaul, traverse la plage de Montalivet. Là encore, au bord de cette ancienne rivière, il y eut un établissement des hommes de l‘âge de la pierre. Depuis, les Romains s’étaient installés à proximité, comme le prouvent l’existence d’un castellum dans un bois situé au bord du marais de Mayan, et la découverte récente d’une statuette romaine sur la plage de Montalivet.

Non loin de là étaient le fleuve Anchise et le port du même nom. Le citoyen Fleury de la Teste écrit dans son mémoire (1800) : « Il exista autrefois des bassins tels, par exemple, que celui d’Arcachon, quoique peut-être moins étendus. Quelques-uns avaient des issues assez considérables pour la petite navigation. On en cite un dans la partie du nord, qu’on désigne sous le nom de port Anchise. » Les cartes des XVIe et XVIIe siècles marquent sur la côte du Médoc aux environs de Vendays et de Naujac cette rivière d’Anchise. Elles lui donnent un estuaire assez spacieux et placent, les unes à son embouchure, les autres plus en amont, la ville d’Anchise. Cette dernière figure dans différents portulans du XVIe siècle sous le nom de Balania, Ballanas, etc.

M.  Goudineau voit dans la curieuse rivière du Deyre qui se perd dans les vases molles et marais de la Perge, l’ancien fleuve Anchise. Il lui donne comme embouchure le Gurp, et ajoute que sur ce cours d’eau se trouvait le port de Pélos, d’où l’on partait pour aller à Naujac et Magagnan, situés en amont.

Il est certain que le Deyre représente la partie supérieure du cours de l’Anchise. C’est le seul cours d’eau de la contrée dans lequel on puisse vraiment voir les vestiges d’une rivière jadis relativement considérable, subsistant encore au XVIIIe siècle. D’autre part, son aspect indique bien qu’avant les dunes elle devait avoir une réelle importance. L’étymologie de Naujac (ou Naviac, comme on l’écrivait autrefois, de navis, navire), vient encore à l’appui de notre thèse et établit qu’il se faisait là une navigation assez importante pour que cette localité, qui est située sur le Deyre, en tirât son nom.

Mais nous n’admettons pas l’embouchure du Gurp assignée par le savant auteur de la Navigabilité de la Gironde. Ce serait faire remonter le fleuve beaucoup trop au nord et infléchir à l’excès sa direction naturelle, surtout si l’on tient compte qu’autrefois la mer était bien loin de la rive actuelle. Du reste, où trouve-t-on au Gurp trace d’un cours d’eau ? Où en a-t-on jamais vu ? Ce n’est certainement pas dans la falaise de marne grise et d’alios dur qui se continue à un niveau de plus de 2m au-dessus de la ligne de haute mer sans autres interruptions que d’étroites fentes où suintent des filets d’eau insignifiants. Il ne peut vraiment y avoir au Gurp que le fond d’un ancien golfe, d’une ancienne baie, l’anse d’Anglemar. C’est moins loin qu’il faut chercher le cours inférieur du Deyre ou Anchise. Il y a tout au sud de la grande lède de Montalivet un ancien chenal appelé charrin des Frayres ou Courège qui, prenant son origine vers la lède du Mourey, aboutit à la mer par une forte brèche taillée dans la dune littorale au point kilométrique 20, 500, Aujourd’hui ce canal est presque effacé partout, sauf à la côte où la dépression du terrain et l’herbe poussée drue le distinguent bien nettement. À cet endroit de la plage, sous le sable, on peut voir d’abondants dépôts de limons fluviaux. Des eaux y suintent encore. En 1888, il en coulait dans le canal lui-même. En 1847, le débit des eaux provenant des marais et des landes sis au delà des dunes y était abondant et l’on y pêchait force anguilles.

Il devient évident pour qui se rend sur les lieux que ce charrin des Frayres est la continuation du Deyre et représente avec lui l’ancien Anchise. La direction générale nord-ouest est bien la même pour le charrin et pour le Deyre. Or c’est précisément celle de tous les cours d’eau tributaires de la Mer de France (Adour et affluents, Leyre, Garonne, Seudre, Charente, Vendée, Loire), direction qui est du reste le résultat d’influences cosmiques.

Enfin, le hasard nous a fait découvrir la preuve de ce que nous avançons dans un guide de la navigation sur les côtes de France et de quelques autres pays : Le petit flambeau de la mer, composé en 1770 par le sieur Bougard, lieutenant sur les vaisseaux du Roi. Dans un alinéa intitulé : « Côte d’Arcasson et petite rivière d’Anchise », il est dit qu’entre l’embouchure de la Gironde et le hâvre d’Arcachon il y a 16 lieues de côte unie, basse et sablonneuse ; qu’à moitié chemin est la petite rivière d’Anchise où seuls peuvent pénétrer les petits navires, encore l’entrée en est-elle difficile et il n’y va personne ; que cette rivière assèche à marée basse et que la mer y est pleine à 3 heures les jours de la nouvelle et de la pleine lune.

Outre que cette description concorde parfaitement avec la configuration et l’état des lieux, la position indiquée pour la rivière d’Anchise à mi-chemin de la Pointe de Grave au bassin d’Arcachon, soit 8 lieues de la Pointe, correspond parfaitement à celle de notre charrin des Frayres. (Dans le calcul il faut tenir compte que, depuis 1770, le cap Ferret s’est bien allongé vers le sud et la Pointe de Grave considérablement raccourcie.)

Venant donc de Magagnan et Naujac, le petit fleuve Anchise traversait la lède du Mourey, passait en un point situé actuellement entre les dunes du Mourey et de Lesplingade, puis suivait le cours du charrin des Frayres. À en juger par le Deyre, dont actuellement la largeur est environ l0m et la profondeur 1m50 à 2m50 en moyenne, l’Anchise n’avait de l’importance que vers la fin de son cours, surtout à son embouchure. Nous verrons qu’au début du XVIIIe siècle, celle-ci était encore signalée comme un hâvre profond. Anchise, Pélos même, ne devaient guère être plus considérables que les petits ports des esteys de la Gironde. Mais il est vraisemblable qu’à l’époque romaine, l’estuaire de l’Anchise avait de l’ampleur et que son port était assez fréquenté.

Descendant toujours au sud, la côte se continuait assez irrégulière, sillonnée par quelques chenaux marécageux déversant les eaux des landes comme celui sur l’emplacement duquel est bâtie la maison forestière de St -Nicolas, et dont on reconnaît l’ancien lit aux dépôts tourbeux et marécageux qu’ils ont laissés sur le sol primitif au-dessous du sable des dunes.

Puis c’était la vaste échancrure du golfe de Louvergne devenu l’étang d’Hourtin actuel. Ce dernier est, en effet, un ancien golfe dont les sables ont obstrué l’entrée et qui s’est augmenté de tous les apports d’eau des landes voisines. Bien des faits l’indiquent, beaucoup d’autres le démontrent.

C’est d’abord la tradition locale qui a gardé le souvenir d’un canal faisant jadis communiquer l’étang avec la mer. Les pécheurs montrent encore au pied des dunes, près de la Pointe blanque et de la lède de Balbise un endroit de l’étang plus profond que partout ailleurs et qu’ils disent avoir été l’embouchure du boucaut aujourd’hui disparu. Et de fait si l’on examine le relief de cette région des dunes, on voit qu’il existe, orientée sud-est nord-ouest, une dépression, sorte de couloir qui n’est guère interrompu que par une petite dune basse et sans importance. Ce couloir relie Balbise à la mer, coupant brusquement les trois grandes chaînes de dunes qui règnent parallèles à la côte dans les massifs d’Hourtin et de Carcans. Sa moitié sud-est est appelée escours de Balbise (forêt d’Hourtin, 2e série, divisions IX et X). C’est le dernier vestige de l’ancien boucaut. Le nom de Balbise paraît avoir comme étymologie le grec Balbis (idos) qui signifie : entrée, commencement. C’était bien là, en effet, l’une des deux entrées du chenal.

Celui-ci est d’ailleurs indiqué sur une carte marine de Blaw, dont la date est d’environ 1650, par les mots suivants : Ancien boucaut par ou s’écouloit les eaux de ces Etangs, mis en regard de la lède dite de Balbise, près de la pointe blanque que la dite carte dénomme : pointe de Babila. Cette même carte porte à l’entrée du canal de Lupian, rive est de l’étang, ces mots : Ancien port et mentionne qu’il y eut là une ville nommée Louvergne. Il paraît certain, en effet, qu’il y a eu au sud de l’entrée de ce canal une ville assez considérable, port fréquenté par le commerce et pouvant dater de la plus haute antiquité. Les pêcheurs dans ces parages trouvent des poteries, des silex, des décombres, divers objets dont la présence ne peut s’expliquer que dans l’hypothèse d’un port autrefois en communication avec la mer, cité perdue depuis par l’accumulation des eaux dans le golfe d’Hourtin devenu lagune fermée. L’inventaire de la terre de Lesparre, dressé en 1585, dit au sujet de cette partie de l’étang : « Auquel lieu les anciens disent y avoir eu une ville appelée Luserne. »

L’ancien village de Ste -Hélène dont les traces sont au sud de Lupian, était bâti en pierres de Nantes. La vieille cure d’Hourtin et le moulin qui en dépendait ont même été construits avec des matériaux tirés de là et consistant en des moellons, des pierres de tailles, voire des sarcophages faits de cette pierre de Nantes. Or cette pierre n’a pu être apportée de Bretagne que par mer, vu que la région dont il s’agit était totalement privée de chemins praticables, de transports possibles par terre, jusqu’au milieu de notre siècle. Il a donc bien fallu autrefois un port et une communication avec l’océan.

Lorsqu’on a construit le pont sur lequel la voie ferrée de Lesparre à Lacanau traverse le canal de Lupian, les fouilles ont fait découvrir dans le sol de nombreux coquillages marins, pareils à ceux qu’on, trouve aujourd’hui sur les rives de l’océan. Preuve certaine que la mer récemment encore arrivait jusque là.

Enfin, on peut observer que le sol primitif de la lande, alios ou autre, qui affleure sur toute la côte au pied de la dune littorale, au niveau de la haute mer, depuis Soulac jusqu’à la hauteur du Flamand, kilomètre 33, cesse d’apparaître au sud de ce point et s’enfonce alors de plus en plus. En face des Genêts, kilomètre 36, il est à 3m au-dessous du niveau de la mer. Ce n’est que parfois, lors des malines[1], qu’il découvre. Plus au sud on n’a jamais vu autre chose que du sable aux plus grandes profondeurs. Le milieu de l’étang n’est donc séparé de la mer que par des sables rejetés par elle et par conséquent elle y pénétrait autrefois largement.

Du reste, comme l’établissent les profils donnés par M.  Chambrelent dans son ouvrage les Landes de Gascogne, le fond, dans le milieu de l’étang, est notablement au-dessous du niveau moyen de la mer. (La surface de l’étang est élevée de 15m au-dessus de ce niveau).

Il est encore un fait qui montre quelle différence de structure existe entre ta côte de Soulac aux Genêts et la cote en face l’étang d’Hourtin. Ce £ait fournit en même temps une autre preuve de la réalité de l’ancien golfe. C’est que les plages du nord sont étroites et très déclives (90 mètres environ entre les limites de haute et basse mer), et que les plages situées en face de l’étang sont larges (130m) et d’inclinaison très douce. Cette différence s’explique : pour les plages du nord par l’érosion marine qui a rongé la côte en falaise, pour les plages d’Hourtin et Carcans par l’accumulation des sables qui ont fermé le golfe au moyen d’un barrage dont la hauteur nécessite une base très large et à talus peu déclives. (Soulac fait exception et, quoique situé au nord de l’ancien golfe sur une côte jadis corrodée, présente une plage large et en pente douce. Ce fait est dû à un. atterrissement sableux de formation accidentelle dont nous parlerons plus loin.)

Au delà encore du golfe de Louvergne sur les limites du Médoc, était un autre bras de mer, mais plus étroit que le précédent, origine de l’étang actuel de Lacanau, ce dernier s’étant formé absolument comme celui d’Hourtin.

Côte fluviale. — Voyons maintenant du côté de la Gironde. Il a été dit qu’aux temps préhistoriques l’estuaire embrassait presque tout le Médoc. Après l’époque quaternaire, les eaux du fleuve ayant diminué avaient découvert les vases déposées et l’estuaire était devenu comme un delta marécageux formé d’îles séparées entre elles par des bras de la Gironde, sortes de grands chenaux en voie eux aussi de réduction et d’envasement. Ce delta, qui s’avançait à l’ouest beaucoup au delà de la rive actuelle et plongeait en pente douce dans la mer, fut alors habité par l’homme.

« Sous le sable de la plage, » dit un rapport rédigé en 1865 par l’Ingénieur de la Pointe de Grave, « on trouve sur beaucoup de points de la côte un plateau d’argile, identique avec celle qui forme les marais salants actuels de la Gironde, et qui a sa surface tantôt sillonnée de fossés analogues à ceux des marais salants, et tantôt couverte de troncs de saules et d’autres essences marécageuses. Enfin, nous avons vu enlever par la mer, dans l’anse des Huttes, une couche d’argile de plus de 80 centimètres d’épaisseur, sur laquelle on distinguait quelques fosses et de nombreux troncs de saules. Sur la nouvelle couche d’argile qui fut mise à nu apparaissaient deux abreuvoirs circulaires, formés chacun par un trou, ayant des parois revêtues de piquets verticaux dépouillés de leur écorce, reliés entre eux par des clayons horizontaux entrelacés avec la plus grande régularité. Non loin de ces abreuvoirs étaient des empreintes assez profondes de pieds de bœufs et d’hommes non chaussés, des moellons épars, quelques débris de briques, et de nombreuses écailles d’huîtres. De pareils vestiges démontrent bien que la plage actuelle de l’Océan est formée par les anciens marais qui bordaient la Gironde ; et du dernier fait, il ressort même que ces marais après avoir été utilisés une première fois ont été envahis par les eaux de la Gironde qui y ont déposé une nouvelle couche de vase de 80 centimètres. Il est utile d’ajouter que le vaste estuaire qui composait d’après cet aperçu l’entrée de la Gironde, était parsemé d’îles que l’examen géologique de la contrée permet de limiter. Ces îles ont été soudées par des dépôts de vase qui ont constitué les marais. Le dessablement de la plage qui a eu lieu pendant le mois de janvier 1865, a permis de constater dans le sous-sol, près de Soulac, une partie qui devait constituer une île, parce qu’elle était plus élevée que les parties environnantes, et qu’elle était exempte de vases. »

À l’époque historique encore, l’embouchure du fleuve était plus vaste qu’elle ne l’est actuellement et semée d’îles que les vases accumulées ont définitivement soudées entre elles. L’estuaire s’élargissait beaucoup et continuellement jusqu’à la mer, au lieu de présenter le brusque rétrécissement d’aujourd’hui. Pomponius Méla, qui vivait au 1er  siècle de l’ère chrétienne, écrit: « 11. Garumna ex Pyrenæo monte delapsus, (…) at ubi obvius Oceani exæstuantis accessibus, adauctus est ; iisdemque retro remeantibus, suas illiusque aquas agit, aliquantum plenior et quanto magis procedit, eo latior fit ; ad postremum magni freti similis nec majora tantum navigia tolerat, … » (De situ orbis, lib. III, 11.) — « La Garonne descendant des monts Pyrénées,… dès qu’elle rencontre les flots écumants de la marée montante, elle grossit et s’en accroît ; lorsque ces flots redescendent, elle pousse ses eaux avec eux et plus elle s’avance, plus large devient son lit ; en dernier lieu pareille à un bras de mer, non seulement elle porte de grands navires, mais… » Description de la terre, livre III, 11, édition d’Élie Vinet, 1582).

Selon l’opinion de M.  Goudineau, confirmée d’ailleurs par l’étude de la constitution du terrain comme par le texte précédent, la pointe de Grave n’existait pas autrefois. Elle a été formée uniquement de sable et de gravier apportés par les courants marins. Auparavant ce sont les massifs de St -Nicolas et de Cordouan qui marquaient la rive gauche du fleuve dont l’embouchure proprement dite était par suite bien au nord-ouest de sa position actuelle.

À l’époque romaine la première île qu’on rencontrait en remontant la Gironde était l’île d’Antros, sans doute celle à laquelle fait allusion la fin du rapport précédemment cité. Antros vient du celtique et signifie sauteuse. Pomponius Méla, le seul géographe latin qui en parle, écrit à la suite du passage cité tout à l’heure, ces lignes obscures dont on ne peut donner une traduction satisfaisante : « 12. In eo (Garumna) est insula Antros nomine: quam pendere, et attoli aquis increscentibus ideo incolæ existimant: quia quum videatur editior aquis objacet: ubi se fluctus implevit, illam operit ; nec, ut prius, tanquam ambit: et quod ea quibus ante ripæ, collesque ne cernerentur obstiterant, tunc velut ex loco superiore prospicua sunt. » (De situ orbis, lib. III, 12.) — « Il existe dans le lit de ce fleuve une île appelée Antros. Dans l’opinion des habitants elle est suspendue sur les eaux qui la soulèvent dès qu’elles grandissent, car lorsqu’elle paraît élevée elle domine les eaux, mais dès que le fleuve grossit, il la recouvre et ne l’entoure plus comme auparavant, et alors les choses qui précédemment cachaient la vue des rives et des collines sont vues comme d’un lieu plus élevé. » (Même édition).

Les géographes modernes ont contesté l’existence d’Antros ; en tout cas on n’est pas fixé sur sa position et sa configuration exactes.

Certains estiment que l’île d’Antros n’était autre que le massif de Cordouan. D’après M. Goudineau, elle renfermait la paroisse de St -Nicolas de Grave avec l’église, la tour et les maisons de Cordouan et formait un large plateau séparé du continent par un chenal dit de Soulac, reliant le fleuve à la mer et passant à l’endroit où est bâti aujourd’hui le hameau des Huttes. Ce n’était d’ailleurs pas une île proprement dite, puisque ce chenal étroit seul l’isolait de la terre ferme ; mais à cause des plages étendues et des vastes marais qui la bornaient, les unes du côté de l’océan, les autres du côté du fleuve, et en raison de l’amplitude océanique (qui est là de 5m) on pouvait croire à une île flottante, et c’est ce qui explique ce nom d’Antros et le passage cité de Pomponius Méla. Il en était d’elle comme des îles de Jau, Grayan, St-Vivien, etc., qui émergeaient au-dessus des marécages du Bas-Médoc.

D’Anville, dans sa Notice de la Gaule place aussi Antros à la pointe du Bas-Médoc, où elle était séparée du continent par le chenal de Soulac, lequel se serait obstrué depuis du côté de la mer, ce qui aurait relié l’île au continent, ainsi que cela s’est fait pour les îles de Jau, Grayan, Macau.

L’abbé Baurein conteste que Cordouan ait été bâti sur l’île d’Antros. Les géographes « qui pour l’ordinaire se copient les uns les autres », remarque-t-il avec justesse et non sans malice, l’affirment gratuitement sans le démontrer, notamment Delurbe, qui le premier l’a avancé et sans preuves ; puisqu’il est établi que c’est la mer qui plus tard a séparé Cordouan du continent, ce ne pouvait être auparavant une île. L’observation mérite d’être retenue et nous croyons avec Baurein qu’Antros et Cordouan étaient distincts. Il est beau- coup plus logique, d’après la description de Pomponius Méla, de placer Antros à l’est de Cordouan, au bord de la Gironde, dans une position analogue à celle des îles similaires de Jau et de Macau, et de laisser le continent se prolonger sans solution de continuité à l’ouest d’Antros pour former le plateau de Cordouan, d’autant plus que Pomponius ne dit pas qu’Antros était à l’embouchure du fleuve, mais bien dans le fleuve même, in eo. Il ne peut donc y avoir de doute.

Quant au chenal de Soulac, son existence ne nous paraît nullement démontrée. Si ce chenal eût existé vraiment, il est plus probable que la mer, au lieu de le combler, l’eût élargi et approfondi, comme ça a toujours été la tendance des courants marins frappant dans l’anse des Huttes. Dans ce cas-là on n’aurait pas dit non plus que Cordouan eût appartenu autrefois au continent, ou du moins l’on aurait mentionné l’existence du chenal.

D’ailleurs, si l’on examine la constitution de la presqu’île médocaine, on voit que du côté de l’océan elle était formée par un terrain uniforme et solide, coupé de cours d’eau en voie d’affaissement et d’érosion par la mer ; du côté de la Gironde, où des alluvions fluviales constituent le sol, par les rives du fleuve et des îles posées au milieu de hauts fonds en voie d’exhaussement et de colmatage. On est en droit de conclure par analogie qu’à l’extrême pointe, cette structure se continuait. On avait donc à l’époque romaine, d’un côté un même plateau supportant remplacement du futur Cordouan et Noviomagus sans solution de continuité et destiné à disparaître; de l’autre, les bords vaseux du fleuve destinés à devenir terre ferme, avec l’île d’Antros, séparée du continent par un chenal qui a pu être confondu avec celui dit de Soulac.

Enfin Baurein écrit au sujet de Soulac ; « Les anciens habitants de cette paroisse prétendaient que les terres situées au midi, couchant et nord de cette église, formaient une vaste et fertile plaine, d’un terrain inégal et môle de monticules, de pays plats et de quelques marais. » Cette description contredit selon nous l’hypothèse du chenal de Soulac. La vaste plaine ne comporte pas l’idée d’un chenal unissant le fleuve à la mer, chenal que d’ailleurs on n’aurait pas manqué de mentionner.

Une carte de la Direction de Bordeaux (fermes royales) dressée en 1742 par Nolin, porte un petit hameau du nom d’Andernoz, à la pointe du Verdon, Est-ce une erreur ou un vestige d’Antros?

Après l’île d’Antros, ta rive fluviale se perdait dans de petits golfes et des marais ramifiés jusque dans l’intérieur des terres (Vensac, Queyrac, Lesparre) et au milieu desquels émergeaient quelques (les ou plateaux, notamment celles où devaient se bâtir plus tard Talais, Grayan, St-Vivien, et surtout l’ile de Jupiter, insula Jovis, devenue île de Je ou de Jau, qui renfermait sans doute un temple dédié au maître de l’Olympe. Au delà c’étaient les bastions barbares de Balirac ou Valeyrac (du celtique balir, fortification). Enfin une petite dérivation naturelle du fleuve, au lieu dit aujourd’hui Reysson, venait baigner le port de Condat et la villa Lucaniaca (Lugagnac), chantés par Ausone. De cette baie il reste comme souvenirs le village de Boyentran ou mieux Bayentran (de baie), comme l’écrivent Baurein et les anciens géographes, et le pont de la Calupeyre (de calupe chaloupe) situé sur la route de St -Corbian. Cette dérivation, devenue le marais de Vertheuil, fut desséchée au milieu du XVIIIe siècle. En somme, à l’époque romaine la partie orientale du Bas-Médoc n’était guère qu’une vaste nappe marécageuse toujours inondée, du milieu de laquelle surgissaient quelques îles et plateaux et qui, dans le cours des siècles, s’était transformée en palus, prairies et polders, sillonnés de canaux et de fossés, que nous voyons aujourd’hui.

Intérieur du pays. — Dans l’intérieur du pays, de Noviomagus jusqu’au sud, la majeure partie du territoire était occupée par une vaste forêt de chênes et de pins maritimes, sombre et vénérable massif, dans lequel le druidisme gaulois se réfugiait chassé des villes par le paganisme romain. De tout temps la Gascogne avait été boisée, comme du reste la majeure partie de la Gaule et même de l’Europe préhistorique. Le saltus Vasconiæ est mentionné par Strabon, Pline, Varron, et bien d’autres. Les noms de Bouscat (boscus), Bois-Majou (boscus major), la Barthe (bartha bois défensable en celtique), etc., témoignent de l’existence d’anciennes forêts. De la pointe de Grave (grava, bois en bas latin) au cap des Boïens (Teste de Buch), une vaste forêt s’étendait. Pourquoi ces forêts n’étaient-elles pas détruites par les habitants? Sans doute parce que ceux-ci avaient des besoins modérés et que la récolte de la résine demandait la conservation des arbres.

Une voie romaine, la Lébade allait de Bordeaux dans le Bas-Médoc, sans doute à Noviomagus par Louen, Moulis, St -Laurent, Lesparre. Elle servit de route jusqu’à ce qu’au XVIIIe siècle M.  de Tourny en eût construit de nouvelles.

Commerce. — À l’époque romaine, la vie était concentrée sur les rives fluviale et océanique du pays, exception faite des environs immédiats de Lesparre, où devait être l’antique Metullium (soit à Brion, soit au lieu dit Rouman). Alors que le pays intérieur était occupé par la forêt dite de Lesparre et par d’autres bois et landes absolument sauvages et quasi déserts, une grande animation régnait sur les côtes et particulièrement près de la pointe où était l’emporium de Noviomagus. Là se traitaient une grande quantité d’affaires portant sur les productions de la Gaule et des pays voisins ; poissons du golfe Tarbellique, résines et miel des Landes, jambons des Cantabres, fromages du Béarn et du Bigorre, tissus et poteries du Quercy, draps de la Novempopulanie, marchandises de l’Angleterre, et sur les importations des pays étrangers : Phénicie, Grèce, Italie, Afrique. Les unes étaient embarquées pour Rome et les grandes villes de l’empire, les autres en arrivaient pour se distribuer dans les provinces lointaines. Les trirèmes et les galères les transportaient et, dans le port, s’entre-croisaient les liburnes à la blanche voile surmontée d’une longue flamme rouge.

Depuis longtemps déjà, des relations s’étaient établies entre l’Aquitaine et la Phénicie et la Grèce. M. Thoulet (Le Bassin d’Arcachon) rapporte qu’entre l’an 1200 et l’an 550 avant J.-C., les Pélasges Doriens eurent un grand mouvement d’expansion sur l’Asie-Mineure, l’Italie, la Gaule et l’Espagne, symbolisé dans la Méditerranée par les voyages d’Hercule. Suivant une légende, une flotille de Doriens Crétois se serait aventurée au delà des colonnes d’Hercule, jusque dans le golfe de Gascogne. Assaillie par une tempête elle se serait réfugiée dans le bassin d’Arcachon (d’où son nom: ἀρϰεσις, secours). Les Crétois se seraient installés là, puis répandus aux alentours ; ce qui expliquerait l’origine grecque des noms de plusieurs localités (Arès, de Άρης, Mars — Balanos, de ϐάλανος, gland, chêne — Pissos, de πίσος, pois — Gujan, de γυίη, guéret, etc.)

Le passage suivant d’Ammien Marcellin établit qu’au moment de la conquête de la Gaule par César, le commerce et les relations des peuples d’Aquitaine avec le Midi et l’Orient étaient tels qu’ils avaient amolli leurs mœurs et que ces peuples n’opposèrent aucune résistance aux légions romaines :

« Aquitani ad quorum littora ut proxima placidaque merces adventitiæ convehuntur moribus ad molitiem lapsis in ditione venere Ramanorum : » Le présent convehuntur montre aussi que ce commerce continuait encore au IVe siècle, pendant lequel vivait Ammien Marcellin.



IVe siècle.


À cette même époque, le poète bordelais Ausone, nous fournit, dans ses Ve, VIe et VIIe épîtres à son ami Théon, de précieux renseignements sur le Médoc de ce temps-là. Il écrit :

Quid geris extremis positus telluris ni oris,
Cultor arenarum vates ? Cui littus arandum,
Oceani finem juxta, solemque cadentem,
Vilis arundineis cohibet quem pergola tectis ;
El tingit piceo lacrymosa colonica fumo.
(…)
Quand tamen exerces Medulomni in littore vitam ?
Mercatusne agitas ? leviore nomisniate captans
Insanis quod mox pretiis gravis auctio vendat,
Albentis sevi globulos, et pinguia ceræ
Pondera, Naryciamque picem, scissamque papyrum,
Fumantesque olidum paganica lumina tædas.
An majora gerens, tota regione vagantes
Persequeris fures ? qui te, postrema timentes,
In partem prædamque vocent ? Tu mitis, et osor
Sanguinis humani, condonas crimina nummis :
(…)
An cum fratre vagos dumeta per avia cervos
Circumdas maculis, et multæ indagine pinnæ ?
Aut spumantis apri cursum clamoribus urges,
Subsidisque fero ?
(…)
An quia venatus ob tenta pericula vitas,
Piscandi traheris studio ?
(…) Domus omnis abundat

Littoreis dives spoliis. Referuntur ab unda
Carroco, letalisque trygon, mollesque platessæ,
Urentes thynni, et male tecti spina elegati,
Nec duraturi post bina trihoria corni. » (Epist. v).

« Que fais-tu aux bords extrêmes de la terre, poète cultivateur de sables ? Le rivage que tu laboures touche aux confins de l’Océan et au soleil couchant. Une vile cabane aux toits de roseaux t’abrite et ta chaumière est imprégnée d’une fumée de poix qui fait pleurer…

» Quelle vie mènes-tu donc sur le rivage des Méduliens ? Fais-tu le commerce ? recherchant à bon compte ce qu’une hausse énorme te fera vendre à des prix fous : des mottes de suif blanc, de lourds pains de cire, et la poix de Néricie, et le papyrus en feuilles, et les torches résineuses à la fumée puante, flambeaux du paysan. Ou bien, t’occupant d’affaires plus importantes, poursuis-tu les voleurs errant par tout le pays ? Coquins qui, redoutant le dernier supplice, t’appellent peut-être, pour partager leur butin et leurs expéditions ? Toi, doux et répugnant au sang humain, tu remets les crimes pour de l’argent…

» Ou bien, avec ton frère, enveloppes-tu dans des filets et de longs réseaux emplumés les cerfs errants parmi les halliers fourrés ? Ou presses-tu de tes clameurs la course du sanglier écumant et tends-tu des embûches à la bête sauvage ?

» Ou plutôt, évitant les grands périls de la chasse, t’abandonnes-tu à la passion de la pêche ? Toute ta maison regorge enrichie des dépouilles des plages. On t’apporte, sortant de l’onde, et le turbot, et la pastenague meurtrière, et la sole délicate, et le thon échauffant, et l’élacat mal défendu par son épine et la sciène qui ne peut se conserver après deux fois trois heures. » (Épître v).

Et ailleurs :

Scirpea Domnotonis tanti est habitatio vati ?
Pauliacus tanti non mihi villa foret.

Unus a Domnotoni te littore perferet sestus
Condatem ad portum, si modo deproperes… » (Épist. vi).

« La chaumière de Domnoton est-elle donc si chère au poète ? La villa de Pauillac ne me tiendrait pas tant au cœur Une seule marée te portera de la rive de Domnoton au port de Condat, pourvu que tu te hâtes » (Épitre vi).

Et encore :

Ostrea baïanis certantia quae Medulorum
Dulcibus in stagnis reflui maris æstus opimat
Accepi, dilecte Theon, numerabile munus. (Épist. vii).

« Ces huîtres, rivales de celles de Baïes, que dans les étangs doux des Méduliens le flot de la marée engraisse, je les ai reçues, cher Théon ; c’est un magnifique présent. » (Épître vii).

De ces textes il ressort que l'extrémité de la presqu’île médulienne, déjà appelée fin des terres (extremis telluris in oris) était un terrain sablonneux, mais néanmoins cultivé, et que les dunes n'existaient pas encore. C’était en somme le sol des landes tel qu’il est de nos jours se continuant sans obstacle jusqu’à l’océan. Strabon a d’ailleurs écrit : « Aquitaniæ solum, quod est ad latus oceani, majore sui parte arenosum et tenue… » Le saltus Vasconiæ s’étendait jusque dans cette extrémité de la presqu’île et donnait abri à des cerfs et à des sangliers qu’on y chassait. Bans les marais d’eau saumâtre de l’estuaire girondin on élevait des huîtres exquises aujourd’hui disparues. Sur la côte on pêchait le turbot (carroco), la pastenague (trygon), les molles platusses ou soles (platessæ), le thon (thynni), la gate ou élacat (elegati), le perlon ou sciène (corni), etc.

L’étymologie de Domnoton, résidence de Théon, serait fournie par les mots celtiques : dom, habitation et not, port, habitation près d’un port ou dans un port. Baurein réfute sans peine l’opinion de ceux qui placent Domnoton à Donissan. Le seul port vraiment commerçant du pays devait être alors Noviomagus et Domnoton en était un faubourg, une annexe, ou s’en trouvait tout proche. Ou bien, si Noviomagus avait déjà disparu, Domnoton était alors port lui-même et c’est dans cette bourgade que se faisait le négoce sur les suifs, les cires, les poix, le papyrus, dont parle Ausone, En tout cas Domnoton était bien à l’extrémité du Bas-Médoc, peut-être à la place occupée aujourd’hui par Soulac. Le port de Condat, où une seule marée vous amenait de Domnoton, se trouvait dans une baie devenue aujourd’hui les marais de Vertheuil, non loin de la villa Pauliaca (Pauillac) où Ausone venait en villégiature.

Notons que les suifs, les cires, les bois résineux (tædas) devaient être des productions locales, que par suite les Médocains élevaient les animaux et possédaient les forêts aptes à les produire ; que dans ces forêts on gemmait les pins et on distillait la résine. Le papyrus était par contre évidemment marchandise d’importation égyptienne et la poix de Nérycie (pays de la Grande Grèce, Italie méridionale, province du Bruttium), d’importation italienne, ce qui est une preuve de plus des antiques relations de la Gascogne avec l’Orient et les régions méditerranéennes.

Nous ne croyons pas que la forme interrogative des phrases d’Ausone dans sa 5e épître, permette d’affirmer, comme l’ont fait généralement les commentateurs modernes, que Théon exerçait des fonctions de prévôt et de chef de police et était en même temps commerçant, chasseur, pêcheur, etc. On est seulement en droit de conclure que ces fonctions existaient en Médoc, ainsi que les objets de commerce et les animaux cités par le poète.

D’après le texte, il s’y trouvait aussi dès cette époque de ces vagabonds de côtes, épaveurs et bandits, qu’on appelait encore vagans (vagantes) au XVIIIe siècle.

Remarquons enfin qu’on nomme toujours tædas, dans la lande, les éclats de bois résineux qu’on utilise comme luminaire, et bien des chaumières s’éclairent encore de nos jours comme du temps d’Ausone.

À l’époque que nous considérons, une révolution religieuse s’accomplissait. Le christianisme était prêché un peu partout et la pointe Médulienne renfermait un de ses premiers foyers. Après la mort du Christ, une faible barque avait abordé aux environs de Noviomagus ; il en était descendu deux hommes et une femme nommés : Martial, Amadour et Véronique. Cette dernière s’était établie vers l’extrémité de la presqu’île et y avait bâti, au bord de la Gironde, un modeste oratoire en l’honneur de la Vierge. Autour de cet oratoire s’étaient groupés peu à peu des chaumières qui formaient le village de Soulac, Vers le même temps. St -Pierre ayant été martyrisé à Rome, Amadour avait bâti en l’honneur du chef des Apôtres, une église appelée dans les vieux titres : Sanctus Petrus in ligno, ce qui dans l’idiome local est devenu : Saint-Pierre de Lignan ou de Lihnan puis de Lilhan ou Lillan (l’h précédé ou suivi d’un n se prononçant en gascon comme g). Son ancienneté lui a valu d’avoir toujours le premier rang parmi les paroisses de l’archiprêtré de Lesparre. Elle se trouvait à 6 km environ au sud de Soulac, dans la grande lède du nom, à peu près sur le passage du chemin actuel de Soulac à Grayan, ou fort peu à l’ouest, en tout cas loin de la mer qui n’a pu l’ensevelir. En effet, on lit dans un pouillé de 1648 : « Ecclesia (Lilhan) est deserta et cooperta aquis. » Si c’eût été l’océan qui eût englouti cette église, on n’aurait pas dit qu’elle était déserte, on aurait simplement mentionné sa disparition. Les mots deserta et cooperta aquis ne peuvent s’expliquer que par l’envahissement des sables et des eaux douces qu’ils poussaient devant eux. Après avoir couvert Lilhan, ces eaux et ces sables l’ont dépassé et laissé derrière.

La carte de Blaw porte ces mois : Paroisse de Lilhan qui a été couverte des sables un peu à l’ouest du chemin de Grayan à Soulac.

En 412 eut lieu l’invasion des Vandales. Les Visigoths leur succédèrent (418-507), puis les Francs.



VIe Siècle.


Il est constant qu’à la fin du VIe siècle, l’Aquitaine fut ravagée par d’effrayants cataclysmes. L’historien Aimoin (950-1008), dans son ouvrage de Gestis Francorum (lib. m, cap, xxxii), raconte ainsi un de ces phénomènes qui affecta en l’an 580 la Gaule et surtout le bassin pyrénéen ; « Tunc quoque fulgur per cœlum cucurrisse visum est ; sonitusque tanquem ruentium arborum per totam pene terram auditus… Burdigalensis civitas terræ mutu concussa est… et de Pyrenæis montibus immensi lapides sunt evulsi ; quibus immensa pecudum hominumque multitudo percussa interiit… Ventus auster tam violens fuit ut sylvas prosterneret domos et sepes cerneret hominesque usque ad internecionem volutaret… »

Les historiens de la Gaule signalent un débordement de la Garonne en 580. D’après Grégoire de Tours, il y eut cette année-là un tremblement de terre et huit inondations ensuite de 580 à 592. La Chronique bordeloise signale en 574 un tremblement de terre qui est vraisemblablement celui de 580.

La tradition locale, dans le Médoc, garde le souvenir du déluge de l’an 600. Ermoaldus Niger, chroniqueur carolingien, le place entre le VIIe et le IXe siècles. La date de 580 paraît, somme toute, la plus plausible.

Ces convulsions cosmiques provoquèrent un grand changement dans le pays. Les rives océaniques, battues par les courants nouveaux, devinrent inabordables et dangereuses de calmes et accessibles qu’elles étaient ; l’océan les corroda et y rejeta des sables ; les estuaires et embouchures des cours d’eau s’obstruèrent ; l’entrée des golfes se rétrécit, les ports maritimes se perdirent. Les marais et les étangs littoraux allaient s’ébaucher bientôt, grâce aux dunes en création. C’est en effet de cette époque qu’on doit faire dater, nous le verrons, les variations des côtes et la formation des dunes.

Le rivage maritime de Gascogne, devenu inhospitalier, fut abandonné par le commerce. Celui-ci se reporta sur, le fleuve. Un port se creusa à Soulac remplaçant Noviomagus perdue. Car cette cité disparut sans nul doute en ce temps-là, emportée par les cataclysmes de l’an 5S0. « Noviomagus, dit Baurein, trop voisin de la mer et situé sur la côte occidentale du Médoc, éprouva la rigueur des flots. C’est ce qu’on peut penser de plus vraisemblable sur le sort de cette ancienne ville, s Sa destruction eut-elle lieu tout d’un coup par l’effet de quelque formidable tempête, ou bien la ruine vint-elle petit à petit, amenée par les progrès de la mer sur le continent ? Il est impossible de le préciser. Cette disparition dut être précédée d’une décadence qui se faisait vraisemblablement sentir du temps d’Ausone et d’Ammien Marcellin, et à laquelle le voisinage de Bordeaux, métropole de l’Aquitaine, puis les incursions des barbares, contribuèrent énormément. Mais elle n’eut lieu probablement qu’après le IVe siècle, à en juger par ce que rapportent les deux auteurs du commerce médocain à leur époque. Si Ausone ne cite pas Noviomagus dans ses écrits, c’est sans doute que cette ville était déjà en pleine décadence, ou que Domnoton en avait pris la place.

Cette perdition totale de Noviomagus n’en est pas moins étonnante et Ton peut dire avec Dom Maréchaux (N.-D, de la Fin des Terres) : « Cette ville ensevelie dans les flots cause une sorte d’éblouissement et de vertige. On croirait lire le prophète Ezéchiel annonçant à Tyr son châtiment : Cum… adduxero super te abyssum, et operuerint te aquæ multæ. »



Moyen-Age.


Cordouan. — En 731, les Sarrasins se rendirent maîtres de Bordeaux et de l’Aquitaine. Bien que refoulés l’année suivante, à la suite de la bataille de Poitiers, ils ont laissé de nombreuses traces de leur passage en Médoc. Ainsi : des noms propres tels que Sarrasin, Maurin, Hostein (hostis), appliqués à ceux d’entre eux restés dans le pays et à leurs descendants ; des lépreux, dits gahets, qui étaient fréquents chez les Maures ; le château des Sersins ou Cereins (de Sarraceni) près de Vensac ; le type arabe des habitants de Vendays très caractérisé surtout chez les femmes.

Mais ils ont laissé un témoignage autrement apparent de leur éphémère conquête : c’est la tour de Cordouan. Il est tout à fait logique de leur attribuer l’érection de cet édifice. On sait d’abord qu’ils avaient l’habitude d’élever de ces tours, soit comme phares sur les côtes, soit comme postes de vigie pour la sécurité de leurs garnisons, soit dans le but d’y faire des signaux à l’aide de feux. Le Roussillon, par exemple, qui fut longtemps sous leur domination, abonde en tours de ce genre.

À Cordouan, ils avaient un motif de plus pour en élever une, motif que le nom même indique. La Gascogne que nous avons vue en relations de négoce avec le Midi et l’Orient, à l’époque romaine, en avait alors avec l’Espagne et notamment avec Cordoue, pour le commerce du cuir (cordoa, en bas latin). Ce serait là l’étymologie du mot Cordouan.


Carte de la presqu′ile medocaine au Moyen-age

Peut-être même est-ce également l’origine des anciennes tanneries et pelleteries de Lesparre. Mathieu Paris, dans son Histoire, dit sur l’an 1252 que les Gascons étaient alors liés de commerce avec Cordoue, Séville et Valence. A fortiori devaient-ils l’être quand les Sarrasins dominaient en Espagne et dans l’Aquitaine. Il est donc tout naturel que ces derniers aient élevé un phare à l’entrée de la Gironde que les courants marins, bouleversés depuis les cataclysmes du VIe siècle, rendaient plus dangereuse, sur la route que suivaient les navires pour aller aux ports de Souclac et de Bordeaux.

Cependant M. Dutrait dit (Dictionnaire topographique et toponymique du Médoc) que le vrai nom est Corda, d’où est dérivé adjectif Cordanus. Le récif Corda portait la tour Cordane, ainsi que le phare est généralement appelé au moyen-âge.

À ce moment le terrain qui supportait l’édifice sarrasin, faisait partie de la terre ferme. On en a plusieurs preuves.

L’abbé d’Expilly, dans son Dictionnaire Géographique de la France, dit de cette tour : « Elle est bâtie… sur une isle de rochers qui suivant la tradition étoit alors contigüe à la terre ferme du Bas-Médoc et il ne paroit pas douteux que cela n’aît été ainsi, Il est également plus que vraisemblable que c’est par cette même langue de terre que furent voiturés tous les matériaux dont cet édifice est composé. »

Voici comment s’exprime Vinet dans ses Commentaires sur Ausone (1575) : « Scopulus est in medulico oceano, non procul ostio Garumnæ, sustinens turrim præaltam, unde nocturno navium cursus igne ostenditur, a proximo medulorum angulo quinque minimum passuum millibus distans sed cujus olim partem fuisse non dubitem. »

La tradition locale a de tout temps affirmé cet ancien état de choses. On lit dans Baurein : « Une tradition qui subsiste encore dans le bas-Médoc, porte que le local sur lequel celle Tour est placée étoit anciennement si peu séparé du continent, que pour y arriver, il suffisait d’enjamber un très petit courant d’eau, en y plaçant au milieu quelque-chose pour y appuyer le pied. » On trouve dans un mémoire lu à la Société d’agriculture de la Seine (tome ix, 1806) ; « L’isle de Cordouan qui tenoit à la terre ferme… ». Brémontier dit la même chose. Un rapport de l’Ingénieur des Ponts et chaussées à la Pointe de Grave, dressé vers 1850, soutient aussi cette idée qui subsiste encore de nos jours dans le pays.

Enfin l’examen des anciennes cartes marines vient également la confirmer. En passant des plus anciennes aux plus récentes on voit l’île de Cordouan se rétrécir et la passe de Grave s’approfondir et s’élargir de plus en plus. On conçoit aisément le moment où cette passe a commencé à se creuser et l’époque antérieure où le plateau de Cordouan appartenait au continent.

La tour ne resta pas seule, des maisons se groupèrent auprès, et, un peu plus tard, une église puis une abbaye s’y bâtirent, ainsi que nous le verrons bientôt, et tout cela alors que Cordouan tenait encore au reste du Médoc.

La domination Maure cessa en 773.

Abbayes de Soulac et de Saint-Nicolas-de-Grave. — En même temps Soulac prospérait ; l’oratoire de Ste  Véronique avait été remplacé par une église et un monastère, suivant Dom Devienne, qui dit (tome II, p. 23) : « Avant l’invasion des Normands, il y avait à Soulac une ville considérable et un monastère célèbre. » Peut-être a-t-il exagéré cependant, car nous allons voir qu’au xe siècle, l’acte de donation de Soulac à l’abbaye de Ste -Croix ne parle que d’un oratoire.

On trouve dans la Chronique de Turpin, archevêque de Reims, imprimée à Paris en 1517 : « De l’or et de l’argent que les roys et princes d’Espagne donnèrent au roy Charlemagne, il fit bâtir et construire plusieurs églises il fonda Saincte Marie à Soulac et y donna 2 lieues de terre en tous cens. »

Il est vrai que les Normands dont les incursions s’effectuèrent depuis la mort de Charlemagne jusqu’en 991, date à laquelle ils abandonnèrent Bordeaux, commirent d’innombrables excès et amoncelèrent les ruines dans l’Aquitaine. Le Médoc fut d’autant moins épargné qu’il se trouvait sur le littoral, à l’entrée de la Gironde, et le premier exposé aux ravages de ces bandits. Soulac fut donc dévastée, comme le donne du reste à entendre Dom Devienne. La ville florissante qu’on y voyait et l’abbaye que peut-être elle renfermait devinrent la proie des Normands qui n’y laissèrent sans doute guère que des décombres. C’est pour résister à ces terribles ravages que des forts furent construits à Castillon et sur quelques autres points.

Lorsque le pays fut enfin débarrassé des Normands, il s’occupa de relever ses ruines et de réparer ses pertes. On était au Xe siècle. C’est alors que fut fondée l’abbaye de Soulac. Guillaume le Bon, comte de Bordeaux, venait d’établir en cette ville les bénédictins de Ste -Croix. Il leur fit donation de Soulac. Voici un extrait de la charte consacrant cet acte et qui se trouve aux archives de la Bibliothèque nationale (fonds de Ste -Croix de Bordeaux) :

« Alteram (villam) quæ vocatur Solaco cum oratorio sanctae Deigenitricis Mariæ, cum aquis dulcis de mare salissâ usque ad mare dulce, cum marisco, cum montaneis, cum pinetâ, cum piscatione, cum cunctà pratà, salvicinâ capiente, cum servis et ancillis, cuncta hæc do Deo et huic altari in honorem sanctæ Crucis ædificato. »

Cette charte est fort précieuse pour nous, parce qu’elle donne une description de Soulac en ces temps éloignés. Nous voyons que cette bourgade assez importante et dotée d’une chapelle dédiée à la Vierge, était située sur un terrain inégal, montueux, avec des prés, des marais salants (salvicinâ), et une forêt de pins maritimes dont il sera plusieurs fois question dans des documents postérieurs. Cette forêt se trouvait à l’ouest de Soulac au delà du rivage actuel sur un terrain aujourd’hui abîmé dans l’océan.

Quelque cent ans plus tard un autre prieuré fut fondé dans le voisinage de Soulac. C’est St -Nicolas de Grave. Un titre déposé à la Bibliothèque Nationale (fonds bénédictins de St -Germain-des-Prés), rapporte :

« Stephanus eremita et abbas de Corduanâ insulâ huic cœnobio præerat anno mxcii. Hic cum Ermenaldo ejusdem loci Priore, tumulluosas procellas vitare cupientes, in loco de Gravâ, juxta Oceanum in insulâ juris cœoobii Cluniacensis, volente Hugone abbate, construxere abbasiadam quam Sancto Nicolao dedicavere. »

Il ressort de l’examen de ce texte qu’en l’an 1093 Cordouan, dénommée île, était séparée de la terre ferme, qu’il s’y trouvait une abbaye, mais que ce lieu était exposé à de violentes tempêtes qui, après l’avoir séparé du continent, approfondissaient et élargissaient le passage ainsi ouvert. Il en ressort également que la nouvelle abbaye fut bâtie près de la Pointe de Grave, au bord de la mer et dans une île. Qu’était cette île différente de celle de Cordouan ? Évidemment l’île d’Antros dont la position correspondait à l’emplacement du nouveau prieuré.

St -Nicolas passa en 1131 aux moines de Soulac; l’investiture leur en fut donnée par l’archevêque Arnaud de Cabanac. Dans la Gallia christiana (inter instrumta), on lit : « De Ecclesia sancti Nicolaii de Grava, quod ut afferitis, vestri juris est et in parochia Ecclesiæ Vestræ Sanctæ Mariæ de Solaco sua est… »

Disons pour n’y plus revenir que l’emplacement de l’abbaye de St -Nicolas ne fut pas heureusement choisi. Baurein écrit à ce propos : « Il existoit vers le commencement du douzième siècle, une Église appelée St -Nicolas de Grave, située dans l’ancien territoire de la paroisse de Soulac… la passe qui existe maintenant entre l’extrémité du Médoc et la Tour de Cordouan a été faite par les ravages de la mer au préjudice du terrein dépendant de cette Église, puis- qu’elle retient encore la dénomination de Pas de Grave. »

Gagnée par la mer et les sables, cette abbaye dut être, au bout d’un certain temps, transportée encore à l’est. Les érosions de la mer et la marche des dunes la réduisirent de plus en plus et la chassèrent derechef. Son dernier emplacement est marqué dans la forêt domaniale actuelle de Soulac par une élévation isolée, arrondie, de profil tronconique. Cette dune se trouve à 400 mètres au nord de la voie ferrée et à 150 mètres au sud du garde-feu reliant le sémaphore à la Tour noire. Sa hauteur est de près de 15 mètres et son diamètre à la base en mesure 70. Sa forme seule indique qu’elle s’est formée sur un obstacle du sol primitif. Cet obstacle était le dernier reste de l’église et du prieuré de St -Nicolas de Grave. La tradition locale l’affirme ; la carte de Blaw indique : Chapelle de St-Nicolas à présent ruinée, ancienne Paroisse, en un point exactement correspondant à la dune dont nous parlons; enfin, sur les pentes sud-ouest de cette éminence on trouve encore des débris de moellons, pierrailles, mortiers, tuiles, provenant de l’édifice enseveli.

Creusement de la passe de Grave, formation de la pointe. — On a vu qu’à la fin du XIe siècle, Cordouan devenue île, renfermait un monastère et que de grandes tempêtes y sévissaient. La séparation d*avec la terre ferme eut lieu au Xe siècle, suivant M.  Goudineau. Elle se fit sans doute peu avant l’an 1092, puisque d’une part, c’est à cette date seulement qu’est mentionnée la fuite de l’abbé de Cordouan effrayé par les tempêtes et leurs conséquences et que, d’autre part, au début du XVe siècle, l’île de Cordouan est encore assez vaste pour renfermer une chapelle et des maisons autour du phare, Baurein rapporte, en effet, que le recueil de Rymer contient une charte de Henri IV, roi d’Angleterre, datée du 8 août 1409, dans laquelle ce souverain déclare que son oncle Edouard, prince de Galles, a fait construire, à l’embouchure de la Gironde, dans le lieu le plus avancé en mer appelé Nostre Dame de Cordam, une tour et une chapelle sous l’invocation de la Vierge, avec des maisons et autres édifices et ce, afin de pourvoir à la conservation des navires qui courent de grands risques au travers des écueils et bancs de sable qui sont en cet endroit. Le roi parle ensuite de l’ermite auquel est confiée la garde de la tour et de la chapelle et de l’impôt prélevé sur les navires pour la subsistance de cet ermite. Il dit que l’impôt existe « ab antiquo tempore ». Cela tend à prouver qu’il y a toujours eu là quelque fanal ou signal pour la navigation, et vient corroborer ce que nous avons dit de l’érection de la tour par les Sarrasins.

On ne doit pas oublier d’ailleurs que les déplacements des rivages médocains n’ont pas suivi une marche continue et uniforme, mais au contraire ont progressé avec des intensités variables et sous des degrés divers. L’île de Cordouan, une fois formée, a donc dû être respectée quelque temps par la mer avant de se perdre irrémédiablement. C’est ce qui semble ressortir de l’examen des faits exposés ci-dessus et des dates respectives qui leur appartiennent.

En même temps que l’océan creusait la passe de Grave, l’atterrissement sableux de la pointe de Grave se formait et la figure de l’estuaire girondin se modifiait. Les mêmes agents physiques, qui isolaient Cordouan, emportèrent la majeure partie de l’île d’Antros avec remplacement primitif de St -Nicolas de Grave. La portion orientale de l’île fut soudée au continent et le chenal, qui l’en séparait primitivement, fermé sur ce point par l’effet des courants marins et des sables que ces courants charriaient.

Port et ville de Soulac. — Il a été dit que Soulac fut bâti au bord de la Gironde et qu’un port sur le fleuve y fut établi. C’est le contraire de l’état topographique actuel et cela est dû, nous l’expliquerons, au déplacement des rives océanique et fluviale. Mais ce déplacement est indéniable et en voici les preuves.

Le fleuve recouvrait jadis les marais fit palus de Soulac dont le fond s’est depuis exhaussé et asséché sous l’influence de phénomènes que nous exposerons au chapitre suivant. Les vieux rôles gascons relatent que les princes anglais se sont souvent embarqués à Soulac pour rentrer en Angleterre et y ont débarqué venant en Guienne, notamment le roi Henri III en 1242 et 1243. Or un port sûr était impossible à cette époque sur la côte océanique ravagée depuis l’an 580 par les courants marins et n’est admissible que sur la Gironde. Là il s’explique aisément puisque autrefois le fleuve recouvrait tous les marais et palus actuels de Soulac et du Verdon.

Si l’on examine la carte du Bas-Médoc dressée par Blaw vers 1650, on voit au N.-E. de Soulac, entre cette ville et le fleuve, un vaste espace sensiblement triangulaire occupé par les marais salants de Soulac, au milieu desquels serpente un fort chenal. Sur ce chenal, à 1 kilomètre de la ville, se trouve le mot Port et un chemin est indiqué reliant Soulac à ce point.

C’est là évidemment ce qui restait en 1650 de l’ancien port fréquenté par les Anglais. Les marais sont aujourd’hui desséchés et à l’état de prairies. On doit penser, par analogie, qu’avant le XVIIe siècle, ces marais étaient complètement sous l’eau, ce qui rendait l’existence du port absolument naturelle.

De même et d’après les anciennes cartes, les marais du Logis étaient autrefois une dérivation du fleuve.

Ajoutons cette observation sur ce texte de Baurcia : « Celle-ci (l’église de Soulac) étoit située sur une hauteur dont le fond paroissoit ferme et solide. Les anciens habitants de cette Paroisse prétendoient que les terres situées au midi, couchant et nord de cette Église formoient autrefois une vaste plaine d’un terrain inégal et mêlé de monticules, de pays plat et de quelques marais. » Il y avait donc jadis des terres tout autour de Soulac excepté à l’est de la ville, qui est précisément le côté de la Gironde. S’il n’existait pas de terre là, il ne pouvait donc y avoir que le fleuve et ses dérivations.

Ces terres étaient en culture, avec quelques parties marécageuses. Des bois de pins et de chênes y étaient entremêlés ; au bord de la mer s’étendait la grande pineraie de l’abbaye.

À l’époque que nous considérons, la Guyenne était complètement sous la domination anglaise. L’ancienne église ou chapelle de Soulac avait été remplacée au XIe siècle par la grande basilique qui est restée debout jusqu’à nos jours malgré de nombreuses et malheureuses modifications. Cet édifice se composait d’abord du vaisseau à 3 nefs actuel, terminé à son chevet par trois chapelles absidiales. À la croisée du transept était une voûte à dôme surmontée d’un clocher ou tour rectangulaire. La porte d’entrée fort large était ouverte dans le mur de la face méridionale. Le monastère était adossé à la façade nord.

La ville de Soulac bâtie aux alentours de l’église avait une assez grande importance : les vieux titres y énumèrent encore 15 à 20 rues et 700 chefs de famille ou caps d’oustau, sujets de l’abbaye de Ste -Croix, en 1389. Il s’y faisait un commerce considérable portant principalement sur les vins de la région, recherchés par les Anglais. De nombreux marais salants y étaient activement exploités depuis, plusieurs siècles. Le port avait un grand mouvement. Cependant, la ville et sa basilique étaient déjà sujettes à des inondations provenant, soit des eaux du sol, soit des crues de la Gironde ; au point que les moines durent, en plein XIIIe siècle, exécuter dans l’église un remblai haut de 3 mètres et que bien des habitants firent de même pour leurs maisons. C’est vers cette époque aussi que s’écroulèrent les voûtes primitives de l’église et sa tour centrale, et que celle-ci fut remplacée par le clocher actuel bâti à l’angle des murailles septentrionales et occidentales. Au XIVe siècle, les religieux durent fermer le portail méridional et ouvrir une porte dans la muraille ouest de la basilique (grand portail actuel) mettant son seuil à 1m au-dessus du sol intérieur déjà surélevé.

Soulac était relié à Lesparre et au reste de la province au moyen de deux chemins. L’un, la passe Castillonnaise, faisait un coude au fort de Castillon et suivait la rive du fleuve sur un cordon littoral argilo-sableux, formé par la Gironde (ce qui démontre même qu’alors le colmatage et l’exhaussement de ces marais fluviaux étaient relativement avancés). L’autre, le chemin du Roi ou de la Reyne, passait par Vensac, Grayan, Lilhan. De Soulac, il fut prolongé plus tard jusqu’au Verdon. Ce chemin qui paraît avoir remplacé la voie romaine la Lébade, tire son nom de ce qu’il fut suivi par Éléonore de Guyenne (1198), puis par les autres rois ou reines d’Angleterre qui se rendaient à Soulac afin de s’y embarquer pour la Grande-Bretagne. Lors d’un de ses voyages, Éléonore, dit la légende, s’arrêta en chemin et se reposa sur une grosse pierre appelée depuis la Peyrereyne (la pierre de la reine). Ce nom s’est conservé et dans le pays l’on désigne ainsi une ou plusieurs bornes qui délimitent les bois et vacants sectionaux de l’Hôpital de Grayan. Nous avons vainement cherché sur le terrain la grosse pierre sur laquelle s’assit Éléonore. Elle n’existe sans doute que dans l’imagination des narrateurs, et le mot Peyrereyne que les cartes portent à 2 kilomètres à l’est de l’Hôpital est une fausse indication. Le chemin de Vensac à Videau et son prolongement de Videau à Soulac représentent à peu près le tracé du chemin de la Reyne. Ce dernier est ainsi mentionné dans un titre de l’an 1356 : « Ex parte itineris vocati de la Reyna per quod tenditur versus Solacum scilicet versus montem… ».

D’autres dénominations locales marquent encore le souvenir de la domination anglaise. Ainsi le Gurp est appelé port des Anglots ou anse d’Anglemar, parce que le 21 octobre 1452 Talbot y fit aborder la moitié de son armée dont l’autre partie débarquait à Soulac ; un chemin de Lacanau à Carcans est appelé chemin Tallabot encore en mémoire du fameux général ; le nom de Gartenvideau (jardin de Videau) donné à différents lieux-dits est aussi d’origine anglaise, comme celui de Gartieu, Gartiou (garden, jardin).

Forêts, lande. — Le Mont dont il est question dans l’acte de 1556 cité tout à l’heure était une forêt. Il est mentionné dans un autre titre où l’on dit que le seigneur de Lilhan possédait « castellarium de Lilhan et forestam qui dicitur le Mont et totam parochiam de Lilhan. » Mais où était placée cette forêt ? D’après les textes rapportés ci-dessus, il est hors de doute qu’elle se trouvait aux environs de Grayan, Lilhan ou Soulac, où il ne manque pas aujourd’hui encore de bois qui peuvent être regardés comme les restes du Mont en question. Quant à préciser la position de cette forêt, c’est impossible avec d’aussi brèves indications. Elle a disparu, ensevelie par la mer ou les sables, comme du reste le château et le village dont nous n’avons plus de traces aujourd’hui. Lilhan existait encore au XIIIe siècle, puisqu’à cette époque Olivier de Lilhan le comprend dans son acte d’hommage (Manuscrit de Wolfenbüttel).

Cette dénomination de Mont ou Montagne appliquée à un bois situé ordinairement sur une éminence plus ou moins considérable, souvent une dune ancienne, est fréquente en Gascogne comme en Espagne. Les cartes et actes anciens en offrent plusieurs preuves et aujourd’hui encore on rencontre cette appellation dans les communes d’Hourtin, de Carcans et de Lacanau.

À l’ouest et à la place de Montalivet était le bois Bertrand, totalement perdu depuis.

Au reste, sur toute la moitié occidentale du Médoc s’étendaient des bois dont l’ensemble jusqu’au ruisseau de Lacanau, alors déversoir de l’étang actuel, formait la forêt de Lesparre. C’était une partie du Saltus Vasconiae dont nous avons déjà parlé. Cette forêt comprenait tout le terrain couvert aujourd’hui par les dunes, avec la portion envahie par la mer, et les landes jusqu’à Lacanau. Les troncs et souches de chênes, dont plusieurs ont jusqu’à 3m80 de circonférence, qu’on trouve sur les plages mêmes de Montalivet et de St -Nicolas et dans quelques lèdes littorales, en sont des vestiges. Les bois des Petit et Grand Monts (Cne d’Hourtin) et du Mont de Carcans en sont des restes échappés à l’ensevelissement par les dunes modernes. Les essences principales la composant étaient le pin maritime, le chêne tauzin, le chêne vert, le chêne pédoncule. Le bouleau, l’aune et les saules n’y étaient que très secondaires. Elle était exploitée en futaie mais fort irrégulièrement, comme bien on pense. Les pins étaient gemmés. On en tirait beaucoup de résine dont une partie faisait un goudron très estimé pour les navires, comme étant plus gras que beaucoup d’autres.

Des restes nombreux de fours à résine (communal de Vendays, côte de St -Nicolas, côte de Montalivet) prouvent qu’on distillait le gemme de toute antiquité. Baurein dit de la paroisse de Vendays : « on y voit encore à présent des restes d’un ancien four à résine ou à goudron ; et ce qui annonce qu’il étoit destiné à cet usage, c’est qu’on voit dans ce même endroit les troncs d’anciens pins qui sont de la hauteur de 3 à 4 pieds et qui sont baignés par la mer. Ce four étoit incontestablement pratiqué au milieu d’une forêt de pins que la mer a submergée. » Le cerf, le chevreuil (cabirou), le sanglier, le renard, le loup, le blaireau, le lièvre, le lapin (conil), y étaient gibier abondant.

En ce temps-là ni l’océan ni les dunes encore récentes n’avaient fait de grands ravages.

La forêt de Lesparre appartenait au seigneur de ce nom. Elle se divisait en plusieurs cantons (forestæ dans les titres du temps) qui étaient administrés et affermés pour la chasse, chacun par un Prévôt généralement noble. Ce dernier payait à son suzerain des redevances déterminées.

Baurein rapporte dans son ouvrage quelques documents qui renferment d’intéressants détails sur le sujet qui nous occupe :

C’est d’abord un acte passé le 17 mai 1286 entre le noble baron Ayquem Guilhem, damoiseau, seigneur de Lesparre et le seigneur en Marestanh Arrobert, chevalier, et où il est dit que ce dernier tient du premier à foi et hommage le fief de Cartignac et tout le droit de prévôté sur cette partie de la forêt de Lesparre circonscrite par une ligne qui, commençant au port de Pélos, va de là vers Naujac puis, traversant Maganhan jusqu’au grand chemin de Carcans, suit ce che- min jusqu’au lieu appelé Onhac, d’où prenant à travers bois une di- rection droite elle arrive au lieu dit Lentz Deforcadengues, De là elle rebrousse sur Pélos. Arrobert doit faire garder cette partie de forêt ; il a droit, ainsi que ses gardes, d’y tuer le gibier nécessaire à sa nourriture. Les délinquants sont conduits par devant le seigneur de Lesparre. L’amende ordinaire est de 65 sols dont 60 sols reviennent au sire de Lesparre et 5 sols au Prévôt avec l’objet volé.

On conduit de tout le Médoc du gros bétail qu’on fait pacager dans la forêt moyennant une redevance par tête de bétail. Si les gardeurs ou les chiens prennent un sanglier, un cerf ou une autre bête fauve, ils ont droit à la moitié de la prise. Sur l’autre moitié qui revient au Prévôt, le seigneur de Lesparre a l’épaule droite avec 7 côtes dont le poil ne doit pas être brûlé, si c’est un sanglier — la hanche droite avec les bois, si c’est un cerf — enfin, la cuisse droite et la queue pour toute autre bête fauve.

Le seigneur et son prévôt ne doivent chasser le lapin que tous les deux ans depuis la St -Martin jusqu’aux Cendres.

Dans un acte conclu le 3 janvier 1332 entre les sires de Lesparre et d’Audenge, il est consigné qu’on était dans un droit immémorial de conduire, moyennant le consentement des dits seigneurs, toutes sortes de bestiaux et de les faire pacager dans les terrains situés entre le ruisseau de Lacanau et le lieu du Poth : « A rivo de Lacanau usque ad locum vocatum au Poth qui locus est in introitu forestæ domini de Sparrâ parte landarum »

À propos de ce droit de pâturage, citons cette note de Baurein : « La paroisse de St -Trélody est séparée de celle de St -Germain d’Esteuil par la passe Castillonnaise ou chemin Baccau. Elle étoit ainsi appelée parce que c’étoit par cette passe ou chemin qu’on conduisoit dans la forêt de Lesparre les vaches qui venoient des lieux situés dans la seigneurie de CastiJJon ou sur les bords de la rivière de Gironde. »

Un titre du 16 février 1347 porte que Guillaume du Bourg rend hommage pour la Prévôté de la forêt de la Règue qui s’étend jusqu’au Mont blanc, et qu’en sa qualité de prévôt il a droit à une portion de chaque cerf ou sanglier tué en forêt.

Le 10 juin 1362, Aymeric du Bourg rend hommage à Florimond, seigneur de Lesparre, pour le droit de chasse dans la forêt de Lesparre.

Quelques remarques sont à faire sur les textes qui précèdent ; Naujac et Maganhan ou Magagnan subsistent encore et aussi Cartignac qui n’est plus aujourd’hui qu’un petit hameau dépendant de Hourtin, tandis que c’était l’inverse autrefois, la paroisse d’Hourtin ne datant que de 1628 ; Pélos était évidemment au nord ou à l’ouest de Naujac, d’après le tracé que suit la limite de la prévôté d’Arrobert. Il est qualifié de port ; la rivière d’Anchise sur laquelle il était se déversait alors directement dans l’Océan. Le grand chemin de Carcans est encore connu entre Hourtin et Carcans.

Quant aux lieux dits Onhac et Lentz Deforcadengues on n’en trouve plus trace aujourd’hui.

L’étang de Lacanau communiquait encore avec la mer par le ruisseau du même nom qui était son déversoir dans l’Océan et le port s’appelait port Maurice, à en croire de vieux titres des Verthamon, anciens seigneurs de Lacanau. Il en était de même de l’étang d’Hourtin, dont le boucaut ne devait cependant pas tarder à s’obstruer complètement. En effet, nous verrons qu’en 1585 cet étang ne renferme que de l’eau douce, ce qui prouve que sa séparation d’avec la mer était déjà assez ancienne à la fin du XVIe siècle, la salure des eaux ayant disparu.

Le ruisseau de Lacanau et le lieu du Poth marquaient la limite sud à la fois de la forêt de Lesparre et de la baronnie de Carcans, car cette dernière dépendait de la seigneurie de Lesparre,

La forêt ne formait pas un massif absolument continu ni de limites nettes et régulières. Dans les enclaves et sur ses bords se trouvaient plusieurs villages ou lieux habités.

Parmi ceux-là citons d’abord Grayan et auprès le fief de Martignan dont les bâtiments subsistent encore, puis les villages d’Astrac et de Cassac disparus sous les vagues ou les sables. Un peu au sud était l’Hôpital de Grayan, appartenant à l’Ordre de Malte et dépendant de la Commanderie de Benon en Médoc, qui elle-même relevait du Temple de Bordeaux. Fondé au XIIe siècle par les pèlerins de Compostelle, il disparut de bonne heure. Le commandeur était propriétaire de l’étang de la Varreyre ou Barreyre, qui renfermait des carpes et des tanches. Cet étang est très ancien.

Un peu au delà vers Lesparre on trouvait Benssac, d’origine celte, aujourd’hui Vensac. (En gascon comme en espagnol le B et le V se prononcent de même, de là ce piquant dicton : « O beata gens cui vivere idem est ac bibere ! »)

À l’ouest de Vensac était Artigue-Extremeyre (du latin artiga défrichement et extremus extrême, ce qui indique que ce lieu était tout au bord de la forêt). Les gens du pays affirment qu’il est recouvert par la dune de la Canillouse (commune de Vensac). C’est aussi la position que lui attribuent les anciennes cartes. Un prieuré y fut établi, comme le démontre un contrat du 11 novembre 1354, qui fut passé « au loc d’Artigua-Extremeyra, en layra devant la porta du Priorat de Artigua-Extremeyra. » C’était aussi le siège d’une sénéchaussée dont le titre appartint au bailli de Lesparre, sans doute après l’ensablement de cette région.

En descendant au sud, on rencontrait le fief de Sercins, puis celui de Mayan, ensuite la paroisse de St -Seurin de Vendays ; non loin, sur la rivière Anchise, le village du même nom et le port de Pélos.

Bien au delà, en pleine forêt, était le lieu-dit Marestanh ou Mansirot. Il en est question dans une charte de 1108, de laquelle il ressort que le sire de Lesparre a voulu fonder un monastère dédié à Ste  Foi, en ce lieu : « illum locum qui vocatur Mansirot, situm inter mare et stagnum… secundum loci situm placuit appellare Marestagnum. » Le seigneur concède le droit de défrichement et de pacage : « omnem terram arabilem quæ in totâ illâ forestâ inveniri poterit ad laborandum… , concedentes etiam pascua porcorum et vaccas a padouir per forestam, tam in æstate quam hyeme. » C’est la seule trace qu’on ait de ce prieuré. Ou bien il n’a pas été bâti et la concession du sire de Lesparre resta sans objet, ou bien il disparut de très bonne heure sous les sables. Ce sont les dunes d’Hourtin, plutôt que celles de Carcans, qui en recouvrirent l’emplacement, car nous avons vu qu’Arrobert, sire de Cartignac, était seigneur en Marestanh (acte de 1286).

Carcans formait une baronnie, dépendant de la seigneurie de Lesparre. Un château-fort y avait été élevé, mais il était déjà ruiné vers 1585. On lit, en effet, dans l’inventaire de la terre de Lesparre : « Près du dit bourg (Carcans) et comme enclos en icelle, il y a une grande et haute motte élevée avec marques de grands foussés et fondements de vieilhes masures, qui a esté autrefois le chasteau du baron de Carcans. Car ledit lieu a porté anciennement titre de baronnie, comme il se void par les dons faits à la dite terre par ces mots : Les terres et baronnies de Lesparre et de Carcans. »

Le même document porte qu’au milieu du bourg était une fontaine miraculeuse.

Aujourd’hui les ruines du château ont disparu et fait place à un moulin à vent juché sur la butte.


XVIe siècle.

Divers documents, entre autres l’inventaire de la terre de Lesparre, dresse vers 1585 pour la vente de celle seigneurie, qui appartenait alors au duc et à la duchesse de Nevers, et quelques textes des archives nationales ou départementales relatifs à l’abbaye de Ste -Croix de Bordeaux, renferment des détails et descriptions qui permettent de se rendre compte de l’état du littoral Médocain au XVIe siècle. Il convient donc de les donner ici tout au long.

Littoral maritime. — L’île de Cordouan se rétrécissait de plus en plus en même temps que le passage, ouvert par l’Océan entre elle et la terre ferme, s’agrandissait d’année en année. Ce passage, dit passe de Grave, avait, en 1575, 5 000 pas, soit environ 4 kilomètres de largeur, d’après Vinet (voir page 35). L’inventaire de la sirie de Lesparre porte : « La tour de Cordouan placée d’une lieue avant dans ladite grande mer à main gauche. À la main droite, sont le Pas des Asnes et audit lieu rades des navires pour l’attente du temps pour l’entrée et l’issue des navires. Audit pas des Anes la Couvreau et Pas de Graves qui sont à l’entrée et embouchure de ladite grand mer, demeurent lesdits navires à cause du mauvais temps plus de quinze jours devant ledit lieu de Cabens et Verdon, le tout juridiction de Lesparre. » La tour de Cordouan venait d’être rebâtie en 1584 par l’architecte Louis de Foix sur l’île assez grande encore pour que les ouvriers aient pu y installer autour du phare leur village temporaire. La carte de J. Waghenaer (1590, Miroir de la mer) donne Cordouan comme une île assez spacieuse sur laquelle est bâti un édifice fortifié important. Une tour ou donjon s’élève du milieu des fortifications. D’après cette carte il semble que les navires ne passent encore qu’au nord de Cordouan, la passe de Grave n’étant sans doute pas assez profonde. La mer faisait chaque jour des progrès plus considérables ; le rivage reculait peu à peu en même temps que les sables gagnaient toujours. Le danger, inaperçu aux siècles précédents, se manifestait davantage et commençait à frapper l’esprit des populations. Sur la côte de Soulac, la grande forêt de pins, qui appartenait à l’abbaye, venait de disparaître. Voici ce qui en est dit incidemment dans l’Estat des droicts et appartenances du prieuré de Nostre-Dame de Soulac et de son revenu (fin du XVIe siècle) : « Le prieuré de Nostre-Dame de Soulac est situé dans le Médoc joignant la mer vis à vis la tour de Cordouan.

» Les limites du terroir de jurisdiction dudit prieuré se prennent du costé de la mer vers le couchant depuis les grandes montagnes de sable appelées la leudon ausquelles aboutissoit la grande pinède dudit prieuré que la mer a inondée et dont il ne parroist plus que quelque souche jusque à la pointe de Soulac ditte la mer de Soulac tout le long de la coste de la mer l’estendue de deux grandes lieues et demy.

» De la pointe ledit terroir se termine le long du canal de Thales jusque au pont de Thales et du pont en continuant de remonter le dit canal jusque vis à vis des montagnes de sable de la leudon qui vont se adjoindre à la mer au-dessus ou estoit la pinède. Il y a depuis les montagnes de la leudon à Soulac une grande lieue et plus et de Soulac au pont de Thales trois quart de lieue et du pont de Thaïes aux montagnes de la Leudon une lieue. »

Les dunes de la Leudon ou Ludon sont encore connues de nos jours, elles se trouvent au sud et tout près de l’Amélie à la pointe de la Négade. Elles sont indiquées sur la carte des dunes dressée par le service des Ponts et chaussées au commencement de notre siècle. Quant au Pont de Thales (pont de Talais), c’est celui sur lequel la route de Bordeaux au Verdon traverse le chenal de Talais.

En descendant la côte vers le sud nous retrouvons tout de suite après la Leudon l’emplacement de Lilhan, mais ce village est abandonné : « Au lieu de Lilhan en ladite terre, près de la grande coste que les sables toutefois ont couvert et n’y a plus de maisons,… la Paderie de Lilhan, en laquelle paderie n’y a présent que deux feux. Les sables ont tellement couvert tout ledit lieu qu’il n’y a plus d’habitants. » (Inventaire de la sirie de Lesparre.)

La terre de Lilhan fut apportée en dot à Thomas de Montaigne par sa femme Jacquette d’Arsac, héritière de cette seigneurie. Michel de Montaigne écrit dans ses Essais, publiés en 1580 : « En Médoc, le long de la mer, mon frère, sieur d’Arsac, veoid une sienne terre ensepvelie soubs les sables que la mer vomit devant elle ; le faiste d’aucuns bâtiments paroist encore ; ses rentes et domaines se sont eschangez en pascages bien maigres. Les habitants disent que, depuis quelque temps , la mer se poulse si fort vers eulx, qu’ils ont perdu quatre lieues de terre. Ces sables sont ses fourriers et veoyons de grandes montioïes d’arène mouvante qui marchent d’une demi-lieue devant elle et gagnent païs » (tom. I, liv. xxx).

Cette expression depuis quelque temps et le reste de la phrase semblent indiquer que l’invasion de la mer et des sables, après avoir été lente pendant un temps assez long, (soit les siècles du XIIe au XVIe,) venait tout à coup de s’accélérer. Cela justifierait notre opinion que le déplacement des côtes médocaines s’est fait avec des intensités variables suivant les époques. Cependant il ne faut pas s’exagérer la donnée chronologique du texte de Montaigne sur lequel on a ergoté plus qu’il ne le comporte. Peut-être bien les habitants, mesurant seulement alors le chemin parcouru par le phénomène, s’apercevaient-ils soudain de sa progression.

Après Lilhan, encore des ruines sur la côte : celles du port de Lavardin et du village de Magrepot, emportés par les vagues ou couverts par les sables. Du côté des terres : « la palu de Graïan qui va respondre vers Vendais et Sarxins de trois lieues de longueur ; une demy-lieue ou environ de largeur.

» Auquel lieu ledit seigneur de Sarxins prétend y avoir droit… Les Saintongeois y mènent leur bétail, comme la meilleure herbe et dont ils payent 20 solz pour chacun audit de Sarxins. » (Inventaire).

Au delà c’est Artigue-Extremeyre qui est bien près de disparaître sous la dune ; puis les marais de la Perge, que commence à former un cours d’eau (le Gaul) obstrué par les sables qui ensevelissent le bois Bertrand, et dont il est dit : « Entre Graïan et Vendais, depuis le lieu d’Artigue-Extremeyre jusqu’à Vendais il y a une palu qui contient demi-lieue de largeur et de longueur une lieue et demie jusqu’à Plume, tirant vers le Guâ. Laquelle est le plus souvent inondée d’eau coulant tant de l’estang que d’égout des landes ; laquelle se rendroit bonne par le moyen des susdites réparations et récurement d’Esteys et de canaux. » (Inventaire), Ce village de Plume est certainement celui que Baurein appelle Eslume et dont il dit : « Il y avoit dans cette paroisse (Vendays) un Village appelé Eslume dans lequel il existoit une chapelle du même nom… Mais celle-ci, ainsi que le Village ou elle étoit située, n’est plus connue. Ce lieu, selon les apparences, a été ou couvert par les sables ou submergé par la mer. »

La forêt de Lesparre commence à se démembrer d’une façon sérieuse. Sur la côte, les vagues et les sables l’entament fortement ; ailleurs, les excès des hommes : abus de dépaissance, exploitations exagérées, incendies, lui sont presque aussi funestes que les éléments. Il en est souvent ainsi.

Nous avons noté la disparition des cantons de la Règue et du bois Bertrand. Voici ce que dit l’inventaire de la sirie de Lesparre pour les bois de Teste ou Taste Corneille et Labresquet ou La Bresquette qui subsistent aujourd’hui dans les communes de Naujac et de Vendays; mais il ne paraît pas qu’il y eût alors des métairies : « Les bois de Taste Corneille et forêt de Labresquet sont au midi de Vendais et égarées plus de deux lieues des maisons. Toutefois les paroisses de Cayrac, Vendais et autres les dégradent et dépeuplent. Et les bergers qui mettent le feu aux landes en font brûler la plus grande part pour couper le bois brûlé. A quoy l’on veille de les y attrapper, dont plusieurs ont été punis et payé l’amende. »


Grande forêt du Mont, étang de Cartignac. — Au nord de l’étang de Cartignac (c’est le nom qu’on donnait alors à l'étang d’Hourtin, (Hourtin n’ayant été qu’un petit hameau dépendant de Cartignac jusqu’en 1628), entre cet étang et la mer étaient les bois du Grand et du Petit Mont, formant à cette époque un massif d’un seul tenant et d’une superficie très considérable. Ces bois se composaient d’une futaie irrégulière de pins maritimes, mélangés d’une petite quantité de chênes tauzins, verts et pédoncules. Quelques bouleaux et aunes s’y trouvaient dans les parties humides, surtout près de l’étang et des marais. On en tirait du bois d’œuvre, du bois de feu et beaucoup de résine, comme d’ailleurs de presque toute la forêt de Lesparre. Cette résine se distillait dans des fours assez primitifs maçonnés en forêt même et dont on retrouve des traces fréquentes. Nous avons déjà dit que deux petites portions de ces bois du Grand et Petit Mont, échappées à l’envahissement des sables, grâce aux semis faits sur les dunes vers 1845, subsistent encore sous les mêmes dénominations au nord et au sud du lieu dit Contaut, à l’extrémité nord de l’étang.

« Près des sables est le Petit et Grand Mont, qui sont grands pinadas qu’ils appellent et qui anciennement et selon les anciens titres s’appelaient la Grand forêt du Mont.

» Laquelle est presque toute inféodée, à la charge de ne toucher aux chênes et autres arbres pour bâtir et surtout aux bêtes rousses et sauvages quelles qu’elles soient.

» Près d’icelui est le grand étang de Cartignac admirable à la vérité, lequel prend son commencement près le lieu appelé le Pelous, finissant au lieu appelé Talaris.

» Le parcours de la dite terre, (l’étang), les uns disent contenir en longueur 6 lieues, les autres 5 et une grande lieue de largeur.

» Auquel lieu les anciens disent y avoir eu une ville appelée Luserne.

» Mondit seigneur et Madame ont privativement sur tous autres droit de pêche et nul n’y peut pêcher sans leur permission. Sauf quelques tenanciers qui y ont fait quelques prises ; mais ledit droit de pêche par eux affermés.

» L’eau duquel estang bien que proche et aboutissant auxdits sables, front et grand coste de la mer et qui ne prend aucune eau ou dégout d’aucun lieu, est néanmoins clair et douce comme eau de fontaine.

» La profondeur de plus de 10 brasses et des endroits où l’on dit ne pouvoir trouver fond…

» Portant bateaux de 2 tonneaux pour le trafic des planches de pin et rouzine qui se fait en ladite grande forêt…

» Le poisson le plus fréquent qui se pêche audit estang sont nombreux et grands brochets et de telle foison qu’ils en pourvoient presque tout le Médoc et la ville de Bordeaux. Quant aux carpes elles sont des plus grandes que l’on sauroit voir et comme monstrueuses. Mais elles sentent tellement la vase que difficilement on peut en manger. Il semble que transportées à un autre estaing fait sur la pelouse et gravier, seraient très bonnes.

» Ledit Grand Mont est presque de même étendue et même grandeur que ledit estaing. Duquel se tire grande quantité de rouzine à cause des pins et pinadas qu’ils appellent, dont ladite forêt est garnie et presque toute ameublée.

» Mais les sables la gagnent grandement de jour à autre. De sorte que la plupart des grands arbres sont assablés. Ce qui a fait dire à Vinet, historiographe, que les liebvres en Médoc gissaient sur les arbres, car souvent à la chasse on les lève du gîte sur lesdits arbres. Et les renards y font leurs tanières. » Ce texte, tiré de l’inventaire de la sirie de Lesparre, établit qu’à la fin du XVIe siècle, la communication de l’étang avec la mer était fermée depuis longtemps.

Landes, cultures, droits d’usages et seigneuriaux. — Enfin dans la grande lande qui s’étend entre Vendays et Carcans, Lesparre et l’étang, la forêt se morcelait en une infinité de bois plus ou moins irréguliers et étendus, dits brottiers ou broustiers : « Depuis lesdits monts, estaing et dites Paroisses tenant la plaine vers ledit lieu de Vendais, y a une grande lande qui peut contenir 6 lieues et près de 3 lieues en largeur, compris la susdite lède, le long des sables » dans laquelle y a plusieurs beaux lieux propres à inféoder. El esquels (le seigneur) a faict nombre grand d’inféodations et à plusieurs sujets de ladite terre spéciallement aux habitants de Carcans qui chacun ont pris nombre grand de sedons de landes à eux voisines (la sedon, mesure de superficie, valait 7a 82ca) ; ensemble les habitants dudit Vendais, Maian, Sarnac et à plusieurs desdites autres paroisses.

» En laquelle plaine et étendue de pays sont nombre grands et petits bois revenants qu’ils appellent Brottiers comme ; Lamodenéau sur la lède, le Gartinvideaux, Boribarin, Artiguemeyarre, la Parten, Ardilas, au Puy, Hélin, Grossac, Passedey, Artiguebardin, Pomerette qui s’inféoderont de jour à autre.

» Il y a autres broustiers comme Vignolles, au Tignos, au Bernet, Lagunan, Londa, Lagune, Mauran, Durlagumer, aux Aranguas, le Dehès, qui est entre Luppian et Hourtin, Loubresture contre Ste -Hélène qui s’inféodent aussi et plusieurs prises par cy-devant laides. » (Inventaire).

On remarquera que beaucoup des noms de bois et de lieux donnés ci-dessus subsistent encore de nos jours. (Nous les avons écrits en italiques).

À en juger par la fréquence des inféodations que nous voyons donner par le sire de Lesparre, les habitants de la lande s’occupaient encore assez activement d’agriculture. On lit aussi dans l’inventaire : « Les habitants de Vendais prennent de jour à autre nombre grand de landes pour faire prés… » Malheureusement leur activité s’exerçait trop souvent au détriment de la forêt.

Ils affirmaient avoir des droits d’usage non seulement au pâturage, mais encore au chauffage, bien que leurs titres ne fussent pas très certains : « Les habitants prétendent leur droit d’usage et de chauffage en plusieurs et des plus beaux lieux desdits bois, boscaiges et broustiers. Mais ils ne montrent aucun titre et quand ils en auroient, le dégradement qu’ils ont fait et abus grand commis au droit prétendu, seroit plus que suffisant de leur faire perdre ledit droit d’usaige. Comme les plus mauvais montrent n’en avoir aucun, ayant demandé à inféoder depuis peu de jours lesdits lieux mêmes. » (Inventaire).

Par contre le seigneur prélevait certaines redevances sur les usagers : « Plus le droit que mondit seigneur a de prendre et avoir chacun an à chacune fête dis St  Martin sur les manants et habitants de ladite terre et sirie de Lesparre, tenant porcs en bois et forêts du Mont, en temps et saison de paisson du gland et paisson desdits bois — de chacun porc 12 deniers — sur chaque pourcelle 6 deniers — sur chaque gouret 6 deniers — lequel pacage de porcs vaut au total : 46l 18s. » (Inventaire).

Le seigneur prélève encore sur la récolte résineuse : « … sur chaque quintau de rouzine : 2 deniers — sur chaque quintau de gemme : 2 deniers… »

Le Verdon. — Venons maintenant à la côte fluviale. En remontant le fleuve, nous rencontrons, aussitôt passé la pointe de Grave, le lieu dit le Verdon, qui était alors moins qu’un hameau : « Au susdit lieu appelé le Verdon, dit l’Inventaire de la terre de Lesparre, est la onzième et dernière canau appelée la canau de Soulac distante de celle dudit Talais d’une lieue faisant l’embouchure de ladite rivière de Gironde à la grand mer, allant respondre près du village de Soulac et à un moulin à vent de manant distant d’un quart de lieue de ladite canau,

» Il y a aussi audit lieu une canau appelée Rambau qui n’a entrée dans le pays de la longueur de 600 pas. L’on y descend à pied sec et porte bateau de poix de 10 muids ; en laquelle canau y aborde une barque de 30 tonneaux ; en laquelle font le scel des agrières et qui en provient desdites salines pour être porté à Bordeaux.

» En front desquels lieux est le pasturage des Cabans appartenant auxdits seigneur et dame qui s’afferme à six vingt livres.

» Ils sont beaucoup gagnés par les sables de la mer. D’ailleurs comme étant un abord propre à toute heure et toute saison, abry et havre pour les navires, lointain et distant de 6 lieues du château et ville de Lesparre, lesdits Saintongeois étrangers et malgré lesdits habitants de Soulac ont dégradé et dégarni de bois ledit lieu qui avoit été autrefois, comme l’on dit, une belle fourest.

» Audit lieu de Cabens, pasturage y avoit anciennement comme il y a encore, mais à cause de la distauce desdits lieux, comme dit est, l’on ne peut y surprendre grand nombre de Saintongeois qui y viennent chasser aux furets emportant leurs pleins sacs de counilles (lapins) et même ceux dudit Soulac, de sorte qu’elle est presque toute dépeuplée de counilles. »

Ce pâturage des Cabens, dont on n’a plus souvenir maintenant, se trouvait dans la plaine des Logis de Grave. La description ci-dessus rapportée l’indique et sur la carte de Belleyme (1786) ce hameau des Logis est dénommé : Logis de Caben.

Les relations entre les deux rives de la Gironde étaient fréquentes. On voit que l’auteur de l’Inventaire se plaint amèrement des déprédations que les Saintongeois commettent sur les bois et sur le gibier. Il renouvelle ses doléances à propos de la pêche. Sur ce point-là ces Saintongeois ne sont pas plus scrupuleux. Du reste, les troubles de l’époque et l’éloignement de Lesparre les favorisent. Le hameau du Royannais a pour origine une colonie venue de la rive opposée. Des sauniers de Marennes vinrent pour exploiter les marais salants du Verdon.

Soulac, les moines et le sire de Lesparre. — Au delà nous retrouvons Soulac que l’Inventaire nous montre bien du côté du fleuve, comme nous l’avons établi plus haut. « Le long de la rivière de Gironde est la courtine de Soulac lieu ancien de pêche de la juridiction de Lesparre, accoutumé par ci-devant d’être toujours affermé… » Le mot courtine signifie ici une « sorte de petit parc formé par des filets tendus sur des piquets », comme le définit Littré. (La pêche de la courtine se faisait jusque vers 1840 dans le bassin d’Arcachon.)

Soulac est en décadence. Le fleuve s’est éloigné d’elle, les vases qu’il recouvrait se sont exhaussées et converties en marais salants et terres ou prés salés, traversés par un chenal qui relie encore le port au fleuve, mais qui tend à s’envaser ; à l’ouest, les sables s’avancent précédant l’Océan lui-même. D’autre part, nous sommes à la fin du XVIe siècle : les inondations de la Gironde, cause des remblais exécutés dans l’église, et les guerres de religion bouleversent et ruinent Soulac comme le Médoc ; l’abbaye tombe en commende et de douze moines qu’elle contenait autrefois, il n’en reste plus que deux ou trois, encore négligent-ils leur église et leur monastère au point d’amener des réclamations de la part des habitants.

Au nord, à l’ouest et au sud de la ville, les terres sont affectées à diverses cultures et s’entremêlent de quelques petits bois ; mais la mer et les dunes les réduisent de plus en plus. Parmi les bois sis au nord de Soulac, citons la futaie de chênes de St -Nicolas de Grave, dont il sera question un peu plus loin, et le bois d’Esteort ou de Lestor. Ce dernier est un taillis de chênes irrégulier et très fourré, dans lequel les gens du pays prennent des harts, ce qui lui vaut son nom (du patois estor, lestor, hart, ramille qu’on tord pour en faire un lien). À l’est, dans la palu autrefois couverte par le fleuve, sont de nombreux marais salants et quelques pâturages.

La suzeraineté de ces territoires se divise entre l’abbé de Soulac et le sire de Lesparre. Mais la limite des deux juridictions est sinon ignorée, du moins souvent méconnue, et c’est une source de difficultés et de tracasseries sans fin entre les deux seigneurs. Chacun d’eux prétend restreindre l’autre.

Écoutons le baron de Lesparre :

« Auquel lieu est le bourg de Soulac, assis sur un recoin visant ladite grand mer, lequel est limité de 4 croix près dudit bourg.

» Duquel le vol d’un chapon entrerait toujours et de tous costés dans la terre de Lesparre. » (Le vol d’un chapon était une ancienne mesure locale valant environ 100m ; cela voudrait dire que Soulac était une enclave de 100m seulement de rayon dans la sirie, mais cela semble bien exagéré.)

« Ledit bourg estant et appartenant en titre de prieuré qui est depuis 1582 Monsieur d’Ax, dans lequel et non ailleurs, il a haute, moyenne et basse justice.

» Et tous les habitants d’icelle qui ont bien assis desdits environs et paroisses dudit Talais, sont, comme dit est, tenanciers de mesdits seigneur et dame, tant des salines et ailleurs.

» Lesdits habitants de Soulac prétendent avoir privilège de couper bois pour leur chauffage et mêmement pour leur four banal, qu’ils ne peuvent chauffer sans le prendre dans ladite terre de Lesparre, Et étant, comme dit est, si lointains se sont ainsi licenciés de dégrader lesdits bois et dépeupler ladite garenne de counils.

» Il y a la saline appelée les Places, possédée par Manaud, la saline de Guirauton de laquelle Comminge fermier a componu comme l’on dit à 250 livres — qu’ils ont tous laissés tomber en friche et depuis en pasturage pour raison dequoi il y a depuis procès contre les susdits. » (Inventaire).

Le sire de Lesparre prélève un droit sur les salines : « A et lient mondit seigneur au lieu de Soulac dedans ses terres et seigneurie de Lesparrois, 2 pièces de terres salées dont l’une est appelée Port Lairon et l’autre le Mebo 25l 17s. — A et prend mondit seigneur les agrières de terres salées de Soulac valent par an 12 muids de sel à 20 sols l’un ainsi que se vend chacun an audit lieu de Soulac : 7l 4s. » (Inventaire).

De fait en 1399, Gaussens de Mons, bourgeois de Soulac, consent au sire de Lesparre une reconnaissance pour « quarante ayres de terres salées scizes aupré de Soulac, lieu appelé Gorbelhon ; » (Aujourd’hui Gourbillon). En 1490, Jean de Borde consent reconnaissance pour une pièce de terre salée « « appelée de Gurpissous ! ». En 1529, Arnaud Maurend vend à Pierre Couchard plusieurs pièces de terres, au lieu dit « prairie de la Porte et Mailles » à condition de payer 22 sols de cens et rente annuelle au seigneur de Lesparre.

Ce dernier prétend exercer pour toutes les côtes de sa seigneurie, y compris celles de Soulac, « privativement sur tous autres, tout droit de naufrage, qui arrive fort souvent pour lesdits lieux du Pas des Asnes et autres endroits de ladicte coste… Les sables mêmement sont périlleux. » (Inventaire). Et ce droit s’exerçait sur tout ce qui tombe à la côte : épaves, navires, ambre gris, poissons, baleines, etc…

Toutes ces prétentions paraissent exagérées, si l’on se reporte à l’acte de donation de Soulac aux Bénédictins de Bordeaux. Voyons ce qu’opposent les moines.

On lit dans l’Estat des droicts et appartenances du prieuré de Nostre-Dame de Soulac, déjà cité :

« A ladite ville et église de Soulac fut donné avec toutes les appartenances des boys, la pinède, les montagnes, les prés, marais et salines et toutes justices avec le droit de pesche et tous aultres droits. Lesdits religieux depuis ladite donation sont seigneurs hauts, moyens et bas de tout le terroir de jurisdiction dudit Soulac dans toute l’estendue cy-dessus spécifiée et tous les habitants de temps en temps leur ont rendu les homages de fidélité. »

Le même document porte que les religieux ont « droit de censière lods et ventes sur les biens, terres et vignes, prés et salines, boys et maisons dudit Soulac » — « le droict d’agrière… le droit de pesche, considérable à raison de la pesche des huîtres qui se faict à la pointe de Soulac… le droict de naufrage et espave sur la coste de la mer, durant toute l’estendue jurisdiction dudit Soulac durant deux grandes lieues et demy… »

Il ajoute : « lesdits religieux ont un four banal …, le seigneur de Lesparre, par transaction de l’an 1195, est obligé de fournir le bois pour le chauffage dudit four… appartient auxdits religieux les dixmes de tous gains, gros et mesmes vins, aigneaux et aultres choses subjettes à dixmes… ensemble la dixme du sel.

» Item… luy appartient les bois et pastures de St -Nicolas dans ledit terroir de Soulac de contenance deviron une grande demy lieue » ou trois quarts. Il y a des arbres de haulte fustaye que l’on peut couper et valent environ huit cent escus. »

Dans son chapitre sur les droits que le monastère de Ste -Croix a sur Soulac, Dom Abadie s’exprime ainsi :

« Il est certain et indubitable que la iustice haute, moyenne et basse appartient au prieur de Soulac dans le lieu, territoire et iuridiction dudict Soulac. Et s’estend ladite iuridiction despuys la pinède jusques à la poincte de Soulac et despuis la poincte jusques au port de Thallas et tout le long du canal dudict Thallas jusques aux grandes montaignes de sable et à la mer de Gironne. Ce qui se preuve par les hommages rendeus en divers temps et par advis contradictoire donné contre la dame de L’Esparre par lequel elle feut condamnée à faire replanter les fourches patibulaires que ledit seigneur de Soulac avoit fait planter au pont de Thallas extrémité de sa iuridiction et n’a point esté troublé dans l’exercice de sa iustice dans toute l’estendue de ladite iuridiction que despuys quelques années que les officiers de L’Esparre ont voulu terminer la iuridiction dudict prieur aux quatre croix du lieu de Soulac, ce qui n’a peu induire prescription, ledict seigneur de Soulac ayant toujours faict ces actes au contraire et s’estant tousiours maintenu dans la iouissance de ladite iustice dans toute ladicte estendue, malgré les efforts desdicts officiers.

» Le dict seigneur de Soulac a le droit de créer les officiers, comme lieutenant, greffier, procureur, sergent.

» Audict seigneur de Soulac appartient encore le four banal dans ledict lieu de Soulac… Si le seigneur de L’Esparre s’acquittoit présentement des obligations qu’il a de fournir du bois pour le four banal suivant la transaction de 1195, il vaudroit cent escus de revenu pour le moins et ne vaut présentement que 200 livres de rente… Les rentes se montent à 40l 10s en argent, 1 barrique de vin et 3 poules…, plus est deu au sacristain et infirmier de Saincte Croix 3l 6 blancs en argent et 1 boisseau de sel de rente foncière sur deux salines.

» Appartient encore au prieuré de Soulac le droit d’agrière au quint des fruits sur diverses salines, vignes et terres, jusques au nombre de 61 pièces… et 3 autres pièces, l’une au sixain, l’autre à huit, l’autre au dix.

» Le droit de pesche appartient aussi au seigneur de Soulac, où est à remarquer que la pesche des huîtres se fait dans la iuridiction du prieur qui peut faire passer 3 muids de sel et les apporter dans Saincte Croix sans payer aucun subside…

» Appartient encore audit prieur le droit d’entrée, mesurage et boucherie, comme aussi le droit de naufrage contre lequel le seigneur de L’Esparre ne peut prétendre prescription… Ledict droit se preuve par le tiltre de la donation faicte dudict Soulac au monastère de Saincte Croix…

» Et doibt aussi ledict seigneur de L’Esparre au seigneur prieur de Soulac vingt-quatre lapins de rente annuelle pour raison de certains lieux qu’il tenait, de luy suivant la transaction de 1195.

» Item appartiennent encore audict seigneur plusieurs vacances de bois marets et aultres qu’il peut donner à fief nouveau. »

La transaction de 1195 à laquelle font allusion les documents précédents est intéressante en ce qu’elle établit que les moines de Soulac et le seigneur de Lesparre avaient des droits et devoirs réciproques. Elle avait pour objet les points suivants :

Les religieux remettent au seigneur de Lesparre la dîme des moulins et salines qu’il possède à Soulac. En retour le seigneur leur accorde pour toujours la moitié de cette même dîme, plus la moitié d’un revenu annuel de 200 sols et la saline qu’il a au port Larron. Il leur donne en outre le droit de s’approvisionner dans ses bois pour le chauffage de leurs fours, et s’engage à payer chaque année pour dîme 24 lapins de sa chasse. Enfin, il veut que l’église de Soulac jouisse de la moitié des revenus de la place qui est devant elle, à charge d’entretenir un cierge pendant le carême et jusqu’à l’octave de Pâques.

Comme on le voit, les possessions des deux parties étaient assez mêlées, ce qui explique leurs continuels différends.

Littoral fluvial. — Mais laissons abbé et baron se disputer et achevons notre visite rapide de la côte fluviale.

Après Soulac voici Talais ou (Thallas) surgissant entre des marais, des palus et les bords vaseux du fleuve. L’inventaire de la sirie de Lesparre en dit : « Depuis ladite canau de Talais jusqu’à la dernière canau qui est celle de Soulac, distante d’une lieue, sont les lieux sur le limon de ladite rivière appelés Crassa de Talais, Crassa de Soulac où les insectes, cubasseaux, chevrettes, couthoies se pêchent.

» Et il se voit à bord à ladite pêche à chacune marée pour une fois 50 batteaux sur lesdits lieux. Et n’est permis d’y pêcher que par permission de Monseigneur et Dame. Il faudroit toujours néanmoins tenir main forte et garde sur lesdits lieux d’hommes armés d’arquebuses et nombre de bateaux difficilement pourroit l’on empocher lesdits Saintongeois qui y viennent pêcher à si grand nombre et dont ils provisionnent presque tout Bordeaux de ladite pêche des susdites choses. »

À propos de pêche il convient d’en noter une qu’exerçaient jadis dans la mer de France, paraît-il, les pécheurs gascons, mais dont ils seraient bien empêchés aujourd’hui : celle de la baleine. En 1290, le seigneur de Lesparre réclamait une baleine échouée à la côte et qui avait encore un harpon au flanc (Recueil des actes de Rymer). Un acte de 1315 relate un fait semblable. Cleirac dans son Traité des us et coutumes de la mer (1661), insère une charte de la Comptablie de Bordeaux dans laquelle on mentionne des baleines échouées à la côte de Lège et de Buch avec les harpons dont elles sont blessées et il décrit cette pêche : « La pêche de la baleine, qui fréquentoit pour lors nos parages, dit Baurein, étoit une autre source de richesse pour ce même pays. » Mais, ajoute-t-il, « on ne fait plus depuis longtemps d’autre pèche sur nos côtes que celle du poisson de marée. »

L’inventaire de la sirie de Lesparre dit encore: « L’Estey de Talais… est à une lieue de la canau de St  Vivien. Sera remarqué qu’audit lieu il y a de belles prairies où il se pourroit faire de beaux prés enfermés qu’ils appellent barrails. Le lieu de Talais se pourroit augmenter de beaucoup par le moyen des prairies. Ce que l’on avoit commencé faire aux années 1580 et 1581… »

Sur toute cette côte fluviale, on retrouve d’anciennes dérivations de la Gironde transformées en marais, puis en palus, qui servent de pâturages et qui sont traversés par de grands chenaux se déversant dans le fleuve et venant de fort loin, souvent par exemple de Vensac, Lesparre et au delà. L’inventaire en compte onze depuis l’estey de St -Vincent (Trompeloup) jusqu’à l’embouchure du fleuve. Dans ces chenaux pénètrent des barques pour le commerce du poisson, du sel, etc.

« Elle (la 9e canau) se trouve au lieu appelé St -Vivien… Auquel lieu il y a une grande palu qui va respondre à celle de Cayrac… et l’une palu correspondant à l’autre de sorte que par les deux bouts aboutissent à ladite rivière de Gironde. C’est ce que l’on dit et comme a esté dit ci-dessus par l’ingénieur que les bateaux pourroient venir au chasteau de Lesparre. »

« … L’isle de Jau se trouve sur la rivière de Gironde… >

Le plateau de Jau-Dignac-Loirac figure encore comme île sur une carte de 1742 avec cette mention : Isle de Jau ou Petite Flandre. Au XVIe siècle, il était réellement séparé du continent par de larges marais et de profonds esteys qui lui méritaient parfaitement la qualification d’île.

« (La 8e canau)… est au lieu-dit Pont de Guy distant de demi-lieue de la rouille de Balirac… la plus grande partie des eaux de la grand Palu qui va respondre près du chasteau de Lesparre s’écoulent à ladite canau, laquelle Palu dure 2 lieues et demie de longueur jusques au chasteau de Lesparre et de largeur une lieue. Ladite canau autrefois et du temps que le Président Mulet étoit baillif a été comme l’on dit fossoyée la longueur d’un quart de lieue. Laquelle si elle eust été parachevée de fossoyer, le seigneur de Lesparre auroit tiré grand profit par l’abonnissement de celle-ci, tant par le plantement d’aubarèdes qui se pourroit faire, que par nombre grand d’inféodations. » Les aubarèdes étaient des saussaies.

» Tirant devers Lesparre qui sont les grandes eaux et cinq ou six ponts, est la paroisse de Cayrac. Près de Lescapon sont aussi de grands abords de palus, il y a semblablement cinq ou six ponts. » (Inventaire).




XVIIe Siècle.



L’état des côtes médocaines au XVIIe siècle nous est indiqua par les textes et les cartes géographiques de l’époque. Parmi ces dernières, il en est une des plus curieuses et des moins connues que nous avons déjà citée ; elle appartient aux archives de la Conservation des Forêts à Bordeaux, elle paraît dater de 1650 et être une copie de la carte de Blaw (1638) ; son échelle est probablement de 2 pouces anglais pour 1 mille de 1 760 yards, soit 1/31 679 (1 760 yards = 1 609 mètres).

En général, tous ces documents sont loin d’offrir une exactitude absolue, et les cartes les meilleures en apparence renferment bien des erreurs. Il n’y faut donc voir que l’ensemble et non y chercher la correction des détails.

Une remarque première à faire, c’est que la silhouette générale des côtes tant fluviale que maritime est la même qu’à notre époque ; seulement ses proportions sont plus larges, les pointes plus saillantes et plus nombreuses, au moins du côté de l’Océan. Cela doit être, les progrès de la mer s’ accentuant d’année en année et n’ayant pas alors modifié aussi profondément les lignes des rivages.

Observation analogue pour tes dunes, qui occupent tout le littoral maritime ; mais elles ne pénètrent pas si loin qu’aujourd’hui dans l’intérieur du pays.

Par contre, les eaux du fleuve couvrent encore beaucoup de terrains actuellement asséchés et sa rive est un peu à l’ouest de sa position actuelle.

L’îlot de Cordouan est assez étendu. Les cartes le représentent ordinairement très allongé dans le sens du S.-E. au N.-O., avec deux petites ramifications rocheuses de chaque côté orientées de même. Berey nous a laissé une intéressante, sinon très fidèle reproduction de Cordouan datée de 1669 et qu’il a gravée dans le coin d’une grande planche représentant une vue panoramique de Bordeaux à l’époque. On voit le phare, d’une architecture très ornée, bâti sur une pointe de l’îlot et présentant un côté de sa base aux lames de l’océan. Du côté opposé, au pied même de l’édifice, est un petit groupe de bâtisses. L’île émerge assez haut au-dessus des eaux, surtout à l’extrémité opposée au phare où s’élèvent une tour polygonale et une assez grande maison.

La Pointe de Grave, où l’abordage est facile, dit la carte de Blaw, est large, arrondie et avance bien plus en mer qu’actuellement. La profondeur maximale de l’eau tout contre la rive est de 33 pieds ou 11m (tandis que le gouffre qui s’y creuse de nos jours atteint déjà 26m). Toute la pointe est sablonneuse. Mais on constate que le terrain occupé aujourd’hui par les dunes du Rocher était, avant le XVIIe siècle, à l’état de marais salants. Comme tout à côté, à l’est, sont les marais considérables du Logis dont le chenal se déverse dans l’anse de l’Aigron (aujourd’hui de la Chambrette), cela confirme la thèse de M. Goudineau sur la formation accidentelle de la Pointe de Grave et sa nature de terrain de transport. (Voir plus haut page 23).

Au sud, dans les sables, est une petite dune à côté de laquelle la carte de Blaw met la mention suivante : Chapelle de St -Nicolas à présent ruinée, ancienne Paroisse.

La rive maritime présente successivement : la pointe du grand Terrier, la pointe de Jean du Soau dont les rochers de « St -Nicolas » ou « d’Usseau » sont aujourd’hui les restes ; puis la pointe d’Esteorte ou de Lestor, à la hauteur du bois du même nom. Ce bois, où nous voyions aux siècles précédents les gens du pays s’approvisionner de harts, s’ensable de plus en plus et disparaîtra bientôt sous une grande dune aride qui conservera le nom de Lestor. Entre ces deux pointes d’Esteorte et du Soau est une baie très peu dessinée, l’anse du Saurtou, qui deviendra l’anse bien approfondie des Huttes.

Sur le fleuve, après l’anse de l’Aigron, se trouve la pointe du même nom, moins allongée qu’aujourd’hui et d’où part la patache ou bateau qui fait le service entre la côte du Médoc et celle de Saintonge. Le hameau du Verdon n’est alors constitué que par les quelques habitations appelées maintenant les Grandes Maisons ; plus au sud un vaste espace triangulaire, occupé par les marais salants du Verdon et de Soulac, au milieu desquels serpente un fort chenal qui porte ce dernier nom. Sur ce chenal, la carte de Blaw indique un port, reste de celui de Soulac. Au sommet ouest du triangle se trouve cette ville.

La même carte de Blaw donne le plan détaillé de celle-ci. On y remarque, parmi d’assez nombreuses maisons dont quelques-unes importantes, l’église et auprès d’elle un moulin élevé sur une butte ; seuls ces deux édifices survivront à l’ensablement. Il est intéressant de voir qu’à cette époque les dunes arrivent contre l’église. La ville, sans doute primitivement bâtie autour de la basilique, qui en était le centre, n’existe plus qu’à l’est de cet édifice, le laissant sur son bord occidental. C’est l’emplacement occupé actuellement par la dune qui porte le monastère et le passage à niveau de la voie ferrée. Le fait suivant corrobore le témoignage de la carte : en 1894, lors du creusement d’un puits au chalet que M. Daniel a fait bâtir sur celle même dune en face du couvent, les fouilles ont découvert des matériaux de construction. Ces derniers appartiennent évidemment aux maisons de l’ancien bourg, enseveli sous la dune en question. Du reste, plusieurs personnes attestent encore aujourd’hui que les habitations de leurs ancêtres sont bien sous cette dune.


Soulac en 1650. Extrait de la carte attribuée à Blaw.

Des chemins relient Soulac au Verdon et à son port. Soulac communique avec le sud par le chemin de Bordeaux qui passe aux Ponts de Soulac et de Talais et à Talais même, et par un autre moins important, le chemin du Roi, qui passe à Lillan. De ce village, il ne subsiste plus qu’une métairie et de petits bois, le reste est ensablé.

Au sud-est de Soulac et entre les chemins de Bordeaux et du Roi sont les marais et pacages de Soulac, Lillan, Grayan, Talais, généralement inondés. Au sud-ouest, les sables continuent mélangés de lettes marécageuses.

En descendant le littoral vers le sud, on rencontre, à la hauteur de Soulac, la Pointe et passe du Bols de Grignon ou l’Église (carte de Blaw), dénomination qui est un souvenir de l’ancienne pignada appartenant à l’abbaye et disparue ; puis plus bas (même carte), les Vestiges du cimetière de Fagion, peut-être vestiges de Noviomagus ? — toujours plus au sud, la pointe et l’anse de la Leudon, appelées aussi pointe et anse de Luden de Pinadas, en mémoire encore de la pineraie des Bénédictins, ensuite la pointe de Batsable, notre Négade actuelle ; puis l’anse d’Anglemar ou port des Anglots, dont la carte de Blaw marque l’emplacement au lieu dit aujourd’hui le Gurp et ajoute que le nom rappelle le débarquement de Talbot sur ce point en 1452 ; enfin la pointe de Lavardin à l’endroit appelé maintenant Mât de la Pinasse et où l’on a vu à basse mer des murailles en ruine, restes de l’ancienne ville du même nom. Les dunes sont bordées à l’est par des marais plus ou moins inaccessibles et des landes inondées, au milieu desquels est l’étang de la Barreyre ou de Piquéou et qu’interrompent seulement les terres un peu eslevées sises au couchant de l’Hospilal.

Plus loin, à l’est des Sereins, à la place de la dune de la Canillouse pas encore bien formée, sont le bois et le moulin de Extremeyre ; le village d’Artigue Extremeyre, que nous avons vu florissant et possédant un prieuré, est tout à fait perdu.

Ce que l’on nomme maintenant lède de Montalivet est appelé quartier aux Gaulles, à côté est la passe des Gaulles. Le nom du ruisseau de Montalivet, le Gaul, vient sans doute de là. Il arrosait ce quartier aux Gaulles. La dune le Viney (ou la Vigney) est déjà formée, À l’est se trouve l’emplacement de Maine Monot, autrefois village. Puis dans la lande on trouve successivement les bois de le Terot, Tignoux, Grimont, la Bresquet avec la passe du même nom. Celui de la Bresquet est connu ; de celui de Tignoux, il reste encore quelques boqueteaux au lieu dit Quayrchours indiqué plus tard carrefour des Tignoux sur la carte de Belleyme (1786).

La côte, au sud du quartier aux Gaulles, est coupée par l’estuaire de la rivière d’Anchise que Jeanszoon, très optimiste, signale en 1625 comme havre profond à marée et propre aux grands navires à haute mer. Cependant les sables le réduisent et gênent le cours de la rivière. Ils envahissent et détruisent le bourg d’Anchise, et bientôt la navigation oubliera ce dernier point accessible de la côte. Un peu plus loin, au lieu dit St -Nicolas, est un marais large d’environ 200m, au milieu duquel un chenal envasé écoule lentement une partie des eaux de la région que ne déverse pas l’Anchise.

Le littoral au sud de l’Anchise ne présente plus qu’une immense étendue de dunes arides en progression vers l’est. La région aujourd’hui dénommée le Junca et le Pin-sec s’appelle alors quartier des fontaines. Le sol de cette région recouvre en effet une nappe d’eau douce souterraine supportée par l’alios ou l’argile et qui aujourd’hui alimente les puits des habitations et les nombreuses sources qui suintent à la côte. Puis on trouve sur le rivage : le truc des Negas, en face du point devenu plus tard le Flamand ; le truc de la Barre un peu au sud ; enfin, aux environs de la Malicieuse, le truc ou butte de la Caraque, ou échoua, dit la carte de Blaw, 6 vaisseaux portugais, ou il y avoit des richesses Imanses et un prince qui fut tué par les habitans du payis et aussy une partie de ses gens. Ce truc de la Caraque est mentionné ailleurs dans deux procès-verbaux de bornage de la seigneurie de Castelnau, datant, l’un de la fin du XVIIe siècle, l’autre de 1783. Le premier porte : « jusqu’au lieu appelé présentement le grand vaisseau de la Caraque qui fait séparation de la côte de Lesparre et de la dite terre de Castelnau. » Mais aujourd’hui toutes ces dénominations sont oubliées, comme la mésaventure du prince portugais et de ses richesses « Imanses ».

Au bord oriental des dunes subsistent encore quelques débris des anciennes forêts du littoral : le bois de Barbarieu (nom de même origine sans doute que Belsarieu), enseveli plus tard sous les dunes de Sargenton et de Labernade dont la partie la plus saillante au levant est alors appelée le Portet, sable qui avança continuellement et qui comble les marais (carte de Blaw) ; les bois du petit et grand Mont, dénommés autrement Forest ou montaigne de Cartignac et qui forment encore une longue bande d’un seul tenant ; le Petit Grener au lieu dit actuellement les Bahines ; enfin le petit bois de Matignon : qui ne disparaîtra que vers 1810, laissant son nom au canton (Extrémité est du garde-feu de la Gemme, limites des forêts d’Hourtin et Carcans).

L’étang d’Hourtin et Carcans, appelé également étang de Cartignac ou de Ste -Hélène, présente sur sa rive occidentale des découpures bien plus nombreuses mais moins accentuées qu’aujourd’hui. Les principales sont : la pointe du Courberey notre Piqueyrot actuel, mais beaucoup moins allongé, la pointe Beranouil aux Bahines et la pointe Babila ou Balbise à côté de laquelle la carte de Blaw indique l’emplacement de l’ancien boucaut de l’étang. Sur la rive orientale se trouve le chenal de Lupian à l’entrée duquel la carte de Blaw porte : Ancien port — La tradition assure que dans cet endroit il y avait une ville appelée Louvergne ; sur le bord droit du chenal, cette même carte marque le marais de Louvergne, très profond et, en amont, la fontaine, le passage et le moulin de Lupian. Au sud sont la chapelle de Ste -Hélène à moitié submergée et la berle voisine. À son extrémité nord, l’étang se prolonge en une suite de lagunes et de marais inondés. Il en est de même à sa partie méridionale et ces marais traversés par le ruisseau des Etangs vont rejoindre l’étang de Lacanau.

Cependant les deux lacs restent bien distincts et ne sont pas réunis en un seul, comme l’indiquent à faux certaines cartes du temps. Celles-ci dénomment ce lac unique : Etang doux de Médoc et lui attribuent 5 lieues de long, ce qui n’est précisément que la longueur de l’étang d’Hourtin seul. Cette grosse erreur de mesure suffit à démontrer l’inexactitude des cartes en question. La carte de Blaw, elle, donne bien les deux lacs séparés.

La lande est à cette époque très souvent couverte par les eaux. Les principales localités en sont Vendays, Naviac (ou Naujac), Magagnan, Cartignac, le Port, Hourtin qui vient de se fonder, après la ruine de Sainte-Hélène (1628), sur l’emplacement du parc à vaches d’un pâtre nommé Hourtin (de stercore erigens pauperem), Pey d’au Camin, Carcans, etc.


XVIIIe Siècle.


Au XVIIIe siècle, l’océan et les sables continuent leur œuvre de ruine et de désolation ; le déplacement des rivages du Médoc s’accentue encore davantage dans le sens que nous avons déjà indiqué : avancement de la mer, recul du fleuve.

Pointe de Grave. — La Pointe de grave, entièrement sableuse, est fortement attaquée par les vagues. La carte de Bellème nous montre, en 1786, à l’extrémité : la balise de la Pointe ; sur la rive maritime : les ruines de la batterie du fort Grave, et sur la rive fluviale : les ruines de la batterie du fort Chambrette, toutes sur le point de s’abîmer dans les flots.

Cependant, le rocher de St -Nicolas ou d’Usseau ou du Sand (toutes ces dénominations se trouvent sur les anciennes cartes), est moins détaché de la terre ferme et moins affaissé qu’aujourd’hui. Vis-à-vis du rocher, la dune qui porte maintenant le sémaphore est à peu près constituée. Elle s’appelle Montagne de Jean du Saud, la plus haute de toutes. (carte de Magin 1771).

Du côté de la Gironde, le mouvement d’exhaussement et de colmatage du sol se poursuit. Les marais du Logis sont définitivement séparés du fleuve par un cordon de sables et ne s’y déversent plus que par un étroit chenal,existant encore, qui débouche près du Verdon. La vaste plaine, à l’est de Soulac, est encore très marécageuse, mais les prairies s’y substituent peu à peu aux marais.

À cette époque, on bâtit la chapelle du Verdon pour assurer les secours de la religion aux marins faisant escale dans la rade. Elle est édifiée en 1731 et placée sous le vocable de Notre-Dame de Bonsecours et St  Louis. Les sommes nécessaires pour son érection, son entretien et les émoluments du chapelain, sont d’abord fournies par une taxe créée en 1712 sur les navires sortant de la Gironde. Puis, en 1731, un arrêt du Conseil supprime cette taxe et met l’entretien de la chapelle et du chapelain à la charge de la caisse de Cordouan. Tout cela n’a pas lieu sans protestations de la part des bénédictins de Ste -Croix, seigneurs de Soulac, et « curés primitifs et décimateurs » de toute la paroisse, qui s’écrient dans un mémoire rédigé vers 1710 : « Et voilà d’abord une autre paroisse succursale établie dans un hameau où il y a des huguenots en plus grand nombre, il n’y a que des cabaretiers où on fait de grandes débauches. »

Disparation de Soulac. — C’est vers le milieu du XVIIIe siècle que disparaît le bourg de Soulac. Nous l’avons vu, au siècle précédent, réduit de moitié, n’occupant plus que l’emplacement situé à l’est de l’église. À l’époque dont nous parlons, les sables l’envahissent de plus en plus et les habitants sont contraints les uns après les autres d’abandonner leurs maisons englouties. Ils vont fonder le Jeune Soulac. La mémoire que nous citions tout à l’heure au sujet de la chapelle du Verdon dit : « Les 2/3 des maisons et terres du bourg de Soulac sont déjà dans le sable, la grande église en est déjà entourée et humide. »

L’ensevelissement de la basilique est assez lent, en raison des dimensions de l’édifice. Dès le début du siècle, le seuil du portail, ouvert dans le mur occidental au XIVe siècle, s’élevait de 1 mètre au-dessus du dallage intérieur. Le sable menaçant la façade et les côtés, on remblaye le sol intérieur et la porte du XIVe se trouve de plain-pied avec celui-ci. Plus tard, le flot de sable montant toujours, on mure cette porte et l’on ménage une entrée dans le transept nord. Mais les sables finissent par envahir ce point lui-même et restent maîtres de l’édifice que prêtres et habitants doivent abandonner.

Par acte passé à Soulac le 16 février 1744, par-devant Me  Cruon, notaire royal, le curé et les habitants de Soulac exposent que les sables couvrant l’église et empêchant d’y pénétrer, ils avaient voulu la démolir et transporter les matériaux en un lieu convenable pour en rebâtir une autre nouvelle. Mais la Chambre de Commerce de Bordeaux ayant représenté au Ministre que, la cage du clocher de l’église étant une balise indispensable à la navigation, il fallait laisser subsister l’église, « M.  le Ministre, porte l’acte, aurait fait offrir auxdits habitants par Mgr  l’Intendant de Bordeaux la somme de 10 000 livres pour les indemniser desdits matériaux… Les habitants ont délibéré tous d’une voix unanime de faire comme ils font par le présent acte, cession, abandon et transport de ladite église en faveur et au profit du Roy pour en disposer ainsy et comme il trouvera à propos, moyennant ladite somme de 10 000 livres à eux offerte et pouvoir retirer les matériaux qui ne sont pas nécessaires pour la conservation de la cage du clocher… »

Dans un acte passé devant Me  Despiet, notaire à Bordeaux, le 3 juin 1744, cette vente est ratifiée par le « révérend père dom Cézar Arribal, prieur de l’abbaye de Ste -Croix de Bordeaux, congrégation de St -Maur, agissant en qualité de procureur constitué du révérant père dom Jean-Louis Secousse prestre religieux de ladite congrégation de Saint-Maur et prieur titulaire du prieuré simple et régulier de Notre-Dame de Soulac,… ». Les matériaux de la vieille église étaient estimés 30 582 livres. Le roi ajouta à titre gracieux 500 livres aux 10 000 stipulées au marché ci-dessus.

À 70 mètres environ au sud-est de l’abside de l’église, sur un petit tertre, se trouvait un moulin à vent qui servait aussi de balise pour la navigation. En 1756, le baron d’Arès, son propriétaire, est obligé d’entretenir deux attelages de bœufs toute l’année pour déblayer le moulin. Ce dernier a été démoli dans la suite, en 1858, pour fournir des matériaux d’empierrement au chemin qui passe aujourd’hui devant le monastère, presque sur son emplacement, reliant Soulac à la grand’route.

Dès 1771 (carte de Magin), les sables couvrent entièrement Soulac et les alentours ; les nefs de l’église sont combles, seuls le clocher et le moulin voisin émergent de ce désert de sable.

Baurein, dans ses remarquables Variétés Bordelaises, a consigné de précieux renseignements sur ce point intéressant du Bas-Médoc.

« On observera que les sables qui ont couvert l’église de Soulac, et qui, pour cette raison, fut abandonnée en l’année 1774, l’ont déjà outrepassée, et qu’ils continuent à s’avancer vers le levant. Il y a des temps où cette église paroit à découvert ; mais des nouveaux sables que la mer dépose continuellement sur nos côtes et que l’impétuosité des vents accumule en montagnes, la couvrent de nouveau… Il n’est pas nécessaire de s’étendre sur les suites déplorables des progrès des sables : une étendue immense de champs autrefois fertiles, couverts depuis longtemps par les eaux des marais, ou qui n’offrent plus qu’une surface stérile, et qui sont changés en affreux déserts, parlent plus puissamment que tout ce qu’on pourroit dire, et démontrent la nécessité de chercher des moyens pour prévenir la perte totale du pays des Landes… »

« … Ces sables s’avancent dans les terres et changent quelquefois de local, en sorte qu’il y a des temps ou cette ancienne église paroit en partie découverte… Cette Église,… qui ne se trouve plus qu’à la distance d’un demi-quart de lieue de la mer, ou de quatre cent soixante-quinze toises ». (926 mètres.)

« Celle-ci étoit située sur une hauteur, dont le fond paroissoit ferme et solide. Les anciens habitants de cette Paroisse prétendoient que les terres situées au midi, couchant et nord de cette Église formoient autrefois une vaste et fertile plaine, d’un terrein inégal et mêlé de monticules, de pays plat et de quelques marais. On n’y voit maintenant qu’un pays aride, désert, un pays couvert de dunes et de sables, de différentes élévations et de diverses consistances, que la mer a déposés sur ses bords, et que les vents ont transportés et accumulés dans cette plaine. Ces sables ont entièrement couvert l’ancien bourg de Soulac qui étoit considérable. On ne voit plus autour de l’ancienne Église, qui étoit située dans le bourg, que des pierres, des briques éparses çà et là, des fondements de maisons et moulins à vent… Les sables font tous les jours de nouveaux progrès. Ils ont déjà gagné un quart de lieue de terrein entre l’ancienne et la nouvelle église… »

« … La paroisse de Soulac est en plaine ; en général le terroir y est assez gras ; mais les sables, qui s’avancent continuellement sur » la partie qui est en culture, font que ce terroir devient sablonneux ; le restant est marécageux ou terrein de palu. La partie marécageuse est très coupée… aussi y engraisse-t-on quantité de bœufs et y élève-t-on des chevaux. On y entretient aussi quantité de moutons, ce qui occasionne un débit considérable de laine… »

« … Il y existe de très beaux marais salans, qui fournissent beaucoup de sel ; il résulte d’une charte de l’an 1195 que, dès lors, on y avoit pratiqué de pareils marais… Il y croit d’ailleurs de très beaux fromens et d’excellens légumes. Le lieu appelle les Beausses est en particulier réputé pour très fertile… »

« … Le bourg de Soulac est à la distance de trois quarts de lieue du fleuve de Gironde, sur lequel il n’y a point de port pour embarquer les denrées. On ignore si un ancien port, appelé Lairon, et dont il est fait mention dans une charte de 1195, existe encore dans Soulac. »

Baurein ajoute qu’il n’y a que trois chenaux pour embarquer les denrées : celui de Neyran, celui du Vieux Soulac et celui de la Pointe ou du Verdon, et qu’« on met en état les batteries de la Chambrette, de la Pointe de Grave et de Gérofle. »

Il dit encore de Soulac : « Cette paroisse a environ cinq à six lieues de circuit, le quartier le plus éloigné est celui de la Pointe-de-Grave qui est à la distance d’unc lieue et demie de la nouvelle église. Il existe dans la paroisse de Soulac 132 feux ou familles. Les habitans sont, pour la plupart, sauniers ; les autres sont laboureurs, journaliers ou gardeurs… La paroisse de Soulac est dépendante de la juridiction de Lesparre, et, en partie de sa seigneurie directe. » L’autre partie est de la seigneurie des abbés de Ste -Croix de Bordeaux.

On lit d’autre part dans une supplique de Pierre Raulet, syndic de la paroisse de Soulac, en date du 7 novembre 1773 : « La paroisse de Soulac est possédée plus de 7/8 de sa contenance et le meilleur fonds (ceux proches du fleuve) par MM.  les privilégiés, les uns conseillers au Parlement de Bordeaux, les autres… ; le reste de la paroisse est habitée par des journaliers non possédant fonds, plusieurs gens à gages de ces Messieurs privilégiés, et enfin par une vingtaine de pauvres propriétaires possédant quelques morceaux de terre de très mauvaise qualité et dont majeure partie est envahie par les dunes de la mer… »

Un procès-verbal d’enquête dressé du 5 mars au 11 avril 1774 par Pierre Bontemps, secrétaire de la subdélégation du Médoc, établit que la majeure partie des propriétés taillables de la paroisse est envahie par les sables ou près de l’être.

Les dunes. — Au sud de Soulac, rien de particulier n’est à signaler. Le littoral présente les mêmes accidents topographiques qu’au xviie siècle, seulement sa situation a empiré à cause des progrès constants de ses deux ennemis : le sable et la vague, D’après Baurein, la mer n’est plus qu’à une petite lieue de l’église de l’Hôpital de Grayan. C’est à cette époque que la rivière d’Anchise se perd. Nous avons vu (au début du chapitre) qu’en 1770 son estuaire est d’entrée fort difficile même pour les petits navires, qu’il assèche à marée basse et que pour cela la navigation l’abandonne. Les sables obstruent et comblent l’embouchure et le cours supérieur de la rivière devient le Deyre.

Les dunes et lèdes se forment et se constituent telles que les travaux de fixation les trouveront et les conserveront jusqu’à nos jours. Elles reçoivent pour la plupart les dénominations qui les désignent encore aujourd’hui. Elles présentent cet aspect tout spécial et désolé que le boisement leur a enlevé en les revêtant de verdure. Qu’on se représente ces montagnes de sable complètement nues et arides, d’un blanc jaunâtre éblouissant au soleil, uniformes et mornes dans leur ensemble, mais toutes différentes entre elles, tantôt hautes, tantôt basses, les unes isolées et coniques, les autres disposées en chaînes parallèles à profil irrégulier, mais toujours arrondi, coupées de cols et de dépressions, avec une pente abrupte du côté des terres ; entre les dunes, les lettes moins stériles, refuges d’une maigre végétation herbacée, mais plus souvent inondées, et à l’état de mares ou d’étangs ; et par une forte tempête, tout cela se bouleversant, s’exhaussant, s’éboulant, envahissant irrésistiblement champs, maisons et forêts, au milieu d’aveuglants tourbillons de poussière. « Cette immense surface, dît Brémontier, qui pourrait être comparée à celle d’une mer en fureur dont les flots soulevés seraient subitement solidifiais dans le fort d’une tempête, n’offre aux yeux qu’une blancheur qui les blesse, une perspective monotone, un terrain montueux et nu, et enfin un désert effrayant…

» Les dunes ne couvrent pas toujours l’espace qu’elles occupent, tantôt isolées ou contigües, tantôt les unes sur les autres, elles sont encore divisées par chaînes entre lesquelles il se trouve des vallons peu larges, d’une longueur souvent de plusieurs milles sans interruption. Les dunes sont rarement dans le même étal ; leur sommet s’élève ou s’abaisse ; elles se réunissent ou se séparent ; de nouveaux vallons se forment ou se remplissent, et tous ces changements ou ce désordre sont l’effet des vents dont elles forment le jouet. »

Jouannet en dit : « Vues de loin, elles ressemblent à une longue ligne de nuages éclairés par le soleil. Leurs masses, groupées au hasard et découpées comme ces vapeurs mobiles que les vents amoncellent, prêtent à l’illusion. De près, ce sont des rampes sans verdure d’un blanc légèrement jaunâtre, nues et arides. C’est surtout quand on pénètre au milieu des dunes non boisées et qu’on les contemple de leurs plus hauts sommets qu’elles se montrent dans toute leur aridité. »

Certaines lèdes seulement faisaient alors une bien légère diversion à cette monotonie saharienne. Celles qui se trouvaient près de la mer renfermaient ordinairement un peu de végétation. Assez vastes, ne recevant pas beaucoup de sable, elles se garnissaient par places de gourbet, de joncs, de roseaux, de quelques sous-arbrisseaux mêmes que les tempêtes ensablaient d’ailleurs de temps à autre. Par contre, dans les lèdes situées à l’est, aucune plante ne pouvait s’installer. Ces lèdes étaient étroites, resserrées entre de hautes dunes qui s’y éboulaient et les comblaient constamment pour les reformer plus loin ; enfin la plupart étaient remplies d’eau. Ce dernier fait tenait à deux causes. D’abord les eaux des étangs et marais étaient bien plus hautes qu’aujourd’hui. En second lieu et surtout, les eaux de pluie coulaient sans s’arrêter sur les pentes nues des dunes-blanches et venaient se réunir dans les bas-fonds, au lieu d’être retenues comme maintenant par la végétation et par la couverture du sol. Les pêcheurs mettaient du poisson dans ces petits étangs et s’en faisaient d’excellents réservoirs.

Le parcours des dunes n’était pas sans présenter quelques risques. On pouvait s’égarer et rester longtemps sans se retrouver au milieu de ce véritable labyrinthe de collines et de vallées uniformes d’aspect. En cas de grand vent, le sable soulevé en tourbillons aveuglait le voyageur, entravait sa respiration et le désorientait. Enfin dans les lèdes les blouses étaient fréquentes. C’étaient des sortes de fondrières qui se formaient dans les bas-fonds inondés où le vent jetait doucement et sans le tasser du sable sur les eaux. La masse sableuse tenue en suspension par l’eau, pour ainsi dire, s’écroulait à la moindre pression du pied. Ordinairement, on ne s’enfonçait pas très profondément et on s’en tirait sans trop de difficulté, si l’on avait soin de ne point précipiter les mouvements. Aujourd’hui, l’on ne trouve plus que quelques blouses sur les plages de la mer et des étangs.

Dans les lèdes erraient de pauvres troupeaux de vaches et de chevaux qui y vivaient à peu près à l’état de nature. Le plus souvent, on les laissait seuls, livrés à eux-mêmes. S’ils étaient accompagnés, c’était du légendaire pâtre landais juché sur des échasses, couvert de peaux de moutons, armé d’un fusil et dont la silhouette se profilait étrange sur l’horizon de cette étrange contrée.

Les bestiaux appartenaient, soit à des particuliers qui les marquaient pour les reconnaître, suit aux communes riveraines. Dans ce dernier cas, ils étaient absolument sauvages, on les abattait à coups de fusil et on les vendait. Une vache valait de 30 à 40 livres. (Brémontier).

M. Fleury de la Teste, dans son mémoire de l’an viii, après avoir dit que l’aspect des dunes ne présente « dans toute leur étendue qu’une nudité absolue, un désert aride et effrayant où l’on chercherait en vain le plus petit arbrisseau », ajoute cependant pour les lettes : « il y croit des herbages excellents et on a remarqué que les bestiaux qui s’y nourrissent y acquièrent un goût extrêmement délicat. »

De Villers se montre plus difficile et avec raison sans doute, quand il écrit dans son 3e mémoire (1779) : « Il croît quelques mauvaises herbes, dans les intervalles des dunes qu’on nomme Leyte, qui servent à la pâture de quelques chevaux aussi sauvages que les païsans qui en sont les propriétaires. »

La surface totale des dunes de Gascogne à la fin du xviiie siècle, est évaluée par Brémontier à 75 lieues carrées (de 2 000 toises) ou 113 887 hectares. Le Rapport sur les différents mémoires de M. Brémontier (Société d’agriculture de la Seine, 1806) leur attribue 233 880m ou 60 lieues de longueur et 1 lieue 1/4 ou 2 500 toises de largeur réduite, soit une superficie de 75 lieues carrées ou 1 139 myriares, exactement 1,139,627,650 mètres carrés. Ce dernier chiffre, multiplié par 17m de hauteur moyenne, donne le cube total de 19,373,670,050 mètres cubes, d’après le même document.

Suivant un état dressé par le service des Ponts et chaussées en 1835, la contenance des dunes était à cette date : de la Pointe de Grave au Junca : 9806ha, du Junca aux Grands Monts : 5010ha, des Grands Monts au sud de l’étang d’Hourtin : 5640ha, soit au total 20 456 hectares pour une région correspondant à peu près à celle du Médoc. On peut, sans erreur notable, admettre pour 1800 le chiffre de 1835, car, si dans ces 35 années, la mer a envahi une certaine portion du littoral, les dunes non encore fixées ont aussi progressé dans l’intérieur des terres et il y a eu une certaine compensation. En adoptant la même hauteur moyenne de 17 mètres, le cube des dunes médocaines serait pour la même époque d’environ 3,477,530,000 mètres cubes. L’avancement annuel moyen des dunes dans l’intérieur des terres serait de 20 mètres environ.


Pour achever cette esquisse de l’état du littoral à la fin du XVIIIe siècle, il faut dire un mot des mœurs de ses habitants. Ceux-ci s’occupaient surtout de l’élève des moutons et de l’exploitation de la résine. Il y avait aussi des forges ; suivant Baurein, le nom du bois du Herreyra (ou Ferreyra, forge en gascon) sis dans la commune de Lesparre, l’indique nettement.

Sans aller aussi loin que de Villers qui semble trouver que de son temps les chevaux errants des dunes étaient plus civilisés que leurs propriétaires, la vérité oblige à dire qu’à la fin du XVIIIe siècle et encore au début du XIXe siècle les habitants du littoral maritime étaient généralement fort grossiers et arriérés de toutes façons. Cela se comprend si l’on songe qu’à cette époque le pays n’avait pour ainsi dire pas de voies de communications, quelques mauvais chemins reliant tout juste les villages principaux entre eux et au chef-lieu ; que la culture agricole était très restreinte, les terrains n’étant guère qu’à l’état de landes rases ou boisées ; que toute navigation avait cessé sur la côte ; que les paysans étaient plus occupés au gemmage des pins et surtout à ta chasse et à la pêche qu’à toute autre culture ou industrie ; que l’instruction n’était pas répandue ; que la contrée avec ses sables envahisseurs et ses marais pestilentiels était peu habitable ; que tout concourait en somme à l’ignorance et à la rudesse des mœurs.

« La récolte des pins, écrit de Villers dans son 3e mémoire (1779), n’exige aucune sorte de culture, n’est exposée à aucun événement des saisons ce qui engage les païsans à s’y donner de prédilection ; ils contractent une vie molle, paresseuse, errante dans les bois et qu’ils préfèrent à cultiver les terres…

» Les Pasteurs dans l’été pour favoriser le pacage des bestiaux mettent le feu partout et causent les plus grands désordres dans un païs où les sécheresses de l’été disposent tout à s’enflammer aisément et à devenir difficile à s’éteindre et surtout à cause de la grande quantité de pins et de matières résineuses qui sont presque l’unique culture actuelle. »

Entre autres, il était une coutume qu’on serait indulgent à ne taxer que de barbare. On promenait la nuit sur la plage, une vache dont une corne et une jambe de devant étaient reliées par une corde. À cette corde était suspendue une lanterne allumée. Le balancement imprimé au falot par la marche de la bête ainsi entravée, faisait prendre ce falot pour le feu d’un navire en marche. Les bâtiments qui se trouvaient en mer s’approchaient sans méfiance, supposant la côte fort éloignée. Ils s’échouaient finalement et se voyaient mis au pillage par ceux qui les guettaient sur la plage.


Nous avons suivi à travers les âges les vicissitudes du littoral médocain et ce pays, jadis riche et florissant, nous l’avons vu se transformer en un désert aride et désolé. Pour terminer cet historique, nous avons encore à examiner comment, au cours du siècle présent, ce pays est sorti de son linceul de sable. Mais, avant d’aller plus loin, il faut se rendre compte des changements désastreux que nous avons constatés, étudier les variations des rives du Médoc, la formation des dunes et de ses étangs, et les causes de ces phénomènes.




  1. Malines, - Grandes marées, principalement celles des équinoxes de printemps et d’automne.