Étude sur la convention de Genève pour l'amélioration du sort des militaires blessés dans les armées en campagne (1864 et 1868)/03/Appendice/A

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A

APPENDICE.



A

NOTE SUR LA DÉCLARATION DE SAINT-PÉTERSBOURG
Du 4/16 novembre 1868
CONCERNANT LES BALLES EXPLOSIVES
ET SUR LES MOYENS DE DESTRUCTION.


Le 28 octobre-9 novembre 1868, peu de jours après la clôture de la Conférence de Genève, une assemblée du même genre se réunissait à Saint-Pétersbourg sur l’invitation du gouvernement russe. Si elle n’avait pas le même objet, du moins elle avait été provoquée par le même sentiment. Le mobile des promoteurs de l’une comme de l’autre était le désir de supprimer à la guerre les rigueurs inutiles ; tous étaient émus de compassion pour les blessés et désireux de leur épargner des souffrances superflues. Rapprochés par ces vues communes, les philanthropes dont nous parlons se différenciaient en ceci, que ceux de Genève avaient cherché à améliorer le sort des blessés, tandis que ceux de Saint-Pétersbourg allaient au devant d’aggravations imminentes pour les écarter. C’est cette parenté des deux traités, non moins que leur coïncidence fortuite mais frappante, qui nous engage à compléter, ainsi que nous l’avons annoncé, notre étude sur la Convention de Genève par un aperçu de celle de Saint-Pétersbourg. Les détails qui suivent sont empruntés, pour la plupart, aux protocoles officiels auxquels est annexé un Mémoire historique.

En 1863 on introduisit dans l’armée russe, afin de détruire les caissons à cartouches et à munitions d’artillerie de l’ennemi, des balles explosibles qui, munies d’une capsule d’amorce, s’enflamment par le choc contre un corps dur. Ces balles sont très-employées dans les Indes, particulièrement pour les chasses à l’éléphant et au tigre[1].

En 1864, dans la crainte qu’on ne s’en servît contre des hommes, ce qui aux yeux du Ministre de la guerre « ne devait jamais être toléré, » leur distribution fut limitée aux sousofficiers de tirailleurs, qui n’en eurent chacun que dix à leur disposition et ne durent en user qu’avec beaucoup de prudence.

Des balles analogues avaient été également introduites en Suisse, en Prusse, en Autriche et en Bavière, lorsque vers la fin de l’année 1867 un autre modèle de balles explosives, sans capsule, fut proposé au gouvernement russe. Il était destiné à être employé tant pour les carabines que pour les mitrailleuses. Cette invention présentait certains avantages techniques, mais au point de vue de l’humanité son excellence était plus contestable. Le projectile nouveau contenait, au lieu de poudre ordinaire, une composition fulminante qui prenait feu au contact d’un corps mou tel que celui de l’homme. En outre, tandis que la balle à capsule n’éclatait jamais, la balle à fulminate éclatait toujours.

D’honorables scrupules naquirent de cette situation dans l’esprit du général Milutine, ministre de la guerre, lorsqu’il se fut convaincu que ce terrible engin de destruction, après s’être brisé dans le corps d’un homme, devait nécessairement y former une plaie mortelle et très-douloureuse, et que les gaz et résidus produits par l’inflammation du fulminate, influant d’une manière pernicieuse sur l’organisme humain, devaient augmenter inutilement les souffrances causées par les blessures. Avant de se résoudre à l’adopter, le ministre se posa donc la question suivante : l’introduction des balles explosives peut-elle être justifiée par quelques-unes des exigences de la guerre ? C’était, appliquée à un cas particulier, la même demande que Vattel s’était jadis adressée : « Il faut bien que vous frappiez votre ennemi pour surmonter ses efforts ; mais s’il est une fois mis hors de combat, est-il besoin qu’il meure inévitablement de ses blessures[2] ? »

Les conclusions du ministre, accompagnées d’une remarquable profession de foi relative aux limites du droit de nuire à l’ennemi, furent les suivantes :

« Il est hors de doute, dit-il, que les balles explosives peuvent être utiles pour faire sauter les caissons ; mais, employées contre des êtres vivants pour aggraver leurs blessures, elles doivent être classées au nombre des moyens barbares, qui ne trouvent aucune excuse dans les exigences de la guerre, et c’est pourquoi il n’y a pas lieu d’introduire des armes meurtrières, qui ne peuvent qu’aggraver les calamités, sans avantage pour le but direct de la guerre.

« L’usage d’une arme, doit avoir uniquement pour objet l’affaiblissement des forces militaires de l’ennemi ; il suffit de mettre hors de combat un nombre considérable d’hommes, mais ce serait de la barbarie que de vouloir aggraver les souffrances de ceux qui ne peuvent plus prendre part à la lutte.

« En conséquence il semblerait nécessaire d’exclure, par un engagement international, l’usage des balles explosives ou du moins de ne les employer qu’à faire sauter des caissons.

« Cependant, en examinant de près la question, des doutes peuvent surgir sur l’efficacité de cette restriction : comment et qui pourra contrôler l’emploi des balles explosives à l’heure du combat, et constater qu’on ne s’en est servi que pour faire sauter les caissons et non contre les hommes ? Même en admettant la plus loyale observation des engagements pris, il sera toujours difficile de limiter strictement l’usage de ces balles explosives.

« Le ministre de la guerre russe proposerait donc, soit de renoncer complètement à l’usage des balles explosives, soit d’employer exclusivement les balles à capsules, lesquelles ne faisant explosion qu’au contact des corps durs, ne peuvent servir qu’à faire sauter des caissons. »

L’avis ouvert par le général Milutine offrait à la Russie l’occasion de donner au monde une preuve de modération, en résistant à l’entraînement général, et en protestant de cette manière contre les raffinements meurtriers, que notre génération multiplie coup sur coup, malgré le progrès des idées humanitaires.

« On voit en effet, disait-on, d’un côté l’Europe et l’Amérique se préoccuper du sort des blessés en temps de guerre et s’imposer de grands sacrifices pour l’alléger ; de l’autre la science moderne, encouragée et soutenue par les gouvernements, se préoccuper constamment d’augmenter le nombre des blessés et d’aggraver les conséquences de la guerre. » Contraste bizarre, étrange inconséquence, mais qui tournera en définitive au préjudice de la guerre, en provoquant une réaction salutaire. Déjà on a jugé qu’il était urgent de s’arrêter dans cette voie et d’y tracer au moins des limites.

L’empereur Alexandre épousa les vues de son ministre, mais il pensa que ce serait faire une œuvre incomplète que d’interdire à l’armée russe l’emploi des balles explosives, sans faire admettre la même règle par les autres gouvernements. Outre ce qu’il y avait d’équitable à demander sur ce point la réciprocité, le czar devait se flatter d’arriver beaucoup plus vite à faire adopter ses idées en proposant de les inscrire dans une convention internationale, qu’en se bornant à donner un exemple que les autres puissances n’auraient suivi qu’à des intervalles plus ou moins éloignés. Il convoqua donc une conférence, à laquelle tous les gouvernements furent invités à prendre part par l’organe de leurs représentants à Saint-Pétersbourg. Le projet de protocole ou de résolutions soumis à leurs délibérations était rédigé comme suit :

« Considérant que les progrès de la civilisation doivent avoir pour effet d’atténuer autant que possible les calamités de la guerre ;

« Que le seul but légitime que les États doivent se proposer dans l’état de guerre est l’affaiblissement des forces militaires de l’ennemi ;

« Que pour répondre à ce but il suffit de mettre hors de combat le plus grand nombre d’hommes possible, et que ce serait dépasser ce but que de recourir à l’usage d’armes tendant, soit à rendre inévitable la mort de ceux qu’elles atteindraient, soit à aggraver les souffrances des hommes mis hors de combat ;

« Il a été résolu d’un commun accord de proscrire de l’armement des troupes en temps de guerre les balles dites explosives qui, sans être munies de capsules, renferment une composition fulminante et peuvent éclater même au contact de corps offrant peu de résistance, comme le corps des hommes et des chevaux.

« En conséquence, les soussignés ..............
ayant reçu à ce sujet les ordres de leurs cours, ont été autorisés à exprimer en leur nom la résolution de renoncer absolument à l’emploi de ces projectiles comme arme de guerre, et de n’en permettre l’usage ni pour le tir des fusils ordinaires, ni pour celui des engins désignés sous le nom de mitrailleuses, ni même pour la mitraille à canon.

« Les Puissances qui adhéreraient au présent protocole se réservent de s’entendre ultérieurement, en vue des perfectionnements qui pourraient être apportés à l’avenir dans l’armement des troupes, afin de maintenir les principes généraux qu’elles ont posés, en traçant d’un commun accord aux exigences de la guerre les limites prescrites par les lois de l’humanité. »

La conférence, qui prit le nom de Commission militaire internationale, tint sa première séance le 28 octobre — 9 novembre 1868. Presque toutes les puissances européennes y avaient des représentants savoir :

Pour l’Autriche, M. le prince d’Arenberg, commissaire militaire ;
xxxx Pour la Bavière, M. le comte de Tauffkirchen ;
xxxx Pour la Belgique, M. le comte Errembault de Dudzeele ;
xxxx Pour le Danemark, M. de Vind ;
xxxx Pour la France, M. le comte de Miribel, commissaire militaire ;
xxxx Pour la Grande-Bretagne, M. le général Saint-George, commissaire militaire ;
xxxx Pour la Grèce, M. le comte Métaxa ;
xxxx Pour l’Italie, M. le chevalier de Biandra, commissaire militaire ;
xxxx Pour les Pays-Bas, M. le baron de Gevers ;
xxxx Pour le Portugal, M. le comte de Rilvas ;
xxxx Pour la Prusse, M. le colonel Schweinitz, commissaire militaire ;
xxxx Pour la Russie, M. l’aide de camp général Milutine, ministre de la guerre, président de la commission, MM. les lieutenants généraux prince Massalsky et Versmann, M. le conseiller privé baron Jomini, délégué du ministère des affaires étrangères.
xxxx Pour la Suède, M. le général de Björnsfjerna ;
xxxxPour la Suisse, M. le consul général Glinz ;
xxxx Pour la Turquie, M. Carathéodory-Effendi ;
xxxx Pour le Wurtemberg, M. d’Abèle ;
xxxx Le chargé d’affaire de Perse, Mirza Assedullah Khan, participa aussi aux travaux de la commission dans les séances subséquentes.

Une correspondance préalable avait permis de constater un accord unanime pour proscrire les balles explosives, et cela de la manière la plus large, c’est-à-dire sans distinction de balles à capsules ou sans capsules, et ce fut dans ce sens que la déclaration fut rédigée. On comprit que si l’on autorisait les unes tout en proscrivant les autres, que si en outre l’on ne tolérait d’emploi des premières que contre les caissons, l’ob­servation de ce règlement présenterait de gran­des difficultés pratiques, et que l’on ne pourrait exercer sur les combattants qu’un contrôle pas­sablement illusoire. Il n’y a pas d’ailleurs de différence essentielle entre ces diverses sortes de projectiles, que des expériences décisives ont prouvé avoir tous la propriété de prendre feu en frappant le corps d’un homme. C’est pour cette raison que, sur la demande de la Suisse, on enveloppa dans le même anathème les balles fu­sées, non explosives mais incendiaires. On n’a cependant compris, dans la prohibition, que les projectiles d’un poids inférieur à 400 grammes, afin de ne pas l’étendre à l’artillerie, pour laquelle l’emploi des projectiles explosibles ou inflammables peut mieux se justifier.

Qu’il nous soit permis de rappeler qu’en 1866, dans un ouvrage présenté au concours ouvert par le Comité central prussien de secours aux militaires blessés, et couronné par ce comité[3], nous avions cherché à éveiller l’attention des comités de secours sur les moyens de destruction, les engageant à prendre en main à cet égard la cause de l’humanité et à stigmatiser les abus dont ils seraient les témoins. « Il y a, disions-nous (page 367) une limite à poser aux horreurs de la guerre, limite idéale, établie par la conscience, et qui varie en fait suivant les temps et les lieux, avec la délicatesse du sens moral. »

Cherchant à poser les termes du problème, nous les avions trouvés définis, avec une précision en quelque sorte mathématique, dans cette phrase de M. Audiganne : « Toute souffrance inutile, tout dommage qui n’affaiblit pas sérieusement l’ennemi en vue de l’amener plus vite à la paix, voilà ce que réprouve la conscience de l’humanité, voilà ce que doit rejeter le moderne droit des gens.[4] »

L’étude de cette question nous avait conduit à recueillir à son sujet des opinions fort opposées, qu’il est peut-être intéressant de rapprocher ici de l’œuvre de la commission militaire.

La plus contraire aux idées qui ont définitivement prévalu est celle du général prussien de Clausewitz. « Des esprits philosophiques, a-t-il dit, pourraient concevoir l’existence de quelque méthode artificielle pour désarmer ou terrasser un adversaire sans lui infliger trop de blessures, et voir dans cette idée la vraie tendance de la guerre. Quelque spécieuse qu’en soit l’apparence, il importe de détruire cette erreur, car dans une chose aussi dangereuse que l’est la guerre, ce sont précisément les erreurs résultant de la bonté d’âme, qui sont les plus pernicieuses… Jamais on ne pourra introduire un principe modérateur dans la philosophie même de la guerre sans commettre une absurdité[5]. »

Heureusement nous avions pu opposer à cette manière de voir, celle du docteur Landa de Pampelune, qui demandait éloquemment dans la Conférence de Genève, en 1863[6], l’abandon de la balle conique et le retour à la balle sphérique qu’il considérait comme suffisante[7]. Nous avions relevé encore, avec satisfaction, les paroles profondément senties par lesquelles le général Jomini, flétrissant les engins modernes au moyen desquels les batailles ne sont plus guère que des massacres, adjurait les souverains de se réunir en congrès pour proscrire ces inventions de mort et de destruction[8].

Nous étions loin de penser que, si près du moment où nous évoquions ce souvenir, l’on répondrait à l’appel de l’auteur, et que son propre fils rédigerait les protocoles du congrès par lequel ses vœux seraient exaucés.

En statuant exclusivement sur les balles explosives, la commission militaire internationale n’a cependant fait, il faut le reconnaître, qu’un premier pas dans une voie où elle aurait pu aller plus loin sans s’écarter sensiblement de la question qui lui était soumise. C’eût été le cas, semble-t-il, d’envisager les divers moyens de destruction et de réglementer la matière dans son ensemble. Cette pensée était si naturelle qu’elle se fit jour dès les premières ouvertures du cabinet de Saint-Pétersbourg. Partie de Berlin, elle ne fut pourtant pas accueillie avec autant d’unanimité qu’on aurait pu l’espérer, et la tentative du cabinet prussien échoua. Mais les gouvernements n’ont pas dit leur dernier mot sur ce chapitre, cela est certain ; eux-mêmes du reste l’ont pressenti.

« D’après les principes généraux il est permis de détruire son ennemi, et les seuls principes généraux ne font pas beaucoup de distinction sur la manière dont on remplit ce but à la guerre ; mais on sait que déjà le droit conventionnel du genre humain, témoigné par l’usage général, établit une distinction et permet certains moyens de destruction tandis qu’il en défend d’autres[9]. »

On considère par exemple comme des pratiques illégales l’empoisonnement des sources et des eaux du territoire ennemi, l’emploi d’armes empoisonnées, celui de chiens braques ou de troupiers sauvages qui ne connaissent pas les lois de l’honneur militaire et de l’humanité, celui des boulets ramés, des projectiles mêlés de verre ou de chaux, etc.[10]. Heffter, s’aventurant sur le terrain de la Conférence de Saint-Pétersbourg, pense que « sans doute » il faut comprendre dans la même catégorie « les fusées à la congrève lorsqu’elles sont lancées contre des hommes[11]. » Le docteur Landa déclare que l’usage défend aussi d’aiguiser les armes blanches, le sabre devant se faire redouter moins par son tranchant acéré que par la force du bras qui le brandit[12]. »

La commission militaire, mise en demeure de consacrer par une déclaration positive cette tradition plus ou moins constante des nations civilisées, s’est récusée et n’a pas voulu sortir de la question spéciale qu’elle avait à résoudre. Au fond, son abstention à cet égard est peu regrettable car, de toute manière, la plupart des défenses que nous venons de rappeler, qu’elles soient expresses ou tacites, seront respectées.

Mais si l’on peut prendre aisément son parti de ce silence, dont les effets seront à peu près nuls, il est difficile de ne pas être frappé de ce qu’il y a eu d’inconséquent à ne pas interdire, en même temps que les balles explosives, des engins qui, quoique réprouvés par la conscience moderne, sont en grande faveur auprès des hommes de guerre d’aujourd’hui. — Nous avons déjà dit quelques mots des balles coniques. M. LeRoy-Beaulieu, après avoir établi la gravité relative des blessures qu’elles occasionnent ajoute : « Ne doit-on pas se demander s’il n’y a pas là un raffinement de cruauté inutile ? Qu’exigent les nécessités de la lutte ? Que l’on mette hors de combat le plus grand nombre d’hommes possible. Si on peut le faire au moyen de blessures légères, que quelques mois guériront, pourquoi produire des blessures effroyables, devant lesquelles la chirurgie reste impuissante ! De telles exagérations meurtrières ne peuvent être acceptées par une civilisation comme la nôtre. Cette férocité inutile mérite d’être flétrie et repoussée[13]. — On se prend à sourire, en lisant dans Martens que le droit des gens défend de charger un fusil avec deux balles[14], quand on songe à l’activité fébrile déployée actuellement de toute part pour résoudre, avec un succès croissant, ce problème invariable : « tuer un maximum de gens dans un minimum de temps[15]. » Heureusement les protestations contre cet état de choses se multiplient de jour en jour ; l’excès du mal commence à provoquer une réaction. « Chacun semble appeler une réforme dont personne n’ose prendre l’initiative[16]. » Heffter dit bien que « les lois de la guerre proscrivent l’usage des moyens de destruction qui, d’un seul coup, et par une voie mécanique, abattent des masses entières de troupes ; qui, en réduisant l’homme au rôle d’un être inerte, augmentent inutilement l’effusion du sang[17]. » Mais cette doctrine est nouvelle, elle est née d’un sentiment de réprobation instinctive contre les hécatombes gigantesques des dernières guerres, mais elle n’a point encore empêché les nations de se ruiner en armements perfectionnés et de s’envier les unes aux autres les secrets de leurs arsenaux.

La Conférence de Saint-Pétersbourg offrait aux gouvernements une occasion toute naturelle de s’expliquer à ce sujet. En ne le faisant pas, ils ont reconnu implicitement que, hormis les balles explosives, les moyens de destruction dont on fait usage de nos jours n’ont rien de répréhensible. Or, si l’on considère que parmi ces moyens tolérés ou approuvés, il en est d’infiniment plus nuisibles que tel de ceux proscrits depuis longtemps, faudra-t-il en conclure que le niveau de la morale sociale a baissé et que nous sommes moins humains que nos aïeux ? Cette déduction, logique et absurde tout ensemble, ne prouve-t-elle pas l’inconséquence dont nous nous plaignons ?

Cette réserve faite, nous approuvons pleinement la déclaration de Saint-Pétersbourg, parce que, si la commission militaire n’a pas tenu tout ce que l’on pouvait en espérer, du moins elle a passé le Rubicon. « Alors même que la décision prise serait une satisfaction plus apparente que réelle donnée à l’opinion publique, elle n’en garderait pas moins une certaine importance. C’est, en effet, la reconnaissance d’un besoin. C’est le premier essai d’une entente internationale relativement à la question des armes de guerre, et quand même, selon l’opinion de quelques-uns, ce premier essai serait empreint de plus d’ostentation que de sérieux. il n’en constituerait pas moins un précédent considérable[18]. »

« Le droit international, dit M. Cauchy, est comme un sol mouvant où la marche est difficile et mal assurée. Il faut y avancer pas à pas et mettre à profit toute occasion qui se présente de réaliser un progrès, même incomplet et petit en apparence, car il pourra devenir bientôt un point d’appui pour obtenir davantage[19]. »

Déjà les Gouvernements représentés à Saint-Pétersbourg ont dépassé quelque peu le but restreint assigné à leurs délibérations. En prévision de découvertes futures, ils ont pris des dispositions de bon augure. Il était impossible d’articuler sur ce point un précepte catégorique, mais chacun sentit qu’il était opportun de mettre un frein aux innovations, en manifestant hautement le dessein de ne pas admettre sans contrôle toutes les inventions infernales qui pourraient éclore. On cita entre autres, à cette occasion, le procédé offert par feu lord Dundonald au Gouvernement anglais, mais refusé par ce dernier, et qui consistait à couvrir, des brouillards d’un gaz mortel, une ville entière ou le terrain occupé par une division ennemie.

Jusqu’où peut conduire une pareille fertilité d’imagination, favorisée par les progrès de la science, c’est ce qu’il est difficile de dire ; aussi n’a-t-on pas songé à lui imposer des bornes précises. Tout ce que les Gouvernements ont pu faire, et il faut leur savoir gré de l’avoir fait, c’était de déclarer qu’ils s’entendraient ultérieurement, s’il y avait lieu, afin de concilier les nécessités de la guerre avec les lois de l’humanité. Ils ne s’y sont pas obligés, à la vérité, et ils ont même tenu à réserver à cet égard leur pleine et entière liberté ; néanmoins, lorsqu’à l’avenir une invention suspecte surgira, on pourra se fier à la sollicitude avouée des Gouvernements pour l’examiner, et la condamner si elle est incompatible avec les principes qu’ils se font honneur de professer. Ils en ont pris l’engagement moral en signant la Convention de Saint-Pétersbourg.

Nous donnerons ici, pour terminer, le texte de cet acte qui porte la date du 4/16 novembre 1868.

« Considérant que les progrès de la civilisation doivent avoir pour effet d’atténuer autant que possible les calamités de la guerre ;

« Que le seul but légitime que les États doivent se proposer durant la guerre, est l’affaiblissement des forces militaires de l’ennemi ;

« Qu’à cet effet, il suffit de mettre hors de combat le plus grand nombre d’hommes possible ;

« Que ce but serait dépassé par l’emploi d’armes qui aggraveraient, inutilement les blessures des hommes mis hors de combat ou rendraient leur mort inévitable ;

« Que l’emploi de pareilles armes serait dès lors contraire aux lois de l’humanité :

« Les soussignés, ayant reçu à cet égard les ordres de leurs Gouvernements, sont autorisés à déclarer ce qui suit :

§ 1. « Les parties contractantes s’engagent à renoncer mutuellement, en cas de guerre entre elles, à l’emploi, par leurs troupes de terre ou de mer, de tout projectile d’un poids inférieur à quatre cents grammes, qui serait explosible ou chargé de matières fulminantes ou inflammables.

§ 2. « Elles inviteront tous les États qui n’ont pas participé, par l’envoi de délégués, aux délibérations de la Commission militaire internationale réunie à Saint-Pétersbourg, à accéder au présent engagement.

§ 3. « Cet engagement n’est obligatoire que pour les parties contractantes ou accédantes, en cas de guerre entre deux ou plusieurs d’entre elles ; il n’est pas applicable vis-à-vis de parties non contractantes ou qui n’auraient pas accédé.

§ 4. « Il cesserait également d’être obligatoire, du moment où, dans une guerre entre parties contractantes ou accédantes, une partie, non-contractante ou qui n’aurait pas accédé, se joindrait à l’un des belligérants.

§ 5. « Les parties contractantes et accédantes se réservent de s’entendre ultérieurement, toutes les fois qu’une proposition précise serait formulée, en vue des perfectionnements à venir que la science pourrait apporter dans l’armement des troupes, afin de maintenir les principes qu’elles ont posés, en conciliant les nécessités de la guerre avec les lois de l’humanité. »

  1. La charité sur les ch. de bat., no de janvier 1869.
  2. Vattel, Le Droit des gens, liv. III, ch. viii, § 156.
  3. Moynier et Appia, la Guerre et la Charité.
  4. L’économie de la paix, 116.
  5. De Clausewitz, de la Guerre, I, 5.
  6. Compte rendu de la Conférence, 45.
  7. Voir aussi Leroy-Beaulieu, Rev. contemp. 15 juillet 1868, 34.
  8. Jomini, Précis de l’art de la guerre.
  9. Sir W. Scott, cité par Wheaton. Éléments de droit intern., I, 8. — Voir aussi Grotius, Le droit de la guerre et de la paix. liv. III, ch. iv.
  10. Heffter, Droit internat. public de l’Europe, § 125. — Martens, Précis du droit des gens moderne de l’Europe, II, 235.
  11. Heffter, ouvrage cité, § 125.
  12. Landa, El derecho de la guerra, 104.
  13. Ouvrage cité, 35.
  14. Martens, ouvrage cité, § 273 ; — Landa, ouvrage cité, 105.
  15. L’Armée française en 1867, 96.
  16. LeRoy-Beaulieu, ouvrage cité, 32.
  17. Heffter, ouvrage cité, § 125.
  18. Le Roy-Beaulieu, ouvrage cité, 36.
  19. Cauchy, du Respect de la propriété privée dans les guerres maritimes, 18.