Étude sur le mouvement communaliste à Paris, en 1871/01

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LETTRE À Mme VERMOREL.


Madame,

Je ne suis pas connu de vous et n’aurai probablement jamais cet honneur.

Je doute de plus que les idées pour lesquelles votre regretté fils a donné sa vie vous soient sympathiques, ou du moins je l’ignore complètement.

Ceci dit, permettez-moi, madame, de vous expliquer en quelques lignes les motifs qui m’ont poussé à placer le nom de votre fils en tête de ce travail.

De tous les hommes entrés depuis vingt années dans nos luttes politiques, il n’en est aucun plus que Vermorel qui ait été l’objet de lâches calomnies et d’odieuses imputations.

Les causes en sont faciles à expliquer : pénétré de l’amour de la justice et de la vérité, il tenait peu de compte des ménagements que les prudents et les habiles aiment tant à garder. Méprisant au même degré tous les partis politiques qui avaient si bien su s’accorder en Juin 1848 pour écraser les travailleurs, il crut qu’il était possible d’arriver à diriger l’opinion de notre pays vers de plus justes notions gouvernementales, même sous l’empire. Sans doute cette croyance était erronée et l’a un instant entraîné à d’imprudentes démarches qui lui attirèrent parfois, non sans raison, de vives critiques de la part des républicains socialistes.

Je n’y manquai pas pour mon compte, et, faute de connaître suffisamment ce que valait votre fils, je crus que, comme tant d’autres, il s’était chargé de rallier les travailleurs à l’empire.

Les quatre mois que j’ai passés avec lui à la Conciergerie, à la suite du 31 octobre, m’ont prouvé que j’avais eu tort, et je dus reconnaître que j’avais jusqu’alors apporté dans mes relations avec lui une dureté que je me reprocherai toujours.

Mais tout en admettant qu’on pût relever contre Vermorel certaines fautes d’inexpérience, il était au moins singulier, sinon suspect, de les lui voir imputer à crime et à trahison par des députés prétendus républicains tout prêts à servir l’empire, si on eût voulu les employer, ou disposés à accepter toutes les transactions possibles avec M. Thiers et les restaurateurs de monarchies quelconques.

Il n’était guère permis non plus aux journalistes qui tous — à l’époque où paraissait le Courrier Français — avaient au pied rattache ministérielle, d’accuser votre fils de manquer de dignité, alors que, seul, il jetait courageusement au visage d’un Cassagnac l’horrible passé grâce auquel ce dernier, jugé digne des faveurs impériales, était devenu presqu’une puissance que nul d’entr’eux n’avait encore osé attaquer.

La véritable cause des calomnies dont Vermorel fut l’objet de la part de tout ce monde, tenait donc à ce qu’il avait promptement deviné ce que recouvrait de misérable le masque de prétendues vertus républicaines sous lequel s’abritaient ces hypocrites, et à ce qu’il le leur avait arraché, au risque de s’attirer jusqu’à la haine des républicains sincères mais trop naïfs, devenus furieux de voir ainsi déshabiller leurs idoles.

Puis, votre fils étudiait, il voulait savoir ; il était un des rares journalistes de nos jours connaissant les questions qu’il traitait. C’était ce que ne pouvait lui pardonner la meute famélique des écrivains à la toise, pour laquelle le journalisme était devenu le refuge des vocations manquées et impuissantes. De là ce concert d’invectives et d’injures dont il fut sans cesse abreuvé.

Au grand détriment de l’avenir de notre pays, mais heureusement pour la mémoire de Vermorel, la connaissance exacte des événements qui viennent de s’accomplir ne démontrera que trop de quel côté se trouvaient les traîtres et les lâches.

Vermorel, fidèle à son devoir, remplissant jusqu’à la mort un mandat qu’il n’avait ni désiré, ni sollicité, est tombé courageusement dans la terrible lutte engagée pour faire triompher les droits du travail.

Où sont ses détracteurs de tous les partis ? Où sont ceux-là qui l’ont si longtemps accusé de s’être vendu par ambition et par soif d’argent ?

Tous, depuis Jules Favre et Jules Simon jusqu’à Langlois, tous aux pieds de Thiers, le courtier des d’Orléans, de Mac Mahon, l’ex-serviteur de Napoléon III, ils attendent complaisamment que ceux-ci donnent le coup de grâce à la République pour consolider les intérêts de la bourgeoisie agioteuse dont ils sont les dignes représentants !

Telles sont, Madame, les raisons qui m’ont déterminé à mettre en tête de cette étude la réhabilitation d’un homme que le prolétariat devra désormais inscrire sur la liste déjà si nombreuse des martyrs de sa cause.

Son martyre fut long, car il dura toute sa vie politique : la balle versaillaise qui le frappa mortellement ne fit qu’achever l’œuvre commencée il y a dix ans par ses calomniateurs, ennemis des travailleurs et de la Justice sociale.

Agréez, Madame, l’assurance de tout mon respect ainsi que mes excuses bien sincères d’avoir ainsi réveillé chez vous de si récents et de si douloureux souvenirs.

Genève, le 20 juillet 1871.
G. Lefrançais.