Études d’économie forestière/07

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Études d’économie forestière
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 37 (p. 584-609).
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ETUDES
D'ECONOMIE FORESTIERE

L'ADMINISTRATION DES FORETS.

I

Bien souvent, dans le cours de nos études sur l’économie forestière, le mot d’administration des forêts s’est rencontré sous notre plume, le moment est venu de nous demander en quoi consiste cette administration, d’en analyser les attributions, d’en étudier l’organisation et le mode de recrutement, de comparer enfin ce qu’elle est en France avec ce qu’elle est dans les pays étrangers. Ce n’est en effet qu’en se rendant un compte exact du but qu’elle se proposé, et des moyens qu’elle emploie pour l’atteindre, qu’on peut en apprécier la raison d’être, et y opérer, le cas échéant, les modifications que réclament les besoins publics.

Nous n’avons pas à revenir sur l’histoire de la propriété forestière en France. Il suffira de rappeler que, sous les Romains, une partie des forêts de la Gaule était affectée aux revenus des empereurs v et qu’il existait une administration pour les gérer, une législation spéciale pour les protéger. Chez les peuples germains, les forêts constituaient une propriété collective dont on jouissait en commun. Un respect religieux les défendait contre les déprédations, et des lois fort sévères punissaient ceux qui y commettaient des dégâts, Elles ne passèrent à l’état de propriété privée que sous les monarques francs, et cette transformation ne s’opéra que peu à peu[1]. Certaines forêts, d’abord mises en réserve et affectées aux plaisirs du roi et de ses officiers, furent peuplées de bêtes fauves qu’il était défendu de détruire. Les seigneurs imitèrent les rois et firent pour des bois moins importans ce que ceux-ci avaient fait pour les massifs boisés les plus considérables, puis ils arrivèrent à se les approprier en faisant valoir une sorte d’usurpation, de possession de long titre. Le droit de chasse étant devenu ainsi une sorte d’apanage de la seigneurie, on s’explique pourquoi les forêts dépendaient presque toujours d’un domaine et ne constituaient jamais par elles-mêmes le fonds principal. Il arriva même souvent que les seigneurs ne furent propriétaires qu’à titre féodal, c’est-à-dire que la jouissance des forêts leur était abandonnée, mais que la propriété en restait au pouvoir souverain. Plus tard se constituèrent les bois ecclésiastiques, quand les monastères furent enrichis par la générosité des princes. Ces concessions toutefois ne portèrent que sur des bois de peu d’importance, et les grandes masses demeurèrent toujours propriété royale.

Cette transformation dans l’état de la propriété forestière nécessita la création d’une administration spéciale, dont le but primitif était la conservation du gibier et du poisson. La régie des forêts, objet de plusieurs capitulaires de Charlemagne et de Louis le Débonnaire, fut confiée à des officiers appelés forestarii, soumis eux-mêmes au contrôle des inspecteurs-généraux, ou missi dominici. Les forestarii avaient pour les assister des vicarii, et deux louvetiers ou luparii, chargés spécialement de la destruction des loups. Cette organisation fut modifiée en 1219 par Philippe-Auguste, qui rendit une ordonnance connue sous le nom d’ordonnance de Gisors, par laquelle il fixait les attributions des gardes et les règles à suivre pour la vente des bois. Plusieurs édits furent également rendus par Philippe le Long et Philippe le Bel ; mais l’administration des eaux et forêts ne fut complètement organisée qu’en 1346, par Philippe de Valois, qui lui conféra non-seulement la surveillance des forêts proprement dites, mais comprit dans ses attributions tout ce qui concernait la navigation et le régime des eaux. L’ordonnance rendue par ce prince nomme dix maîtres des eaux et forêts, désigne le siège de leur résidence et règle leurs gages à 10 sols par jour, outre 100 livres par an et 40 sols tournois de vacation pour chaque journée de voyage. Cette même ordonnance contient des dispositions relatives aux ventes de bois, et affecte les produits, de la chasse et de la pêche dans les forêts et rivières du domaine à l’entretien de la table du roi, de la reine et des princes. Vingt ans après, les maîtres des eaux et forêts furent placés sous la surveillance d’un grand-maître et général réformateur, qui exerçait son contrôle sur toutes les forêts royales par l’intermédiaire de maîtres enquêteursC’est à cette époque que remonte l’établissement de la table de marbre au palais de Paris. C’était un tribunal spécial, auquel ressortissaient toutes les affaires administratives et judiciaires relatives aux forêts royales. Il était composé dans l’origine d’un lieutenant-général du grand-maître, d’un lieutenant particulier, d’un avocat, d’un procureur du roi et d’un greffier ; plus tard, en 1543, on leur adjoignit six conseillers.

Diverses ordonnances furent successivement rendues en matière d’eaux et forêts par Charles V, Charles VI, François. Ier, Charles IX, ayant toutes pour but de régler les exploitations, de supprimer les abus, de punir les délits, d’établir en un mot les principes d’une bonne gestion. Charles IX alla même beaucoup plus loin que ses prédécesseurs, en soumettant à la législation, forestière non-seulement les forêts domaniales, mais toutes celles du royaume sans exception, quels qu’en fussent les propriétaires ; il fixa à dix ans la limite inférieure de l’âge des arbres à exploiter dans les forêts particulières et ordonna que le tiers des bois de l’état des communes fût traité en futaie.

Jusqu’à Henri II, les offices des eaux et forêts étaient à la nomination du roi et du grand-maître. Ce prince, pour se procurer de l’argent, les convertit en offices, vénaux, et en augmenta considérablement le nombre. Il créa notamment six nouveaux grands-maîtres, et institua auprès de chacun des parlemens de Toulouse, Bordeaux, Dijon et Rouen, de la Provence, du Dauphiné et de la Bretagne, un tribunal forestier analogue à celui de la table de marbre au palais de Paris, Henri IV fit de vains efforts pour arrêter les abus que cette organisation avait provoqués ; il ne put y parvenir faute d’argent pour rembourser le prix des charges. Il ordonna néanmoins un recensement complet des forêts royales, afin qu’on pût leur appliquer le traitement le plus convenable eu égard aux essences dont elles étaient composées et à la nature du sol sur lequel elles reposaient ; mais les difficultés politiques empêchèrent l’exécution de cette utile mesure. La gloire en fut réservée à Louis XIV, ou plutôt à Colbert, qui fit rendre la fameuse ordonnance de 1609, à laquelle nous devons la conservation des forêts qui nous restent, et qui est devenue la base de notre code forestier. Cette ordonnance, qui ne coûta pas moins de dix années d’efforts, formait un corps de lois claires et précises pour tout ce qui concernait la gestion, la surveillance et l’exploitation des forêts ; elle embrassait également dans ses dispositions la police des cours d’eau, et donnait aux officiers forestiers l’autorité et le pouvoir nécessaires pour faciliter l’exercice du flottage et de la navigation, et pour réglementer la pêche de manière à empêcher le dépeuplement des rivières. Nous avons apprécié déjà l’influence qu’elle exerça sur la sylviculture proprement dite[2] ; nous n’en parlerons donc ici que pour exposer l’organisation administrative qu’elle établit, et qui subsista jusqu’à la révolution.

La France fut partagée en dix-huit arrondissemens forestiers ou grandes-maîtrises, qui se subdivisaient elles-mêmes en cent trente-quatre maîtrises. Chacune de celles-ci était composée d’un maître particulier, d’un lieutenant, d’un garde-marteau, d’un garde-général, de deux arpenteurs et d’un nombre indéterminé de simples gardes. La maîtrise comprenait en outre un procureur du roi, un greffier, un receveur des amendes, un collecteur et un certain nombre d’huissiers. On voit par cette composition que l’administration forestière, tout en étant chargée de la surveillance et de la conservation des forêts, était en outre organisée en corps judiciaire. Ses tribunaux jugeaient non-seulement les affaires administratives, mais les questions de propriété, et ils prononçaient contre les délinquant les peines édictées par l’ordonnance. Ces attributions judiciaires amenèrent fréquemment des conflits avec les parlemens, les intendans de province, les maires et échevins, et surtout avec les juridictions seigneuriales, car les seigneurs, eux aussi, avaient leurs tribunaux particuliers. Cette organisation se maintint jusqu’en 1790, où la connaissance des délits et des affaires civiles fut donnée aux tribunaux ordinaires, et celle dès questions administratives à des corps spéciaux. Toutefois l’administration forestière a conservé, même avec la législation actuelle, une partie de ses anciennes prérogatives en ce qui concerne la poursuite des délits.

Les années qui suivirent la révolution furent, pour l’administration des forêts comme pour toutes les autres, une époque de crise et de transformation. Une loi provisoire fut promulguée en 1791 pour mettre la législation forestière en harmonie avec les institutions nouvelles ; mais, dépourvus d’autorité, les agens ne pouvaient se faire obéir, les lois étaient méconnues, et un grand nombre de forêts furent mises au pillage. Les maîtres des eaux et forêts étaient cependant restés en fonctions ; mais les forêts particulières furent entièrement soustraites à l’action administrative, et celles des communes furent laissées le plus souvent à la merci des municipalités, qui, dans leur empressement de jouir, détruisirent en quelques mois les richesses accumulées par les années. Quant aux forêts de l’état, malgré la loi du 23 août 1790, qui les déclarait inaliénables, une grande partie fut vendue avec les autres biens nationaux[3].

Cette situation dura dix ans. En 1801, le premier consul établit l’administration sur de nouvelles bases et supprima les anciennes dénominations. Il créa 5 administrateurs, 30 conservateurs, 200 inspecteurs, 300 sous-inspecteurs, 500 gardes-généraux, 8,000 gardes et arpenteurs. Il n’en fallut pas davantage pour mettre un peu d’ordre dans le service, car des l’année suivante les forêts rapportèrent 30 millions, et la pêche, mise en adjudication sur les fleuves et rivières, devint elle-même une source de revenus. Depuis lors l’administration forestière continua d’éprouver le contre-coup de toutes les agitations politiques du pays. Sous l’empire, on recruta dans l’armée une partie des agens, qui apportèrent dans leurs fonctions les habitudes de la vie des camps. La plupart d’ailleurs, dépourvus d’instruction, n’étaient pas à la hauteur de leur nouvelle position. Aussi ne faut-il pas s’étonner qu’à ce moment les forêts aient été gérées avec une grande incurie. Lors des désastres de l’invasion, ce furent encore les forêts qui eurent le plus à souffrir. Outre les dégâts qu’y commirent les armées étrangères, elles durent, par des aliénations successives, faire face aux frais d’occupation. Un moment même, en 1817, par mesure d’économie, l’administration des forêts fut supprimée et réunie à celle des domaines. On reconnut bientôt ce que cette organisation avait de vicieux, et des 1820 on sépara ces deux services, qui n’avaient absolument rien de commun.

Comme on avait encore sous les yeux le mal causé par l’ignorance et l’incapacité des agens de l’empire, on créa en 1824, à Nancy, sur le modèle de celles qui existaient en Allemagne, une école forestière destinée à fournir des hommes spéciaux, connaissant tous les détails techniques de leur métier. C’est depuis cette époque seulement que les vrais principes de la sylviculture furent appliqués aux forêts de la France, et c’est à M. Lorentz, fondateur de cette école, et à son successeur, M. Parade, qu’il faut surtout en faire remonter l’honneur. Enfin en 1827 fut promulgué le code forestier qui nous régit encore, et en vertu duquel l’administration forestière fut constituée à peu près comme elle l’est aujourd’hui.

Ce rapide exposé montre tout d’abord combien les changemens politiques sont incompatibles avec une bonne gestion forestière. Il faut pour celle-ci des institutions stables, car les systèmes de culture se font sentir pendant toute la vie des arbres, et, si ces systèmes varient sans cesse, il n’y a plus d’exploitation régulière possible. L’administration forestière a donc, plus qu’aucune autre, besoin d’esprit de suite, et les principes qui la font agir doivent s’y perpétuer indépendamment des hommes qui la composent, Pour apprécier si le but qu’elle se propose est en harmonie avec les saines doctrines économiques, et si elle dispose pour l’atteindre des moyens nécessaires, il faut l’étudier au doublé point de vue de ses attributions générales et de son organisation intérieure.


II

Quelques économistes exclusifs ont admis en quelque sorte comme un axiome indiscutable que le rôle de l’état doit se borner à garantir la propriété des choses et la sécurité des personnes, et qu’il sort de ses attributions dès qu’il dépasse ces étroites limites imposées à son action. Certes l’état ne doit pas se préoccuper des intérêts particuliers ; mais dès que l’intérêt général est en jeu, il faut qu’il intervienne. Toute la question est donc de discerner les cas où l’intérêt social est réellement engagé. En ce qui concerne les forêts, nous avons eu trop souvent déjà l’occasion de développer les motifs qui justifient la possession par l’état d’une partie d’entre elles pour qu’il soit nécessaire d’y revenir. On a vu que ces propriétés ne peuvent être portées à leur plus haut point de production qu’autant qu’elles appartiennent à un être impérissable comme l’état, capable d’en diriger l’exploitation pendant une longue suite d’années, et qu’elles ne conviennent que très imparfaitement à l’appropriation individuelle, parce que les partages qui peuvent les morceler à chaque nouvelle génération sont pour elles une cause de ruine contre laquelle toute réglementation est impuissante.

Les communes et les établissemens publics sont également plus aptes que les particuliers à tirer parti de leurs forêts ; ils le sont toutefois moins que l’état, car forcés presque toujours de pourvoir à des besoins plus pressans, ils sont plus disposés à sacrifier l’avenir au présent. C’est pour ce motif que les législateurs, non-seulement ceux de 1827, mais tous ceux qui se sont succédé depuis Charles IX, ont soumis l’exploitation de ces forêts au contrôle de l’état. Il n’y a là aucun attentat aux libertés municipales proprement dites ; il n’y a qu’un acte de sage prévoyance, car en matière de forêts ce ne sont pas ceux qui commettent les abus qui en subissent les conséquences, mais leurs descendans, et il est juste que l’état, qui est immuable, défende les droits des générations futures contre les déprédations de la génération présenté. En réalité, celle-ci n’est qu’usufruitière ; elle n’a pas le pouvoir de dénaturer son titre et de se constituer propriétaire de son autorité privée, au détriment de toutes celles qui la remplaceront. Aussi, quelque partisan qu’on soit de l’autonomie communale en matière d’administration et de finances, il faut reconnaître que les communes sont incapables de gérer par elles-mêmes leurs forêts. De trop nombreux exemples attestent que, si on les leur abandonnait, elles disparaîtraient bientôt, dévastées par des coupes abusives et par le parcours illimité des troupeaux. C’est ainsi que se sont dénudées les montagnes du midi de la France, et qu’on est aujourd’hui forcé, pour arrêter les ravages des torrens et des inondations, de les reboiser à grands frais, dût-on avoir recours à l’expropriation. La mission de l’état, essentiellement conservatrice, est souvent difficile en présence des réclamations fort vives et des exigences d’un intérêt tout passager. Ce contrôle sur les forêts communales s’exerce non-seulement en France et en Allemagne, mais même en Suisse, où cependant la liberté municipale est presque absolue.

Toutefois, en revendiquant pour l’état le droit et le devoir d’intervenir dans la gestion des bois communaux, on ne prétend nullement lui conférer le pouvoir de réglementer l’emploi des produits qu’ils fournissent. Ici l’intérêt général, pas plus que celui des générations futures, n’est en cause, et rien ne justifierait une immixtion arbitraire dans une affaire purement locale, et qui n’engage en rien l’avenir. Les communes, étant propriétaires, doivent être maîtresses de disposer des produits de leurs biens comme elles l’entendent, de les consommer en nature, ou de les vendre au profit de la caisse municipale, sans que l’état ait à s’en mêler autrement que pour réprimer par la voie légale les fraudes qui pourraient être commises.

Pour les forêts communales comme pour les forêts domaniales, on s’est demandé si, au lieu de les gérer directement, il ne serait pas préférable d’en abandonner la jouissance à une compagnie concessionnaire pendant un certain nombre d’années : ainsi font les particuliers lorsqu’ils afferment leurs terres, ainsi fait l’état lui-même avec les canaux et les chemins de fer. On oublie qu’un fermage de cette nature ne saurait être assimilé à celui d’une propriété rurale. Les forêts, emportant avec elles un capital considérable, toujours réalisable, composé des arbres dont elles sont formées, ne pourraient être laissées à la libre disposition d’un fermier sans être exposées à la ruine. Il faudrait, dans ce cas, que l’état put veiller à ce que le rendement normal ne fût pas dépassé, qu’il exerçât un contrôle minutieux qui équivaudrait presque à une gestion directe et serait en outre une cause permanente de conflits. Sous la restauration, on a plusieurs fois et sans succès proposé d’appliquer ce système de fermage aux forêts de la France ; une telle proposition ne pouvait émaner que de personnes étrangères aux premières notions d’économie forestière, ou de spéculateurs qui espéraient s’enrichir aux dépens de la fortune publique. Par la vente annuelle de ses coupes sur pied, l’état, laissant les adjudicataires libres d’en tirer le parti qu’ils jugent convenable, réunit tous les avantages du fermage à ceux d’une gestion directe de sa propriété.

Dans les forêts particulières, l’intervention administrative, qui s’étendait autrefois jusque sur le système d’exploitation, est limitée aujourd’hui à l’examen des conditions relatives au défrichement. On sait qu’une loi interdit de détruire les forêts qui contribuent par leur présence à maintenir les terres sur les pentes des montagnes, à défendre le sol contre les érosions des fleuves, à conserver les sources, à protéger les côtes contre les envahissemens des sables. En principe, cette loi reconnaît que la liberté est de droit commun, mais elle oblige néanmoins le propriétaire qui veut défricher son bois à en faire la déclaration quatre mois à l’avance, afin que l’administration forestière puisse vérifier si ce bois ne se trouve pas dans une des conditions qui en exigent la conservation. Cette question du défrichement des bois particuliers est une de celles que nos assemblées législatives ont eu le plus de peine à résoudre, et qui sont restées le plus longtemps à l’ordre du jour, posant se prononcer entre l’interdiction et la liberté, elles n’ont rien trouvé de mieux que de perpétuer jusqu’à ces derniers temps les dispositions transitoires du codé forestier, qui laissait en définitive l’administration forestière maîtresse absolue des autorisations à accorder ou à refuser. En 1848 même, on imagina de faire de ces autorisations une matière à impôt et de les accorder à tous les propriétaires qui paieraient une certaine somme calculée sur la plus-value du terrain après le défrichement ; c’était une mesuré que rien ne pouvait justifier, parce que si l’intérêt général exigeait la conservation d’un bois, il n’en était pas moins lésé par le défrichement malgré la somme payée par le propriétaire ; si au contraire cette transformation ne devait causer aucun préjudice, il était injuste de la frapper d’un impôt particulier. Ce n’est qu’en 1859 qu’une loi spécifia d’une manière précise les cas où le défrichement pourrait être interdit.

Dans les forêts dont la gestion est confiée à l’administration forestière, le but qu’il faut surtout se proposer, c’est de conserver les massifs boisés et d’empêcher les dégâts qui peuvent s’y commettre. L’administration dispose pour cela d’un personnel de gardes assez nombreux (près de quatre mille pour les forêts domaniales seulement), spécialement chargés de ce service de surveillance. Ce sont des fonctions fort pénibles, dans certains pays fort difficiles, et qui ne sont pas appréciées partout comme elles le méritent, car, sans le dévouement et l’énergie de ces modestes préposés, tous nos bois auraient bientôt disparu, exploités en détail par les maraudeurs du voisinage. L’idée que le délit forestier n’est pas un vol est en effet très répandue ; elle remonte à l’époque où, les forêts étant une propriété commune, chacun allait s’y pourvoir de bois suivant ses besoins. Ces délits sont peu de chose en apparence ; souvent répétés, ils finissent par causer au pays une perte très considérable, sans parler des habitudes de maraudage qu’ils donnent aux populations. Sur les 184,769 délits de toute nature jugés en 1857, il y avait 46,759 délits forestiers, soit 25 pour 100 environ de la totalité. Si élevé que soit ce chiffre, il l’était bien plus encore il y a vingt ans par exemple. C’était alors un véritable métier que celui de délinquant forestier, et qui pouvait marcher de pair avec celui de contrebandier ; ceux qui s’y adonnaient s’en allaient de nuit abattre les plus beaux arbres, les débitaient et les revendaient sur les marchés voisins ; des villages entiers n’avaient pas d’autre moyen d’existence. Grâce à une surveillance plus active, ce métier ne fait plus ses frais, et n’est plus exercé qu’accidentellement par les hommes adultes, à qui, en temps ordinaire, un travail régulier rapporte davantage. La plupart des délits ne sont plus commis que par des femmes, des enfans ou des hommes sans travail. Un très grand nombre de ces délinquans sont insolvables, et les condamnations pécuniaires prononcées contre eux le plus souvent illusoires. C’est pour obvier à cet inconvénient qu’une loi récente vient d’autoriser l’administration à transiger avec eux et à leur faire payer par des journées de travail l’équivalent des amendes qu’ils ont encourues.

Pour bien remplir leurs fonctions, les gardes ont besoin d’une grande autorité morale ; c’est en leur inspirant du respect qu’ils parviennent à maîtriser des populations souvent exaspérées par la misère, et ceux qui les ont vus de près savent qu’ils sont presque tous d’un dévouement à toute épreuve. Responsables aux yeux de l’administration des délits commis dans leur triage, ils le parcourent jour et nuit, le plus souvent seuls, sans paraître se douter que leur vie puisse être en danger. Cependant ils sont souvent victimes de vengeances particulières. La plupart d’entre eux ont plus même que le sentiment du devoir : ils ont pour les forêts qu’ils surveillent le véritable amour du propriétaire. Pendant les jours de troubles qui suivirent la révolution de 1848, sur certains points de la France, notamment dans les Pyrénées, dans les Alpes, en Alsace, en Lorraine, des populations entières se ruèrent sur les forêts pour les saccager. Partout les gardes montrèrent une énergie sans pareille ; plusieurs furent tués en cherchant à s’opposer à ces désordres ; quelques-uns virent leurs maisons incendiées, d’autres y furent assiégés avec leur famille, et s’y défendirent seuls jusqu’à ce qu’on vînt à leur secours. Pas un ne faillit à ses devoirs, et c’est grâce à eux que des forêts fort importantes échappèrent à la dévastation dont elles étaient menacées. Ce n’est pas seulement dans l’exercice de leurs fonctions qu’ils font preuve de courage et d’abnégation, et chaque année plusieurs d’entre eux figurent sur les listes des récompenses accordées pour actes de dévouement.

Les gardes forestiers de l’état ont un traitement qui varie de 600 à 700 francs. Beaucoup sont logés en maison forestière et jouissent d’un jardin potager d’un hectare d’étendue ; ils ont en outre droit, pour leur chauffage, à huit stères de bois et à cent fagots. Dans ces conditions, ceux qui sont actifs, qui ont une femme économe et pas trop d’enfans, sont assez heureux. Pouvant nourrir deux vaches, des porcs, des poules, élever des abeilles, ils se font un petit revenu supplémentaire qui améliore sensiblement leur position, Beaucoup de ces maisons forestières sont entourées de fleurs, et offrent cet aspect propre et gracieux qui dénote l’aisance. Quelques-unes d’entre elles, situées au milieu des bois, sur les points les plus pittoresques, sont le rendez-vous des chasseurs et le but des promenades des environs. Il est sévèrement interdit aux gardes qui les habitent de débiter aucune boisson, afin qu’ils ne soient pas tentés de négliger leur service pour tenir auberge. Il leur est également défendu de chasser, car la chasse étant louée au profit du trésor, il ne faut pas que le gibier soit détruit par ceux-là mêmes qui sont chargés de veiller à sa conservation.

Les gardes forestiers communaux sont moins heureux. Il en est peu qui aient un traitement supérieur à 500 francs et soient logés aux frais des communes. Ils sont dès lors obligés de vivre au village, où ils ont à payer leur loyer et sont exposés à plus de dépenses que les gardes domaniaux, qui habitent une maison isolée dans les bois. Jusqu’à une époque récente, ils ne subissaient sur leur traitement aucune retenue pour la retraite, et n’avaient par conséquent droit à aucune pension. Aussi, lorsqu’arrivait pour eux l’heure où le service était devenu trop pénible, ils se trouvaient souvent sans ressources, incapables de travailler, condamnés à une vieillesse misérable. Grâce à l’initiative de M. de Forcade, alors directeur-général des forêts, et aux mesures prises par M. Vicaire, son successeur, ces gardes sont aujourd’hui tenus de verser tous les ans une certaine somme à la caisse des retraites pour la vieillesse, et ils sont assurés par là de finir leurs jours à l’abri du besoin. Les gardes communaux sont nommés par les préfets sur la présentation des conservateurs, et sont, comme ceux de l’état, soumis à l’autorité de l’administration forestière. Autrefois ces nominations étaient faites par les maires, ce qui n’était pas sans inconvénient, car, ayant leur position à ménager, ces préposés n’osaient jamais sévir contre les hommes dont ils dépendaient. La répression des délits, même dans les forêts communales, est une question d’ordre public, comme celle de toute espèce de vol ; il n’y a donc pas plus de motif pour donner aux maires la nomination des gardes que pour leur abandonner celle des gendarmes.

Le personnel des gardes forestiers se recrute soit parmi les fils de gardes, soit parmi les anciens sous-officiers de l’armée. En général on préfère les premiers, qui, ayant vécu dans les bois depuis leur enfance, en connaissent les travaux, en aiment la solitude, et savent se contenter des joies d’un intérieur calme et honnête, auxquelles les anciens sous-officiers préfèrent souvent les plaisirs du cabaret. Les gardes n’ont guère d’avancement à espérer ; dans les circonstances, ordinaires, ils peuvent tout au plus atteindre le grade de brigadier, qui leur donne une certaine autorité et peut porter leur traitement annuel à 1,000 francs. Bien que les grades supérieurs de la hiérarchie administrative leur soient accessibles, il en est peu qui y parviennent. Pour devenir gardes-généraux, les brigadiers ont à subir un examen spécial, toujours fort difficile pour des hommes dont l’instruction première a généralement été négligée, Cependant il s’en trouve qui, joignant à une volonté énergique une intelligence assez ouverte, ne craignent pas de se mettre à l’œuvre, et parviennent, à force de persévérance, à conquérir les grades supérieurs. Toutefois c’est l’exception, et le plus grand nombre des agens forestiers sort de l’école de Nancy[4].

On n’est admis à cette école que par voie de concours, et les candidats, qui ne peuvent avoir moins de dix-huit ans ni plus de vingt et un doivent être munis du diplôme de bachelier ès-sciences et subir un examen à peu près semblable à celui des candidats à l’École polytechnique. L’enseignement de l’école forestière porte sur la sylviculture, l’aménagement, l’histoire naturelle, la géologie, la topographie, la construction des routes, le droit administratif et forestier. Toutes ces branches, parmi lesquelles nous regrettons de ne pas voir l’économie politique, sont l’objet de cours spéciaux pendant l’hiver et d’applications sur le terrain pendant l’été. Enfin, pour compléter leur instruction, les élèves font, sous la direction de leurs professeurs, des excursions dans les principales forêts de l’Alsace et de la Lorraine. L’école n’est destinée qu’à fournir des agens pour le service de l’état, et c’est tout récemment que, par une mesure qui deviendra très utile aux forêts des particuliers, le public a été admis à suivre les cours qui s’y professent.

Après deux années d’étude et un stage qui varie suivant les besoins du service, les jeunes gens sortis de l’école sont nommés gardes-généraux, et chargés, sous la direction d’inpecteurs, de la gestion d’un certain nombre de forêts domaniales ou communales dont l’étendue pour chacun d’eux varie en moyenne entre 6,000 et 10,000 hectares. Leurs attributions, ainsi que celles des sous-inspecteurs, consistent à contrôler le service des gardes, à proposer et faire exécuter les divers travaux qu’exige la mise en valeur de ces forêts, repeuplemens, ouvertures de routes, constructions de maisons, etc., à surveiller et diriger les exploitations, à participer avec les inspecteurs au balivage, à l’estimation et à la vente des coupes annuelles, à instruire enfin toutes les affaires forestières qui peuvent se présenter dans leur circonscription, telles que questions de propriété, délimitations, demandes de défrichement de bois particuliers, etc. Agens essentiellement actifs, les gardes-généraux sont la cheville ouvrière de toute l’administration, et c’est de leur zèle que dépend presque exclusivement le bon état des forêts. Dans les autres administrations, les employés n’ont guère qu’à se conformer strictement aux règlemens établis ; les gardes-généraux au contraire distribuent leur temps comme ils le jugent convenable, proposent les travaux à entreprendre, s’entendent avec les maires des communes pour les améliorations dont leurs forêts sont susceptibles, et font en quelque sorte l’office de gérans.

Cette liberté d’action toutefois n’est pas absolue, car ils sont placés sous les ordres des inspecteurs, qui n’ont pas seulement, comme leur nom semble l’indiquer, une mission de contrôle, mais qui interviennent directement dans la gestion, et dont les principales fonctions sont d’un côté les opérations de balivage et d’estimation des coupes, de l’autre la poursuite devant les tribunaux des délits constatés par les gardes. Nous avons dit qu’autrefois l’administration forestière, juge et partie dans sa propre cause, avait ses tribunaux particuliers ! Bien qu’il n’en soit plus ainsi depuis 1790 ; la législation actuelle a conservé quelques traces de l’ancienne, en ce sens que, si ce n’est plus l’administration elle-même qui juge, c’est toujours elle qui poursuit. Elle poursuit directement, non pas seulement comme partie civile, mais correctionnellement, comme le ministère public. Elle fait citer les délinquans par ses propres gardes, qui sont dans ce cas assimilés à des officiers de police judiciaire, et à l’audience les inspecteurs requièrent l’application des peines édictées par la loi, aussi bien qu’ils réclament, au nom de l’état ou des communes, les dommages-intérêts qui peuvent leur être dus.

Le grade supérieur de la hiérarchie dans les départemens est celui de conservateur, dont les attributions sont à peu près celles des anciens grands-maitres. Cet agent concentre tous les détails de la gestion, tient la comptabilité du personnel et celle des travaux, veille à la stricte observation des lois et règlemens, et représente l’administration dans ses rapports avec les autorités locales. Les conservateurs sont aujourd’hui au nombre de trente-cinq, dont la circonscription varie entre un et cinq départemens, suivant que la contrée est plus ou moins boisée. Ils ne relèvent que de l’administration centrale, à la tête de laquelle se trouvent un directeur-général et deux administrateurs, et qui est divisée en un certain nombre de bureaux correspondant aux diverses branches du service. En dehors du cadre ordinaire, on a, depuis quelques années, créé un certain nombre de commissions spéciales, qui sont chargées des travaux de longue haleine auxquels les exigences du service courant empêchent les agens locaux de se livrer, tels que les aménagemens, les cantonnemens de droits d’usage, les reboisemens, etc.

Quoique dépendant du ministère des finances, l’administration forestière n’est pas une administration financière proprement dite, en ce sens que les agens n’ont pas de caisse publique et ne manient pas d’argent. Ils vendent, il est vrai, les coupes annuelles, après en avoir fait l’estimation préalable ; mais ce sont les receveurs généraux ou ceux des domaines qui en touchent le montant et sont responsables des rentrées. L’organisation est du reste à peu près semblable à celle de toutes les autres administrations. La centralisation est presque absolue, toute décision vient d’en haut ; les agens locaux, n’ayant que l’initiative des propositions, n’ont aucune responsabilité vis à-vis des tiers, et, comme tous les autres fonctionnaires, ils ne peuvent être poursuivis, pour faits relatifs à leurs fonctions, qu’avec l’autorisation du conseil d’état.

Indépendamment de sa mission purement forestière, l’administration des forêts est encore chargée de la régie de la pêche dans les rivières non canalisées : c’est tout ce qui lui reste de ses anciennes attributions sur le régime des eaux, qui lui avait valu autrefois le nom d’administration des eaux et forêts. En 1829, elle étendait encore son action sur 11,300 kilomètres de rivières ; mais en 1831 une décision ministérielle lui enleva, pour les confier à l’administration des ponts et chaussées, les rivières canalisées, et restreignit son domaine aquatique à 6,800 kilomètres de rivières non canalisées. Les inconvéniens de cette organisation, qui donne à deux administrations différentes des attributions semblables, ont été souvent signalés, et les lecteurs de la Revue n’ont pas oublié sur quels motifs s’appuyait un écrivain très autorisé pour demander qu’à l’avenir l’administration des ponts et chaussées fût exclusivement chargée de tout ce qui concerne la pêche[5]. Il faut désirer sans doute que le service de la pêche soit concentré dans une seule main ; mais la compétence de l’administration des ponts et chaussées en matière de pêche est-elle bien établie ? Si l’on s’en rapporte aux chiffres, la question reste assez douteuse. Chacune des deux administrations met en adjudication, pour un temps plus ou moins long, le droit de pêche sur les rivières confiées à sa surveillance. Or, en comparant le budget de chacune d’elles, on voit qu’en 1859 les 4,975 kilomètres qui sont entre les mains de l’administration des ponts et chaussées ont produit 129,390 francs, ou 26 francs par kilomètre, tandis que les 6,800 kilomètres loués par l’administration des forêts ont donné 581,023 francs ; ou 85 francs par kilomètre, ce qui tendrait à prouver que ces derniers sont beaucoup plus peuplés que les premiers, et que par conséquent la surveillance y est mieux faite, Si les 4,975 kilomètres canalisés n’avaient pas été enlevés à l’administration des forêts, ils auraient donc produit 422,875 francs, ou 293,485 francs de plus qu’ils ne produisent aujourd’hui. La question, du reste, a été soumise en 1859 à l’examen d’une commission qui s’est prononcée contre l’administration des ponts et chaussées. Elle a été soulevée de nouveau en 1861 lors de la discussion du budget ; mais le corps législatif s’est borné à la recommander à la sollicitude du gouvernement et à demander provisoirement le maintien du statu quo.

Un fait curieux à noter, et qui prouve une fois de plus la puissance attractive de la nature sur ceux qui la connaissent, c’est l’amour des agens forestiers pour leur métier. Les voyageurs prétendent que le désert exerce une fascination invincible sur ceux qui l’ont parcouru, et qu’après avoir une fois subi le charme de ces mornes solitudes, ils s’y sentent constamment attirés. Il en est de même pour les forêts. Ce sont surtout celles qu’ils ont administrées que les agens forestiers aiment à revoir, car elles leur représentent toute une période de leur existence. Aussi faut-il voir comme ils en étudient les transformations ; comme ils s’intéressent aux travaux qu’on y fait, comme ils se préoccupent de l’avenir des plantations qu’ils ont dirigées ! Cet amour se manifeste d’une manière plus caractéristique encore dans ce fait, que bien peu d’agens abandonnent leur carrière et que beaucoup d’entre eux la font même embrasser à leurs fils. Aussi l’administration des forêts est-elle remplie de gardes et d’agens qui descendent de plusieurs générations de forestiers et qui y perpétuent les mêmes noms. Il est une autre circonstance encore qui fait de cette administration une sorte de famille, c’est que les rapports entre supérieurs et inférieurs sont toujours empreints d’une grande bienveillance et même d’une certaine camaraderie, bien éloignées de cette raideur qu’on remarque si souvent dans les autres services publics, comme si la subordination ne pouvait se concilier avec une estime et une sympathie réciproques.

On a plusieurs fois, par mesure d’économie, cherché à restreindre le personnel de l’administration des forêts, et en 1848 notamment le nombre des inspecteurs a été réduit de cent soixante-dix à cent huit, et celui des conservateurs de trente-deux à vingt et un. Cette mesure, qui eut pour conséquence la suspension, sans indemnité, de soixante-treize agens, fut très préjudiciable au trésor, et, pour une petite économie de 300,000 francs environ, occasionna une perte réelle beaucoup plus considérable, parce que les coupes ne purent être mises en vente en temps utile ; dès l’année suivante, il fallut remettre les choses à peu près sur l’ancien pied. En effet, si l’on tient compte de la diversité des opérations dont l’administration forestière doit s’occuper, on reconnaît bien vite que le personnel dont elle dispose n’est ni trop nombreux ni surtout trop dispendieux. En déduisant 1,800,000 francs que paient les communes pour la gestion de leurs bois[6], les frais de personnel qui restent à la charge de l’état ne s’élèvent qu’à 3,051,000 francs pour 1,077,000 hectares de forêts domaniales ; c’est un peu plus de 8 pour 100 du produit qu’elles fournissent, lequel dépasse 35 millions[7].


III

L’administration forestière est-elle organisée le mieux possible au double point de vue des attributions qui lui sont conférées et de la bonne exécution du service ? Ne pourrait-on pas, au moyen de quelques simplifications, élever les traitemens, dont l’insuffisance est manifeste, sans augmenter sensiblement les charges du budget ? C’est ce qu’une étude rapide du système administratif des pays étrangers va nous permettre d’apprécier. Il faut chercher nos points de comparaison dans les pays qui, comme l’Allemagne, ont de bonne heure compris l’importance des propriétés forestières. Ceux-là seuls peuvent nous servir de modèles, ou nous permettre de juger dans une certaine, mesure du mérite de notre propre système. Quant aux autres contrées, comme l’Espagne et l’Italie, où l’incurie des gouvernemens a laissé se déboiser le sol, elles n’ont rien à nous apprendre, sinon que les mêmes causes produisent toujours les mêmes effets, et que les forêts disparaissent partout où la loi ne leur assure pas une protection suffisante contre les dégâts commis par les populations. Il existe cependant dans ces pays, quelques rudimens d’administration ; en Espagne surtout, il semble que depuis quelques, années on se préoccupe davantage de la richesse forestière. Déjà l’on a créé à Villaviciosa une école dont il faut attendre des résultats sérieux. Dans les différens états qui autrefois composaient l’Italie, il y avait bien aussi quelque chose qui ressemblait à une administration forestière ; on affirme même que Chiavone, qui vient de s’illustrer dans les provinces napolitaines par de si tristes prouesses, était autrefois garde-forestier, et qu’il n’a quitté ses fonctions que pour se mettre à la tête de sa bande. Au reste, l’administration forestière du royaume d’Italie est presque tout entière à organiser, s’il faut en juger par celle du Piémont ; elle n’exerce pour ainsi dire aucune action sur les forêts communales, qui sont à peu près abandonnées à la jouissance commune et littéralement mises au pillage. Les habitans y vont presque sans contrôle couper le bois dont ils ont besoin et y conduisent leurs bestiaux au pâturage ; aussi voit-on partout les montagnes se dénuder, des ravins s’y former, et de nombreux torrens, à sec pendant l’été, rouler pendant l’hiver des cailloux qui obstruent les rivières et envahissent les plaines. Les restrictions apportées par la loi française dans les départemens annexés y ont même provoqué quelques réclamations ; mais on a tenu bon, et l’on ne tardera pas sans doute à apprécier les résultats du nouveau régime. Ce n’est pas en effet au moment où l’état s’impose des sacrifices considérables pour reboiser certaines régions qu’il doit, sur d’autres points, laisser le déboisement s’opérer sans obstacle, dût-il contrarier certaines habitudes locales.

En Angleterre, il n’existe plus guère que 40,000 hectares de forêts domaniales, dont la plus importante est la New-Forest, dans le Hampshire, qui fut créée, dit-on, par Guillaume le Conquérant. Ces forêts sont gérées par des inspecteurs qui font en quelque sorte l’office d’intendans ; ils effectuent les ventes de bois, en touchent le montant, sur lequel ils retiennent leurs propres appointemens, ceux des gardes, les sommes nécessaires pour les travaux d’entretien, et remettent le surplus aux agens du trésor. Un pareil système serait incompatible avec les règles de la comptabilité française et peut d’ailleurs donner lieu à d’assez nombreux abus, ainsi que l’a constaté en 1852 une enquête parlementaire, à la suite de laquelle plusieurs agens furent révoqués de leurs fonctions[8]. Il est d’ailleurs moins indispensable dans la Grande-Bretagne qu’en tout autre pays que l’état possède des forêts, d’abord parce que l’existence d’une riche aristocratie et le maintien du droit d’aînesse permettent aux forêts particulières de se perpétuer et de se transmettre sans morcellement de génération en génération[9], ensuite parce que la houille remplace avantageusement le bois de chauffage et que les colonies fournissent en abondance les bois de marine et d’industrie que réclament les besoins du pays.

En Russie, le service forestier a plus d’importance : la couronne y possède d’immenses étendues de bois, dont elle cherche à tirer le meilleur parti possible ; mais les distances sont trop grandes pour que l’administration centrale puisse faire sentir son action dans toutes les parties de l’empire ; les agens et les gardes, privés de tout contrôle, commettent impunément les plus grandes malversations, et, faute d’une surveillance suffisante, des forêts entières disparaissent sous la hache du moujick. Le corps forestier est organisé militairement ; il est commande par un lieutenant-général qui a sous ses ordres des colonels, des capitaines, des lieutenans, etc. Une école forestière est établie à Saint-Pétersbourg ; c’est un magnifique bâtiment, où les élèves sont casernes, enrégimentés, et où ils apprennent à faire l’exercice. Ce n’est qu’après avoir acquis ce premier degré d’instruction qu’ils entrent à l’école d’application de Lisinsck. Celle-ci a dans ses dépendances une forêt modèle, exploitée d’après les principes de la science, et une usine où sont réunies toutes les industries qui emploient et débitent le bois dans toute l’étendue de l’empire russe. Il existe encore d’autres écoles à Orenbourg, à Mittau, à Moscou et à Grodno ; mais elles ne sont destinées qu’à former des agens subalternes. Le gouvernement fait tous ses efforts pour introduire un peu d’ordre dans un service dont il comprend toute l’importance ; chaque année, il envoie en France et en Allemagne un certain nombre d’agens pour y étudier l’organisation administrative. Aussi la Russie peut-elle trouver un jour dans l’exploitation régulière de ses forêts des ressources inépuisables ; mais il faut avant tout que la réforme sociale, qui n’est encore qu’à l’état de crise, s’accomplisse ; sinon, les réformes partielles ne peuvent aboutir qu’à des déceptions.

De la Russie à la Suisse, la distance est grande, moins encore sous le rapport géographique que sous celui des institutions. Tandis que dans la première la centralisation est absolue et fait d’autant plus de mal que ce pays s’y prête moins à cause de son étendue, elle est nulle dans la seconde, où elle eût présenté beaucoup moins d’inconvéniens. En Suisse, chaque canton est souverain, chacun a un code forestier spécial, chacun une administration particulière pour régir les forêts qu’il possède. Cette administration se compose le plus souvent d’une direction centrale ou commission des forêts, siégeant au chef-lieu et présidée par un membre du conseil d’état, et d’agens du service actif, comprenant des inspecteurs-généraux, des inspecteurs d’arrondissement et de simples gardes. Ces derniers sont nommés par la commission des forêts sur la présentation des inspecteurs ; quant à ceux-ci, ils sont nommés par le conseil d’état, après avoir subi un examen qui porte sur la botanique, les mathématiques élémentaires, le lever des plans, la minéralogie, la culture et l’aménagement des forêts. Les élèves sortant de l’école polytechnique fédérale de Zurich sont dispensés de cet examen. L’administration cantonale est chargée de gérer les forêts de l’état et de contrôler l’exploitation des forêts communales, car dans ce pays de liberté l’état ne craint pas d’empiéter sur les attributions des pouvoirs locaux pour assurer la conservation des massifs boisés. Les communes, il est vrai, contrairement à ce qui se fait en France, sont libres de choisir leurs propres agens et leurs propres gardes ; mais ceux-ci sont tenus de se conformer aux lois du canton, de suivre les prescriptions des aménagemens et de subir le contrôle des agens de l’état. En cas de conflit, c’est le conseil exécutif qui prononce en dernier ressort. Dans les forêts particulières, l’administration n’intervient que pour poursuivre les délits et empêcher les défrichemens sur les pentes.

Dans une grande partie de la Suisse, surtout dans les cantons allemands, le pâturage, cette plaie des montagnes boisées, qui s’exerçait autrefois à peu près partout, disparaît peu à peu. Il a été absolument supprimé par voie de rachat dans les forêts cantonales, et beaucoup de communes ont suivi cet exemple ; aujourd’hui la loi exige que dans chaque forêt un quart au moins de l’étendue soit affranchi du pâturage. Autant que possible, on restreint celui-ci aux plateaux et aux vallons, et l’on consacre les pentes exclusivement à la végétation forestière ; Ce n’est guère au reste que depuis l’année 1834, où de terribles inondations dévastèrent le pays, que l’on se préoccupa sérieusement de cette question. Jusqu’alors, les forêts avaient été pour ainsi dire abandonnées à elles-mêmes et exploitées sans aucune règle ; toutefois les abus n’ont pas complètement cessé, et sur certains points ils menacent de produire des résultats aussi fâcheux que dans les Alpes françaises. En présence de ce danger, le conseil fédéral n’a point hésité à intervenir lui-même et à imposer son autorité aux cantons. Il a ordonné en 1858 une enquête générale sur l’état de toutes les forêts de la Suisse, afin d’arrêter le déboisement qui menace de livrer ce magnifique pays aux ravages des torrens et des avalanches. C’est un exemple qui prouve suffisamment qu’il est impossible de laisser les communes maîtresses absolues des propriétés forestières.

On trouve cette opinion nettement formulée dans les rapports adressés en 1860 au conseil fédéral par les commissions chargées de cette enquête. En parlant des cantons de Zug et de Schwitz, l’une d’elles affirme qu’un bon régime forestier ne peut émaner des communes : il ne s’y trouve pas suffisamment d’hommes capables de rédiger une loi forestière ; des règlemens communaux, qui ne s’appuient pas sur un décret de l’autorité cantonale, ne sont jamais exécutés ; enfin la protection des forêts contre les empiétement illégaux exige des dispositions pénales que les communes ne pourraient faire exécuter sans être à la fois juges et parties, etc. Le rapport conclut à l’intervention plus active du pouvoir cantonal dans l’administration des bois communaux.

Dans tous les pays de l’Allemagne où les services publics sont bien organisés, en Prusse, en Saxe, en Bavière, dans le Wurtemberg, dans le duché de Bade, l’administration forestière exerce son action à la fois sur les forêts de l’état, sur celles des communes, et dans une certaine mesure sur celles des particuliers. Dans les forêts de l’état, elle réunit toutes les attributions du propriétaire ; elle a la gestion complète du domaine, conservation, surveillance, exploitation des coupes et vente des produits. Dans les forêts communales ou qui dépendent d’établissemens publics, ses fonctions sont à peu près les mêmes, sauf à tenir compte, à titre consultatif, de l’avis des propriétaires, qui d’ailleurs conservent la faculté de disposer à leur gré des bois abattus, et sont libres de les consommer directement ou de les vendre au profit de la caisse municipale. Dans les forêts particulières, le rôle de l’état se borne à prévenir, les dévastations qui proviendraient soit de défrichemens non autorisés, soit d’exploitations vicieuses, et à veiller à ce que le sol ne demeure pas improductif après, un certain délai fixé par l’administration.

En Autriche, les dispositions relatives aux forêts communales et aux forêts particulières sont moins rigoureuses que dans le reste de l’Allemagne : d’anciennes chartes régissent encore la position vis-à-vis de l’état d’un grand nombre de communes et de corporations, et les seigneurs continuent d’exercer dans leurs domaines une quasi-souveraineté qui les laisse maîtres absolus de l’exploitation. Au dire de M. de Reus[10], grand-maître des forêts en Prusse, la législation de ce dernier pays présente aussi des lacunes à ce point de vue, et n’est pas suffisante pour empêcher les défrichemens des forêts particulières : les efforts de l’administration pour provoquer une loi à ce sujet ont échoué jusqu’à présent devant l’opposition systématique des seigneurs propriétaires de bois. En Saxe, la propriété particulière, boisée ou non, est entièrement libre ; mais d’un autre côté, comme contre-poids à cette liberté, l’état prend soin d’appliquer à ses propres forêts le système de culture le plus intensif (celui qui, sur la moindre surface et dans le plus court délai, fournit la plus grande somme des produits les plus utiles), et s’impose l’obligation d’acquérir à prix d’argent toutes les forêts dont le maintien en nature de bois est jugé d’intérêt public.

« Depuis un tiers de siècle que je dirige l’administration forestière de la Saxe (dit M. de Berlepsch, directeur-général des forêts de ce pays), l’efficacité de ces principes s’est constamment vérifiée ; ni le gouvernement ni les chambres ne demandent à y apporter aucun changement. Un seul point toutefois me paraît encore appeler des améliorations : il faudrait que tout propriétaire ayant rasé ou arraché son bois fût tenu de cultiver le sol ou de le reboiser dans un délai fixé, et qu’il ne pût jamais le laisser nu et improductif. Malheureusement il est à craindre que l’on ne rencontre de l’opposition de la part des députés du pays, si l’on voulait s’immiscer à ce point dans la gestion des propriétés particulières, et je trouve moi même qu’il est préférable d’éclairer les propriétaires, par l’intermédiaire des sociétés et comices d’agriculture, sur leurs véritables intérêts, en leur montrant le moyen de tirer le meilleur parti de leurs domaines, plutôt que de les contraindre par une loi qui, obligée de descendre dans de nombreux détails, ne pourrait que difficilement s’appliquer avec la sûreté, l’équité et la fermeté convenables. Ce qui me paraît pour la France le point capital, c’est avant tout de garantir l’existence et la durée des forêts de l’état, des communes et des établissemens publics, et d’y introduire une culture intensive qui aujourd’hui leur fait défaut. Il faudrait aussi que l’état acquit pour les reboiser les vastes terrains déserts qui se trouvent dans les plaines, surtout dans les montagnes dénudées, et qui exercent une influence si funeste sur le régime des principaux cours d’eau. Cela vaudrait mieux que de tracasser les petits propriétaires en leur défendant par une loi de transformer un bois médiocre en un bon champ de blé. »


Cette opinion de M. de Berlepsch est précisément celle que nous avons constamment soutenue dans le cours de ces études. En Allemagne comme en France, le but final de toute la gestion administrative du domaine forestier de l’état, c’est l’exploitation et la vente des coupes annuelles. Toutefois il y a dans la manière de procéder dans les deux pays des différences sensibles : on n’y envisage pas au même point de vue les services que l’administration forestière est appelée à rendre. En France, les forêts sont considérées comme une source de revenus et exploitées en conséquence. Le mode de vente adopté est celui qui a paru le plus avantageux au trésor sans que l’intérêt du consommateur local ait jamais été pris en considération ; les coupes sont vendues sur pied, et les adjudicataires, libres de façonner leurs bois comme ils l’entendent, cherchent à en tirer le meilleur parti possible sans se préoccuper de savoir si tous les habitans du pays sont convenablement pourvus. En Allemagne, il n’en est pas de même : le gouvernement se croit tenu à certaines obligations envers les populations, et comme si, en devenant propriétaire de forêts, il avait voulu en quelque sorte leur conserver le caractère commun qu’elles avaient autrefois, il cherche beaucoup plutôt à satisfaire les besoins des habitans qu’à augmenter son revenu en argent. Aussi l’exploitation des coupes est-elle faite par les soins et sous la surveillance immédiate des agens forestiers. Les bois ne sont vendus par lots plus ou moins importans qu’après avoir été abattus et façonnés par des bûcherons spéciaux, embrigadés et offrant toutes les garanties désirables d’habileté et de probité. Indépendamment de ce mode de vente, il en existe un autre encore, c’est la vente à la taxe, c’est-à-dire à un prix fixé à l’avance d’après les mercuriales de l’année précédente ; mais celui-ci n’est pratiqué qu’à l’égard des bois de feu, et on ne se propose guère par là qu’un seul but : assurer aux populations riveraines des forêts le chauffage dont elles ont besoin, et qui pourrait leur échapper si les produits des coupes étaient entièrement livrés au commerce. Les gouvernemens pensent qu’il n’est ni sage ni humain de priver de bois des populations auxquelles il faut éviter tout prétexte aux déprédations qu’elles ne sont que trop disposées à commettre. Dans quelques pays même, notamment en Bavière, l’administration accorde aux indigens du bois de qualité inférieure à 75 pour 100 au-dessous de la taxe fixée. Les motifs qui ont fait adopter un tel mode de vente sont louables sans doute, mais nous n’en persistons pas moins à croire que le système français est infiniment préférable, parce qu’un adjudicataire maître de sa coupe l’exploite toujours de manière à en tirer le plus grand profit et à en obtenir les produits que le commerce est disposé à lui payer le plus cher, et par conséquent ceux que la société réclame le plus impérieusement.

Tous les services forestiers de l’Allemagne, quels que soient d’ailleurs les titres conférés aux agens, comportent quatre fonctions distinctes : la police et la surveillance, la gestion (culture et exploitation), l’inspection et le contrôle, la direction supérieure. Dans les états d’une certaine étendue, il existe un rouage intermédiaire entre la direction et les agens du service actif. Les préposés du premier degré, chargés de la police et de la surveillance, sont, comme en France, des gardes pris tantôt parmi les anciens militaires, tantôt parmi les bûcherons. Ceux-ci ne sont pas, comme chez nous, des ouvriers libres : ils sont le plus souvent embrigadés, parce que les coupes, on l’a vu, ne sont pas vendues sur pied, mais exploitées en régie ; on conçoit dès lors qu’on puisse trouver parmi eux d’excellens sujets pour remplir les fonctions de gardes.

La gestion proprement dite est l’affaire du forestier (revier-förster, ober-förster), dont les attributions sont absolument les mêmes que celles du garde-général de l’administration française. Toutefois, au lieu d’être, comme ce dernier, sous les ordres immédiats de ses supérieurs, il est seulement soumis à leur contrôle ; mais cette liberté d’action est contre-balancée par une plus grande responsabilité. Cette responsabilité n’est pas uniquement administrative, mais encore civile, en ce sens que si, par ignorance ou incurie, la gestion d’une forêt laisse à désirer, l’agent dont elle dépend est passible d’une amende et condamné à des dommages-intérêts, Ce cas, il est vrai, se présente rarement, moins peut-être à cause des garanties de capacité qu’on exige des agens que parce qu’ils demeurent le plus longtemps possible aux mêmes postes. Pouvant avancer sur place, ils passent souvent leur carrière tout entière dans la même résidence, et finissent par connaître dans le plus grand détail les forêts qui leur sont confiées. Ils se rendent ainsi compte du mérite des différens systèmes d’exploitation et des divers procédés de repeuplement, et n’opèrent en quelque sorte qu’à coup sûr. C’est un avantage qu’ils ont sur les agens français, qui, changeant plus souvent de résidence, ne peuvent pas toujours mettre à profit dans de nouvelles localités l’expérience qu’ils ont acquise dans les autres postes déjà occupés.

Les travaux d’inspection et de contrôle sont confiés en Allemagne à des agens portant le titre d’inspecteur ou de maître particulier (först-meister, först-inspector). Ces agens, qui surveillent chaque année toutes les branches du service, rendent compte de leurs opérations à la direction supérieure par des rapports généraux périodiques ou par des rapports particuliers quand les circonstances l’exigent. Dans quelques pays, les inspecteurs réunissent tous les ans les agens sous leurs ordres et discutent avec eux les questions qui intéressent le service ; c’est dans ces réunions, qui portent le nom de comités forestiers, qu’on arrête les divers modes d’exploitation et de débit des bois, le chiffre des salaires à payer aux ouvriers, les procédés de semis ou de plantation à employer suivant les localités[11]. À côté de cette institution, il en est une autre qui lui sert de complément : c’est la lecture en commun de tous les journaux et ouvrages forestiers qui paraissent en Allemagne. Le gouvernement fait les frais d’abonnement ou d’achat, l’inspecteur reçoit les publications, qui passent ensuite de main en main et reviennent en dernier lieu à l’inspection, où ils forment une bibliothèque qui fait partie des archives. Enfin chaque année les agens forestiers des différens pays se réunissent en congrès, tantôt sur un point, tantôt sur un autre, et discutent les questions générales de culture et d’administration. C’est ainsi que tout concourt à entretenir chez ces agens l’émulation et l’amour du métier.

Pour devenir agent forestier en Allemagne, il faut avoir fait ses classes dans un lycée ou dans une école supérieure de sciences appliquées (real-gymnasium ou real-schule). Puis, ce premier degré d’instruction générale acquis, il faut faire une année d’apprentissage comme garde sous les ordres d’un agent du service ordinaire ; c’est seulement alors qu’on est admis à suivre les cours d’une école forestière supérieure. Après deux années d’étude et deux nouvelles années de stage, les candidats peuvent concourir pour le grade d’ober-förster. Les écoles forestières sont libres et organisées à peu près comme les facultés des sciences en France, et les cours de sylviculture sont suivis par bien des étudians qui ne songent nullement à entrer dans l’administration des forêts. Aussi les connaissances forestières sont-elles très répandues dans le public, tandis que chez nous elles restent l’apanage des hommes spéciaux. Bien que chaque pays ait une école forestière spéciale, les jeunes gens peuvent indifféremment suivre les cours de celle qui leur convient ; il suffit qu’ils reviennent subir leurs examens dans le pays auquel ils appartiennent. Les agens eux-mêmes passent souvent d’un pays dans un autre, comme si l’unité de l’Allemagne était déjà un fait accompli. C’est ainsi que Hartig, originaire de la Hesse électorale, termina sa carrière comme grand-maître des forêts de la Prusse. Les traitemens sont, à grade égal, plus élevés en Allemagne qu’en France[12] ; ils sont le plus souvent proportionnés à l’ancienneté de service et se composent d’un traitement fixe et d’une indemnité qui varie suivant l’étendue des circonscriptions. En outre les agens forestiers sont logés, chauffés, et ont la jouissance de deux hectares de terres arables. La position des gardes est également préférable, surtout à cause des revenus accessoires auxquels ils ont droit et des indemnités qui leur sont allouées pour les travaux extraordinaires.

L’examen comparatif sur lequel nous n’avons pas craint d’insister montre que les forêts ont été négligées, abandonnées à elles-mêmes, et par conséquent vouées à la destruction dans presque tous les pays de race latine, et qu’elles ne sont réellement l’objet d’une culture intelligente et d’une exploitation régulière que là où l’esprit germanique s’est perpétué. En France, où des races différentes se sont trouvées en présence, la région située au sud de la Loire est déboisée, tandis que la région située au nord est restée couverte de massifs imposans. Heureusement l’esprit français est l’esclave de la logique, et il peut donner, même en matière de législation forestière, d’utiles exemples aux pays du midi comme à ceux du nord. Cette législation a été établie chez nous sur des bases rationnelles, et c’est peut-être à ce motif qu’au point de vue des attributions générales l’administration française doit sa supériorité. Son action est bien définie, et elle repose sur les principes les moins discutables. En France en effet, l’administration forestière ne s’occupe pas des forêts particulières, si ce n’est pour empêcher le défrichement dans certains cas spéciaux, lorsque l’intérêt général est en jeu ; en ce qui concerne les forêts communales, elle intervient directement dans la gestion afin d’empêcher des abus de jouissance et de sauvegarder les droits des générations futures, mais elle laisse les communes complètement libres de disposer des produits réguliers de leurs bois ; enfin elle exploite autant que possible les forêts domaniales de manière à en tirer les produits les plus considérables et les plus utiles, et à satisfaire ainsi certains besoins sociaux pour lesquels l’industrie individuelle est impuissante. Il n’y a donc rien pour le moment à changer dans un système qui se tient à égale distance d’une réglementation excessive, comme celle qui existe dans certaines parties de l’Allemagne, et de la liberté absolue, qui entraîne, comme en Espagne et en Italie, des abus d’un autre genre.

Peut-être n’en est-il pas tout à fait de même de l’organisation intérieure, et sous ce rapport nous croyons qu’il y aurait avantage à se rapprocher du système administratif de l’Allemagne, qui consiste à laisser une plus grande latitude aux agens inférieurs, mais à leur imposer l’entière responsabilité de leurs actes. L’administration forestière ne diffère point à cet égard des autres administrations financières, qui sont toutes taillées sur le même patron, et l’on peut lui appliquer presque sans réserve le jugement que M. le chevalier de Hock a porté sur celles-ci en 1855, lorsqu’il fut chargé par le gouvernement autrichien d’étudier à fond le mécanisme financier de la France[13]). Ce qui a le plus frappé M. de Hock, c’est l’ordre admirable de notre système administratif et la rigoureuse logique sur laquelle il repose. Les mêmes dispositions fondamentales se retrouvent partout, les moyens sont exactement proportionnés au but à atteindre, les institutions sont homogènes, de création récente, en harmonie avec l’état actuel de la société et de la civilisation, et n’ont pas comme ailleurs conservé les empreintes des diverses époques, les traces des siècles passés. En revanche il trouve les rouages administratifs trop compliqués, la centralisation trop absolue ; l’Allemagne est mieux partagée sous ce rapport, car on y a simplifié les règlemens autant que possible et réduit les contrôles au strict nécessaire. Les employés y sont peu nombreux, mais bien payés ; ils ont des attributions très étendues qui ne laissent aux administrations centrales que l’examen des questions les plus importantes, et ne les forcent pas à statuer sur des points secondaires. Ce système, qui facilite la prompte expédition des affaires et donne plus d’autorité aux employés, devrait être adopté en France, où, grâce à la supériorité des institutions, il permettrait d’approcher de la perfection administrative.

L’importance de cette question est plus grande encore pour l’administration forestière que pour toutes les autres en raison de l’influence considérable qu’elle exerce sur le développement de la richesse publique. La France en effet n’a plus, comme quelques autres pays, d’aristocratie territoriale possédant d’immenses forêts, et pouvant, grâce au droit d’aînesse, qui les conserve intactes de génération en génération, s’adonner à une culture qui exige de longues années ; elle n’a plus à compter aujourd’hui, pour les bois de fortes dimensions, sur les forêts particulières, sans cesse morcelées, exploitées sans mesure et devenant de moins en moins productives ; elle n’a par conséquent d’autres ressources pour faire face à ses besoins que les forêts domaniales et les forêts communales. Ce sont elles qui remplacent en France les anciennes forêts seigneuriales, qui alimentent presque exclusivement de bois d’œuvre et de bois de construction la plupart de nos industries, et pourvoient à une grande partie de nos besoins domestiques. Et, puisque c’est l’administration forestière qui en a la gestion, on comprend que, par les services qu’elle est appelée à rendre, cette administration soit considérée comme une des plus importantes du pays.


J. CLAVE.

  1. Voyez l’Histoire des Forêts de la Gaule, Par M. A. Maury.
  2. Voyez la Revue du 15 janvier 1860.
  3. De Perthuis, dans son Traité d’aménagement, évalue ainsi les pertes faites par le trésor public depuis le commencement de la révolution jusqu’au consulat :
    1° Cinq cent mille arpens de bois aliénés à 400 fr, l’un 200,000,000 fr.
    2° Diminution sur le revenu des bois de l’état par suite des coupes trop répétées qui en ont fait baisser le prix 10,000,000
    3° Six millions d’arbres épars sur les routes. 120,000,000
    Total 330,000,000 fr.
    Sur quoi le trésor n’a touché que 60,000,000
    La perte est donc de 264,000,000 fr.
  4. C’est pour faciliter aux gardes l’accession aux emplois supérieurs, en même temps que pour former des sujets instruits dans toutes les branches du service, que l’ordonnance réglementaire du 1er août 1827 avait prescrit la création, par régions, d’écoles spéciales de gardes forestiers ; mais jusqu’à présent l’exécution de cette utile mesure a été différée.
  5. L’Empoissonnement des eaux douces, par M. J.-J. Baude. Revue du 15 janvier 1861.
  6. Ces 1,800,000 francs ne représentent que les frais généraux d’administration, car les communes ont en outre à payer leurs propres gardes.
  7. Le traitement des agens a subi d’assez nombreuses variations ; depuis 1848, il est fixé ainsi qu’il suit : pour les gardes-généraux de 1,800 francs a 2,200 francs, pour les sous-inspecteurs de 2,600 fr. à 3,400 fr., pour les inspecteurs de 4,000 a 6,000 fr., et pour les conservateurs de 8,000 à 12,000 fr. La loi du 6 janvier 1801 fixait les traitemens aux chiffres suivans : conservateurs 6,000 fr., inspecteurs. 3,500 fr., sous-inspecteurs 2,000 fr., gardes-généraux 1,200 fr., gardes 500 fr. Outre ce traitement fixe, les agens avaient droit à certaines allocations spéciales, telles que frais de justice, indemnités, etc., qui dans certains cas doublaient le chiffre des appointemens. Ce casuel fut supprimé en 1838, et les traitemens furent alors augmentés à peu près du tiers jusqu’en 1848.
  8. S’il faut en croire le Farmer’s Magazine, les frais de toute nature s’élèvent à 1,325,000 francs et le produit à 1,450,000 francs, ce qui donne un revenu net de 3 fr. par hectare environ, tandis qu’en France ce revenu est de plus de 27 francs.
  9. On en trouve surtout en Écosse, où des étendues considérables ont été reboisées. Le dernier des ducs d’Athol a, pour son compte, planté en mélèzes plus de 6,000 hectares. Voyez l’Essai sur l’Économie rurale de l’Angleterre, par M. de Lavergne.
  10. Lettre de M. le baron de Reus, grand-maître des forêts en Prusse, à M. Parade, directeur de l’école forestière de Nancy, 1857.
  11. M. Vicaire, directeur-général des forêts, vient de prendre une mesure analogue pour l’exécution des travaux de reboisement dans les montagnes du midi de la France. Des conférences ont été organisées par régions entre les agens chargés de participer à ces travaux, afin de se concerter sur les meilleurs moyens d’appliquer la loi du 28 juillet 1860. Elles se sont réunies en 1861 à Valence, à Tarbes et à Aurillac.
  12. En Prusse, les chefs de cantonnement touchent, suivant les classes, de 2,020 à 4,777 francs ; dans le duché de Bade, de 2,604 à 3,948 francs ; en Bavière, de 1,017 à 2,352 francs. Les inspecteurs ont en Prusse de 4,777 à 9,100 francs, dans le duché de Bade 6,000 francs, et en Bavière de 4,179 à 5,849 francs. La retraite des officiers forestiers se calcule d’après le traitement fixe. Après dix ans, elle s’élève aux neuf dixièmes de ce traitement. À l’âge de soixante-dix ans, le fonctionnaire retraité a droit à l’intégralité du traitement d’activités il conserve son titre ad honorem et la faculté de porter l’uniforme.
  13. L’Administration financière de la France, par M. le chevalier de Hock, traduit de l’allemand par M. Legentil ; 1 vol. in-8o. Guillaumin, 1858.