Études de diplomatie contemporaine : les Préliminaires de Sadowa/01

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Études de diplomatie contemporaine : les Préliminaires de Sadowa
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 77 (p. 365-390).
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ETUDES
DE
DIPLOMATIE CONTEMPORAINE

LES PRELIMINAIRES DE SADOWA.


I

Lorsque, en remontant dans un passé bien rapproché de nous, on cherche le point de départ de ces étranges combinaisons politiques qui devaient se dénouer en 1866 par la fatale journée de Sadowa, on arrive d’un pas très logique à la fameuse convention du 15 septembre, dont l’annonce avait si brusquement surpris l’Europe dans l’automne 1864. Le moment choisi pour la conclusion de cet accord, le mystère profond dont avaient été entourées les négociations, enfin le nom du ministre français qui figurait au bas du traité, tout dans cet acte était de nature à dérouter les esprits, à étonner les hommes tant soit peu au courant des affaires. Depuis deux ans, depuis Aspromonte, la question romaine semblait complètement assoupie, le cabinet de Turin lui-même n’y faisait plus que de rares allusions, et pendant ce temps d’autres et graves complications étaient venues occuper la scène du monde : les décevantes négociations au sujet de la Pologne, la guerre du Danemark et cette aventureuse expédition du Mexique, dont déjà l’on commençait à redouter l’issue. Dans un tel état de choses, on ne comprenait guère l’opportunité qu’il y avait pour le cabinet des Tuileries de revenir de propos délibéré à cet épineux problème des rapports entre l’Italie et Rome, de toucher de nouveau à cette « pierre sur laquelle a été bâtie l’église, » et qui depuis nombre d’années était devenue pour la diplomatie française un véritable rocher de Sisyphe. Il y avait aussi quelque chose d’insolite, de singulièrement contraire à toutes les traditions du passé dans la manière dont cet arrangement mémorable fut révélé à un public qui n’y était nullement préparé. Auparavant, chacune des phases de la question italienne avait toujours été signalée d’avance par une de ces mises en scène savamment calculées pour gagner et entraîner l’opinion du pays, par un de ces écrits anonymes au retentissement européen, où le gouvernement français mettait en quelque sorte le sujet à l’étude, et donnait une direction aux esprits. La direction manqua cette fois : le pacte du 15 septembre avait été conclu en famille, n’avait été précédé d’aucun des signes précurseurs et connus, — cette fois nous n’avons pas même eu de brochure ! dit à cette occasion l’éminent écrivain qui, dans la Revue, éclairait les événemens du jour d’un esprit aussi judicieux que pénétrant[1]. Mais ce qui devait surtout surprendre dans ce traité plein d’énigmes, dont on fut loin alors d’apprécier le caractère véritable, c’était d’y voir apposé le nom de M. Drouyn de Lhuys, car personne n’ignorait dans quelles circonstances et avec quel programme cet homme d’état était venu reprendre, deux ans auparavant, le portefeuille des affaires étrangères. Il importe de rappeler ces circonstances et ce programme, il importe également de résumer en quelques mots les vicissitudes du temps qui suivit : on comprendra ainsi comment le ministre français a pu changer d’opinion au bout de deux ans et accorder en 1864 au marquis Pepoli ce qu’il avait si péremptoirement refusé en 1862 au général Durando.

La combinaison en effet que venait consacrer en 1864 le traité de septembre n’était point d’une date toute récente ; on avait déjà essayé de la faire agréer à l’empereur des Français dans le courant de l’année 1862. On était au lendemain d’Aspromonte, et M. Thouvenel dirigeait encore à cette époque les relations extérieures de la France. Le gouvernement italien, fort de la victoire qu’il venait de remporter sur Garibaldi et quelque peu sur lui-même, crut le moment favorable pour poser de nouveau la question du pouvoir temporel ; il n’hésita même point à convier l’Angleterre, pour qu’elle exerçât de son côté une certaine pression sur le cabinet des Tuileries. Il s’agissait cette fois de pratiquer le principe de non-intervention dans toute sa rigueur : la France cesserait d’occuper Rome, et l’Italie s’engagerait à son tour à ne pas intervenir elle-même ni à permettre aux bandes révolutionnaires d’intervenir dans les états pontificaux ; le pape et ses sujets seraient laissés seuls en présence. Dans une circulaire datée du 10 septembre 1862, le général Durando, alors ministre des affaires, étrangères à Turin, insistait en des termes très énergiques sur l’urgence d’une solution, et allait même jusqu’à exprimer l’espoir « que les nations catholiques, la France surtout, reconnaîtraient le danger de maintenir plus longtemps entre l’Italie et la papauté un antagonisme dont la seule cause réside dans le pouvoir temporel. » M. Thouvenel plaida chaleureusement en faveur du projet italien « de non-intervention ; » M. Benedetti, de Turin, et M. de Lavalette, de Rome, en recommandèrent avec force l’adoption. L’empereur Napoléon III hésita : une véritable crise ministérielle s’ensuivit ; elle se dénoua par la démission de M. Thouvenel et l’arrivée aux affaires de M. Drouyn de Lhuys (15 octobre 1862). Ce fut le nouveau ministre qui se chargea de répondre à la circulaire italienne, et il tint dans cette circonstance un langage très catégorique. « M. le général Durando, écrivit-il le 26 octobre au comte de Massignac à Turin, après avoir rappelé la répression de la tentative de Garibaldi, s’approprie son programme et réclame la dépossession du saint-père. En présence de cette revendication péremptoire, toute discussion me paraît inutile, et toute tentative de transaction illusoire. »

Du reste ce ne fut pas seulement à l’égard de l’Italie, que le gouvernement français prit, vers la fin de cette année 1862, des allures réservées taxées de réactionnaires par les uns, de régulières par les autres : il résolut d’imprimer le même caractère, à tout l’ensemble de ses relations extérieures. Le second ministère de M. Drouyn de Lhuys s’annonçait partout comme un ministère de conciliation, d’apaisement et de conservation ; en même temps que M. Thouvenel se retiraient de la scène politique les deux hommes qui, dans le personnel des affaires étrangères, représentaient le parti de l’action, s’il est permis de s’exprimer ainsi, M. Benedetti et M. de Lavalette. L’administration précédente, à l’hôtel du quai d’Orsay, avait trahi un penchant fort marqué pour la Russie. Suspect à Vienne à cause de ses sympathies italiennes, peu goûté à Londres, où l’on ne lui pardonnait pas l’annexion de la Savoie, M. Thouvenel n’avait guère été pleinement agréé qu’à Saint-Pétersbourg, et avait tenu d’autant plus à y paraître agréable. On exagérait à coup sûr la portée de cette attitude, et il est difficile d’admettre que l’auteur des remarquables dépêches françaises pendant la crise orientale eût sérieusement songé à sacrifier au prince Gortchakof les plus graves intérêts du monde. Il n’en est pas moins vrai que depuis le congrès de Paris, et surtout depuis l’annexion de la Savoie, la France avait constamment fait à la Russie des concessions étonnantes sur le terrain d’Orient, que l’intimité toujours croissante entre ces deux puissances commençait à inquiéter l’Europe, et à prendre aux yeux d’une diplomatie correcte toutes les allures d’une alliance révolutionnaire. Dans ces années 1861-62, il n’y eut pas un événement petit ou gros sur un point quelconque du globe où l’on ne vît quelque indice de cette alliance supposée ; des hommes qui passaient pour graves assuraient pertinemment à Vienne et à Londres que telle attaque des Serbes sur Belgrade, telle révolution de Grèce qui chassait le roi Othon, et jusqu’à cette folle entreprise de Garibaldi qui finit si misérablement à Aspromonte, n’étaient que des fusées parties tardivement d’une explosion générale qu’avaient préparée de longue main et ensuite contre-mandée (après l’issue pacifique du différend du Trent entre l’Angleterre et l’Amérique) les cours de France, de Russie et d’Italie unies entre elles dans un dessein ténébreux[2]… Le successeur de M. Thouvenel devait effacer ces impressions fâcheuses, rassurer les cabinets alarmés. Sans doute, on ne voulait pas le moins du monde » renoncer aux rapports très amicaux avec la Russie : encore au mois de décembre 1862, dans une réception solennelle faite au baron Budberg, l’empereur Napoléon III tint à accentuer fortement « l’intimité » qui l’unissait au tsar Alexandre II ; mais on voulait ôter à cette intimité son caractère jusque-là exclusif, lui donner un contre-poids dans une entente également cordiale avec une autre des grandes puissances, et il ne pouvait être douteux dès lors sur laquelle des puissances se fixerait le choix. La réponse faite au général Durando était déjà de nature à contenter fortement l’esprit de l’empereur François-Joseph ; ce qui plus est, M. Drouyn de Lhuys passait depuis longtemps pour un partisan très décidé d’une alliance avec l’Autriche. C’est pour n’avoir pu faire prévaloir cette pensée pendant la crise orientale que cet homme d’état avait abandonné son portefeuille en 1855 ; La rentrée de ce ministre aux affaires était donc considérée, et à bon droit, comme un événement très heureux par la chancellerie aulique, et les relations entre les deux cours de Vienne et de Paris s’en ressentirent à l’instant même ; elles s’améliorèrent visiblement vers la fin de 1862, devinrent de plus en plus confiantes, presque affectueuses. Les tendances autrichiennes de M. Drouyn de Lhuys ne tardèrent pas cependant à subir une épreuve redoutable. La politique de conciliation et d’apaisement venait à peine d’être inaugurée qu’éclatait subitement l’insurrection polonaise (janvier 1863), insurrection fatale et qui à coup sûr fut loin d’entrer dans les calculs ou les désirs du gouvernement français. Le gouvernement français n’apprit d’abord qu’avec un vif déplaisir le soulèvement de Varsovie ; il espéra aussi en apprendre bientôt la prompte répression. En attendant, il résolut de complètement l’ignorer, et certes on ne saurait lui en faire un reproche. Dans cette douloureuse question polonaise, où en irritant l’oppresseur on ne fait qu’aggraver les ineffables tortures de la victime, il est du devoir de toute politique sensée et honnête de s’abstenir rigoureusement alors que l’on ne veut ou ne peut vigoureusement intervenir. Ce mot de tout ou rien, qui est généralement le mot d’ordre du désordre même et de la folie, devrait être pour l’Europe le premier commandement de la sagesse et de la loyauté dès qu’elle arrête sa pensée sur les bords désolés de la Vistule : il n’y a point de milieu ici entre une réserve absolue et une action énergique… Il ne fut pas malheureusement donné alors au cabinet des Tuileries de maintenir jusqu’au bout la réserve qu’il s’était imposée dans les premiers momens. L’émotion populaire en France, les démonstrations tapageuses et quelque peu insidieuses de l’Angleterre, lui créaient une position pénible, « perplexe ; » mais ce fut surtout la conduite singulière de l’Autriche qui le dérouta d’abord et qui finit par l’entraîner dans la suite. A l’étonnement du monde en effet, le gouvernement de Vienne ne se méfiait nullement de l’insurrection polonaise, la laissait passer, la favorisait d’une manière très ostensible, et pratiquait à son égard tout un système de « connivences. » La situation prenait ainsi un aspect tout nouveau, et M. Drouyn de Lhuys y vit un trait de lumière. Il entrevit tout à coup la possibilité d’entreprendre en commun avec le gouvernement de Vienne une œuvre de justice, de restauration et de bonne politique ; il crut l’Autriche, l’Autriche de M. de Rechberg, capable d’une conception grandiose, d’une action héroïque, et il engagea la campagne en faveur de la Pologne.

Certes dans cette campagne malheureuse le cabinet français a commis plus d’une faute, s’est rendu coupable de plus d’une équivoque, certes la conduite à la fois placide et perfide du cabinet de Saint-James dans ce tournoi diplomatique mérite un jugement bien plus sévère encore ; mais, il serait malaisé de le nier, c’est surtout le cabinet de Vienne qui portera dans l’histoire la responsabilité de la dernière et sanglante tragédie de Varsovie et de Wilna. L’Autriche en 1863 pouvait entrer résolument dans la voie où M. Drouyn de Lhuys la sollicitait de s’engager et contribuer à la délivrance de la Pologne ; la face du monde eût été changée dès lors, et Sadowa rendu à jamais impossible. Elle pouvait d’un autre côté se refuser péremptoirement aux propositions françaises, et par une simple mesure administrative, par la proclamation de l’état de siège en Galicie, arrêter l’insurrection dès le début : elle aurait ainsi épargné des flots de sang à la Pologne, et à la France une humiliation profonde. L’homme bilieux et fantasque qui dirigeait alors à Vienne le département des affaires étrangères ne put se décider ni pour l’une ni pour l’autre de ces attitudes franches et loyales ? il ne vit dans le problème polonais qu’une question d’habileté, que le moyen de narguer la Russie et de compromettre la France : il ne s’aperçut point qu’il compromettait l’existence même de l’Autriche et creusait sous ses pieds un abîme. La postérité a déjà commencé pour le comte Rechberg, et son nom est cité dès aujourd’hui au premier rang des destructeurs, hélas ! bien nombreux de l’empire des Habsbourg. Pour juger ce successeur pitoyable des Kaunitz, des Metternich et des Schwarzenberg, il suffira de rappeler que pendant cette seule année de 1863 M. de Rechberg avait entamé à la fois trois des plus grosses affaires du monde, la question polonaise, la réforme fédérale de l’Allemagne et la cause des duchés de l’Elbe. Il les manqua toutes les trois, et ne laissa après lui que confusion, désastres et ruine.

Déjà au commencement du mois d’août 1863, une communication adressée à M. le duc de Gramont attirait l’attention de M. de Rechberg sur les inconvéniens et les dangers que se créait le cabinet de Vienne par son attitude équivoque dans la question polonaise : la France, abandonnée dans cette entreprise, se verrait forcée de chercher ses alliés parmi les états hostiles à l’Autriche, La menace, renouvelée depuis à plusieurs reprises, finit par prendre corps dans le célèbre discours du trône du 5 novembre 1863 : l’empereur Napoléon III y déclarait que « les traités de 1815 avaient cessé d’exister, » et réclamait la réunion d’un congrès pour la solution de « toutes les questions pendantes. » Dépouillé de ses formes oratoires, ce discours signifiait simplement l’abandon de l’entente avec l’Autriche, la volonté de revenir à la politique de 1861-62. Au fond, ce n’était plus la cause de la Pologne, c’était celle de l’Italie qui se trouvait être posée dans le manifeste impérial. Cela est si vrai que, de toutes les puissances de l’Europe, ce fut précisément l’Autriche qui ressentit le plus d’effroi à la suite du 5 novembre ; cela est si vrai que l’idée même du congrès eut un Russe pour père et un Italien pour parrain, car c’était le prince Gortchakof qui avait insinué le projet, et c’était le marquis Pepoli qui l’avait apporté de Saint-Pétersbourg et fait agréer à Paris[3]. L’intérêt des Italiens en 1863 était tout tracé : Varsovie portait ombrage à Venise et menaçait de resserrer les liens entre la France et l’Autriche ; aussi travaillèrent-ils sur tous les points et d’un commun accord à faire échouer la politique de M. Drouyn de Lhuys. On sait les conséquences du manifeste du 5 novembre : il rejeta définitivement l’Autriche dans les bras des puissances du nord, il inspira à lord John Russell une dépêche acerbe et inconvenante qui envenima pour longtemps les rapports de la France et de l’Angleterre, il fut surtout fatal au Danemark. M. de Bismarck, qui avait jusque-là été très circonspect dans la question des duchés de l’Elbe, qui avait même conspiré sous main avec M. Quaade, l’envoyé danois, contre « la grande patrie allemande, » devint dès le 5 novembre entreprenant et hardi. L’Europe était en désarroi, tout accord entre les grandes puissances brisé : le ministre prussien découvrit le joint avec une rare sagacité, et, traînant l’Autriche à sa remorque, il occupa le Holstein (décembre 1863).

Pendant la guerre à jamais néfaste que firent les Allemands au Danemark (janvier-juillet 1864), la France se tint à l’écart, et déclina toutes les propositions anglaises d’une campagne diplomatique en faveur du traité de Londres. Quoi qu’on ait dit, ce ne fut pas uniquement la rancune contre la fameuse dépêche de lord Russell au sujet du congrès qui inspira une pareille attitude ; d’autres motifs encore vinrent s’ajouter pour recommander au gouvernement français une extrême réserve, — le respect, trop superstitieux à coup sûr, pour ce principe de nationalité qu’on prétendait engagé dans la question des duchés, la crainte beaucoup plus légitime de soulever contre soi les passions de la grande patrie allemande, l’effervescence de toute la race tudesque, enfin l’appréhension non moins justifiée d’être abandonné au milieu du chemin et au moment critique par ce cabinet de Saint-James qui, tout en sollicitant une action commune, ne voulut jamais prendre le moindre engagement, donner les moindres promesses pour l’éventualité cependant bien probable d’une guerre continentale, si les remontrances diplomatiques en faveur du Danemark devaient échouer[4]. Ce n’est pas toutefois que le cabinet des Tuileries ait pensé s’interdire l’action dans tous les cas ; bien au contraire, il attendait avec anxiété l’occasion opportune ; il avait ses espérances et faisait ses calculs. Il espérait d’abord que les effervescences tudesques au-delà du Rhin, les débats et ébats des états secondaires, donneraient naissance à quelque formation nouvelle, que du « grand tintamarre des cervelles » à Francfort, pour parler le langage de Montaigne, il sortirait une troisième Allemagne avec laquelle on pourrait causer. Il comptait aussi que, poussée à bout par les insolences de M. de Bismarck, l’Angleterre s’ébranlerait, et, après avoir tant de fois fait virer de bord sa grande flotte du canal, finirait par prendre le large. « Jetée à l’eau, elle nagera, » se disait-on alors dans certaines sphères de Paris, et pour ce moment prévu on voulait avoir « la main libre. » Dans les mêmes prévisions, l’Italie faisait de son côté des préparatifs et s’alignait derrière la France. En recevant une députation de la chambre, le 1er janvier, le roi Victor-Emmanuel exprimait l’espoir que l’année 1864 serait moins stérile que la précédente pour l’Italie, et déclarait entrevoir à l’horizon des complications « peu définies encore, mais propices. » Au commencement du printemps fut tentée l’enthusiastic exhibition de Garibaldi à Londres ; sa présence et les hommages que lui rendrait le peuple anglais étaient destinés à exercer une certaine pression sur la classe gouvernante de la Grande-Bretagne. Aucun de ces calculs ne devait toutefois se réaliser. M. de Bismarck écrasa dans son œuf la troisième Allemagne, que couvait de ses ailes M. de Beust, et M. Drouyn de Lhuys de ses regards. L’aristocratie anglaise prit le devant sur le peuple dans les ovations à Garibaldi : princes royaux, ministres, lords et duchesses firent pieusement le pèlerinage de Stafford-House, étouffèrent le héros sous les fleurs de l’éloquence, puis soudain, renouvelant la scène du Barbier, ils persuadèrent au lion qu’il était malade, et le renvoyèrent au plus vite à Caprera. Mise en garde contre certaines trames, la noble Angleterre aima mieux laisser protester sa signature, se déshonorer aux yeux du monde, abandonner la monarchie Scandinave, qu’elle avait tant protégée, garantie, morigénée et contenue ; elle refusa de nager ! Le Danemark fut démembré (juillet 1864), et de l’ensemble de ces étranges vicissitudes de la politique européenne se dégageait une situation assurément peu satisfaisante et même de nature à bien inquiéter la France.

Lorsque en effet commencèrent à tomber les flots soulevés de l’Elbe, ce qu’on put voir de plus clair dans la confusion générale des intérêts et des principes, ce fut le complet isolement du carnet des Tuileries. « Les quatre gouvernemens de l’Angleterre, de l’Autriche, de la Prusse et de la Russie sont maintenant très heureusement d’accord sur une question bien autrement importante que celle du Slesvig-Holstein, » avait déclaré le prince Gortchakof dès le commencent de l’année 1864[5] : on ne put guère douter dans tous les cas de l’entente qui s’était rétablie entre Vienne, Saint-Pétersbourg et Berlin. M. de Bismarck ne s’était jamais séparé de la Russie, et avait toujours prêché la nécessité pour les trois cours du nord de se réunir entre elles contre « l’ennemi commun, la révolution[6]. » Il avait profité de l’effroi causé à la Burg par la proposition du congrès pour enchaîner à sa politique le cabinet de Vienne : un traité secret conclu au mois de février 1864 entre le général Manteuffel et M. de Rechberg assurait à l’empereur François-Joseph l’assistance de sa majesté le roi de Prusse dans l’éventualité d’une attaque en Vénétie[7], en même temps que la proclamation de l’état de siège en Galicie (27 février), qui coupa court à l’insurrection polonaise, réconciliait définitivement l’Autriche avec la Russie. Pour prix de tant de services rendus, le prince Gortchakof demeura impassible devant le démembrement du Danemark. Tout cela parut avec la dernière évidence dès les débuts des conférences de Londres, au mois de mai ; pendant le mois de juin (du 9 jusqu’au 23) eurent lieu des entrevues très significatives entre le tsar Alexandre II, l’empereur François-Joseph et le roi Guillaume Ier, successivement à Berlin, à Kissingen, à Carlsbad, et M. de Gerlach, l’oracle du parti de la Croix, parlait avec un ravissement religieux « de la grande trinité politique fondée en 1815, sous l’invocation de la trinité chrétienne et sur les ruines de ce paganisme moderne qu’on nomme la révolution. » Il y avait là une velléité manifeste de coalition, un essai timide de reconstruire la sainte-alliance, et le gouvernement français était sur le point de perdre tout le fruit d’un travail long et laborieux, de ce travail qui, à travers la guerre de Crimée, la campagne de 1859 et tant de combinaisons tour à tour abandonnées et reprises, avait toujours cherché à dissoudre les liens entre les trois puissances du nord.

Telle était la situation dans l’été de 1864, et l’on comprend dès lors comment M. Drouyn de Lhuys a pu reprendre à cette époque avec le marquis Pepoli la conversation qu’il avait si brusquement interrompue avec le général Durando dans l’automne de 1862. La politique de conciliation, d’apaisement et de conservation avait sombré depuis longtemps ; elle s’en était allée avec les neiges d’antan et les neiges ensanglantées de la Pologne. Il fallait désormais penser à se défendre et à préparer ses moyens d’attaque. En face de l’accord subitement révélé des puissances du nord, la France s repliait sur l’Italie, faisait savoir sa volonté d’y maintenir et consolider son œuvre. Ce n’est pas tant un appui qu’une arme que le cabinet des Tuileries allait chercher dans la péninsule : en évacuant Rome, il n’entendait nullement (et les négociateurs italiens le savaient très bien) abandonner la papauté, il entendait protéger le royaume de Victor-Emmanuel ; il notifiait à la coalition naissante que l’on ne reculerait pas sur le Mincio, et qu’au besoin on irait jusqu’à l’Adriatique. Une seule clause, tenue d’abord secrète, était ajoutée à l’ancien projet de 1862, et cette clause en changeait complètement la nature. La translation de la capitale de Turin à Florence fut le but principal du traité de septembre, le grand but à la fois politique et stratégique, — et pour s’en convaincre il suffit de se rappeler la marche que suivirent alors les négociations.

En venant, vers la fin de l’été, exposer à qui de droit les nécessités pressantes de l’Italie, MM. Pepoli et Nigra commencèrent d’abord par la précaution oratoire nettement articulée que l’on n’entendait pas parler de Rome, que l’on savait à ce sujet les embarras et les impossibilités de la France. « Mais si nous renonçons à Rome, poursuivirent les habiles diplomates, il faut que nous donnions satisfaction au sentiment national sur un autre point, que nous nous tournions du côté des lagunes. En prévision d’une lutte prochaine avec l’Autriche, nous ne pourrions pas maintenir la capitale à Turin, qui serait à la merci d’un mouvement rapide de l’armée autrichienne, et déjà nous avons songé à placer la direction politique du royaume dans une meilleure capitale de guerre, à Florence, où nous serions protégés par deux lignes de défense, le Pô et l’Apennin. Si nous proposions partie à l’Autriche, la France serait-elle avec nous ? N’est-il même pas dans l’intérêt de la France, de son prestige un peu effacé à la suite des affaires de Pologne et du Danemark, de se relever par quelque action d’éclat ?… » La question de guerre immédiate ainsi posée fut aussitôt écartée par l’interlocuteur d’une manière péremptoire : ni l’état de la France ni celui de l’Europe ne permettait d’y songer ; mais l’idée de transporter le siège du gouvernement italien derrière une double ligne de défense, l’idée de créer dans la péninsule « une capitale de guerre » fut hautement approuvée à tous les points de vue et pour toutes les occurrences. Comment cependant faire accepter à la nation italienne un changement aussi notable et dont les mobiles demeuraient cachés ? C’est à la suite de ce raisonnement qu’on revint à la question de Rome. La capitale une fois transplantée à Florence, l’ancien projet de 1862, la combinaison du général Durando, ne présenterait plus d’inconvéniens aussi graves, et l’évacuation des états pontificaux sous la garantie rigoureuse du principe de non-intervention serait une satisfaction donnée au sentiment national de l’Italie, à l’opinion publique de l’Angleterre ; elle faciliterait le déménagement de Turin, et deviendrait de plus aux yeux de l’Europe le témoignage éclatant des dispositions de la France. De la sorte, la marche des négociations alla précisément à l’inverse de ce que devait en apprendre plus tard le public : on commença par Venise, on tomba d’accord sur Florence, et l’on s’arrêta à l’expédient de Rome.

En même temps qu’il se préparait ainsi une arme en Italie pour toutes les éventualités, le cabinet des Tuileries ne se fit pas faute de demander si l’on ne pourrait relâcher les liens entre les cours du nord, attirer à soi l’une des trois grandes puissances momentanément unies entre elles. Il n’y avait guère moyen de songer à l’Autriche ; on était complètement édifié sur le degré de concours qu’elle pouvait donner, et M. Drouyn de Lhuys lui-même ne conservait plus les moindres illusions à ce sujet. D’ailleurs la convention de septembre, dans ses effets immédiats comme dans ses conséquences lointaines, était principalement dirigée contre la politique de Vienne. Il était également impossible de renouer avec la Russie après l’affront encore récent qu’on avait reçu du prince Gortschakof et dans l’état d’excitation où se trouvaient alors les esprits moscovites. Restait la Prusse, une puissance, il est vrai, qui ne comptait que 18 millions et qu’on n’appelait grande que par courtoisie ; mais elle avait donné sa mesure dans les dernières complications, elle s’était montrée entreprenante, résolue, hardie jusqu’à la témérité, et à sa tête se trouvait un homme qui ne laissait rien à désirer sous le rapport de l’énergie, de l’audace et du manque convenable de tout sentiment de scrupules, the right man in the right place.

Sans doute, on n’ignorait point à Paris que M. de Bismarck était l’auteur principal de la nouvelle ligue du nord, qu’il n’avait cessé de travailler au concert parfait entre les trois cours, et avait tout récemment encore conclu un traité secret avec l’Autriche pour la défense de la Vénétie ; mais on lui faisait l’honneur de lui supposer une conscience pour le moins aussi large que l’esprit. Sans doute le ministre prussien affectait une grande vénération pour la vieille rhétorique de Haller, d’Ancillon et de Gerlach, et parlait du droit divin, des principes sacrés de l’ordre européen, avec une onction qui édifiait le parti de la Croix ; mais il était à parier que le même homme (un ancien disciple de Hegel !) prouverait à l’occasion qu’il était aussi fort en philosophie qu’en rhétorique, dans la philosophie de l’histoire s’entend, dans cette scienza nuova qui prêche le droit moderne, la volonté populaire, le suffrage universel, le principe de nationalité et la mission providentielle de certains états. La mission piémontaise de l’état prussien en Allemagne, n’était-ce point là le grand dogme du National Verein ? et comment oublier aussi les tentatives du parlement de Francfort, du parlement d’Erfurth, les propositions toutes récentes de réforme fédérale ? Il ne fallait pas être non plus grand devin pour prévoir que cette nouvelle conquête faite en commun par l’Autriche et la Prusse sur le Danemark deviendrait dans un avenir très prochain une pomme de discorde entre les deux ravisseurs. D’ailleurs, à travers les vicissitudes si nombreuses des deux dernières années et malgré plus d’une divergence profonde, la Prusse a toujours tenu à ne blesser en rien la France, à lui être même agréable en mainte occasion, par exemple à l’occasion du congrès. De toutes les grandes puissances en effet, la Prusse avait été la seule à répondre d’une manière presque sympathique à l’appel du 5 novembre 1863. Le roi Guillaume Ier avait alors offert dans sa lettre « son concours impartial et désintéressé ; » il n’avait pas non plus décliné l’invitation de venir à Paris, « sûr qu’il était d’y retrouver l’accueil cordial qui lui rendait si cher le souvenir de son séjour à Compiègne. » Dans ce mois de septembre 1864, et au moment même où les fréquentes entrevues des souverains du nord tenaient en émoi l’opinion publique, le roi Guillaume Ier, qui revenait de Vienne, avait eu soin de faire un détour sur Schwalbach pour y présenter ses respects à l’impératrice Eugénie, et on fut très sensible à cette délicate attention. Le mois suivant, M. de Bismarck lui-même recherchait l’hospitalité de la France. L’homme éminent, après sa rude campagne des duchés, venait se retremper dans les eaux rafraîchissantes de Biarritz[8] et semer sur sa route des réflexions, des aperçus et des hypothèses qui n’étaient point certes à dédaigner.

La France, — disait M. de Bismarck alors et depuis, toutes les fois qu’il lui fut donné d’entretenir tel des hommes politiques des bords de la Seine, — la France aurait tort de prendre ombrage de l’accroissement de l’influence de la Prusse et, le cas échéant, de son agrandissement territorial aux dépens des petits états. De quelle utilité, de quel secours, sont donc ces petits états sans volonté, sans force, sans armée ? Si loin du reste que puissent aller les desseins et les besoins de la Prusse, ils s’arrêteront nécessairement au Mein, la ligne du Mein est sa frontière naturelle ; au-delà de ce fleuve, l’Autriche gardera, accroîtra même sa prépondérance, et il y aura ainsi toujours en Allemagne deux puissances se faisant un contre-poids utile. Le bon ordre y gagnera, et la France n’y perdra certes rien, elle en retirera même des avantages immenses pour sa politique, pour son action dans le monde. La Prusse en effet a une configuration malheureuse, impossible ; elle manque de ventre du côté de Cassel et de Nassau, elle a l’épaule démise du côté du Hanovre, elle est en l’air, et cette situation pénible la condamnait nécessairement à suivre en tout la politique de Vienne et de Saint-Pétersbourg, à tourner sans relâche dans l’orbite de la sainte-alliance. Mieux configurée, plus solidement assise, ayant ses membres au complet, elle serait rendue à elle-même, aurait la liberté de ses mouvemens, la liberté des alliances, — et quelle alliance plus désirable alors pour elle que celle de l’empire français ? Plus d’une question aujourd’hui pendante et presque insoluble pourrait alors être abordée avec une sécurité complote : celle de Venise, celle d’Orient, — qui sait ? peut-être même celle de Pologne ! Enfin, si les agrandissemens possibles de la Prusse semblaient être excessifs et rompre la balance des forces, qu’est-ce qui empêcherait la France de s’agrandir, de s’arrondir à son tour ? Pourquoi n’irait-elle pas prendre la Belgique et y écraser un nid de démagogie ? Ce n’est pas le cabinet de Berlin qui s’y opposerait ; suum cuique, c’est bien là l’antique et vénérable devise de la monarchie prussienne…

Tout cela était dit avec enjouement, avec entrain, avec esprit, accompagné de mainte remarque ingénieuse, malicieuse, de mots heureux sur les hommes et les choses, sur cette chambre des seigneurs à Berlin par exemple, composée de respectables perruques, et la chambre des députés, également composée de perruques, mais point du tout respectables, et sur un personnage auguste, le plus respectable, mais le plus perruque de tous. Interrogé un jour par une dame sur ce qu’il comptait faire avec les duchés : « Je sais bien ce que je ferais, moi, répondit le ministre prussien, malheureusement mon roi est trop honnête. » On recueillait ainsi à l’hôtel du quai d’Orsay plus d’un aphorisme du baigneur intrépide de Biarritz, celui-ci entre autres, « que le libéralisme n’était qu’un vain mot, mais que la révolution était une force dont il fallait savoir se servir… » Certes de pareilles maximes et pensées n’étaient point de nature à trop effaroucher certains esprits sur les bords de la Seine, décidément M. de Bismarck avait du bon. Ce n’est pas qu’on ait pensé à une alliance véritable avec la Prusse, ce n’est pas même qu’on eût pris le ministre de Guillaume Ier pour un homme sérieux ; mais on lui reconnaissait la qualité d’un homme utile, d’un brûlot qu’on pourrait lancer à un moment donné, d’un homme de l’avenir que l’Italie devrait cultiver avec soin, que la France, elle aussi, ferait bien de surveiller, de stimuler, de manier, en plaçant auprès de lui un agent capable, un diplomate de la nouvelle école, au fait des besoins du siècle et des aspirations nationales. La légation de Berlin fut érigée en ambassade.

Les dates et les noms présentent ici un intérêt saisissant. Ce fut le 15 septembre que MM. Pepoli et Nigra signèrent la convention au sujet de Rome. Le mois suivant, M. de Bismarck visitait la France, et dans l’intervalle le roi Victor-Emmanuel avait déjà placé (23 septembre) à la tête de son gouvernement le général Alphonse de La Marmora, dont la « prussomanie » était de l’autre côté des Alpes aussi proverbiale que le fut « l’anglomanie » de M. de Cavour. Le 7 octobre, un décret impérial rappelait de sa retraite et nommait ambassadeur à Berlin M. Benedetti. A une distance de temps plus longue quittait également sa retraite et venait prendre place dans le cabinet français un autre disgracié de l’incident Durando, celui-là même qui plus tard, et la pièce une fois jouée, devait prononcer le plaudite classique et écrire la fameuse circulaire sur le bonheur des grandes agglomérations et la disparition providentielle des petits états. Chose curieuse ! à cette époque, rien assurément n’était encore arrêté ; les projets étaient vagues et fuyans, « écrits sur l’onde et la nue, » pour parler avec le poète anglais, le grand drame de l’avenir n’était pas même ébauché, et déjà cependant tous les futurs acteurs se trouvaient à leurs postes ! Il en coûta sans doute à M. Drouyn de Lhuys d’accepter pour collègue M. de Lavalette, qui ne faisait mystère de son envie de lui prendre son département ; il lui en coûta encore plus probablement de se laisser imposer comme agent principal un adversaire aussi déclara que M. Benedetti. Deux ans plus tard, après Sadowa, et le jour même où il abandonnait son portefeuille, le même ministre devait encore contre-signer un autre décret qui élevait M. Benedetti à la dignité de grand’croix. Qui sait cependant si, dans la pensée de M. Drouyn de Lhuys, cette seconde signature n’était pas destinée à le venger quelque peu de la première ? En effet, ce fut peut-être un trait d’esprit, un trait de Parthe, de distinguer si hautement un agent pour n’avoir que trop bien servi une politique dont, pour soi-même, on répudiait non moins hautement la responsabilité.


II

Au mois d’octobre 1860, après Castelfidardo et la conquête du royaume de Naples, le comte Brassier de Saint-Simon, envoyé de sa majesté le roi de Prusse près la cour de Turin, vint lire à M. de Cavour une note énergique contre la conduite de la maison de Savoie dans la péninsule. La note établissait que « c’est uniquement dans la voie légale des réformes et en respectant les droits existans qu’il est permis à un gouvernement régulier de réaliser les vœux légitimes des nations, » et se terminait par le passage qui suit : « Appelés à nous prononcer sur les actes et les principes du gouvernement sarde, nous ne pouvons que les déplorer profondément et sincèrement, et nous croyons remplir un devoir rigoureux en exprimant de la manière la plus explicite et la plus formelle notre désapprobation et de ces principes et de l’application que l’on a cru pouvoir en faire. » Ainsi parlait alors le gouvernement de ce même Hohenzollem qui quelques années plus tard ne devait reculer devant aucun de ces principes et les appliquer dans les duchés, dans le Hanovre, à Francfort et sur maint autre point d’une manière tout autrement irrégulière. Le comte Cavour écouta en silence la lecture que lui fit l’envoyé de Berlin ; il exprima ensuite son vif regret d’avoir déplu à ce point au gouvernement de sa majesté prussienne, mais il se consola finement par la pensée que « la Prusse saura encore un jour gré au Piémont de l’exemple qu’il venait de lui donner… » Avec sa rare sagacité, l’illustre homme d’état avait à ce moment entrevu la politique de l’avenir et en avait posé les premiers jalons. L’alliance des deux gouvernemens italien et prussien dans un temps plus ou moins rapproché était en effet immanquable, fatale, inscrite dans les astres aussi bien que dans la situation géographique des deux pays. Ils avaient la même « mission, » le même adversaire, et, avantage plus précieux encore, moralement unis, ils étaient territorialement séparés ; avec la faculté de devenir des alliés à tout moment, ils avaient la certitude de ne jamais se trouver voisins.

Si rationnelle et même inévitable que pouvait paraître une pareille alliance à tout esprit tant soit peu prévoyant, elle n’en devait pas moins rencontrer encore vers la fin de 1864, dans les hommes, dans les circonstances, dans les idées traditionnelles et invétérées, des obstacles presque invincibles. Les obstacles ne venaient pas à coup sûr des deux hommes placés alors à la tête des deux gouvernemens de Florence et de Berlin, et qui étaient au contraire bien faits pour s’entendre. Le général La Marmora, ainsi que nous l’avons indiqué, était renommé depuis longtemps dans la péninsule pour sa « prussomanie. » Envoyé pour la première fois du temps du roi Charles-Albert avec une mission spéciale à Berlin, il en était revenu fortement épris de l’organisation militaire de la Prusse, dont il essaya depuis, comme ministre de la guerre, d’adapter le système à l’armée piémontaise. En 1861, il était allé une seconde fois en Prusse ; il devait y complimenter le prince-régent devenu le roi Guillaume Ier, et sonder de la part de M. de Cavour les dispositions du cabinet de Berlin en vue d’une entente possible contre l’Autriche. Rebuté dans cette tentative, le général-diplomate n’en recueillit pas moins religieusement la « dernière pensée » du grand politique piémontais, que ne purent ébranler en lui ni les étranges procédés parlementaires du nouveau ministre prussien, ni son attitude dans la question polonaise et ses violences contre le Danemark. Du reste la situation de l’Italie était telle que, pour se délivrer du quadrilatère, elle aurait fait son pacte avec tout ange ou démon et (c’est bien le cas de dire) marié Venise au Grand-Turc. Et de même M. de Bismarck n’était point du tout un homme à donner aveuglément dans les préjugés du parti de la Croix contre le royaume de Victor-Emmanuel : chez lui, la foi dans « la grande trinité politique fondée en 1815 sous l’invocation de la trinité chrétienne » n’était pas aussi absolue que chez M. de Gerlach. Il avait partagé cette foi, il est vrai, très longtemps et même très sincèrement, quoi qu’on ait dit. Au début de sa carrière politique, en 1859, — alors qu’il qualifiait la guerre faite au Danemark au sujet des duchés « d’entreprise éminemment inique, frivole, désastreuse et révolutionnaire[9], » — M. de Bismarck avait aussi regretté que la Prusse eût laissé à la Russie « le beau rôle et l’honneur » de secourir l’Autriche contre la Hongrie révoltée. Plus tard, pendant la crise orientale, il fut l’âme de la résistance allemande contre la France et l’Angleterre : il représentait alors la Prusse à la diète de Francfort, en réalité il y était l’ambassadeur officieux du tsar Nicolas. En 1860, au moment où l’on parlait dans l’entrevue de Tœplitz de garantir à l’Autriche ses possessions italiennes au nom de l’Allemagne et de la Prusse, il applaudissait de tout son cœur à ce projet, « pourvu que le cabinet de Vienne nous prouve d’une manière pratique sa bienveillance sur le terrain allemand. » — « Je serais très satisfait de cette négociation, ajoutait-il dans son style pittoresque : une main lave l’autre, et aussitôt que nous verrons mousser le savon viennois, nous nous mettrons à laver de notre côté[10]… » Depuis ce temps toutefois, M. de Bismarck était devenu ministre, avait manié les grandes affaires du monde, et son esprit s’était élargi en proportion ; il n’avait plus la folie de la croix et de son parti, il n’était plus qu’un éclectique. S’il continuait encore de prêcher l’union salutaire des trois cours du nord contre la « révolution, » s’il signait même un traité secret avec M. de Rechberg pour conserver à l’Autriche son quadrilatère, l’on savait bien que ce n’était plus de sa part qu’une attitude, un système aussi bon à prendre qu’à laisser ; ses récens épanchemens à Paris n’avaient point laissé le moindre doute à cet égard, et il devait en donner une preuve éclatante aussitôt qu’il fut revenu à Berlin. Le cabinet autrichien en effet, justement ému de la convention de septembre, ne manqua pas à ce moment de rappeler, comme de raison, à la Prusse, les stipulations apportées au mois de février à Vienne par le général Manteuffel et qui assuraient à l’empereur François-Joseph le secours du roi Guillaume dans l’éventualité d’une attaque en Vénétie. M. de Bismarck répliqua que ces arrangemens n’avaient eu évidemment qu’une signification passagère, pour le cas d’une guerre qui aurait éclaté en Italie pendant l’exécution fédérale contre le Danemark, et que, cette appréhension ne s’étant pas heureusement réalisée, les stipulations de février avaient naturellement perdu toute force obligatoire. Les récriminations devinrent alors violentes à Vienne contre M. de Rechberg pour sa conduite « imprévoyante » dans les négociations avec M. Manteuffel ; le fatal ministre dut enfin quitter le cabinet aulique, où il fut remplacé par le comte Mensdorf-Pouilly (27 octobre 1864).

Toutefois il est permis de supposer que, même après ce retour de Paris, et l’abandon du traité secret avec l’Autriche, « la dernière pensée » du comte Cavour ne se présentait guère à l’esprit de M. de Bismarck que comme une hypothèse lointaine, difficile, extrême. Quant aux perruques plus ou moins respectables et augustes qu’il retrouvait à Berlin, assurément il les aurait fait reculer d’horreur, si dans cet hiver 1864-65 il leur avait dit les vagues espérances que pouvait nourrir M. de Barrai, l’envoyé italien, ou l’ambassadeur français, M. Benedetti. On était fier, et à juste titre, dans l’entourage du roi Guillaume Ier de la position politique et de l’action militaire qu’avait su reprendre tout dernièrement cette monarchie prussienne qui depuis cinquante ans était restée si effacée dans les conseils de l’Europe. On était heureux aussi d’avoir éprouvé la valeur des armes nouvelles ; le fusil à aiguille avait fait merveille dans la dernière campagne, et on ne demandait pas mieux que de le produire sur un champ de bataille plus vaste et plus important. Enfin on croyait maintenant plus que jamais que la Prusse avait une « mission » providentielle en Allemagne ; mais cette mission, on tenait toujours à l’accomplir au moyen de l’ancien programme. Il s’agissait d’amener le gouvernement de Vienne par la persuasion, par la réflexion, par la vue des périls qui le menaçaient, à ne pas contrarier l’ascendant naturel et légitime des Hohenzollern de ce côté du Mein ; à ce prix, on assisterait l’empereur François-Joseph dans une lutte plus ou moins prochaine, mais inévitable avec « l’ennemi commun, » avec « la révolution. » On l’assisterait loyalement, énergiquement, pour le salut des principes conservateurs, pour la sauvegarde de la grande patrie commune. Le général de Radowitz n’a-t-il pas déjà démontré depuis longtemps « que l’Allemagne devait être défendue au Mincio, » et que le quadrilatère était indispensable à la sécurité du peuple germain ? Les démagogues eux-mêmes du parlement de Francfort n’ont pas osé contester cette grande vérité patriotique. Le prince Frédéric-Charles n’a-t-il pas publié un écrit sur l’art de combattre les Français ? Le tout était donc d’éclairer l’Autriche sur ses propres intérêts et les intérêts généraux, et de maintenir intacte la grande trinité politique de 1815. A de rares exceptions près, ces convictions étaient partagées, on peut l’affirmer, par toute la cour de Berlin, par le souverain lui-même avant tous les autres, et il y avait un abîme, on le voit, entre ce courant d’idées et une politique qui voulait induire le roi Guillaume Ier, non-seulement à faire la guerre à l’empereur François-Joseph, mais à la lui faire avec le secours de l’étranger, de compte à demi avec la révolution, et avec la révolution sous sa forme la plus abhorrée, une politique en un mot qui prétendait tourner un vieux Hohenzollern en un allié de Garibaldi ! Certes, sur les bords de la Sprée, on était loin de trouver M. de Bismarck moquable, ainsi qu’on le faisait à l’hôtel du quai d’Orsay : à la cour de Berlin, on s’accordait aie nommer génial ; mais il y aurait été aussitôt appelé satanique, renié comme jacobin, s’il se fût avisé dès lors de vouloir faire accepter un programme comme celui de 1866. Un incident caractéristique, qui eut lieu dans cet hiver de 1864-65 et qui donna même occasion à un échange de notes, fait voir combien peu intimes étaient encore à cette époque les rapports entre les deux cours de Florence et de Berlin. Lors du passage du prince royal de Prusse et de son épouse à travers la Haute-Italie, le prince Humbert essaya en vain de toutes les courtoisies imaginables afin de retenir le couple auguste à Milan ; les princes prussiens quittèrent immédiatement la capitale de la Lombardie et s’en allèrent tout droit à Vérone pour y assister à de grandes manœuvres militaires que le général Benedeck faisait exécuter en leur honneur, pour échanger les témoignages de la plus grande cordialité avec celui qui l’année suivante devait être le vaincu de Sadowa.

Aussi les neuf premiers mois qui s’écoulèrent après la convention de septembre ne furent-ils signalés par aucun indice inquiétant, et l’Europe semblait entrer décidément dans une phase d’apaisement général. La France publiait une histoire de Jules César, et, doutant déjà quelque peu de son essai d’empire latin au Mexique, étudiait en Algérie les moyens d’y relever un royaume arabe ; l’Italie était tout absorbée dans un travail d’emprunt laborieux, et M. de Bismarck lui-même ne faisait parler de lui qu’au sujet de l’étrange réparation par les armes qu’il voulait imposer de toute force au bon docteur Virchow, le très savant et très pacifique inventeur de la trichine. La sécurité ne fut cependant qu’apparente et trompeuse, car il y avait toujours par le monde une question de Slesvig-Holstein. On l’apprit tout à coup au mois de juillet 1865.

C’était au nom de la confédération germanique que l’Autriche et la Prusse avaient « pris en leurs mains l’exécution fédérale contre le Danemark » vers la fin de 1863 ; c’était au nom du Bund et pour la défense de ses droits qu’elles avaient fait la guerre au roi Christian IX et « délivré » le Slesvig-Holstein : c’était donc au Bund qu’elles devaient laisser le règlement définitif du sort des duchés. Aussi l’Autriche s’inclinait-elle devant la compétence de la confédération germanique et ne demandait-elle pas mieux que de reconnaître le protégé de cette confédération, le prince Frédéric Augustenbourg, comme le souverain légitime des pays de l’Elbe. Ce personnage médiocrement intéressant, ce Disgustenbourg, comme on disait en 1864 dans les salons de Londres, et dont le nom rappellera toujours une grande félonie et une grosse somme de rixdalers indûment encaissée, n’en était pas moins « l’agnat » préconisé de longue date par les zélateurs du slesvig-holsteinisme, le « prince héréditaire, » le prétendant en effet le plus sérieux ou du moins le plus inoffensif à la succession des duchés, une fois que les droits sacrés et séculaires du Danemark étaient mis à néant. Ainsi l’avaient proclamé de tout temps les états secondaires, les législateurs du Bund, les peuples de l’Allemagne, les peuples des duchés ; ainsi l’avait même proclamé un jour, et dans la circonstance la plus solennelle, un homme compétent entre tous, M. de Bismarck-Schœnhausen lui-même. Sommé un jour par la conférence de Londres de formuler ses exigences, M. de Bismarck avait présenté à la sixième réunion de cette conférence, et conjointement avec l’Autriche, une déclaration péremptoire qui demandait u la réunion des duchés de Slesvig et de Holstein en un seul état sous la souveraineté du prince héréditaire de Slesvig-Holstein-Sonderbourg-Augustenbourg. » Et M. de Bismarck avait eu soin d’ajouter dans la même déclaration que ce prince « pouvait non-seulement faire valoir aux yeux de l’Allemagne le plus de droits à la succession et que sa reconnaissance par le Bund était par conséquent assurée, mais qu’il réunissait aussi les suffrages indubitables de la grande majorité des populations de ce pays… » C’est le 28 mai 1864, et devant l’aréopage de l’Europe, que le président du conseil de Prusse fit une déclaration si mémorable, et cette date restera.

Il est vrai que peu de jours après cette déclaration du 28 mai 1864 on sut que M. de Bismarck avait entendu imposer au futur souverain des duchés certaines conditions qui l’auraient réduit à l’état de vassal, et que, sur le refus du pauvre prétendant d’accepter ces servitudes prussiennes, le cabinet de Berlin lui avait suscité à l’instant même, encore au sein de la conférence de Londres, des concurrens divers : un grand-duc d’Oldenbourg, un prince de Hessé, prétendirent maintenant à leur tour avoir des droits à la « succession ; » la maison de Brandebourg elle-même, c’est-à-dire la Prusse, finit par découvrir qu’elle pourrait faire valoir quelques titres anciens. Tout cela devait amener M. de Bismarck à confesser dans une dépêche circulaire aux cours allemandes, en date du 24 décembre 1864, qu’au milieu de revendications si multipliées et si confuses il se trouvait perplexe, que sa conscience n’était pas suffisamment édifiée sur le point de droit, qu’il éprouvait le besoin de se recueillir et de « consulter les légistes. » Il consulta les juges de Berlin, les syndics de la couronne, qui ne rendirent leur arrêt que bien tard, en juillet 1865 ; mais cet arrêt fut souverain et sublime ! Il déboutait toutes les parties, les déclarait toutes mal fondées dans leurs prétentions : Hesse, Oldenbourg, Brandebourg, Sonder-bourg-Augustenbourg, aucun d’eux n’avait de droits à la succession du Slesvig-Holstein ; seul le roi du Danemark y avait des titres légitimes ! Ainsi, après tant de disputes judiciaires et de combats meurtriers, après tant d’encre versée et de sang répandu, il demeurait constant et patent que seule la monarchie de Danemark avait des droits sur les duchés, et que la guerre qui a eu lieu pour dépouiller cette monarchie de ses possessions sur l’Eider a été abusive, injuste et injustifiable ! Et c’étaient les syndics de la couronne de Prusse qui venaient prononcer ce jugement définitif, que recueillera certes l’histoire !… M. de Bismarck le recueillit aussi, mais pour en tirer des conclusions qui n’étaient qu’à lui. Aucun des princes germaniques, argumentait-il, n’ayant de titres légitimes sur le Slesvig-Holstein, la question n’était donc pas de la compétence de la confédération germanique : il s’agissait ici non plus d’un droit de succession quelconque, mais du droit de conquête pur et simple. L’empereur d’Autriche et le roi de Prusse étaient maintenant les seuls et légitimes possesseurs du pays de l’Elbe, puisqu’ils l’ont conquis par leurs armes sur le roi de Danemark ; ils avaient par conséquent la liberté d’en disposer selon leurs convenances. Or, comme l’empereur François-Joseph ne pouvait guère songer à s’embarrasser de possessions lointaines sur les confins du nord, il devrait céder sa part de conquête à son bon frère et bon ami le roi Guillaume Ier, la céder à l’amiable et contre de beaux deniers comptans.

C’était demander à l’empereur François-Joseph plus qu’il ne pouvait humainement accorder. Sans parler de l’impudence, du cynisme de la jurisprudence et de l’argumentation prussiennes, bien propres déjà à profondément révolter tout esprit droit et honnête, il y avait là pour l’Autriche un intérêt de dignité, un intérêt politique de premier ordre dont il ne lui était guère loisible de faire le sacrifice. Ce n’était rien encore que de consentir à voir la Prusse asseoir sa prépondérance maritime sur les deux mers, diriger l’Allemagne commerciale et dominer les villes hanséatiques ; c’était de plus créer un précédent très dangereux pour des annexions futures, prononcer contre les états secondaires un arrêt de mort plus ou moins rapproché, mais fatal. Ces états secondaires constituaient la seule force, le seul appui de l’empereur François-Joseph dans la confédération germanique contre l’ascendant croissant de la Prusse ; le gouvernement de Vienne ne les avait déjà que trop blessés et humiliés. Fasciné par M. de Bismarck, le comte Rechberg avait écarté le Bund de la « grande œuvre nationale du Slesvig-Holstein » dans la guerre comme dans la paix, pendant les glorieuses journées de Düppel aussi bien que pendant les négociations avec le Danemark sur le traité de cession. Évincer définitivement les états secondaires en disposant de la dépouille de gré à gré avec Berlin, c’était se les aliéner à jamais, perdre toute influence dans la confédération, c’était pour l’Autriche souscrire à son expulsion du Bund, — avant tout Sadowa !… L’Autriche refusait donc de commettre le suicide qu’on lui demandait ; mais la Prusse de son côté se croyait déshonorée pour toujours, indignement spoliée, si elle consentait jamais à se dessaisir des duchés. Devant cette convoitise du port de Kiel disparaissaient à Berlin toutes les considérations du droit divin, du principe conservateur, de « la trinité politique et chrétienne, » et M. de Gerlach lui-même gémissait, mais se taisait, — doluit et tacuit. Plutôt que de laisser ainsi insulter le bon droit et démentir à ce point l’antique et vénérable devise de la monarchie prussienne, le séculaire suum cuique, on était décidé, dans l’entourage chevaleresque du vieux et u trop honnête » roi Guillaume Ier, à invoquer le Dieu des armées, à prononcer le mot terrible de guerre. On le prononça en effet, ce mot, à Carlsbad, sur la terre hospitalière même de l’Autriche et à l’époque d’ordinaire la plus paisible de l’année, pendant cette saison d’été où la politique, selon les saines traditions, se met au repos et au vert, et où les ministres corrects, les diplomates confits ou déconfits des grandes et petites cours, ne songent plus qu’à promener leur goutte et à soigner des gastrites.

Carlsbad était devenu depuis plusieurs années le séjour favori de la cour de Prusse pendant la. saison des eaux. Là se rendait chaque été, en hôte aimable de son bon frère et bon ami l’empereur d’Autriche, le vieux roi Guillaume Ier, accompagné de ses ministres, de sa maison militaire, du général Moltke entre autres, et de l’élite de l’état-major prussien, officiers intelligens et savans, très épris aussi des beautés de la nature, et qui ne se refusaient guère à ces occasions l’innocent plaisir de parcourir dans tous les sens le magnifique pays de Bohême et d’en admirer les sites pittoresques : aux jours de Nahod, de Skalitz et de Kœnigsgrœtz, il se trouva que ces touristes poétiques, ces lakistes en shakos, avaient les plans les plus détaillés, les connaissances les plus minutieuses de tous les défilés et de toutes les places fortes de la Bohême… C’est aussi de Carlsbad que M. de Bismarck expédia cette fois (11 juillet 1865) une dépêche hautaine et impérative, pleine de menace à l’adresse du cabinet de Vienne et au sujet du Slesvig-Holstein, sans prendre garde à ce qu’il y avait peut-être d’inconvenant à dater une missive pareille de l’endroit même où l’on jouissait de la gracieuse hospitalité de l’empereur François-Joseph. D’ailleurs le grand ministre prussien ne faisait nullement mystère de ses vues, et il disait entre autres à M. le duc de Gramont, qui se trouvait à ce moment à Carlsbad, « que, loin de redouter une guerre avec l’Autriche, il l’appelait de tous ses vœux, que la Prusse prétendait avoir la suprématie en Allemagne, et qu’elle l’aurait de gré ou de force. » Quelques jours après, les feuilles allemandes rapportaient une curieuse conversation qui eut lieu entre M. de Bismarck et le baron de Pfordten, le président du conseil de Bavière. Le futur chancelier de la confédération du nord y exprima sa conviction qu’une guerre entre la Prusse et l’Autriche était probable, imminente même, et qu’il ne pouvait qu’engager les états secondaires, dans leur propre intérêt, à observer dans cette guerre la plus stricte neutralité ; la maison de Wittelsbach notamment aurait un intérêt immense à garder cette attitude réservée : elle recueillerait par là tôt ou tard les provinces allemandes de l’Autriche, et remplacerait la maison de Habsbourg dans son rôle au sud du Mein. — C’était là du reste et de tout temps un des artifices traditionnels et presque élémentaires de la politique prussienne que de leurrer la Bavière avec la perspective des dépouilles autrichiennes et d’opposer les Wittelsbach aux Habsbourg ; Frédéric II a exploité le moyen en grand pendant la guerre de Silésie. — Bien plus surprenante à coup sûr fut une autre thèse que développa dans la même occasion le ministre de. Guillaume Ier devant son collègue de Munich, la thèse « que l’Autriche n’était ni armée ni en état de s’armer, et qu’il suffirait à la Prusse de porter un seul coup, de livrer une seule et grande-bataille du côté de la Silésie pour dicter la paix au gouvernement de Vienne[11] !… » C’est dans des dispositions pareilles que la cour de Prusse quitta Carlsbad pour s’acheminer vers Gastein, autre ville d’eaux thermales en Autriche, à proximité de la Burg impériale. Sur la route, on fit halte à Ratisbonne pour y tenir avec un certain éclat un grand conseil politique, auquel on avait mandé de Paris le comte de Goltz et de Vienne le baron Werther. De leur côté, les ministres des états secondaires de l’Allemagne, M. de Beust, M. de Dalwigk, accouraient affairés, effarés, auprès de l’empereur François-Joseph et de M. de Mensdorf. L’Europe devint inquiète et M. Drouyn de Lhuys très attentif.

Ce fut aussi à ce moment que M. de Bismarck jugea opportun de sonder le cabinet de Florence[12], avec lequel il n’avait été jusque-là en négociation que sur un traité commercial au nom du Zollverein, négociation d’ailleurs tour à tour abandonnée et reprise selon l’état variable des relations de la cour de Berlin avec celle de Vienne. Dans les premiers jours du mois d’août 1865 (le roi Guillaume Ier était déjà à Gastein), le comte Usedom vint entretenir le général La Marmora sur l’éventualité d’une alliance contre l’Autriche, et l’on se doute bien de l’accueil que fit le ministre du roi Victor-Emmanuel à une ouverture de ce genre. Ce n’était pas seulement comme patriote italien, c’était aussi comme homme de gouvernement que le général La Marmora dut saluer avec joie les événemens qui s’annonçaient, car la situation de la péninsule n’était rien moins que rassurante. Au point de vue gouvernemental en effet, la convention de septembre avait eu des conséquences très fâcheuses pour l’Italie : elle avait profondément blessé et aliéné la ville de Turin, le Piémont tout entier, et cet inconvénient n’était nullement compensé par la satisfaction maligne que pouvaient éprouver les autres provinces de la chute du piémontisme, comme on disait de l’autre côté des Alpes. Dans ce royaume à peine cimenté par le génie de Cavour, l’antique patrimoine de Victor-Emmanuel avait constitué jusque-là le principe de force et d’ordre ; là avaient régné de tout temps un Sentiment profondément dynastique et une répulsion non moins profonde pour les menées radicales : tout cela changea complètement depuis la translation de la capitale à Florence. « Matériellement encore réuni au royaume, le Piémont avait cessé dès lors de l’être moralement, et devenait insensiblement un élément de dissolution pour la monarchie. Turin était maintenant le foyer principal du garibaldisme ; un conservateur comme le comte San Martino y donnait la main à M. Grispi, et les élections de 1865 devaient bientôt mettre à nu les ravages profonds que cette coalition des partis avait produits dans l’esprit des populations…[13]. » À ces difficultés gouvernementales, dont on appréciait toute la gravité, venait s’ajouter la grande question financière : on se trouvait devant un déficit de 630 millions ! Il n’y avait qu’un moyen pour améliorer la situation du trésor, c’était de réduire l’armée ; mais une semblable mesure aurait aggravé les embarras du gouvernement en face des partis. Procéder à un désarmement, c’était avouer qu’on renonçait à Venise et cimenter par cela même la ligue formidable entre le piémontisme et les garibaldiens ; on tournait ainsi dans un cercle vicieux. Inertia sapientia, avait dit l’année précédente un personnage auguste à Paris ; mais en Italie la sagesse même de M. de La Marmora désespérait de pouvoir encore longtemps se maintenir dans une inertie qui semblait mener à la dissolution ou à la révolution, ou à toutes les deux à la fois.

Aussi le président du conseil de Florence s’empressa-t-il de répondre à l’envoyé prussien que le gouvernement italien était animé envers l’Autriche de sentimens bien connus, qu’il poursuivait un programme également bien connu, et qu’on ne pouvait dès lors douter qu’il profiterait de toute occasion pour compléter l’œuvre de l’unité. Il engagea ensuite M. d’Usedom à obtenir de son gouvernement un exposé catégorique de ses vues sur ce grave sujet en promettant de son côté d’être non moins catégorique dans ses explications. Très ranimé dans ses espérances par la communication verbale qui venait de lui être faite, le premier ministre mit dans le secret son collègue de la guerre, le général Petitti. On envoya aussitôt plusieurs officiers d’état-major avec des missions confidentielles pour s’enquérir des forces et des moyens de l’Autriche en Italie, et déjà même on mettait à l’étude un plan de campagne sur le Pô et le Mincio, — le fameux plan de campagne de 1866, — quand soudain arrivait une nouvelle désastreuse. L’Autriche et la Prusse venaient de faire leur paix à Gastein (14 août 1865).

La guerre fut en effet conjurée cette année par une de ces transactions équivoques qui ne sont que les ajournemens d’un destin inéluctable. La cour de Berlin avait bien choisi le moment pour donner l’assaut à la conscience et à l’honneur du petit-fils de Marie-Thérèse, le moment d’une crise intérieure des plus graves pour la monarchie de Habsbourg, alors qu’après avoir congédié M. de Schmerling et son malheureux système de centralisation parlementaire François-Joseph venait de faire le premier pas vers une réconciliation avec la Hongrie et les autres nationalités de l’empire. Du reste si, pendant toute cette étrange expédition de Carlsbad et de Gastein, M. de Bismarck avait hautement invoqué « le fer et le sang, » et par une indiscrétion calculée donné beaucoup de retentissement à ses ouvertures envers la Bavière et l’Italie, le roi, son auguste et vieux maître, avait tenu un langage différent et plus approprié à la position d’un Hohenzollern. A Gastein, comme plus tard à Salzbourg, Guillaume Ier ne parla que « de la révolution, de la nécessité pour les deux puissances de lutter contre cet ennemi commun et de se mettre d’accord sur le plan de combat[14]… » Ainsi surpris pendant une épreuve formidable pour ses états, alarmé d’un côté par les menées révolutionnaires du ministre prussien et leurré de l’autre par la profession de foi très conservatrice du roi Guillaume, l’empereur d’Autriche finit par se soumettre, et souscrit à cet arrangement du 14 août qui cédait à la Prusse le petit duché de Lauenbourg contre la somme de 2,500,000 thalers danois. De plus, et afin d’éviter autant que possible les froissemens d’une administration collective dans les pays de l’Elbe, il fut décidé que la Prusse administrerait désormais seule dans le Slesvig, l’Autriche seule aussi dans le Holstein. le tout sans préjudice pour le droit de possession de chacune des puissances sur l’ensemble des deux provinces. Pour n’accorder ainsi qu’un léger à-compte à la Prusse, cette convention de Gastein n’en était pas moins d’une très grande portée. Les deux puissances prenaient encore une fois des arrangemens au sujet des duchés sans consulter le Bund, sans même faire mention de ses droits, et cette omission semblait consacrer tacitement la théorie de M. de Bismarck sur la conquête, la fameuse décision des syndics de la couronne ; enfin la vente formelle du Lauenbourg laissait entrevoir le sort réservé dans un avenir bien prochain au Holstein et au Slesvig. Ce bel arrangement fut couronné aussitôt par une entrevue péronnelle entre les deux souverains à Salzbourg, où l’on épuisa les formules ordinaires et extraordinaires de la courtoisie : l’empereur et le roi son hôte s’y embrassèrent publiquement et par deux fois ! M. de Bismarck ne paraissait cependant que résigné : ce n’était là en effet que la petite pièce précédant la grande, que le prologue symbolique d’un drame tout autrement palpitant qu’il mûrissait dans son esprit. Le prologue n’en avait pas moins réussi et pouvait satisfaire les plus difficiles, sinon les plus délicats en matière d’art ; tous les personnages du proverbe s’étaient acquittés de leurs rôles avec une perfection rare : la candeur et la ruse, l’intimidation et la conciliation, la révolution et la conservation avaient été mises en œuvre tour à tour, et la simplicité du roi n’avait été égalée que par la duplicité de son ministre. Le succès était complet, et pour la première fois M. Drouyn de Lhuys eut alors le vague sentiment que le baigneur de Biarritz pourrait bien ne pas être un politique aussi moquable.

Ainsi finit la première campagne de Bohême, celle de 1865, campagne toute diplomatique et où l’alliance avec l’Italie ne fut tentée un moment que pour être abandonnée aussitôt. Le désappointement en fut grand à Florence, et on y alla même jusqu’à taxer M. de Bismarck de couardise. Le président du conseil de Prusse eut beau exprimer confidentiellement ses vifs regrets et déclarer qu’il n’avait fait que céder momentanément à une volonté plus forte que la sienne ; il eut beau réserver expressément l’avenir : sur les bords de l’Arno on ne voulut point être consolé. Toutefois il n’est pas jusqu’à cette déception passagère qui ne dût rapporter à l’Italie un bénéfice immédiat et nullement à dédaigner. Exaspérées contre l’Autriche, qui venait de les sacrifier de nouveau à Gastein, les états secondaires de l’Allemagne usèrent de représailles et reconnurent en masse le royaume de Victor-Emmanuel, — reconnaissance qu’ils avaient jusque-là retardée par égard pour 1.empereur François-Joseph. En vérité, les grands génies italiens des siècles passés ont eu raison de célébrer dans des strophes impérissables la déesse Fortune, celle que Dante appelait : Ministra e duce, volve sua spera e beata si gode ! La déesse Fortune se montre aujourd’hui reconnaissante envers la patrie régénérée de ces poètes immortels, envers ce royaume nouveau-né qu’elle ne cesse de combler malgré toutes les envies et qu’elle trouve toujours moyen de contenter, alors même qu’il est battu.


JULIAN KLACZKO.

  1. Voyez la Chronique du 30 septembre 1864.
  2. Voyez pour les détails, ainsi que pour tout ce qui suit jusqu’à la convention du 15 septembre 1864, l’étude Deux Négociations diplomatiques, — Revue des 15 septembre, 1er octobre 1864, et des 1er janvier, 1er avril, 15 juillet et 15 août 1865.
  3. Voyez la Revue du 1er janvier 1865 (Deux Négociations diplomatiques).
  4. Voyez entre autres la très remarquable dépêche de M. Drouyn de Lhuys au prince de La Tour d’Auvergne, du 10 juin 1864.
  5. Dépêche de lord Napier au comte Russell, du 6 janvier 1864.
  6. Il la prêchait encore en 1865. Une note célèbre de M. de Bismarck au baron Werther, du 26 janvier 1866, fait un retour mélancolique sur les journées de Gastein et de Salzbourg (en 1865) « alors que sa majesté l’empereur d’Autriche et ses ministres voyaient aussi clair que nous sur l’ennemi commun, la révolution, et que nous pensions être d’accord sur la nécessité de la combattre et sur le plan de la lutte contre elle. »
  7. Dépêche de sir A. Buchanan au comte Russell, du 12 mars 1864.
  8. Il ne faut pas confondre ce premier séjour du président du conseil de Prusse à Biarritz avec celui qui eut lieu l’année suivante.
  9. « "Ein höchst ungerechtes, frivoles und verderbliches Unternehmen zur Unterstütsung einer ganz unmotivirten Révolution. » Discours de M. de Bismarck à la chambre de Berlin, séance du 21 avril 1849. Voyez aussi la séance de la même chambre du 17 avril 1863 (interpellations de M. Temme).
  10. Lettres intimes de M. de Bismarck, publiées dans les journaux allemands en 1866. Le passage cité se trouve dans la lettre du 22 août 1860.
  11. Voyez les journaux allemands du mois d’août 1865.
  12. Sur ces premières négociations avec le cabinet de Florence, voyez Jacini, Due anni di politica italiana (Milan 1868). Nous avons pu consulter aussi avec fruit un écrit encore inédit, d’origine italienne, aux attaches semi-officielles et qui éclaire plus d’un point obscur des transactions de 1865-66. Cet écrit doit paraître prochainement sous le titre : Le Général La Marmora et l’alliance prussienne.
  13. Le Général La Marmora et l’alliance prussienne.
  14. Dépêche de M. de Bismarck au baron Werther, 26 janvier 1866.