Études de philosophie indienne/3

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Études de philosophie indienne — Le Védanta
Revue philosophique de la France et de l’étranger (p. 588-599).
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Études de philosophie indienne — Le Védanta

LE SYSTÈME VÉDÂNTA

Les Dogmes.

I

Dans deux articles précédents[1] j’ai indiqué les sources les plus accessibles aux savants européens pour l’étude de la philosophie Vedânta et les preuves sur lesquelles les fondateurs de cette doctrine ont prétendu l’établir. C’est dire que jusque-là je ne m’étais occupé que des préliminaires du travail que j’ai pris pour tâche. Aujourd’hui, j’en aborde la partie essentielle, c’est-à-dire les dogmes, en commençant par celui qui sert de base à tous les autres, la définition ou la conception de l’être.

§ I. — L’être dans les Upanishads.

Dans les plus anciens documents philosophiques qui font partie de la collection des Upanishads, l’idée métaphysique de cause et d’effet se trouve déjà résumée dans une catégorie unique qui embrasse l’univers et qui a pour désignation le mot sad, signifiant l’être. Et pour bien en marquer toute l’extension, les auteurs des Upanishads font sans cesse de ce mot l’épithète ou le synonyme de Brahma, le Dieu universel ; si, toutefois, on peut appeler Dieu une conception aussi impersonnelle, aussi absolument identifiée avec l’univers que l’est l’individualité panthéistique que célèbrent sous ce nom la Brihad Âranyaka et la Chândoyya Upanishad. Nous pouvons donc prendre l’un pour l’autre et appliquer à l’être même la définition de Brahma que nous fournissent ces ouvrages. Nous avons à faire la même remarque sur le mot âtman, autre synonyme de sad, d’un emploi très-fréquent, qui désigne également Brahma considéré comme l’âme ou la conscience de l’univers.

Ainsi que nous le verrons par les textes que nous appellerons tout à l’heure en témoignage, l’être tel que le concevaient les auteurs des plus anciennes Upanishads n’est autre chose que l’absolu contenant le relatif en puissance et lui donnant naissance à l’occasion. Aussi, l’idée qu’ils en avaient formée était-elle surtout métaphysique et abstraite. Dans l’état actuel de nos connaissances, il serait difficile de dire si cette conception repose sur des bases mythiques et traditionnelles ou si elle résulte uniquement des efforts de l’esprit cherchant à résoudre les problèmes transcendants. Mais quelle qu’en ait été la genèse, il semble certain que le raisonnement est intervenu dans une certaine mesure pour la justifier, la confirmer et l’achever. En d’autres termes, quand la notion du parfait et de l’absolu a résumé pour les premiers philosophes de l’Inde une cause suprême et générale d’où découlent tous les effets particuliers, la logique les a conduits à se représenter cet absolu comme doué d’une nature tout à la fois extra-sensible et intelligente, c’est-à-dire spirituelle. Ils n’avaient pas besoin, en effet, de connaître plus de physique que n’en enseigne l’expérience commune, pour remarquer que l’idée de matière telle qu’elle se présente à nous dans ses manifestations est contradictoire avec celle d’absolu. Un autre fait du domaine de l’expérience contribua à fixer leur théorie à cet égard et vint leur présenter une analogie qui lui servit de base. Le souffle vital qui, principalement pour les hommes chez lesquels la médecine n’est pas née ou chez lesquels elle est encore dans l’enfance, constitue le signe le plus caractéristique de la vie, et surtout de la vie des êtres intelligents, leur parut, représenter une émanation ou une parcelle de l’être absolu qui anime sous une forme insensible tous les êtres que les sens nous font connaître. Aussi identifièrent-ils à l’être absolu le souffle vital, ou le prâna, considéré, non pas dans sa distribution entre les créatures animées, mais dans son ensemble et comme l’invisible réceptacle où les êtres puisent et exhalent le principe qui leur donne l’intelligence, la sensibilité et le mouvement.

Les passages des anciennes Upanishads où l’être est représenté comme absolu et inaccessible aux sens, dont il est toutefois le promoteur et la base, sont nombreux. Nous ne citerons que quelques-uns des plus caractéristiques. Nous lisons, par exemple, dans la Brihad Âranyaka IV, 4, 18-20 :

« Ceux qui savent qu’il est le prâna du prâna, la vue de la vue, l’âme de l’âme, la pensée de la pensée, ceux-là ont reconnu Brahma (ou l’être) antique et primordial.

« C’est par la pensée seule qu’on peut le percevoir, car il n’est pas en lui de diversité.

« Il ne peut être perçu que d’une seule manière (par la pensée), il ne peut être prouvé, il est éternel, il est sans tache, il est le moi (la conscience) ; supérieur à l’éther, il n’a point eu de naissance, il est vaste et éternel[2]. »

Et ailleurs III. 7. 23 :

« Il n’est pas vu, il voit ; il n’est pas entendu, il entend ; il n’est pas pensé, il pense ; il n’est pas connu, il connaît. Nul autre que lui ne voit, nul autre que lui n’entend, nul autre que lui ne pense, nul autre que lui ne connaît[3]. »

Citons aussi III. 8. 8 où les paroles suivantes sont mises dans la bouche de Yâjnavalkya :

« Les brahmanes, o Gârgî, l’appellent l’indestructible. Il n’est ni épais, ni subtil, ni court, ni long, ni rouge, ni visqueux ; il n’est pas l’ombre, il n’est pas les ténèbres, il n’est pas l’air, il n’est pas l’éther, il n’adhère pas, il n’a pas le sens du goût, ni celui de l’odorat, ni celui de la vue, ni celui de l’ouïe ; il n’a pas de voix, pas d’organe ni de pensée, pas d’éclat, pas de souffle vital, pas de bouche, pas de dimensions, pas de dedans, pas de dehors ; il n’absorbe rien, rien ne l’absorbe[4]. »

Et, enfin, III. 9, 26 :

« Cet âtman (nous avons dit qu’âtman doit être pris comme synonyme d’être) qui n’est ni ceci ni cela, est insaisissable, car il ne peut être touché, indivisible, car il ne peut être brisé, indépendant, car il ne peut entrer en contact (avec quoi que ce soit) ; il est sans liens, il ne souffre pas, il ne périt pas[5]. »

L’être absolu comprenant en soi la cause et l’effet, le sujet et l’objet, le percevant et le perçu, ne saurait exercer les fonctions réfléchies du sens interne qui reposent sur la séparation de ces différents modes. C’est ce que la Brihad-Âranyaka Upanishad II. 4, 14, établit dans les termes suivants :

« Là où il y a comme dualité (c’est-à-dire sujet et objet) l’un voit l’autre, l’un sent l’autre, l’un entend l’autre, l’un parle à l’autre, l’un pense l’autre, l’un connaît l’autre. Mais celui pour lequel tout n’est que lui-même (l’âtman, le moi général) comment pourrait-il sentir quoi que ce soit ? Comment pourrait-il voir quoi que ce soit ? Comment pourrait-il entendre quoi que ce soit ? Comment pourrait-il parler à qui que ce soit ? Comment pourrait-il connaître qui que ce soit ? Comment connaître celui par lequel on connaît tout ? Comment connaître celui qui est l’être même qui connaît[6] ? »

Sous sa forme idéale et abstraite, l’être gouverne, du reste, l’univers matériel qui est émané de lui, comme nous le verrons en son lieu. La même Upanishad l’atteste dans le passage suivant, III. 8. 9 :

« C’est sous l’empire de l’impérissable (Brahma ou l’être), ô Gârgî, que le soleil et la lune gardent leurs lois distinctes ; c’est sous l’empire de l’impérissable, ô Gârgî, que le ciel et la terre gardent leurs lois distinctes ; c’est sous l’empire de l’impérissable, ô Gârgî, que les minutes, les heures, les jours et les nuits, les quinzaines, les mois, les saisons et les années gardent leurs lois distinctes ; c’est sous l’empire de l’impérissable, ô Gârgî, que les rivières coulent des montagnes blanches (de neige) les unes à l’orient, les autres à l’occident, (chacune d’elles) suivant sa direction ; c’est sous l’empire de l’impérissable, ô Gârgî, que les hommes louent ceux qui sont libéraux, que les dieux s’attachent au sacrifiant et les pitris (les âmes des ancêtres) à la cuillère (qui contient l’oblation)[7]. »

À l’époque de la composition des premières Upanishads, on se bornait à constater les rapports de la cause et de l’effet, du sujet et de l’objet, ou, si l’on veut, de l’idéal et du réel. Plus tard, comme nous le verrons au chapitre suivant, on voulut les expliquer par l’antinomie de l’être et du non-être ; mais dans les textes dont nous nous occupons en ce moment, la distinction métaphysique à établir entre ces deux catégories n’est pas encore approfondie, on n’en a pas tiré déjà l’étrange théorie du caractère illusoire des choses sensibles, et la notion de l’être embrasse le double domaine de l’idée et de la perception. C’est ce qu’indique expressément le passage suivant (Brih-âr. Upanishad. II. 3, 1-3) :

« Brahma a deux formes : l’une corporelle, l’autre incorporelle ; l’une mortelle, l’autre immortelle ; l’une limitée, l’autre illimitée ; l’une douée d’attributs distincts, l’autre sans attributs distincts.

« Celle qui est corporelle est celle qui diffère de l’air et de l’atmosphère ; elle est mortelle, limitée, douée d’attributs distincts…

« Celle qui est incorporelle est l’air et l’atmosphère ; elle est immortelle, illimitée, sans attributs distincts[8]… »

Dans une Upanishad postérieure, l’Aitareya Upanishad, III. 1, 3, le panthéisme est encore entendu d’une manière aussi compréhensive et la notion de l’être embrasse tous les modes intellectuels et matériels de l’ensemble des choses.

« Quelle est la nature de cette essence que nous adorons comme l’âtman ?… Il est celui par lequel on voit les couleurs ; celui par lequel on entend les sons ; celui par lequel on sent les odeurs ; celui par lequel on émet la voix ; celui par lequel on distingue ce qui est agréable et ce qui ne l’est pas.

« Ce qui est le cœur et la pensée, la conscience, l’autorité, le savoir, la prudence, la mémoire littéraire, la clairvoyance, l’énergie, la pensée, l’indépendance, la douleur, le souvenir, la notion (des objets des sens), la résolution, les fonctions vitales, le désir, la concupiscence, — tous ces termes servent à désigner l’intelligence.

« Cet âtman, (ce moi qui consiste dans l’intelligence) est Brahma, il est Indra, il est Prajâpati, il est tous les dieux, les cinq grands êtres (les éléments) : la terre, l’air, l’éther, l’eau et le feu, et ce qui est en quelque sorte formé de parcelles ; les différentes semences, les (êtres) qui naissent d’œufs, ceux qui naissent d’un placenta, ceux qui naissent de la sueur, ceux qui poussent (les plantes) ; les chevaux, les bœufs, les hommes, les éléphants, tout ce qui respire, tout ce qui marche, tout ce qui vole et ce qui est immobile. Tout cela a l’intelligence pour guide, tout cela est fondé sur l’intelligence. Le monde est guidé par l’intelligence ; l’intelligence est le fondement (de l’univers) ; l’intelligence est Brahma[9]. »

Une autre Upanishad, la Mundaka Upanishad, II 1-10, postérieure elle-même à l’Aitareya Upanishad et qui peut avoir été rédigée vers le commencement de l’ère chrétienne, représente l’être manifesté et perceptible comme une émanation de l’être idéal, sans conclure toutefois au caractère purement illusoire de l’univers sensible.

« Ceci est le vrai. De même que des milliers d’étincelles jaillissent d’un feu bien enflammé dont elles ont la nature, de même, ô mon ami, les âmes individuelles (ou les créatures) diverses sortent de l’être immuable et y retournent.

« Le purusha, (Brahma, l’être par excellence considéré comme uni au monde matériel) est brillant, sans corps ; il réside à l’intérieur des choses extérieures ; il n’a point eu de commencement, il est sans souffle vital, sans organe de la pensée ; il est pur et supérieur à l’être immuable et supérieur (Brahma considéré comme distinct du monde matériel).

« De ce purusha naissent le souffle vital, l’organe de la pensée et tous les sens, l’éther, l’air, le feu, l’eau, la terre qui supporte l’univers.

« Le feu est sa tête, la lune et le soleil sont ses yeux, les points cardinaux sont ses oreilles, les Vedas que l’on connaît sont, sa voix, l’air est son souffle vital, l’univers est son cœur ; la terre est née de ses pieds. Il est la conscience (l’âme) qui est au dedans des êtres.

« De ce (purusha) naît le feu dont le soleil est le combustible ; du soma[10] naît le nuage (et du nuage) les plantes qui croissent sur la terre. Le mâle répand la semence dans le sein de la femme. C’est dans cet ordre que les nombreuses créatures sortent du purusha.

« De ce (purusha) sont issus les Rig-Veda, le Sâma-Veda, le Yajur-Veda, la consécration, les sacrifices, toutes les oblations et les dons rémunératoires aux prêtres, l’année (dans ses rapports avec

le sacrifice), le sacrifiant, les mondes[11] sur lesquels le soma (identifié à la lune considérée comme la source de toute fécondité et de toute humidité) purifie ou le soleil brille.

« De ce (purusha) sont issus les différentes sortes de dieux, les Sâdhyas[12], les hommes, les bestiaux, les oiseaux, le prâna et l’apâna (le souffle inspiré et expiré), le riz et l’orge, la pénitence, la foi, la vérité, la chasteté et les prescriptions (concernant les devoirs à remplir).

« De ce (purusha) sont issus les sept prânas (les sens), les sept flammes (l’éclat des objets relatifs à chacun des sens), les sept combustibles (les objets des sens), les sept oblations (les perceptions), ces sept lieux par lesquels circulent les esprits vitaux, qui résident dans une place secrète (le cœur) et qui ont été placés au nombre de sept (en chaque créature).

« De lui (du purusha) sont issues les mers, les montagnes ; de lui sont issues toutes les plantes et l’essence au moyen de laquelle l’âme interne s’incorpore aux éléments.

a Le purusha est l’univers, l’œuvre, la pénitence ; il est Brahma suprême, immortel[13]. »

Telles sont les données générales que nous fournissent les plus anciennes Upanishads sur l’idée que leurs auteurs avaient de l’être, Nous allons voir maintenant comment cette idée, jusqu’alors assez inconsistante, a été précisée et systématisée par Bâdarâyana dans les

Brahma-Sûtras et par son commentateur Çankara, mais surtout par Sadânanda, l’auteur du Vedânta-Sâra.

§ II. — L’être dans les Brahma-Sûtras et dans, le commentaire de Çankara.

Dans les Brahma-Sûtras la nature de l’être, ou de Brahma, est surtout exposée contradictoirement à celle du pradhâna ou de la nature agissant par elle-même, telle que la concevaient les adhérents du système Sâmkhya. C’est principalement de cette polémique que ressort la notion des attributs positifs de l’être, selon les idées des védântins.

Toutefois le sûtra 1, 1, 2, établit directement et d’une manière indépendante la principale faculté de l’être, — le pouvoir créateur. C’est de lui (de Brahma, de l’être), y est-il dit, que provient l’origine, etc. de cet univers[14]. D’après Çankara il faut entendre par le mot etc. (âdi) la conservation et la destruction du monde[15], qui font aussi partie des fonctions de Brahma.

Dans son commentaire sur le même sûtra, Çankara va nous faire connaître encore d’autres attributs qu’implique l’idée de Brahma. Il est omniscient, tout-puissant et cause (de toutes choses)[16].

Le sûtra 1, 1, 5, qui est conçu en ces termes, îkshater nâçabdam, et qui signifie d’après Çankara : « Il n’est pas possible d’appuyer sur les préceptes du Vedânta la conception de la nature inintelligente (pradhânam acetanam), considérée comme cause du monde dans le système Sâmkhya, car cette conception est contraire aux autorités ; le texte sacré disant que la cause du monde est douée de la faculté de voir (ou de comprendre)[17], établit implicitement que cette même faculté et, par conséquent, l’intelligence qu’elle suppose et l’omniscience qui en découle appartiennent à Brahma. La nature inintelligente ou inconsciente ne saurait au contraire être omnisciente, et Çankara dans son commentaire le prouve, non pas en disant simplement que ces deux qualités s’excluent et que l’omniscience ne saurait exister qu’avec l’intelligence, mais il a recours au raisonnement suivant. La nature, telle qu’on la suppose dans le.Sâmkhya, prend l’assemblage à dose égale des trois qualités de bonté, de passion et de ténèbres[18] ; par conséquent la qualité de bonté qui correspond à l’omniscience ne saurait prédominer et rendre la nature elle-même omnisciente.

À propos du même sûtra, Çankara s’applique à réfuter une objection bien subtile qu’il suppose possible contre l’omniscience de Brahma. Si l’on prétend, dit-il, qu’il ne possède pas l’omniscience suprême parce que, dans l’activité constante de la connaissance que suppose l’omniscience, la liberté fait défaut vis-à-vis cette même activité (et par conséquent est impuissante à la soutenir et à la stimuler), on peut demander comment l’omniscience pourrait cesser quand il y a exercice constant de la connaissance. L’omniscient est, en effet, celui dont la faculté de connaître est constamment capable d’éclairer tous les objets. Il n’y a, par conséquent, que dans l’intermittence de la faculté de connaître que l’absence d’omniscience peut avoir lieu, et il en résulte que l’objection faite contre l’exercice constant de cette faculté est sans valeur[19]. Cette discussion est un exemple entre mille de la logomachie puérile à laquelle s’adonnaient les dialecticiens de l’Inde après les périodes créatrices qui virent éclore les systèmes philosophiques dans leurs principaux traits.

Le sûtra 1.1.12 ânandamayo’ bhyâsât a pour but d’affirmer que Brahma est fait de bonheur ou est tout bonheur et, d’après le sûtra 1.1.16, netaro’ nupapatteh, il l’est à l’exclusion de tout autre être, c’est-à-dire, d’après Çankara, à l’exclusion de l’âme individuelle soumise à la transmigration[20].

Çankara résume en ces termes les principes établis, en ce qui concerne la nature de Brahma, dans le premier pâda (subdivision d’un ouvrage) du premier adhyâga (lecture) des Brahma-Sûtras :

« Il y est dit que Brahma est la cause de l’origine, etc. (c’est-à-dire de la conservation et de la destruction) de l’univers. Il y est dit ensuite que Brahma, cause de l’univers, est omniprésent, éternel,[21] omniscient, âme de toute chose ; tel est le caractère de ses attributs[22]. »

À ces qualités s’ajoutent celles de « maître de toute chose, seigneur de toute chose, souverain seigneur de toute chose, » d’après le résumé de la doctrine du 3e pâda du même adhyâya des Brahma-Sûtras[23].

Citons encore, toujours d’après Çankara, le résumé de tout ce premier adhyâya :

« Dans le premier adhyâya il a été enseigné au moyen de l’enchaînement des préceptes du Vedânta que l’être omniscient, seigneur de toutes choses, est la cause de l’origine du monde, comme la terre, l’or, etc., (sont la cause de l’origine) d’un pot, d’un joyau, etc. ; qu’il est la cause de la conservation du monde une fois qu’il est créé, au moyen de la qualité qu’il a d’en être le directeur, comme le magicien (est la cause de la conservation des choses évoquées) par la magie ; qu’il est la cause de l’absorption en lui-même du monde qu’il a émis, comme la terre (est la cause de l’absorption en elle) des quatre sortes d’êtres ; enfin, qu’il est l’âme (ou la conscience) de toutes choses[24].

Nous bornerons là nos emprunts aux Brahma-Sûtras et à leur commentaire. Ils suffisent à indiquer les idées de Bâdarâyana, de Çankara et de l’école vedântique qui a fleuri dans l’intervalle compris entre ces deux docteurs, sur la nature de l’être ou de Brahma, considéré au point de vue absolu.

§ III. — L’être dans le Vedânta-Sâra.

D’après le Vedânta-Sâra la personne apte (adhikârin) à embrasser les doctrines vedântiques doit posséder, entre autres moyens préparatoires, la notion de la différence qui existe entre l’objet constant et l’objet transitoire ; c’est-à-dire qu’il doit distinguer Brahma, le seul objet constant, de tout le reste, qui est transitoire[25].

Un peu plus loin l’être ou le réel (vastu) est défini en ces termes : « Le réel est Brahma, sans second, qui est l’être, l’intelligence et le bonheur[26]. »

Mais en tant qu’uni au contraire du réel (avastu), c’est-à-dire aux apparences matérielles que le Vedânta-Sâra résume sous le nom d’ignorance (ajnâna), « l’intelligence, qui a pour attribut l’omniscience, la toute-puissance, la surintendance de toutes choses, etc., qui est l’être et le non-être, qui est imperceptible, qui dirige intérieurement (l’univers), qui est la cause du monde, est appelée Içvara (le seigneur)[27]. »

Remarquons ici le progrès qu’a fait le système depuis les Brahma-Sûtras et peut-être depuis Çankara seulement. Dans les Upanishads et les sûtras, l’idée de l’être, personnifiée dans Brahma, n’est pas distincte de celle du créateur. Brahma peut être conçu indépendamment du monde, mais cette conception ne diffère pas de celle d’après laquelle il manifeste, conserve ou résorbe, si l’on peut s’exprimer ainsi, les choses matérielles. Il est créateur en puissance, quand il cesse de l’être effectivement.

Dans le Vedânta-Sâra, au contraire, Brahma, l’être absolu, se distingue d’Içvara, l’être absolu uni au relatif, au transitoire, à tout, en un mot, ce qui compose l’ignorance dans le sens que les vedântins attachaient à ce mot. Il y a différence supposée d’état, quoiqu’il n’y ait pas différence d’essence. C’est un fait sur les conséquences duquel nous aurons du reste à revenir dans les chapitres suivants. Mais, pour mieux faire ressortir cette différence, nous exposerons tout de suite, et sans sortir pour cela de notre sujet, la manière dont on comprenait la création chez les vedântins, à l’époque du Vedânta-Sâra.

« L’intelligence, est-il dit dans cet ouvrage, jointe à l’ignorance (c’est-à-dire Içvara) douée de ses deux pouvoirs[28] est par elle-même la cause efficiente (du monde) et elle en est la cause matérielle par l’effet de l’attribut (auquel est jointe, c’est-à-dire de l’ignorance) ; de même que l’araignée est par elle-même, la cause efficiente de sa toile, tandis qu’elle en est par son corps la cause matérielle[29]. »

Après avoir établi ces distinctions entre l’être absolu et l’être uni à l’ignorance, le Vedânta-Sâra explique ce qu’il faut entendre par Brahma dans les termes suivants, qui contribuent encore à en préciser la nature. « L’intelligence qui, sans être unie (à l’ignorance), n’est pas distinguée (par la pensée) de l’intelligence unie au développement matériel de l’univers, de même que (la chaleur n’est pas distinguée) de la masse de fer incandescente (qui l’émet), est ce qu’exprime la grande phrase : « Tout ceci (cet univers) est Brahma[30]. »

Le Vedânta-Sâra donne encore à l’âme universelle les épithètes suivantes, et c’est par ce passage que je terminerai mes emprunts à cet ouvrage : « Elle est éternelle, pure, intelligente, indépendante ; elle a le vrai pour nature et son intelligence vient du dedans[31]. »

Je résumerai brièvement ces données que nous fournissent les documents originaux en disant que dans les Upanishads, les Brahma-Sûtras et le commentaire de Çankara sur ces ouvrages, l’être est considéré généralement sous un double point de vue, c’est-à-dire comme idéal et réel, permanent et transitoire, substance et qualité, cause et effet ; bref, comme embrassant l’univers à titre de créateur et de créature. En d’autres termes, l’être comporte deux modes : l’absolu et le relatif, le second se trouvant, bien entendu, étroitement subordonné au premier et n’étant ni nécessaire, ni libre, ni actif. Dans le védântisme primitif l’être manifesté, ou les modes matériels de l’univers, sont essentiellement identiques à l’être parfait et développé. Dans le Vedânta-Sâra ce double aspect n’existe plus ; il ne reste que l’être absolu et unique en présence des illusions passagères et multiples évoquées par l’ignorance, sous le nom d’êtres, d’individualités, d’univers matériel, etc., et les modifications que l’être est supposé subir sous le nom d’Içvara, etc., quoiqu’en réalité il demeure immuable et constamment identique à lui-même.

Dans le chapitre suivant nous étudierons la nature de l’être relatif des premières phases du védântisme, l’illusion ou non-être du védântisme définitif, et la relation dans laquelle ces modes se trouvent à l’égard de l’être absolu.
Paul Regnaud.
  1. Voir la Revue philosophique des 1er juin et 1er août 1876.
  2. Prânasyâ prânam uta cakshushaç cakshur uta çrotrasya crotram manaso ye mano viduh te nicikyur brahma purânam agryam.

    Manasaivânudrashtavyam neha nânàsti.

    Ekadhaivânudrashtavyam etad apramayam dhruvam vijarah para âkâcâd aja âtmâ mahan dhruvah.

  3. Adrshto drashtâçrutah çrotâmato mantâvijnâto vijñâtâ nânyato’ sti drashtâ nânyato’ sti çrotâ nânyato’ sti mantâ nânyato’ sti vijnâtâ.
  4. Sa hovâcaitad vai tad aksharam gârgî brâhmanâ abhivadanty asthûlam ananv ahrasvam adîrgham alohitam asneham acchâyam atamo’ vâyvam nâkâçam asamgam arasam agandham acakshuskam açrotram avàg amano’ tejaskam aprânam amukham amâtram anantaram avâhyam na tad açnâti kim cana natad açnâti kaç cana.
  5. Sa esha neti nety âtmâgrhyo na hi grhyate’ çîryo na hi çîryate’ samgo na hi sajjyate’ sito na vyathate na rishyati.
  6. Le texte est cité dans notre article précédent. Voir Revue philos., n° d’août 1876, page 176.
  7. Etasya va aksharasya praçâsane gârgî sûryàcandramasau vidhrtau tishth ata etasya va aksharasya praçâsane gârgî dyàvâprthivyau vidhrte tishthatah etasya va aksharasya praçâsane gârgi nimeshà muhûrtà ahoràtrâny ardhamâsâ mâsâ rtavah samvatsarâ iti vidhrtâs tishthanty etasya vâ aksharasya praçâsane gârgî prâcyo’ nyâ nadyah syandante çvetebhyah parvatebhyah pratîcyo’ nyâ yâmm ca diçam anveti etasya va aksharasya praçâsane gârgî dadato manushyâh praçamsanti yajamânam devà darvîm pitaro’ nvàyattâh.
  8. Dve vâva brahmano rûpe mûrtam caivamûrtam ca martyam câmrtam ca sthitam ca yac ca sac ca tyam ca.

    Tad etan mûrtam yad anyad vâyoç cântarikshâc caitan martyam etat sthitam etat tat…

    Athâmûrtam vâyuç cântariksham caitad amrtam etad yad etat tyat…

  9. Ko’ yam âtmeti vayam upâsmahe… yena va rûpam paçyati yena va çabdam çrnoti yena vâ gandhân âjighrati yena vàcam vyakaroti yena va svâdu câsvâdu ca vijânâti.

    Yad etad dhrdayam manaç caitat samjñânam àjñânam vijñânam prajñânam medhâ drshtir dhrtir matir manîshâ jûtih smrtih samkalpah kratur asuh kâmo vaça iti sarvâny evaitâni prajnânasya nàmadheyâni bhavanti.

    Esha bramaisha indra esha prajâpatir ete sarve devâ imâni ca pañca mahâbhûtâni prthivî vâyur âkâça âpo jyotirnshîty etânîmàni ca kshudramiçrânîva vîjânîtarâni cetarâni cândajâni ca jârujâni ca svedajàni codbijjâni câçvà gâvah purushâ hastino yat kim cedam prâni jangamam ca patatri ca yac ca sthâvaram sarvam tat prajnânetram prajñâne pratishthitam prajñânetro lokah prajñâ pratishthâ prajnânam brahma.

  10. Plante sacrée dont le jus exprimé sert d’offrande dans les sacrifices et de boisson aux sacrifiants. Ici c’est le type des choses humides et de la fécondité.
  11. Obtenus par le sacrifice, c’est-à-dire ceux dans lesquels l’âme émigré après la mort et qui sont d’autant plus favorables que certains devoirs religieux ont été mieux remplis.
  12. Espèce d’êtres divins.
  13. Tad état satyam yathâ sudîptât pâvakâd visphulinh sahasraçah prabhavante sarûpâh tathâksharâd vividhâh somya bhâvâh prajâyante tatra caivâpi yanti.

    Divyo hy amûrtah purushah sa vâhyâbhyantaro 'hy ajah aprâno hy amanâh çubhro hy aksharât paratah parah.

    Etasmâj jâyate prâno manah sarvendriyâni ca kham vâyur jyotir âpah prthivî viçvasya dhârinî.

    Agnir mûrdhâ cakshushî candrasûryau diçah çrotre vâg vivrtâç ca vedâh vâyuh prâno hrdayam viçvam asya padbhyâm prthivî hy esha sarvabhûtântarâtmâ.

    Tasmâd agnih samidho yasya sûryah somât parjanya oshadhayah prthivyâm pumân retah siñcati yoshitâyârn bahvîh prajâh purushât samprasûtâh.

    Tasmâd rcah sâmayajûmshi dîkshâ yajnâç ca sarve kratavo dakshinâç ca samvatsaram ca yajamânaç ca lokâh somo yatra pavate yatra sûryah.

    Tasmâc ca devâ bahudhâ samprasûtâh sâdhyâ manushyâh paçavo vayâmsi prânâpânau vrîhiyavau tapaç ca çraddhâ satyam brahmacaryam vidhiç ca.

    Sapta prânâh prabhavanti tasmàt saptârcishah samidah sapta homâh sapta ime lokâ yeshu caranti prânâ guhâcayâ nihitâh sapta sapta.

    Atah samudrâ girayaç ca sarve’ smât syandante sindhavah sarvarûpâh ataç ca sarvâ oshadhayo rasaç ca yenaisha bhûtais tishthate hy antarâtmâ.

    Purusha evedam viçvam karma tapo brahma parâmrtam.

  14. Janmâdy asya yata iti.
  15. Asya jagatah janmasthitibhangam.
  16. Yatah sarvajñàt sarvaçakteh kàranàd bhavati tad brahma.
  17. Na sâmkhyaparikalpitam acetanam pradhânam jagatah kàranam çakyam vedânteshv âçrayitum. Acabdam hi tat. Katham açabdam, îkshateh îkshitrtvaçravanât kâranasya.
  18. Ce sont les trois qualités qui, dans la philosophie de l’Inde, se joignent à la substance dans différentes combinaisons pour produire toutes les formes matérielles que comprend l’univers.
  19. Yat tu uktam sattvadharmena jñânena sarvajñam pradhânam bhavishyatîti tan nopapadyate. Na hi pradhânâvasthâyâm gunasâmyât sattvadharmo jñânam sambhavati.
  20. Yat punar uktam brahmano’ pi na mukhyam sarvajnatvam upapadyate nityajñânakriyatve jñânakriyâm prati svâtantryâsambhavâd ity atrocyate. Idam tâvad bhâvan prashtavyah katham nityajñânakriyatve sarvajñatvahànir iti yasya hi sarvavishayâbhâsanakshamam jñânam nityam asti so sarvajña iti vipratishiddham anityatve hi jñânasya kâdacit jânâti kâdacin na jânâti ity asarvajñatvam api syàt nâsau jñânanityatve dosho’ sti.
  21. Itaç cânandamayah para evâtmâ netarah itara îçvarâd anyah samsârî jîva ity arthah. Na jîva ânandamayaçabdenâbhidhîyate.
  22. Prathame pâde janmâdy asya yata ity âkâçâdeh samastasya jagato janmâdikâranam brahmety uktam tasya samastajagatkàranasya brahmano vyâpitvam sarvajñâtvam nityatvam sarvâtmakatvam ity evamjâtîyako dharma ukta eva bhavati.
  23. Sa sarvasya vaçî sarvasyeçânah sarvasyâdhipatih.
  24. Prathame’ dhyâye sarvajñah sarveçvara jagata utpattikâranam mrtsuvarjnâdaya iva ghatarucakâdinâm utpannasya jagato niyantrtvena sthitikâranam mâyâvîva mâyâyâh prasâritasya jagatah punah svâtmany evopasamhârakâranam avanir iva caturvidhasya bhûtagrâmasya sa eva ca sarveshâm âtmety etad vedântavâkyasumanvaya­pratipâdanena pratipâditam.
  25. Sâdhanâni nityânityavastuviveka… nityânityavâstuvivekas tâvat, brahmaiva nityam vastu tato’nyad akhilam anityam iti vivecanam.
  26. Vastu saccidânandâdvayam brahma.
  27. Etad (ajñânam) upahitam caitanyam sarvajñatvasarveçvaratvasarvaniyan­trtvâdigunakam sad asad avyaktam antaryâmî jagatkâranam îçvara iti vyapadiçyate.
  28. Les deux pouvoirs (çakti) de l’ignorance sont la faculté d’envelopper (âvarana) et celle de projeter (vikshepa) dont le double effet est de produire l’illusion qui fait croire à l’existence des âmes individuelles et du monde matériel. Ved.-Sâra, éd. d’Allahabad p. 24.
  29. Çaktidvayavadajnânopahitam caitanyam svapradhânatayâ nimittam svopâdhi­pradhânatayâ upâdânam ca bhavati. Yathâ lûtâ tantukâryam prati svapradhânatayâ nimittam svaçarirapradhânatayopâdânam ca bhavati.
  30. Âbhyâm mahâprapancatadupahitacaitanyâbhyâm taptâya/i pinndavad aviviktam sat anupahitam caitanyam sarvam khalv idam brahmeti mahâvâkyasya vâcyam bhavati.
  31. Nityaçuddhabuddhamuktasatyasvabhâvapratyakcaitanyam evâtmatattvam.