Études et portraits du siècle d’Auguste/01

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Études et portraits du siècle d’Auguste
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 75 (p. 164-180).
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ÉTUDES ET PORTRAITS
DU
SIÈCLE D’AUGUSTE

I.
GERMANICUS.

Les époques de décadence sont voilées d’une teinte sombre : elles laissent au moraliste une tristesse mêlée d’amertume; mais elles sont traversées par de douces et belles figures qui réconcilient avec l’humanité et qu’il est consolant de contempler. Au milieu des désordres et des crimes, on a besoin de vivre quelques heures avec d’honnêtes gens. Germanicus est un de ces types, consacré par une immense popularité, immortalisé par un grand historien. Tacite est un partisan posthume de Germanicus : il l’adore et le fait aimer. Y toucher après lui est téméraire; mais il est possible d’ajouter au portrait idéal de Tacite quelques traits de réalité empruntés aux monumens que l’antiquité nous a légués; il est permis surtout d’expliquer le rôle de Germanicus avec une liberté que n’avait pas Tacite, consul sous les empereurs et grave observateur de toutes les convenances.

Un proverbe grec dit que le plus heureux de tous les hommes est celui qui n’est pas encore né; on pourrait assurer de même que le meilleur des princes est celui qui n’a jamais régné. Germanicus n’a pas été mis à l’épreuve, comme les braves qui n’ont jamais été au combat, comme les santés qui n’ont jamais reçu d’atteinte. Il y a deux secours merveilleux pour ceux qui se trouvent ainsi à côté de la toute-puissance sans espoir vraisemblable et permis de l’obtenir. D’abord, sous les mauvais princes, le peuple a besoin de se créer une chimère; il cherche des consolations, se leurre d’espérances, caresse une idole; comme les natures romanesques, froissées, souffrantes, il revêt cette idole de toutes les perfections. Ensuite ce souffle populaire soutient une âme douée de qualités brillantes, qui a de l’honneur, sinon de l’ambition; il lui donne des ailes et une sorte de virginité jalouse. Le sentiment de la conquête, une ardeur qui ressemble à celle de l’amoureux, l’auréole qui ajoute au front la légèreté et l’allégresse, tout en un mot rend l’homme meilleur, les intentions plus pures, la vertu plus facile. Telle a été la condition, non-seulement de Germanicus, mais de son père Drusus, qu’on appelait Drusus l’ancien, et qui a exercé sur les destinées de son fils une influence plus considérable que les historiens ne le disent. J’essaierai de le prouver sans exagérer rien et en laissant à Germanicus le rang principal. Le père et le fils appartiennent à cette famille universelle de princes qui promettent beaucoup avant de régner, qui tiennent moins qu’ils n’ont promis quand ils règnent, et qui ne conservent le cœur de leurs contemporains qu’à la condition de ne point être placés devant la brèche et de s’en tenir à un amour platonique pour la liberté.


I.

Néro Claudius Drusus était né en 714 ; il était frère cadet de Tibère. Je ne retrace point sa biographie, elle tient étroitement à l’histoire du règne d’Auguste. On a prétendu qu’il était fils de l’empereur, parce que Livie était enceinte de six mois quand Auguste l’épousa : quelques courtisans distinguaient même sur leurs traits une certaine ressemblance; mais cette opinion n’est pas soutenable. Il est évident qu’Auguste, si Drusus avait été son fils, l’aurait gardé dans sa maison du Palatin au lieu de le renvoyer à Tibérius Néro, et qu’il l’aurait adopté de préférence à Tibère, qui ne lui était rien, qui ne lui inspirait que de l’aversion. Tout jeune, Drusus était agréable à Auguste, moins à Livie, à qui il rappelait des circonstances pénibles. Il est dur pour une femme altière d’arriver grosse dans la maison d’un nouvel époux et de renvoyer trois mois après comme une honte l’enfant à qui elle donne la vie; Drusus toutefois gagnait l’affection par sa grâce naïve et ses reparties enfantines. Il était le favori du Palatin, tandis que Tibère n’y était que toléré. L’un montrait les qualités les plus aimables, l’autre le caractère le plus sombre et une tristesse pleine de raideur. Machiavel, l’auteur de la comédie de la Mandragore, oserait seul expliquer comment deux frères sont si différens et comment, l’aîné ayant essuyé toute l’âcreté du moule maternel, le cadet n’y puise que charme et que douceur.

Aimé de tout le monde, du peuple comme de la cour, Drusus fut poussé par un mouvement unanime vers la carrière des honneurs. A vingt-trois ans, il fait déjà la guerre aux Germains, bientôt il commande en chef sur le Rhin; c’est alors qu’il creuse le canal qui mettait et met encore le Rhin en communication avec la mer (fossa Drusiana, canal de l’Yssel). Après cinq années de luttes et de victoires stériles sur les frontières de la Germanie, il revient à Rome pour inaugurer le consulat, qui lui est décerné par Auguste. S’enfonçant de nouveau dans les forêts de la Germanie, il pousse jusqu’à l’Elbe et jusqu’à l’Océan; mais il est arrêté par une apparition semblable à celle qui devait troubler un jour la raison de Charles VI. Une femme gigantesque se précipite au-devant de son cheval, lui parle en latin, lui défend d’aller plus loin, et lui annonce que sa vie touche à son terme; en même temps le cheval de Drusus se cabre, renverse son cavalier, lui brise la cuisse; après trente jours de maladie, Drusus meurt.

Ses funérailles, où Tibère fit étalage de sa piété, furent magnifiques. Un cortège triomphal l’accompagna depuis les bords du Rhin jusqu’à Rome, Auguste vint au-devant du corps à Pavie, le sénat vota l’érection de plusieurs statues dans le forum et de l’arc de triomphe qui existe encore en avant de la porte Saint-Sébastien, mais qui est resté inachevé. Tibère, pendant un règne de vingt-trois ans, n’a trouvé le temps de terminer ni le temple qu’il s’était chargé d’élever à Auguste, ni l’arc de son frère Drusus, ni le monument commémoratif qu’il s’était réservé par une promesse publique de consacrer à sa mère Livie. Sa piété apparente pour sa famille n’était qu’un moyen de ralentir l’affection des autres et de détourner des honneurs qui lui portaient ombrage. Enfin le sénat avait décerné à Drusus le surnom de Germanicus à la condition qu’il fût héréditaire et devînt pour sa race un titre perpétuel.

Le prince qu’on honorait ainsi avait trente et un ans. Il était l’objet de regrets universels. La douceur de son caractère, sa bonté, sa modestie, son attachement à ses amis, la gravité de ses mœurs, chose déjà rare à la cour impériale, la faveur d’Auguste, l’adoration du peuple, l’amitié même de Tibère, tout prouvait que cette nature ouverte, généreuse, avait su se concilier les esprits les plus opposés. Cela ne suffirait pas pour expliquer sa prodigieuse popularité. Drusus avait une qualité de plus, pour laquelle il est difficile de trouver un mot qui n’éveille pas tout un ordre d’idées modernes : il était profondément libéral. On savait à Rome, et Auguste commençait à s’en alarmer, qu’il aimait les anciennes institutions de sa patrie, qu’il regrettait la république et qu’il souhaitait la restauration de la liberté. On savait par une indiscrétion posthume qu’il avait écrit une lettre à Tibère pendant qu’ils commandaient, l’un l’armée de Germanie, l’autre l’armée de Pannonie. Dans cette lettre, il lui proposait de s’entendre « pour forcer Auguste à rendre aux Romains la liberté; » c’est l’expression dont se sert Tacite : de cogendo ad restituendam libertatem Augusto. Il est certain que, si les deux frères avaient marché sur Rome avec leurs légions, Auguste était à leur merci. On ignore ce que Tibère répondit à cette hardie proposition, ou plutôt il ne dut jamais y répondre. Sa prudence, d’accord avec son ambition, lui dictait le silence. Plus tard cependant, après la mort de Drusus, Tibère, fatigué de l’entendre louer sans cesse par Auguste, montra un jour les fameuses tablettes, qu’il avait conservées, bien sûr qu’on cesserait, dès qu’elles seraient connues au Palatin, de lui jeter au visage le souvenir importun des vertus de son frère. Il parvint à son but, mais le résultat qu’il avait moins prévu fut un redoublement d’amour et de regrets parmi les Romains. La mémoire de Drusus resta comme sacrée depuis cette époque. On ne doutait point d’une sincérité que la mort avait scellée. On répétait sans cesse dans Rome : « S’il avait eu le pouvoir, Drusus aurait rendu au peuple ses droits et sa liberté! » Cet espoir fut reporté sur son fils Germanicus, il explique la faveur qui l’entourait dès ses premiers pas, il lui traçait son rôle. Les paroles adressées par Drusus à ses amis, ses intentions déclarées, ses engagemens, sa lettre à son frère, démarche si décisive et si courageuse, assuraient à sa famille l’amour des citoyens et la haine des empereurs.

Nous connaissons Drusus. Le musée du Louvre possède un buste qui le représente et qui est assurément un des chefs-d’œuvre du siècle d’Auguste; ce buste était depuis la renaissance au palais de Fontainebleau et avait été envoyé de Rome. Ce qui frappe d’abord, c’est la forme de la tête, qui est ronde, bien pleine, d’une heureuse proportion. Toutes les facultés y sont en équilibre, tout est à sa place, tout est sensé, raisonnable, expliqué à l’extérieur; c’est ce qu’on appelle une tête admirablement faite. Le front a quelque ressemblance avec le front de Tibère. Presque tous les princes de la famille de Tibère et d’Auguste, même les meilleurs, ont le front développé non en hauteur, mais en largeur. Cette particularité ne se retrouve plus sous les successeurs de Néron. Il faut aller jusqu’à l’époque de Constantin pour retrouver une conformation aussi caractéristique, qui semble annoncer la prédominance des appétits sensuels. Hâtons-nous d’ajouter que chez Drusus la proportion est encore heureuse; la ressemblance avec son frère se fait sentir sans être exagérée, et, s’il y a quelques pronostics qui trahissent la race, ils ont été démentis par des qualités éminentes. Les cheveux sont coupés carrément sur le front à la mode du temps : aucun des membres de la famille d’Auguste ne fait exception à cette mode. Le nez est droit, avec une narine bien ouverte, sincère, qui semble ne respirer que ce qui est honnête. Les joues sont douces, avec des plans tranquilles. Il n’y a point de ces saillies inquiètes, travaillées, qu’on observe chez Caligula, ou de ces cavités impénétrables qui appartiennent à Tibère. La bouche est franche, pleine de bonté et d’expression. Le menton est rond, net, bien défini, tandis que celui de Tibère est, comme son front, tiré en largeur et a l’étoffe de deux mentons. Enfin tout est droiture, honnêteté, mansuétude, dans cette figure privilégiée, et l’intelligence paraît égale à la beauté.

On peut vérifier du reste l’exactitude du sculpteur en comparant au buste du Louvre un camée du cabinet des médailles[1] qui représente Drusus la tête nue, avec le vêtement militaire qu’on appelait paludamentum ; c’est un magnifique portrait qui respire, comme le marbre du Louvre, la douceur, la grâce et un charme presque féminin. Enfin nous avons des monumens officiels, des monnaies frappées sous Claude en souvenir de Drusus. Les monnaies d’or portent l’inscription suivante : Nero Claudius Drusus Germanicus imperator, et au revers un trophée avec l’inscription De Germanis, pour rappeler ses victoires sur les Germains. Les monnaies de bronze, d’un grand module, portent la même légende. Le revers nous montre une figure assise, vêtue de la toge, tenant un rameau d’olivier à la main, entourée d’armes et d’armures. C’est l’image d’un triomphateur, et ce triomphateur est Drusus.

A côté de cette aimable figure, dont le passage parmi les hommes fut si court et la mémoire si durable, il convient de placer sa femme, Romaine des anciens jours, digne de lai donner un fils et de l’élever après lui, puisque la mort devait le frapper dans la fleur de l’âge. Cette femme s’appelait Antonia. Elle était fille du triumvir Marc-Antoine et de cette douce Octavie, sœur d’Auguste, qui lui avait elle-même donné l’exemple de toutes les vertus. Antonia est représentée sur des monnaies qui datent du règne de Claude, son fils. L’empereur Claude ayant voué à sa mère un culte particulier, plusieurs villes firent graver son effigie sur leurs monnaies, notamment Alexandrie, Amphipolis, Clazomène et Thessalonique. Antonia y est assimilée à Cérès, et porte sur sa tête les attributs de la déesse. On lui donne encore le titre d’Antonia Augusta, parce qu’elle a reçu sous Caligula, son petit-fils, les mêmes honneurs que Livie, qui s’appelait aussi Augusta.

Les monnaies ne font point saisir le caractère personnel de sa beauté. Frappées dans des villes lointaines, qui n’avaient point de modèle peut-être, elles offrent plutôt le type régulier et irréprochable des Grecs qu’un portrait exact. Les camées ont plus de vraisemblance, et l’on s’attachera surtout au camée de notre cabinet des médailles qui porte le numéro 206. C’est une agate-onyx d’une grande beauté : le buste est vu de face; la couronne de lauriers qui ceint le front est le symbole des prêtresses d’Auguste. Cette figure unit l’harmonie du type grec à la fermeté du type romain. La joue saillante avec les pommettes hautes rappelle les joues des femmes de Raphaël ; les yeux ont un encadrement noble, le visage a une expression charmante, reflet d’une âme plus charmante encore. Cette chaste créature connut à peine le bonheur, et sa vie, après la mort de Drusus, devint un long martyre. Veuve, elle se retire auprès de Livie, sur le Palatin, cachée, vertueuse, filant la laine, tout entière à la mémoire de son époux. Malgré cette solitude, des chagrins viennent sans cesse l’assaillir. Elle a trois enfans, Germanicus, Livilla et Claude. Germanicus mourra jeune comme son père; Livilla empoisonnera le fils de Tibère, son mari, et Antonia obtiendra comme une grâce de la faire mourir elle-même de faim dans le palais pour lui épargner la honte du supplice; Claude, cerveau affaibli, sera pour tous un objet de mépris. Les enfans de Germanicus feront à leur tour couler ses larmes. C’est d’abord Agrippine, sa veuve, persécutée, exilée, expirant dans une île déserte; puis Néron, exilé également et forcé de se laisser mourir; ensuite Drusus, le second de ses petits-fils, qu’on accable de mauvais traitemens à côté d’elle, dont elle entend les cris dans les caves du Palatin, dont elle ne peut empêcher le meurtre; enfin Caligula, le troisième, qu’elle parvient à sauver, mais pour le surprendre, tout jeune encore, commettant un inceste avec sa sœur, et pour se voir infliger par lui, quand il est sur le trône, de telles amertumes et de telles menaces qu’elle préfère se donner la mort. Tel était sous l’empire le sort réservé à une honnête femme : victime de ses propres vertus, dédaignée par des ambitions criminelles qu’elle ne pouvait comprendre, rejetée par l’égoïsme, menacée par la violence, elle semblait avoir prolongé sa vie jusqu’à soixante-quinze ans uniquement afin qu’aucune douleur ne lui fût épargnée, pas même le suicide.

Né d’un père si glorieux et d’une telle mère, Germanicus grandit au milieu des souvenirs les plus purs et des bons exemples. Il était soutenu surtout par l’amour des Romains, dont les regards attendris couvaient le seul rejeton de leurs espérances et un favori choisi dès le berceau. Leur affection avait quelque chose de si familier, que, par une exception unique dans l’histoire romaine, ils ne l’ont jamais appelé ni par son nom ni par son prénom. On ne le désignait que par le surnom de Germanicus, qui rappelait son père. Cela étonne peu les modernes, accoutumés à ne donner à la plupart des personnages romains que leur surnom. A Rome, les convenances s’y opposaient. On appelait un citoyen par son nom et par son prénom ; il n’était pas autrement désigné dans les actes officiels, sur les monnaies, sur les inscriptions ; le surnom ne venait que le dernier, et parfois il était omis. Caligula, par exemple, que les soldats avaient ainsi surnommé parce qu’il portait des petites bottes qui le faisaient ressembler à un légionnaire, Caligula, à peine sur le trône, punit sévèrement un centurion qui l’avait appelé par son surnom. Les historiens et les documens du temps le nomment toujours Caïus Cæsar. Germanicus au contraire se laissait saluer avec plaisir par un surnom qui faisait image, qui rappelait les triomphes de Drusus, qui était consacré par l’attachement populaire. L’histoire a perdu ses véritables noms : l’archéologie les cherche en vain dans les documens sans nombre qu’elle tire du sol de l’Italie ; nous les ignorons et peut-être doit-on les ignorer toujours. Rien ne prouve mieux cet amour tendre, cette familiarité en quelque sorte paternelle d’un peuple entier pour l’héritier du libéral Drusus.

Germanicus était né l’an 15 avant Jésus-Christ. Adopté par Tibère en même temps que Tibère était adopté par Auguste, il apprit l’art de la guerre avec son oncle sur les bords du Rhin. Nommé consul à vingt-sept ans, il revint à Rome prendre possession de son consulat. Il l’exerça avec tant de modération, il montra un tel respect de la justice, une telle humanité, que la tendresse du peuple redoubla. Il prenait les intérêts des accusés, les accueillait avec impartialité, mais une impartialité pleine de faveur pour ceux qu’il supposait innocens, pleine de ménagemens pour ceux qu’il croyait coupables. Soignait-il sa popularité ? Était-il entraîné par elle, semblable au nageur qui descend un fleuve, et dont il est difficile de dire s’il devance le courant ou s’il est porté par lui ? Les jeux qu’il donna, les combats de gladiateurs, deux cents lions qu’il jeta dans l’arène, n’étaient point faits pour refroidir l’enthousiasme. Son consulat expiré, il retourna en Germanie pour commander en chef les légions ; c’est là que le surprit la mort d’Auguste.


II.

Avant de rappeler ce qu’il fit à cette époque, quelles tentations vinrent l’assaillir, il est utile de retracer son portrait et de puiser aux sources. Les écrivains sont unanimes et ne contredisent point Tacite, qui est si bien acquis à Germanicus et à sa cause. Il est évident que ce grave historien ne dit que la vérité quand il loue en toute occasion le bon cœur de Germanicus, son humanité, ses vertus civiles, sa douceur merveilleuse, sa clémence envers les ennemis vaincus. « En lui, dit-il, tout ce qu’on voyait et tout ce qu’on entendait inspirait un égal respect. Ses manières étaient affables, son esprit populaire, » ce qui veut dire qu’il avait la passion de plaire, l’art d’exciter et de mériter l’amour des hommes. En un mot, il était exactement l’opposé de Tibère. Si Tacite est suspect de partialité, Dion ne le sera pas, Dion, qui n’avait rien de commun avec le parti libéral de l’ancienne Rome, et qui vécut beaucoup plus tard. Voici le portrait qu’il trace de Germanicus dans le cinquante-huitième livre de son Histoire. « Son corps était beau, son âme admirable; son instruction égalait sa force physique. Très vaillant contre l’ennemi, très doux envers les siens[2], il unissait à la puissance d’un césar la modération qui convient aux citoyens les plus faibles. Il évitait tout ce qui pouvait faire de la peine à ceux qu’il gouvernait, ou mériter les soupçons de Tibère, ou exciter l’envie de son fils. Il a été du très petit nombre de ceux qui ne furent point au-dessous de leur fortune et ne se laissèrent point corrompre par elle. Plusieurs fois il aurait pu s’emparer de l’empire du consentement non-seulement du sénat, mais du peuple et des soldats ; il ne le voulut point. »

Dion fait allusion à l’instruction de Germanicus; je puis ajouter quelques détails. D’abord Germanicus était orateur, on le sait moins par les discours que lui prête Tacite et qui sont de Tacite que par un vote solennel du sénat. Après sa mort, les sénateurs voulaient que son image, sculptée sur un grand médaillon, fût placée parmi les images des orateurs célèbres. Le secrétaire de l’empereur Hadrien vante en effet son éloquence remarquable, et rappelle qu’il a continué de plaider même après avoir obtenu le triomphe. Ensuite il était poète; il a traduit en vers ou plutôt il a paraphrasé les Phénomènes d’Aratus. Les vers de cette paraphrase sont bons, élégans, assez peu concis; ce n’est pas une traduction fidèle, c’est plutôt un commentaire rhythmé qui suit idée par idée le poème grec. Germanicus a composé d’autres vers qui ne sont pas tous perdus : on en trouvera quelques fragmens dans le recueil intitulé Carmina familiœ cœsareœ. Suétone assure en outre qu’il avait fait des comédies grecques. Enfin Ovide lui dédie ses Fastes en louant son éloquence et son talent de poète.

Ce jeune homme si complet, d’une culture égale à sa beauté, n’est-il pas naturel de désirer le connaître? Or il a été représenté souvent par les artistes de Rome. Le Louvre possède une statue qui est célèbre et qui a été trouvée en 1792 dans la basilique de Gabies par le prince Borghèse. D’autres statues moins belles sont au musée de Saint-Jean-de-Latran. La bibliothèque de Munich montre un buste, le musée de Dresde une tête de bronze, qui rappellent également Germanicus. La statue du Louvre est l’œuvre la plus remarquable, c’est à elle qu’il faut s’attacher. Elle fait voir Germanicus dans le costume héroïque, c’est-à-dire le torse nu, le bas du corps drapé, l’extrémité du manteau rejetée sur le bras gauche. Il est debout et tient l’épée militaire[3] (parazonium). Le bras droit est étendu avec un geste de commandement contenu et très doux. Le visage n’exprime pas seulement la bonté, on y sent une certaine mollesse affectueuse. On y découvrira peut-être quelques traits de Livie, son aïeule, mais non sa fermeté, sa pénétration, son énergie. La bouche est un peu affaissée vers les coins, ce qui donne l’impression de la mansuétude et surtout trahit la faiblesse du caractère. L’œil est bon et ouvert, le front tranquille, plein d’aménité, moins large que celui de Tibère, comme si le triomphe des nobles instincts et des qualités morales était absolu. Le nez est légèrement aquilin, sans que la courbe en soit nette et accentuée. Le cou est gras et fait penser aux statues d’Antinoüs. Quant aux épaules, elles sont très caractéristiques, parce qu’elles sont hautes, larges, un peu fléchissantes. On trouve une ressemblance entre la partie supérieure de cette statue et celle du Mercure qui est à la villa Ludovisi : les épaules, l’agencement avec le cou, le sentiment plastique, sont presque identiques. Je n’en tire aucune conséquence, c’est un simple rapprochement qu’il est bon de signaler. Enfin, ce qui est exceptionnel, tout à fait nouveau dans l’art romain, la tête est inclinée avec une expression de tristesse. Dans l’antiquité, les divinités inclinent la tête par bonté, comme pour accorder aux mortels ce qu’ils demandent dans leurs prières; mais la tête inclinée de Germanicus offre une expression de mélancolie que l’artiste a cherchée, qui lui a peut-être été suggérée par l’original.

Ainsi nous apparaît sans interprétation forcée ce portrait si conforme au témoignage des anciens. L’art ne dément point l’histoire, lorsqu’à côté des sentimens et des actes les plus nobles il nous fait comprendre la faiblesse de notre héros, et nous montre l’attitude triste, les épaules fléchissantes, la bouche inclinée vers les coins. Les monnaies qui sont frappées à Rome avec les initiales S. C. (senatus-consulto) portent un profil semblable et nous font voir des cheveux qui descendent assez bas sur le cou, mode du temps ou peut-être marque traditionnelle de la race d’Auguste. On remarquera au cabinet des médailles de Paris deux camées qui représentent Germanicus : d’abord un petit camée[4] où la tête, qui n’a que 2 centimètres de hauteur, est d’une grande finesse, pleine de douceur, d’une expression calme, ensuite un autre plus grand et justement célèbre[5]. Rapporté de Constantinople par le cardinal Humbert, il a appartenu pendant plusieurs siècles à l’abbaye de Saint-Èvre, à Toul. Au temps de Louis XIV, on l’a entouré de roses et d’une monture émaillée qui en rehausse la beauté. Ce camée représente Germanicus la tête nue, la poitrine couverte de l’égide; de la main droite il tient le bâton augural, à la crosse recourbée, de la main gauche une corne d’abondance, symbole des bienfaits qu’on attendait de lui. Il est assis sur un aigle immense dont les ailes sont dressées vers le ciel, dont les pattes posent encore sur la terre et étreignent une palme, signe de victoire. Ces ailes sont grandioses et d’un jet hardi : les trois couches de l’onyx, savamment dégradées par le graveur, leur donnent de la couleur et des plans divers; elles cachent une partie du corps de Germanicus, prêt à se laisser emporter vers l’olympe, tandis qu’une Victoire ailée s’approche pour lui ceindre une couronne. Le sentiment général indique énergiquement le sujet, qui est l’apothéose. La composition est pleine d’une noblesse vraiment sculpturale, c’est un des plus magnifiques camées qu’aient produits les graveurs de l’antiquité; il frappe par sa grandeur tout à fait idéale, car il est évident que Germanicus doit à l’artiste une beauté que ni Auguste ni Tibère n’ont reçue de leurs plus célèbres graveurs. On dirait que l’âme de tout un peuple a passé dans ce monument, ou du moins que le souffle de tout un parti et l’ardeur des honnêtes gens qui le composaient ont échauffé l’artiste et lui ont imprimé un élan supérieur à celui qu’il avait trouvé jusque-là en lui-même, tant il est vrai que, dans les arts, l’amour fait plus que la faveur et la conviction plus que l’intérêt.

Telle est l’image exacte et idéale tour à tour de celui qu’on peut appeler les délices du peuple romain. Le peuple romain était destiné à des amours courtes et malheureuses, selon l’expression touchante de Tacite : breves et infaustos populi romani amores. Aussi ce portrait serait-il incomplet, si nous n’ajoutions dans l’ombre, comme fond du tableau, la haine de Tibère, qui grandit avec la popularité de Germanicus, la haine de Livie, qui n’avait jamais aimé Drusus, et qui détestait surtout Agrippine, femme de Germanicus, enfin la violence d’Agrippine elle-même, petite-fille d’Auguste, fille du farouche Agrippa et de cette Julie, si passionnée et si intelligente, dont elle avait pris tout l’orgueil. Cette violence, soutenue par une énergie frop virile, et sa soif de domination accumulaient les dangers en paraissant les braver. Agrippine rendait son mari plus timide en voulant le rendre plus hardi, parce qu’elle lui créait des embarras sans lui communiquer la force de les trancher. Enfin Germanicus avait conscience de la haine injuste de son oncle et de son aïeule : son âme douce en était remplie d’anxiété[6]. Ce portrait nous aidera à mieux comprendre la conduite de Germanicus après la mort d’Auguste. C’est le moment où son sort va se décider, et du même coup le sort du peuple romain.

Les légions du Rhin étaient travaillées par un esprit nouveau. Après le désastre de Tarus, il avait fallu remplir les cadres : on avait fait des levées à la hâte, on avait ramassé dans Rome les plus jeunes et les plus vigoureux parmi cette multitude accoutumée à la paresse. C’étaient d’assez bons soldats, mais que la discipline n’avait pas réussi à dompter complètement. Ces récentes recrues, dès qu’elles apprirent la mort d’Auguste, excitaient les vieux soldats à la révolte. Le contre-coup de l’opinion publique de Rome se faisait sentir dans l’armée. A Rome, on désirait Germanicus pour empereur; sur le Rhin, on prit les armes et on voulut proclamer Germanicus.

Germanicus était une âme honnête que révoltait l’idée d’une trahison, quoiqu’il fût difficile d’appliquer ce mot à des revendications légitimes contre un usurpateur qui se targuait du choix d’un autre usurpateur. Tibère avait donné le mot d’ordre aux légions; Livie s’était emparée des affaires à Nola; ils régnaient par la force et non par le droit : or l’on ne trahit qu’un gouvernement régulier, légal, institué par le consentement de la nation. Mais Germanicus était lié par une étroite parenté, par l’adoption de Tibère, par sa propre conscience. La seule pensée de se déclarer l’ennemi de son oncle le faisait frémir. Aussi les soldats, en le proclamant, le poussent-ils au désespoir. Quand il les entend lui décerner le titre d’imperator, il se précipite du tribunal où il siège et prend la fuite. On le ramène, on veut le forcer à y remonter en l’acclamant; c’est alors qu’il tire son épée et déclare qu’il préfère la mort au déshonneur. La foule est cruelle quelquefois, ou plutôt elle est scepticpie. Les recrues arrivées fraîchement de la capitale n’étaient point touchées par ces sortes de démonstrations, et l’on cite un certain Calusidius qui présenta tranquillement à Germanicus son épée en lui disant : « Elle coupe mieux. » Il est certain que Germanicus ne se tua point. Il eut recours à un subterfuge, on pourrait dire à un mensonge. D’accord avec les principaux chefs, il inventa une lettre de Tibère où le nouvel empereur promettait aux soldats tout ce qu’ils pouvaient souhaiter, des congés au bout de vingt ans de service, la pension de vétéran au bout de seize ans, les legs d’Auguste doublés. Les légionnaires avaient tué les centurions qui leur déplaisaient, on leur sacrifia les autres. Une révolte apaisée de la sorte ne sert qu’à en préparer une seconde; elle éclata dans le camp d’hiver, situé à l’Ara Ubiana, entre Bonn et Cologne. La vue d’Agrippine partant enceinte avec ses petits enfans pour se réfugier à Trêves put seule faire rentrer en eux-mêmes les rebelles, qui l’estimaient plus que Germanicus. Une troisième révolte éclate à Castra Vetera (Xanten), où campaient la cinquième et la vingt- unième légion. Le vieux Cécina, lieutenant de Germanicus, ramena quelques cohortes par ses promesses et les jeta pendant la nuit sur les tentes des soldats insurgés. Une horrible mêlée, que les ténèbres rendaient plus sanglante, couvrit le camp de cadavres. « Ceci n’est point un remède, c’est un bain de sang, » dit le lendemain Germanicus en versant des larmes. Ce sang, il eût peut-être dépendu de lui qu’il ne coulât jamais.

Tacite peint admirablement ces scènes lugubres; cependant il évite de dégager nettement l’esprit révolutionnaire qui travaille l’armée et qui souffle de Rome. Germanicus n’est l’objet de tant d’espérances que parce qu’on croit que les vieilles institutions républicaines et la liberté reconquise doivent triompher avec lui et par lui. Germanicus se dérobe à ce rôle avec une constance dont Tibère n’était guère digne; il met tout son héroïsme à obéir; il développe, pour ne pas se trouver en face de cet adversaire redouté, une énergie qui l’expose à de plus grands dangers; il lui coûte plus d’efforts et plus de sang pour refuser l’empire qu’il n’en aurait coûté peut-être pour l’acquérir ou l’affranchir. Est-ce respect, est-ce terreur devant la sombre figure de Tibère? C’est du moins faiblesse d’un cœur pusillanime qui préfère son devoir de prince à son devoir de citoyen et son repos au bonheur de sa patrie. Ne pas se comprometti^e est le mobile suprême des êtres inoffensifs, qui finissent par ne pratiquer d’autre vertu politique que l’abstention.

Si, au lieu d’une âme noble et timide, Germanicus avait eu l’âme ambitieuse et hardie de Vespasien ou de tout autre général qui a tiré le glaive en s’écriant : Marchons sur Rome! que fût-il arrivé? C’est un problème qu’il est permis de se poser et qui nous aide du même coup à pénétrer ce qu’avait de solide ou de frivole, de juste ou d’immérité, la popularité incroyable de Germanicus. Il est inutile de rappeler que la tendresse des Romains pour lui vient surtout du souvenir paternel, que la lettre de Drusus est sans cesse présente à tous les yeux, qu’il semble que l’exécution d’un si généreux projet soit un héritage sacré, une dette imprescriptible. Ce n’est pas un chef débonnaire qu’on attend, c’est un sauveur. Ce ne sont pas les campagnes entreprises pour recouvrer les ossemens blanchis de Varus, ce ne sont pas les ravages commis dans les forêts de la Germanie, propres surtout à exaspérer les Germains, qui attirent les cœurs vers Germanicus; c’est une espérance secrète chez les uns, avouée chez les autres, vivace chez tous, qui tourne les regards des meilleurs citoyens vers le Rhin. Dès qu’Auguste est mort, on attend chaque jour la nouvelle, non pas que Tibère est revenu d’Illyrie pour prendre l’empire, mais que l’armée du Rhin s’est mise en marche pour apporter la liberté. Que fùt-il arrivé, si Germanicus, avec autant de désintéressement et plus de courage civique, eût accepté hautement le legs de Drusus, s’il eût déclaré que les promesses du père seraient religieusement exécutées par le fils, s’il fût parti à la tête de toutes ses légions, qui brûlaient de le conduire à Rome, s’il fût descendu vers l’Italie en annonçant la restauration du sénat et du tribunat, des assemblées et des magistratures, des lois et des institutions, avec les améliorations conseillées par l’expérience et un demi-siècle de servitude, s’il eût consenti enfin à devenir, non pas le second des empereurs, mais le premier des citoyens?

Il est certain, et Tibère l’a prouvé par toute sa conduite, que le retour de Germanicus, avec de telles promesses attachées à ses aigles, n’eût été qu’une marche triomphale, pacifique, sans effusion d’une seule goutte de sang. Il traversait les Gaules et le nord de l’Italie en purifiant les traces de César, en effaçant le souvenir de sa marche parricide, en réhabilitant le Rubicon, franchi enfin honnêtement, triste cours d’eau qui reste noté d’infamie dans l’histoire pour n’avoir pas arrêté et submergé l’ambitieux qui allait commettre le plus coupable des attentats. Il arrivait à Rome escorté par toutes les populations de l’Italie, comme elles avaient escorté et porté pieusement sur leurs épaules le cadavre de son père Drusus. Dion le dit lui-même, Dion, personnage consulaire, fonctionnaire et ami des empereurs. « Plusieurs fois Germanicus aurait pu s’emparer de l’empire du consentement non-seulement des soldats, mais du sénat et du peuple. » Tibère le savait si bien qu’il attendait toujours les nouvelles de Germanie. Ses tergiversations, ses refus, ses ruses pour décliner le pouvoir, on n’y a vu qu’une puérile hypocrisie et du machiavélisme, il faut y voir l’expression des craintes les plus sincères et les plus sérieuses. Il s’attendait à tout moment à apprendre que Germanicus et ses légions descendaient des Alpes, il se tenait prêt à fuir; il aurait fui devant Germanicus comme il a fui devant Auguste, devant Livie, devant Séjan, comme il fuyait devant le spectre de Rome, quand il n’osait, à la fin de son règne, approclier à plus de sept milles de ces murs qu’il remplissait de larmes et d’imprécations. C’est pour cela qu’il ne voulait commettre rien d’irréparable, ne s’engager par aucun acte, afin de ne s’exposer à aucunes représailles et de pouvoir dire au libérateur : « Mais Rome est libre, je n’ai rien usurpé. » Avec cette pensée, on peut relire Tacite : dès lors les incertitudes de Tibère, sa politique au début, son attitude honteuse, ses faux-fuyans, ses mensonges, ses habiles refus, son dégoût du pouvoir, s’expliquent par la terreur que lui inspire Germanicus. Séparé par de si grandes distances, il ignore longtemps ce que son neveu a décidé, et de sa décision dépend sa propre destinée aussi bien que celle du peuple romain.

Or Germanicus n’a rien résolu; il a pris le parti le plus commode, il reste sur la frontière, il y reste fidèle. Il ne privera point le monde du bonheur d’obéir à Tibère, puis à Caligula, puis à Néron. Il n’essaiera ni de rendre la liberté à sa patrie ni de restaurer la grandeur romaine. Quel est donc l’historien qui prétendait que le fils de Drusus n’avait jamais été inférieur à sa fortune? On doit affirmer au contraire qu’il a été au-dessous de sa fortune, qu’il n’a pas eu l’audace honnête, salutaire, patriotique, qui fait qu’on remplit le plus difficile des devoirs. Il a préféré ce devoir inerte qui s’appelle l’obéissance; il n’a songé qu’à sa propre sécurité et a laissé retomber à terre la cause si belle que l’humanité remettait entre ses mains. L’étendue de sa faute peut se mesurer à la joie immense que Tibère et Livie témoignèrent en apprenant que Germanicus faisait prêter serment au nouvel empereur. Alors seulement Tibère agit en maître et Livie se crut toute-puissante, alors seulement l’empire fut consacré par des formules décisives. On rit d’abord à la cour de ce candide et vertueux Germanicus; on le laissa pendant trois ans guerroyer sur le Rhin, se perdre dans les forêts, pénétrer jusqu’à l’Océan, occuper l’activité de ses soldats par des marches et des contre-marches, s’exposer à des dangers sérieux, car c’était un bon et courageux général qu’Agrippine soutenait et secondait merveilleusement. On le laissa libre et heureux, pendant que le pouvoir de Tibère et de Livie s’affermissait à Rome, jusqu’au jour où l’éclat de ses victoires et l’amour de ses légions réveillèrent les craintes assoupies de Tibère. On ne pouvait souffrir qu’une gloire si pure resplendît plus longtemps; on le rappela : grande imprudence, car ce retour était pour Germanicus une seconde occasion d’accomplir les promesses de Drusus et de disposer d’un peuple qui s’était depuis longtemps donné à lui.

De peur de mécontenter son neveu, Tibère l’avait désigné pour être consul et lui avait accordé le triomphe. D’ordinaire les triomphateurs campaient hors des murs avec l’élite de leurs troupes, et, le jour de la cérémonie, entraient par la porte triomphale, où le sénat les attendait assis autour de l’empereur. Pour Germanicus, soit qu’un mot d’ordre eût été donné, soit qu’un mouvement spontané entraînât le peuple, comme il arrive dans de pareilles circonstances, Rome entière s’élança au-delà du Tibre; tous se précipitèrent sur la route, hommes, femmes, enfans, vieillards; la ville devint déserte. Qui ne sait avec quel enthousiasme et quel art le génie italien organise les manifestations? On alla au-devant du libérateur jusqu’au vingtième mille, c’est-à-dire jusqu’à sept lieues de Rome. Était-ce pour voir des Germains à la longue chevelure et leurs dépouilles? Était-ce pour insulter quelque chef enchaîné derrière le char? Non, c’était pour recevoir cette liberté tant promise que Germanicus rapportait, croyait-on, dans ses deux mains, c’était pour contempler ce héros bienfaisant dont le retour devait suffire pour faire disparaître Tibère. Tibère connaissait si bien les dispositions des Romains qu’il n’envoya sur la route que deux cohortes prétoriennes et garda toutes les autres auprès de lui; il est vrai que les soldats s’échappèrent et coururent mêler leurs joyeuses clameurs à celles de la foule. Que Germanicus fît un geste, qu’il dît une parole, qu’il donnât un signal, et cette multitude immense, qui lui appartenait, prenait feu. Toujours scrupuleux, toujours fidèle à Tibère, il observa la plus grande réserve; il avait placé autour de lui, sur son grand char, ses cinq petits enfans, afin de n’offrir aux yeux qu’un spectacle doux et souriant, afin de ne toucher les cœurs que par les émotions de la paternité et le souvenir des vertus domestiques. On l’accueillit avec ivresse, et l’on fut déçu; on le suivit en espérant encore, et toutes les espérances furent trahies.

Quelle que soit la valeur d’un homme, il ne vaut en politique qu’autant qu’il représente une idée et qu’il saisit l’occasion de la faire triompher. L’idée qui faisait la force de Germanicus, c’est qu’il était l’incarnation de la liberté romaine ou du moins des derniers soupirs vers la liberté. Il n’a rien fait pour cette idée, il a été un honnête serviteur, un timide citoyen, un impuissant ami, un chef involontaire ou volontairement paralysé; il s’est contenté des brises folles d’une popularité stérile, et, quand l’occasion s’est offerte par deux fois, il l’a repoussée. Dès ce moment, Germanicus ne comptait plus, il avait abdiqué. Il pouvait rester l’amour du peuple romain, mais dans la vie de l’humanité et dans le jeu de ses destinées Germanicus était rayé. Qu’il vécût à Rome ou loin de Rome, général ou fonctionnaire civil, heureux ou persécuté, applaudi ou délaissé, il avait trahi l’idée dont son père lui avait transmis le fardeau, il avait failli au plus beau rôle que l’histoire pût offrir à un homme; il était jugé, il n’était plus rien qu’une victime marquée par le ressentiment de Livie et de Tibère. Une phrase de Tacite laisse deviner les regrets et les alarmes des contemporains de Germanicus; or l’on sait combien Tacite est sobre dans ses réflexions et combien lui-même enveloppe sa pensée[7]. Les politiques qui voyaient ce pompeux, mais infructueux triomphe de Germanicus ne pouvaient cacher leur tristesse, sentant qu’une occasion suprême était perdue et qu’une idée était à jamais trahie. Les âmes tendres et prévoyantes n’étaient pas moins affligées, parce qu’elles pressentaient que, dans les temps difficiles, celui qui manque à sa fortune est perdu; sa faiblesse excite le mépris de ses ennemis; être populaire et cesser de se faire craindre, c’est marcher à la mort.

Du reste la vie de Germanicus n’a plus d’objet. Que fait-il à Rome? Il plaide pour les accusés, il sourit à ses partisans, il manque d’être étouffé chaque fois qu’il se montre en public, tant la foule se précipitait sur lui comme pour saisir enfin le mot du sphinx et le signal toujours attendu. Germanicus se contente de rebâtir à ses frais le temple de l’Espérance qui vient de brûler, restauration qu’on pourrait prendre pour une ironie et qui semble dire aux Romains : « Germanicus n’est plus pour vous qu’une espérance vaine. » Qu’importent des intrigues de cour, l’ambition d’Agrippine, la jalousie du fils de Tibère, la malveillance de Séjan? Qu’importe même la succession de Tibère, qui se ferait attendre dix-huit ans et qui ne donnerait sans doute au monde qu’un maître impuissant, abusé, jouet des autres et de sa propre faiblesse? L’exemple de Tibère nous apprend comment d’un bon citoyen de mauvaises institutions font un mauvais prince. Ce fut un bien pour Germanicus d’être éloigné de Rome, ce fut une faveur nouvelle de la fortune de l’enlever à la terre jeune et dans toute sa gloire.

Lui-même ne sait plus comment remplir des jours vides et inutiles. Nommé au gouvernement de l’Asie, il s’y rend à petites journées, il fait un voyage de plaisir, il visite successivement l’Illyrie, Nicopolis, fondée par Auguste, le champ de bataille d’Actium, Athènes, où il entre pieusement avec un seul licteur, les côtes de la Thrace et de l’Asie-Mineure, toutes les villes célèbres; il fait même un pèlerinage à Rhodes pour flatter Tibère, et, comme si le sort prodiguait l’ironie à ses favoris impuissans après leur avoir prodigué les occasions, c’est à Rhodes que Germanicus sauve lui-même du naufrage Pison, poussé par la tempête, Pison son ennemi, Pison l’affidé de Tibère qui doit le combattre, le désespérer et peut-être l’empoisonner. Le goût des voyages ou l’ennui l’entraîne; dès qu’il a réglé les affaires de Syrie, il prend le pallium grec et les sandales, s’enfonce en Égypte comme un simple particulier, va jusqu’à Syènes et jusqu’à Éléphantine. Il revient épuisé, est abreuvé de dégoûts par les agens de Tibère, tombe malade et meurt. Cette mort est le texte d’une tragédie véritable, si admirablement composée par Tacite qu’il est défendu à jamais d’en refaire le récit; le procès de Pison à Rome est un autre chef-d’œuvre qu’on ne peut lire que dans ce grand historien. Je ne poserai même pas le problème insoluble de l’empoisonnement de Germanicus. S’il n’a pas été empoisonné, il a cru l’être, il l’a dit, l’univers l’a répété. Il n’est point de condamnation plus grave pour un souverain et pour un siècle.

C’est surtout dans les temps de décadence politique qu’on voit triompher une sorte de loi envieuse et fatale. Tout ce qui est beau, bon, généreux, succombe devant l’audace et l’impudence. De même, dans les champs incultes, le bon grain est étouffé par les herbes voraces. La vitalité violente absorbe la vitalité honnête; l’égoïsme et les appétits effrénés de ceux qui n’ont pas de scrupules coudoient, écartent, rejettent les âmes candides et retenues; le crime étant une force, la vertu devient une faiblesse. Germanicus a été parfait jusqu’au bout, c’est-à-dire jusqu’à la faiblesse et jusqu’au martyre; il a rempli sa destinée, mais il a trahi la destinée du peuple romain. Il y a dans cette histoire une moralité qu’il faut avoir le courage de proclamer, c’est que le peuple romain n’était plus digne que Germanicus ou tout autre héros fît pour lui cet effort. Le rôle des princes n’est pas d’offrir la liberté, le rôle des peuples au contraire est de la réclamer : les souverains trouvent qu’il est temps de l’accorder quand les peuples ont su la conquérir. Le peuple romain se vendait tous les jours afin de vivre dans l’oisiveté et dans les plaisirs; il croyait ensuite qu’un amour platonique pour l’ancienne constitution suffirait pour être affranchi. Il choisissait ou plutôt il acceptait un héros idéal, et attendait sans rien faire que ce tout-puissant sauveur ouvrît sa main, qui devait contenir le bonheur et la. liberté de tout un peuple. C’est pourquoi l’image de Germanicus est restée dans l’histoire pure, charmante, idéale, presque abstraite, tant l’action lui a manqué. Il n’est qu’une personnification : il résume l’espérance inerte d’une nation, ses aspirations impuissantes, ses regrets sans courage, ses vœux sans énergie; c’est la chimère des paralytiques qui ne veulent plus marcher, c’est l’agitation de ceux qui rêvent et demeurent plongés dans le sommeil. Germanicus du moins eût dû essayer de secouer cette léthargie; il ne l’a point fait, et le martyre l’a purifié de toute faiblesse. Sa douce et belle figure restera une consolation pour les honnêtes gens de tous les temps, mais il ne faudra jamais consentir à ce qu’elle devienne une justification ou un exemple.


BEULE.

  1. N° 213.
  2. « Il avait, dit également Suétone, toutes les qualités du corps et de l’esprit, la beauté et la valeur... »
  3. C’est une restauration justifiée par l’épée que tient une statue de Claude qui été trouvée dans le même lieu, qui porte le même costume, et qui faisait pendant à la statue de Germanicus dans la basilique ancienne.
  4. N° 207.
  5. N° 209.
  6. « Anxius occultis in se patrui aviæque odlis, quorum causæ acriores quia iniquæ. »
  7. « Suberat occulta formido reputantibus haud prosperum in patre ejus favorem vulgi; avuoculum ejusdem Marcellum flagrantibus plebis studiis intra juventam ereptum; breves et infaustos populi romani amores. » (II, 41.)