Études socialistes/De la Raison

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Avertissement — De la Raison
Préface à Études socialistes, de Jean JaurèsCahiers de la Quinzaine, série III, cahier 4 (p. ix-xxxvi).
Avertissement — De la Raison


DE LA RAISON


Avant qu’on étudie à leur tour ces études, avant qu’on y soit même introduit par l’auteur, il est indispensable que l’on soit averti que l’auteur n’y fait appel qu’à la raison. Cela est indispensable en un temps où la raison a presque autant que jamais des ennemis, qui sont dangereux, où elle a plus que jamais des faux amis, qui sont plus dangereux. On doit nommer ennemis de la raison les déments qui exercent leur démence contre la raison. Et on doit nommer les faux amis de la raison les déments qui veulent que la raison procède par les voies de la déraison.

La raison ne procède pas par la voie de l’autorité. Comme elle n’admet de celui qui enseigne aucune intimidation, chantage ni menace, comme elle ne reçoit aucun exercice de force, aucun excès de pouvoir, aucun pouvoir, commandement, abus ni coup d’État, elle ne suppose de celui qui est enseigné aucune lâcheté. C’est donc trahir la raison, c’est faire déraisonner la raison que de vouloir assurer le triomphe de la raison par les moyens de l’autorité.

La raison ne procède pas de l’autorité gouvernementale. C’est donc trahir la raison que de vouloir assurer le triomphe de la raison par des moyens gouvernementaux. C’est manquer à la raison que de vouloir établir un gouvernement de la raison. Il ne peut y avoir, il ne doit y avoir ni ministère, ni préfecture, ni sous-préfecture de la raison, ni consulat ni proconsulat de la raison. La raison ne peut pas, la raison ne doit pas commander au nom d’un gouvernement. Faire ou laisser opérer par un préfet des perquisitions dans la chambre d’une institutrice, quand même le préfet serait un préfet républicain, quand même l’institutrice ne serait pas une institutrice républicaine, ce n’est pas attenter à la liberté seulement, c’est attenter à la raison. La raison ne demande pas, la raison ne veut pas, la raison n’accepte pas qu’on la défende ou qu’on la soutienne ou qu’on agisse en son nom par les moyens de l’autorité gouvernementale. En aucun sens la raison n’est la raison d’État. Toute raison d’État est une usurpation déloyale de l’autorité sur la raison, une contrefaçon, une malfaçon.

En particulier la raison ne procède pas de l’autorité militaire. Elle ignore totalement l’obéissance passive. C’est trahir la raison que de vouloir assurer la victoire de la raison par la discipline qui fait la force principale des armées. C’est faire déraisonner la raison que de l’enseigner par les moyens militaires. La raison ne demande pas, n’accepte pas l’obéissance. On ne commande pas au nom de la raison comme on commande à la manœuvre. Il n’y a aucune armée de la raison, aucuns soldats de la raison, et surtout il n’y a aucuns chefs de la raison. Il n’y a même, à parler proprement, aucune guerre de la raison, aucune campagne, aucune expédition. La raison ne fait pas la guerre à la déraison. Elle réduit tant qu’elle peut la déraison par des moyens qui ne sont pas les moyens de la guerre, puisqu’ils sont les moyens de la raison. La raison ne donne pas des assauts ; elle ne forme pas des colonnes d’attaque ; elle n’enlève pas des positions ; elle ne force pas des passages ; elle ne fait pas des entrées solennelles ; ni elle ne couche comme le vainqueur militaire sur le champ de bataille.

La raison ne procède pas de l’autorité religieuse. Il fallait une insanité inouïe pour oser instituer le culte de la déesse Raison. Et si l’on peut excuser une insanité dans un temps d’affolement, déclarons-le haut : la froide répétition politique de cette insanité, la commémoration concertée de cette insanité constitue l’indice le plus grave d’incohérence ou de démence, de déraison. Non la raison ne procède pas par la voie du culte. Non la raison ne veut pas d’autels. Non la raison ne veut pas de prières. Non la raison ne veut pas de prêtres. C’est trahir le plus gravement la raison, c’est faire déraisonner le plus gravement la raison que de la déguiser en déesse, en cabotinage et musique ; c’est la trahir que de lui fabriquer des fêtes religieuses, des imitations en simili-culte, avec tout ce qu’il faut. Et même l’admirable prière que Renan fit sur l’Acropole après qu’il fut parvenu à en comprendre la parfaite beauté n’a plus aucun sens, lue ou déclamée sur les planches devant la foule inépuisablement trompée.

Déclarons-le sans peur. Et sachons nous faire les ennemis qui voudront. La raison ne veut aucune Église. Il ne peut pas, il ne doit pas y avoir une Église de la raison. Les pratiques cérémonielles, cultuelles et rituelles sont totalement étrangères à l’honnêteté de la raison. Les pratiques surhumaines, religieuses, infernales ou divines, inhumaines, sont totalement étrangères à l’humanité de la raison. La raison est honnête homme. Il n’y a pas un clergé de la raison. Nous n’avons pas renoncé, nous n’avons pas dénoncé les religions d’hier pour annoncer la religion de demain, pour prêcher quelque religion nouvelle. Nous sommes irréligieux de toutes les religions. Nous sommes athées de tous les dieux. Dans le douloureux débat de la raison et de la foi nous n’avons pas laissé la foi pour la foi dans la raison, mais pour la raison de la raison. La raison n’admet ni prophéties ni déclamations ni proclamations, — ni dogmes ni décrets des conciles ni brefs des papes. Et c’est tromper lamentablement le peuple perpétuel que de lui présenter les vérités de la raison sur le même ton et comme on lui annonçait les vérités prétendues révélées.

La raison ne procède pas de l’autorité parlementaire. Elle ne tient ni de ces longues assemblées, que nous nommons parlements, ni de ces assemblées courtes, que nous nommons congrès. La raison n’a ni président, ni assesseurs, ni secrétaire, ni aucun bureau. Elle manque souvent de sténographes. Elle n’a pas toujours un procès-verbal, un compte rendu. Elle ne constitue aucun comité directeur. Elle ne procède pas par votation. Elle n’est pas soumise à la loi de majorité. Elle n’est pas proportionnelle au nombre. Beaucoup peuvent se tromper. Il se peut qu’un seul ait raison. Même il se peut que pas un n’ait raison. La raison ne varie pas avec le nombre. Elle ne flatte pas plus les foules qu’elle ne flattait les grands. Elle ne flatte pas plus les peuples qu’elle ne flattait les rois. Elle ne flatte pas plus les démocraties qu’elle ne flattait les monarchies ou les oligarchies. Nous savons qu’il y a eu dans le passé de longs temps et de vastes régions où la raison ne résidait qu’en des minorités, en des unités. Même il y a eu des nations où la raison ne résidait pas. Elle peut s’absenter aujourd’hui encore.

La raison ne procède pas de l’autorité démagogique. Ameuter les masses, lancer les foules est un exercice d’autorité non moins étranger à la raison que d’amasser quelque majorité, de lancer quelque régiment. Nous sommes aujourd’hui sous le gouvernement de la démagogie beaucoup plus que sous le gouvernement de la démocratie. Les tribuns, les avocats et les journalistes nous gouvernent lourdement. Libre de la monarchie, de l’oligarchie et de la démocratie, gouvernements réguliers, la raison est libre aussi de la démagogie, gouvernement de fait. Elle n’est pas plus soumise aux nouveaux courtisans qu’elle n’était soumise aux anciens. Ni les manifestations de la rue ni les manifestations des meetings ne valent au regard de la raison. La raison ne monte sur aucuns tréteaux. Les mouvements des masses ne pèsent pas plus que les révolutions de palais. Le peuple abusé ne peut pas faire que la raison ne soit pas la raison, et que la déraison devienne la raison. La foule abusée ne peut pas plus que ne pouvait le monarque abusé. Le peuple n’est pas souverain de la raison.

La raison ne procède pas de l’autorité manuelle. Autant il est vrai que la raison n’exerce aucune autorité, autant il est vrai que le gouvernement des intellectuels serait le plus insupportable des gouvernements, — autant il est réciproquement vrai que la raison, qui n’accepte aucune autorité, qui ne subit aucun gouvernement, n’accepte pas une autorité manuelle, ne subit pas un gouvernement manuel. C’est fausser la raison que d’imaginer, comme l’a rêvé Renan, un gouvernement spirituel de la terre habitée, un gouvernement des intellectuels omnipotent. Une république de cuistres ne serait pas moins inhabitable qu’une république de moines. Si on la laissait se former, une caste intellectuelle serait plus agaçante et pèserait plus lourd sur le monde que toute caste. Mais c’est aussi manquer à la raison que d’ameuter contre les intellectuels sérieux les autorités grossières des travailleurs manuels mal renseignés. La justice, la raison, la bonne administration du travail demandent que les intellectuels ne soient ni gouvernants ni gouvernés. Qu’ils soient modestement libres, comme tout le monde.

Dans la société présente, où le jeu de la spécialisation s’est outré automatiquement, les fonctions intellectuelles et les fonctions manuelles ne sont presque jamais attribuées aux mêmes ouvriers ; les ouvriers intellectuels délaissent presque tout le travail des mains ; les ouvriers manuels délaissent presque tout travail de l’esprit, presque tout exercice de la raison. Dans la cité harmonieuse, dont nous préparons la naissance et la vie, les fonctions intellectuelles et les fonctions manuelles se partageront harmonieusement les mêmes hommes. Et la relation de l’intellectuel au manuel, au lieu de s’établir péniblement d’un individu à l’autre, s’établira librement au cœur du même homme. Le problème sera transposé. Car nous n’avons jamais dit que nous supprimerions les problèmes humains. Nous voulons seulement, et nous espérons les transporter du terrain bourgeois, où ils ne peuvent recevoir que des solutions ingrates, sur le terrain humain, libre enfin des servitudes économiques. Nous laissons les miracles aux praticiens des anciennes et des nouvelles Églises. Nous ne promettons pas un Paradis. Nous préparons une humanité libérée.

Les chefs audacieux et les foules blasées, les meneurs menés, les candidats et les électeurs trouveront sans doute que ce programme est insuffisant. Mais nous savons par l’histoire de l’humanité, par l’histoire des sciences, des arts, de la philosophie, qu’un changement de plan est un événement, une opération considérable. Dans tous les genres de travail deux progrès sont ouverts. On peut d’abord avancer par évolution en continuant dans le même sens. Mais il vient presque toujours un moment où le travailleur a l’impression que le sens est épuisé : aucune application, aucune insistance ne peut plus tirer du réel ce que le réel n’a plus dans le sens commencé. Des vies entières consommées dans un travail ingrat ne rendraient plus ce qu’elles coûteraient. Alors intervient la révolution. Vu d’ailleurs, attaqué d’ailleurs, le réel recommence brusquement à couler à pleins bords. Et pourtant le réel est le même qu’il était. Mais il n’est plus vu du même regard, il n’est plus vu le même, il n’est plus connu le même. C’est ainsi que nous sommes révolutionnaires. Nous voulons que la même humanité se donne la liberté nouvelle.

Nous ne méprisons pas les humanités passées, nous n’avons ni cet orgueil, ni cette vanité, ni cette insolence, ni cette imbécillité, cette faiblesse. Nous ne méprisons pas ce qu’a d’humain l’humanité présente. Au contraire nous voulons conserver ce qu’avaient d’humain les anciennes humanités. Nous voulons sauver ce qu’a d’humain l’humanité présente. Nous évitons surtout de faire à l’humanité présente la plus grave injure, qui est de la vouloir dresser. Nous n’avons pas la présomption d’imaginer, d’inventer, de fabriquer une humanité nouvelle. Nous n’avons ni plan ni devis. Nous voulons libérer l’humanité des servitudes économiques. Libérée, libre, l’humanité vivra librement. Libre de nous et de tous ceux qui l’auront libérée. Ce serait commettre la prévarication maxima, le détournement le plus grave que d’utiliser la libération pour asservir les libérés sous la mentalité des libérateurs. Ce serait tendre à l’humanité comme un guet-apens universel que de lui présenter la libération pour l’attirer dans une philosophie, quand même cette philosophie serait étiquetée philosophie de la raison.

Attacher au socialisme un système, lier au socialisme, fût-ce au nom de la raison, un système de science, ou d’art, ou de philosophie, c’est littéralement commettre un abus de confiance envers l’humanité. Attirer l’humanité vers sa libération pour la précipiter dans un système, c’est commettre au nom de la raison la malversation que l’Église a commise au nom de la foi. C’est vendre à l’humanité ce que nous devons lui donner. C’est vendre un objet que nous ne devons pas laisser tomber dans le commerce économique. Par une libération c’est introduire à un asservissement. Disons plus : vendre à l’humanité sa libération économique pour l’établissement d’un système, ce n’est pas seulement tromper et voler l’humanité, ce n’est pas seulement trahir l’humanité, ce n’est pas seulement vendre l’invendable, ce n’est pas seulement laïciser la malversation de l’Église, recommencer en laïque la prévarication de l’Église, qui vend aux pauvres le pain pour le billet de confession, pour la respectable prière et pour la sainte communion, c’est commettre le crime le plus grave pour un socialiste : c’est monnayer à son avantage la servitude économique même.

Attacher au socialisme libérateur une augmentation de système pour que ça passe avec n’est pas seulement une opération inélégante, laide, muffle, de mauvais ton, de mauvaise tenue, de mauvaise culture, de mauvais goût, de mauvaise allure ; ce n’est pas seulement une opération immorale, injuste, perverse, inverse, et de mauvaise administration ; c’est une opération proprement, particulièrement contraire au socialisme. L’idéalisme ou le matérialisme, l’idéaliste ou le matérialiste, le déterministe ou le libéraliste qui feraient du socialisme avec l’arrière-pensée plus ou moins confuse que leur système en soit avantagé ne joueraient pas seulement un jeu laidement déloyal, mais leur jeu serait un perpétuel reniement du socialisme ; ils ne joueraient pas seulement faux, ils joueraient bourgeois. Utilisant à leurs fins intéressées le désir, le besoin, la passion de libération économique, ils utiliseraient en effet, au second degré, l’asservissement précédent, la servitude même à laquelle on veut échapper. Ils n’exerceraient pas seulement un chantage, mais ils exerceraient précisément le chantage économique, vice propre de la société bourgeoise, du régime bourgeois.

Nous n’avons pas plus à vendre la terre que les chrétiens n’avaient à vendre le ciel. Nous n’avons pas à laïciser les marchandages des clercs. Bien loin que le socialisme repose officiellement sur un système d’art ou de science ou de philosophie, loin qu’il tende à l’établissement, à la glorification d’un système, loin qu’il soit matérialiste ou idéaliste, athéiste ou théiste, au contraire le socialisme est ce qui laissera l’humanité libérée libre enfin de travailler, d’étudier, de penser librement. C’est l’effet d’une singulière inintelligence que de s’imaginer que la révolution sociale serait une conclusion, une fermeture de l’humanité dans la fade béatitude des quiétudes mortes. C’est l’effet d’une ambition naïve et mauvaise, idiote et sournoise que de vouloir clore l’humanité par la révolution sociale. Faire un cloître de l’humanité serait l’effet de la plus redoutable survivance religieuse. Loin que le socialisme soit définitif, il est préliminaire, préalable, nécessaire, indispensable mais non suffisant. Il est avant le seuil. Il n’est pas la fin de l’humanité, il n’en est pas même le commencement. Il est, selon nous, avant le commencement. Avant le commencement sera le Verbe.

Il ne faut pas que les idées soient arrivistes ni qu’on les fasse passer en contrebande. Il ne faut pas qu’elles soient parasitaires, qu’elles s’attachent au socialisme ainsi que de malheureux jeunes gens deviennent les secrétaires des hommes influents. L’écœurement que nous avons des petits ambitieux qui se veulent pousser dans les emplois du socialisme ministériel et dans les identiques emplois du socialisme antiministériel, nous l’aurons des systèmes qui voudraient arriver par le socialisme et dans le socialisme. Enfin c’est un insupportable abus de l’autorité paternelle que de vouloir imposer aux générations neuves les radotages des générations fatiguées, vieilles, que nous sommes. Justement parce que nous les aurons libérées, elles sauront beaucoup mieux que nous ce qu’elles auront à penser. La raison ne procède pas de l’autorité paternelle. Ne faisons pas au nom de la raison des vœux perpétuels pour nous-mêmes. Et n’en faisons pas pour les perpétuelles générations. Laissons l’humanité tranquille. Une révolution qui entend nous débarrasser des intérêts doit être absolument désintéressée.

Réciproquement c’est trahir la raison, comme on trahissait le socialisme, que d’introduire dans les débats de la raison des poids additionnels. Dans le débat des systèmes rationnels, ajouter à certains systèmes, au matérialisme, à l’athéisme, le surpoids des volontés socialistes, leur infuser la sève et le sang des passions révolutionnaires, c’est fausser le jeu de l’action par des interventions étrangères à l’action ; mais réciproquement c’est fausser le jeu de la raison par des interventions étrangères à la raison. C’est procurer à certains systèmes une importance démesurée dans l’histoire de la pensée. La raison ne procède pas de l’autorité socialiste, en supposant qu’il y ait une autorité socialiste. La raison ne procède pas de l’autorité révolutionnaire, en admettant que les jacobins aient vraiment institué une autorité révolutionnaire. La raison ne dépend pas plus des masses révolutionnaires que des masses réactionnaires ou des masses inertes. Elle ne dépend d’aucunes forces. Elle ne dépend pas plus des armées révolutionnaires que des armées militaires. Elle ne dépend pas des masses populaires. Elle ne dépend pas de l’autorité manuelle.

C’est trahir la raison et c’est trahir le peuple que de vouloir établir sur le peuple un gouvernement, un commandement, une autorité de la raison. Mais c’est trahir aussi la raison et c’est trahir aussi le peuple que de vouloir établir sur la raison, par la démagogie ou par la pédagogie, un gouvernement, un commandement, une autorité des ouvriers manuels. Entendons-nous : les ouvriers manuels, parce qu’ils sont des hommes, et qu’ils ont leur part de la raison commune, ont le droit et le devoir de penser dans la mesure de leur compétence. Mais c’est un des modes les plus dangereux de la démagogie que de masquer au peuple ses incompétences inévitables, provisoires, mais provisoirement inévitables. Dénoncer au peuple des ouvriers manuels un ouvrage de philosophie parce qu’il se vend sept cinquante chez Alcan, dénoncer au peuple un ouvrage de métaphysique parce qu’il y a quinze fois le mot Dieu à la page 28 et quatre-vingt-douze fois le mot Dieu à la page 31, dénoncer au peuple cet ouvrage comme entaché de cléricalisme, je dis que c’est du jésuitisme, et je dis que c’est de l’Inquisition.

C’est du jésuitisme et c’est de la duplicité, car le journal a deux clientèles, deux régions. Si le journal n’était lu que par des intellectuels, une inculpation de cléricalisme intentée à une thèse de philosophie, — échafaudée sur ce que le mot Dieu y paraît, ne serait pas dangereuse, parce que le lecteur, avisé, y reconnaîtrait un amusement. Un amusement d’un goût douteux, assez pervers, mais un amusement enfin. Si le journal n’était lu que par des ouvriers manuels, si l’auteur de l’accusation était lui-même un manuel, cette accusation serait dangereuse, mais elle serait sincère. Ce qui fait la duplicité, c’est qu’un auteur intellectuel délibérément jette cette accusation devant un double public. L’auteur, intellectuel, sait ce que c’est que la métaphysique et la théodicée. L’auteur ne peut pas croire que son accusation existe. Et parce qu’il a du talent l’accusation insidieuse est énoncée en termes attentivement violents. Les intellectuels verront bien que c’est une bonne blague et ne mépriseront pas le journaliste comme ignorant. Les ouvriers manuels prendront pour argent comptant. La réputation littéraire sera sauve auprès des premiers, la réputation morale sera sauve auprès des seconds.

Je ne crois pas que rien soit aussi dangereux pour le peuple et pour la raison que ces malentendus à double malentente. M. le marquis de Rochefort y excellait. Il savait admirablement inventer la calomnie qui ferait sourire les gens d’esprit et qui soulèverait l’émotion du peuple. Faire la calomnie assez grosse pour que sa grosseur même avertisse les gens avertis qu’on est averti soi-même ; et utiliser cette même grosseur pour soulever une grosse émotion du peuple : c’est à ce double jeu que M. de Rochefort était un joueur que l’on croyait inimitable. De toutes les solutions que l’on peut imaginer au problème intellectuel-manuel, celle-ci est la plus injurieuse à la fois pour les intellectuels et pour les manuels, car elle suppose que les intellectuels sont si sensibles aux plaisirs douteux d’un amusement pervers qu’ils en oublient les plus simples éléments de la moralité commune, et elle suppose que les ouvriers manuels sont si empressés d’indignation grossière qu’ils ne se renseignent jamais sur le bien fondé, sur la vérité, sur la justice des réquisitoires que des procureurs de complaisance, que des avocats-généraux de journalisme leur jettent.

Ce n’est pas cette solution injurieuse, douteuse, double, que nous acceptons. En attendant que par le changement préliminaire de plan qui nous paraît capital dans la future, dans la prochaine histoire de l’humanité, la santé du travail manuel avec la santé du travail intellectuel soit dévolue à tous les hommes, en attendant que la relation du manuel à l’intellectuel se pose librement en tout homme, puisque dans la société présente les répartitions sont faites entre individus et non entre élaborations du même individu, de la même personne, du même homme, puisque le travail manuel et le travail intellectuel sont distribués à des individus différents, sans communication normale, puisque, sauf exceptions, peu nombreuses, les uns ne travaillent guère que de leurs mains, et les autres de la raison, notre solution sera la simple solution de la liberté professionnelle. Pour la même raison que les boulangers ne font pas les maisons, et que les laboureurs ne font pas les habits, pour la même raison les ouvriers manuels, boulangers et maçons, moissonneurs, tisseurs et tailleurs n’ont à faire ni à défaire les thèses de philosophie.

Exactement comme on n’admet pas l’autorité professionnelle de l’ouvrier manuel sur l’ouvrier manuel dans des corps de métier différents, exactement ainsi on ne doit admettre aucune autorité professionnelle de l’ouvrier manuel sur l’ouvrier intellectuel. Comme les boulangers sont ignorants de la bâtisse et les moissonneurs de la taille et du tissage, exactement ainsi les boulangers et les maçons, les moissonneurs et les tisseurs, comme tels, sont ignorants de la théodicée. On peut la leur enseigner, s’il y a des raisons pour qu’on la leur enseigne. On peut ne pas la leur enseigner, s’il y a des empêchements ou des raisons contraires. Mais c’est les flatter bassement que de leur dénoncer par des accusations politiques un travail où ils n’ont pas encore acquis la compétence. Déclarons-le hautement : un professeur de philosophie peut et doit faire de la théodicée quand et comme la raison le demande. Et il n’est responsable et comptable de sa théodicée que devant la raison, devant la raison raisonnante, devant la raison en travail, devant la raison critique.

Ne fondons pas, ne laissons pas fonder une religion de la raison. Nous avons renoncé une religion qui nous commandait de faire maigre le vendredi saint ; ne fondons pas une religion qui nous forcerait à faire gras ce même jour. Nous avons renoncé une religion qui nous commandait de croire en un Dieu personnel, en trois personnes, souverainement bon, souverainement aimable, tout-puissant, créateur du ciel et de la terre, et souverain seigneur de toutes choses ; ne fondons pas une religion qui nous interdirait de prononcer même un nom dont le moins que l’on puisse dire est qu’il a eu quelque fortune dans l’histoire de l’humanité. La raison ne procède pas de l’autorité presbytérale. Une religion de la raison cumulerait tous les vices religieux avec tous les envers des vertus rationnelles. Ce serait un cumul rare, singulier, culminant, unique de vices communément inconciliables, habituellement séparés, logiquement contradictoires. Ce serait comme une gageure de cumulation. Un catéchisme est insupportable. Mais un catéchisme de la raison tiendrait en ses pages la plus effroyable tyrannie. À la fois parodie et texte.

La raison ne procède pas plus des autorités officieuses que des autorités officielles. Ni le publiciste, ni le journaliste, ni le tribun, ni l’orateur, ni le conférencier ne sont aujourd’hui de simples citoyens. Le journaliste qui a trente ou cinquante ou quatre-vingts milliers de lecteurs, le conférencier qui a régulièrement douze ou quinze cents spectateurs exercent en effet, comme le ministre, comme le député, une autorité gouvernementale. On conduit aujourd’hui les lecteurs comme on n’a pas cessé de conduire les électeurs. La presse constitue un quatrième pouvoir. Beaucoup de journalistes, qui blâment avec raison la faiblesse des mœurs parlementaires, feraient bien de se retourner sur soi-même et de considérer que les salles de rédaction se tiennent comme les Parlements. Il y a au moins autant de démagogie parlementaire dans les journaux que dans les assemblées. Il se dépense autant d’autorité dans un comité de rédaction que dans un conseil des ministres ; et autant de faiblesse démagogique. Les journalistes écrivent comme les députés parlent. Un rédacteur en chef est un président du conseil, aussi autoritaire, aussi faible. Il y a moins de libéraux parmi les journalistes que parmi les sénateurs.

C’est le jeu ordinaire des journalistes que d’ameuter toutes les libertés, toutes les licences, toutes les révoltes, et en effet toutes les autorités, le plus souvent contradictoires, contre les autorités gouvernementales officielles. — Nous simples citoyens, vont-ils répétant. Ils veulent ainsi cumuler tous les privilèges de l’autorité avec tous les droits de la liberté. Mais le véritable libertaire sait apercevoir l’autorité partout où elle sévit ; et nulle part elle n’est aussi dangereuse que là où elle revêt les aspects de la liberté. Le véritable libertaire sait qu’il y a vraiment un gouvernement des journaux et des meetings, une autorité des journalistes et des orateurs populaires comme il y a un gouvernement des bureaux et des assemblées, une autorité des ministres et des orateurs parlementaires. Le véritable libertaire se gare des gouvernements officieux autant que des gouvernements officiels. Car la popularité aussi est une forme de gouvernement, et non des moins dangereuses. La raison ne se fait pas de clientèle. Un journaliste qui joue avec les ministères et qui arguë du simple citoyen n’est pas recevable. Cela aussi est double, et cela est trop commode.

Quand un journaliste exerce dans son domaine un gouvernement de fait, quand il a une armée de lecteurs fidèles, quand il entraîne ces lecteurs par la véhémence, l’audace, l’ascendant, moyens militaires, par le talent, moyen vulgaire, par le mensonge, moyen politique, et ainsi quand le journaliste est devenu vraiment une puissance dans l’État, quand il a des lecteurs exactement comme un député a des électeurs, quand un journaliste a une circonscription lectorale, souvent beaucoup plus vaste et beaucoup plus solide, il ne peut pas venir ensuite nous jouer le double jeu ; il ne peut pas venir pleurnicher. Dans la grande bataille des puissances de ce monde, il ne peut pas porter des coups redoutables au nom de sa puissance et quand les puissances contraires lui rendent ses coups, dans le même temps il ne peut pas se réclamer du simple citoyen. Qui renonce à la raison pour l’offensive ne peut se réclamer de la raison pour la défensive. Il y aurait là déloyauté insupportable, et encore duplicité.

La raison ne procède pas de la terreur, qui est la forme aiguë de la force. La raison ne procède pas de la suspicion, qui est la forme sournoise de la terreur. Le régime de la terreur, que ce soit de la terreur gouvernementale ou de la terreur populaire non moins gouvernementale, quand même ce régime dresserait des autels à la raison, et surtout si ce régime dressait des autels à la raison, n’est pas un régime de la raison. Le régime des suspects, où l’exercice de la force exercée est mystérieusement agrandi par la peur de la force exerçable, quand même les suspects seraient les ennemis de la raison, et surtout si les suspects étaient les ennemis de la raison, le régime des suspects est le plus contraire à la raison. Mais il n’y a pas seulement à redouter pour la raison un régime officiel des suspects, agrandissant quelque terreur officielle. Plus redoutable encore, plus odieux, plus ennemi de la raison, plus haïssable un régime officieux des suspects, comme celui auquel nous soumet le gouvernement de la presse. Ni les dénonciations calomnieuses, ni les allégations sans preuves ne sont de la raison. La raison n’est pas policière. Elle n’est pas plus policière de presse que policière d’État.

La raison ne procède pas même de cette popularité plus fine et plus aérée qui s’obtient dans les régions de culture. Ni les décorations d’État, ni les distinctions corporatives, ni les cooptations, ni les grades professionnels, ni les académies, ni les fêtes scientifiques, ni les cinquantenaires, ni les centenaires, ni les statues, ni les bustes, ni les noms inscrits aux plaques des rues, ni les banquets, quand même on les nommerait dîners, ni la renommée, ni la gloire ne sont proprement de la raison. Tout cela suppose quelque émulation. Or la raison ne procède pas par l’émulation. Tout cela suppose une application aux travaux de la raison de grandeurs qui ne sont pas du même ordre. La raison n’admet pas la rivalité, mais la seule collaboration, la coopération. Toute idée de récompenses ou de punitions, de sanctions, fussent-elles élégantes, spirituelles et psychologiques, est étrangère à la raison. Dans les sciences mêmes il est souvent difficile de proportionner les cérémonies aux travaux dont elles sont la consécration. Dans les lettres, dans les arts et dans la philosophie, cela est littéralement impossible. Au contraire les œuvres les plus fortes sont aussi les plus inattendues, les moins entourées, ou les plus enviées. Enfin les cérémonies laïques ressemblent toujours à des cérémonies religieuses.

La raison ne procède pas de l’autorité historique. Pas plus que les majorités contemporaines les majorités historiques des générations mortes ne peuvent commander à la raison. Pas plus qu’elle n’est toujours et proprement révolutionnaire, la raison n’est toujours et proprement traditionnelle. Mais elle est proprement rationnelle, et raisonnable. C’est la méconnaître que de l’assimiler ou de l’identifier à la révolution ; c’est la méconnaître aussi que de l’assimiler ou de l’identifier à la tradition. Elle est la raison. Et n’obéissant pas à la révolution, n’obéissant pas à la tradition, elle n’obéit pas non plus à la coïncidence des deux, à la tradition révolutionnaire. Car par un accouplement singulier, par un retour inattendu, nous voyons de plus en plus les poussées révolutionnaires se cristalliser en formes traditionnelles. De plus en plus la révolution, qui est la rupture de la tradition, tend à constituer elle-même un appareil traditionnel. Et en face de ces nouvelles traditions révolutionnaires, doublement nouvelles, comme étant des traditions, puisqu’elles sont révolutionnaires, et comme étant révolutionnaires, puisqu’elles sont des traditions, la raison n’a pas trop de ses deux libertés propres : liberté qu’elle sait garder en face de la tradition, liberté qu’elle sait garder en face de la révolution.

De tout temps les mouvements révolutionnaires, les ruptures de tradition, essentiellement libres d’origine, ont eu de la tendance à retomber dans l’ancien automatisme. Ainsi la conservation recommençait, la tradition renaissait avec la matière même que lui fournissait la révolution. Mais jamais comme aujourd’hui le mouvement révolutionnaire n’a été amorti en des formes aussi traditionnelles, aussi conservatoires. Par une étrange inconséquence, ou par une étrange insuffisance de pensée, le précédent constitué par la Révolution française, par la grande révolution bourgeoise, a fasciné les révolutionnaires socialistes, les fascine aujourd’hui plus que jamais. Les journées de 1830, les doubles journées de 1848, les mois de la Commune ont contribué à former, ont complété comme un code révolutionnaire. Jamais comme aujourd’hui les partis révolutionnaires, les comités, les commissions, les congrès, les conseils n’ont été liés, ne se sont liés, ne se sont figés, n’ont lié leurs commettants et leurs commis par autant de cérémonial, par autant d’étiquette, par autant d’habitude, par autant de protocole, par autant de tradition, par autant de conservation.

Par une ingratitude mentale singulière, les gouvernements révolutionnaires, les autorités socialistes opposent à la raison, à la liberté, dont ils sont nés, des traditions supplémentaires, des conservations surencombrantes. La raison ne doit se soumettre à ces traditions onéreuses ni parce qu’elles sont traditionnelles, ni parce qu’elles sont révolutionnaires. Imiter les anciens révolutionnaires, les vieux révoltés, ne consiste pas à penser en face du monde que nous connaissons identiquement les pensées qu’ils avaient en face du monde qui leur était contemporain. Mais c’est les imiter bien que d’avoir en face du monde que nous connaissons la même attitude, le même sentiment de liberté, déraison, qu’ils avaient en face de leur monde. Imiter servilement, ponctuellement leurs idées, comme on accepterait un héritage inerte, mort, avoir en face du monde présent les idées qu’ils avaient en face du monde passé, recommencer nos anciens, qui étaient justement des révolutionnaires parce qu’ils ne recommençaient pas leurs anciens, calquer leurs idées, ce serait n’imiter ni leur conduite, ni leur méthode, ni leur action, ni leur vie. Ce serait n’imiter pas l’usage qu’ils ont fait de la raison.

Imiter bien les anciens révolutionnaires, c’est nous placer librement en face du monde comme ils se plaçaient librement en face du monde. Ce n’est pas nous placer servilement en face de leur monde. C’est user de la raison comme ils en usaient, sans aucun artifice d’école ni retard factice. Pas plus que nous ne devons attacher à la révolution sociale et imposer aux humanités futures nos systèmes, nous ne devons pas plus leur imposer des systèmes hérités, fussent-ils hérités de révolutionnaires. Nous ne devons pas leur imposer, leur communiquer en passant par nous des systèmes anciens. Nous ne devons pas plus transmettre des autorités que nous ne devons en instituer. L’opération serait la même. Que le système imposé plus tard au nom de la révolution soit né parmi nous ou que nous l’ayons nous-mêmes reçu de nos aînés, le résultat serait le même. Ce serait toujours marquer l’humanité au lieu de la libérer. Ce serait toujours marchander et fausser l’affranchissement. Ce serait toujours opprimer la raison, faire sur la raison libre peser les anciennes œuvres d’une raison moins libre. Ce serait toujours monnayer la servitude économique pour avantager déloyalement le personnel révolutionnaire.

Nous n’apportons pas avec nous, nous n’apportons ni comme une invention ni comme un héritage des sentiments inédits, fabriqués exprès pour nous, et portant la marque de cette fabrication. Nous n’entendons pas remplacer, suppléer, remettre au magasin les vieux sentiments qui ont fait la joie ou la consolation, le bonheur et la beauté du monde. Nous n’avons pas des sentiments nouveaux qui remplaceraient l’antique amour, l’amitié, les affections, les sentiments et les passions de l’amour, les sentiments et les passions de l’art, des sciences, de la philosophie. Nous ne sommes pas des dieux qui créons des mondes. Nous voulons devenir des économes utiles, des gérants avisés, des ménagers diligents. Nous ne demandons pas à créer des animalités ni des humanités, mais modestes nous demandons que les biens économiques de la présente humanité soient administrés pour le mieux, afin que la servitude économique étant soulevée des nuques, les têtes libres se redressent, les corps vivent en santé, les âmes aussi. Nous sommes avant tout modestes. Un socialisme orgueilleux serait une aberration. Un métaphysique serait criminel ou fou.

La raison ne procède pas de la pédagogie. Nous touchons ici au plus grave danger du temps présent. Malgré la complicité des mots mêmes, il ne faut pas que la pédagogie soit de la démagogie. C’est la pédagogie qui doit s’inspirer de la raison, se guider sur la raison, se modeler sur la raison. Il ne faut pas qu’après avoir souffert de notre négligence le peuple aujourd’hui soit déformé par notre complaisance. Il ne faut pas qu’ayant souffert de l’ignorance où il était laissé, il soit aujourd’hui déformé par un demi-savoir, qui est toujours un faux-savoir. C’est l’immense danger de l’enseignement primaire, à programmes encyclopédiques indigestes, c’est encore plus l’immense danger de l’enseignement primaire supérieur, c’est au plus haut degré l’immense danger et l’immense difficulté des universités populaires. Des individus admirablement dévoués, parfaitement sages, des personnes entendues, préviennent, évitent le danger, tournent, surmontent la difficulté, mais elles sont aussi les premières à les avoir mesurés. Ceux qui aiment le primaire, les instituteurs et le peuple, au lieu de les exploiter, en sont justement soucieux.

Ce serait fausser irréparablement l’esprit du peuple, ce serait donc trahir la raison la plus nombreuse, faire déraisonner la raison la plus nombreuse, encourager l’insanité générale, cultiver la démence et semer à pleines mains la déraison que de faire ou de laisser croire au peuple des travailleurs manuels, aux différents degrés de l’enseignement primaire, que le travail de la raison obtient ses résultats sans peine, sans effort et sans apprentissage. D’autant plus que le peuple sait fort bien, le peuple admet fort bien, mieux que les bourgeois, le peuple connaît par son expérience professionnelle que dans aucun ordre du travail manuel on n’obtient des résultats gratuits, donnés. Dans tous les métiers manuels tout le monde sait qu’il faut qu’on travaille et qu’il faut qu’on ait appris. Par quelle injuste infériorité, ou par quelle complaisance au fond démagogique, par quelle flatterie ferait-on croire ou laisserait-on croire au peuple que la science, que l’art et que la philosophie, que les travaux intellectuels, que les travaux de la raison ne sont pas aussi sérieux.

Ce serait rendre à la démocratie le pire des mauvais services que de vulgariser, d’étendre au peuple des ouvriers l’ancien préjugé nobiliaire. Il ne faut pas que le peuple non plus veuille tout savoir sans avoir jamais rien appris. Il ne faut pas que le peuple non plus ne se soit donné la peine que de naître peuple. Jamais on n’aurait l’idée de faire du pain sans avoir appris la boulangerie, ni de labourer sans savoir le labourage. Pourquoi veut-on traiter des grands problèmes sans avoir fait l’apprentissage indispensable. On accorde à peu près à la science qu’elle exige un apprentissage ; mais on le dénie trop souvent aux lettres, aux arts, à la philosophie. On introduirait ainsi la présomption la plus dangereuse ; on se préparerait les déceptions les plus graves, les plus méritées. Ce qu’on doit enseigner au peuple, ce n’est ni une vanité, ni un orgueil, c’est la modestie intellectuelle, et cette justesse qui est la justice de la raison. Au lieu de le lancer sur l’existence, ou, ce qui revient au même, sur l’inexistence de Dieu, sur l’immortalité de l’âme ou sur sa survivance ou sur sa mortalité, sur le déterminisme ou l’indéterminisme, sur le matérialisme ou la philosophie de l’histoire, enseignons-lui modestement des matières plus prêtes. Cela seul sera probe. Et c’est seulement ainsi que nous le respecterons.

Non pas que nous voulions interdire au peuple l’accès de la raison. C’est nous au contraire qui ne voulons pas qu’il aille se casser le nez à de fausses portes. Nous demandons qu’il avance raisonnablement, sagement, rationnellement dans les voies de la raison, aussi loin qu’il peut, mais en toute probité. La raison n’use pas du mensonge, quand même le faux serait plus court. Si l’on est en face d’un auditoire qui n’entend pas la démonstration du théorème afférent au carré de l’hypoténuse, il ne faut pas fabriquer une démonstration fausse mais saisissable aboutissant à la même proposition et la présenter au peuple avec cette arrière tranquillité que ça ne fait rien puisque la vraie démonstration fournit une assurance éternellement valable, une certitude. Non, mais on dit honnêtement à ceux qui ne sont pas géomètres : Les géomètres démontrent que le carré construit sur l’hypoténuse est équivalent à la somme des carrés construits sur les côtés de l’angle droit. — Il ne faut pas oublier que la plupart des grands problèmes sont plus difficiles et demandent plus de préparation que le théorème du carré de l’hypoténuse.

Non pas que pour assurer l’indépendance, la pleine liberté de la raison, nous voulions lui instituer quelque royaume en dehors et au-dessus de l’humanité. C’est dans l’humanité même et pour l’humanité que nous entendons que la raison fonctionne. C’est l’intérêt commun de la raison et de l’humanité que l’humanité entende la voix de la raison. Les deux intérêts sont ici inséparables. Mais le fonctionnement, le travail de la raison a ceci de propre, que dans ce travail on ne doit rien sacrifier à la réussite extérieure. Il faut que la raison pénètre de plus en plus l’humanité ; il faut que la raison s’insère de plus en plus dans l’action, mais à cette condition que par cette pénétration, par cette insertion la raison ne soit jamais entamée. Les avantages que la raison tire de son travail propre et les avantages que la raison et l’humanité tirent de sa propagation ne sont pas des avantages du même ordre qui se balancent et peuvent s’équivaloir. Mais les avantages propres de la raison travaillant sont rigoureusement conditionnels, constituent la condition indispensable sans quoi l’avantage extérieur est annulé.

On doit travailler de son mieux à faire avancer la raison dans son travail propre ; on doit travailler de son mieux à faire entrer la raison dans l’action de l’humanité, mais ces deux efforts ne sont pas du même ordre ; le deuxième est rigoureusement conditionné par le premier. Le premier est absolument libre du deuxième.


La raison n’est pas tout le monde. Nous savons, par la raison même, que la force n’est pas négligeable, que beaucoup de passions et de sentiments sont vénérables ou respectables, puissants, profonds. Nous savons que la raison n’épuise pas la vie et même le meilleur de la vie ; nous savons que les instincts et les inconscients sont d’un être plus profondément existant sans doute. Nous estimons à leur valeur les pensées confuses, les impressions, les pensées obscures, les sentiments et même les sensations. Mais nous demandons que l’on n’oublie pas que la raison est pour l’humanité la condition rigoureusement indispensable. Nous ne pouvons sans la raison estimer à sa juste valeur tout ce qui n’est pas de la raison. Et la question même de savoir ce qui revient à la raison et ce qui ne revient pas à la raison, ce n’est que par le travail de la raison que nous pouvons nous la poser.

Ce que nous demandons seulement, mais nous le demandons sans aucune réserve, sans aucune limitation, ce n’est pas que la raison devienne et soit tout, c’est qu’il n’y ait aucun malentendu dans l’usage de la raison. Nous ne défendons pas la raison contre les autres manifestations de la vie. Nous la défendons contre les manifestations qui, étant autres, veulent se donner pour elle et dégénèrent ainsi en déraisons. Nous ne la défendons pas contre les passions, contre les instincts, contre les sentiments comme tels, mais contre les démences, contre les insanités. Nous demandons que l’on ne fasse pas croire au peuple qu’on parle au nom de la raison quand on emploie des moyens qui ne sont pas les moyens de la raison. La raison a ses moyens propres, qu’elle emploie dans les arts, dans les lettres, dans les sciences et dans la philosophie. Ces moyens ne sont nullement disqualifiés pour l’étude que nous devons faire des phénomènes sociaux. Ce n’est pas quand la matière de l’étude est particulièrement complexe, mouvante, libre, difficile, que nous pouvons nous démunir d’un outil important, ou que nous devons le fausser.

Charles Péguy