Études socialistes/En cinquante ans

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ÉVOLUTION RÉVOLUTIONNAIRE
Études socialistesCahiers de la Quinzaine, série III, cahier 4 (p. 35-42).
ÉVOLUTION RÉVOLUTIONNAIRE


EN CINQUANTE ANS


Lorsque la révolution de 1848 eut été écrasée partout, en France, en Allemagne, en Italie, en Autriche, en Hongrie, lorsque le prolétariat eut été vaincu par la bourgeoisie, et la bourgeoisie libérale par la réaction, le parti communiste et prolétarien, ayant perdu la liberté de la presse et la liberté de réunion, c’est-à-dire tous les moyens légaux de conquête, fut réduit à rentrer sous terre et à s’organiser en sociétés secrètes.

Ainsi s’était constituée une société communiste allemande, dont le comité central, en 1850, était à Londres. Tout naturellement, dans ces petites sociétés obscures et exaltées, aigries par la défaite, impatientes de revanche et affolées par l’absence même du contrepoids de la vie, les plans puérils de conspirations abondaient. Marx, qui faisait partie de ce comité central, avait gardé dans la défaite toute sa lucidité, son large sens de la vie, de ses complications et de ses évolutions. Il résistait aux projets enfantins, calmait les effervescences. Mais un jour vint où il dut rompre. Et le 15 septembre 1850 il se retira du comité central de Londres. Il tint à justifier cette scission par une déclaration écrite, insérée au procès-verbal du comité, et qui disait ceci :


A la place de la conception critique, la minorité en met une dogmatique, à la place de l’interprétation matérialiste, l’idéaliste. Au lieu que ce soient les rapports véritables, c’est la simple volonté qui devient le moteur de la révolution. Tandis que nous disons aux ouvriers : il vous faut traverser quinze, vingt et cinquante ans de guerres civiles et de guerres entre peuples non seulement pour changer les rapports existants, mais pour vous changer vous-mêmes et vous rendre capables du pouvoir politique, vous dites au contraire : nous devons arriver de suite au pouvoir, ou alors aller nous coucher. Alors que nous attirons l'attention des ouvriers allemands sur l'état informe du prolétariat d'Allemagne, vous flattez de la façon la plus lourde le sentiment national et le préjugé corporatif des artisans allemands, ce qui, sans nul doute, est plus populaire. De même que les démocrates avaient fait du mot peuple un être sacré, vous en faites autant du mot prolétariat. Comme les démocrates, vous substituez à l'évolution révolutionnaire la phrase révolutionnaire.


Je le répète : c’est Marx qui parle. Cinquante ans ! Le délai que Marx assignait aux ouvriers non pour instaurer le communisme, mais pour se rendre capables eux-mêmes du pouvoir politique, vient d’expirer. à quelles guerres extérieures et civiles pensait Marx en 1850 ? Par quelles épreuves pensait-il que devaient passer le prolétariat et l’Europe pour que la classe ouvrière arrivât à la maturité politique ? Il comptait sans doute parmi les guerres extérieures nécessaires la lutte de l’Europe occidentale contre la Russie. C’était la Russie qui venait d’être en Europe le grand instrument de la réaction, et il paraissait à Marx que toute révolution serait impossible dans l’Europe occidentale tant que le tsarisme ne serait pas brisé. Aussi, dès que la guerre de Crimée éclata, il la salua avec joie : dans ses lettres sur la question d’Orient, il gourmande, il presse le ministère libéral anglais, trop lent, selon lui, à engager la bataille. La Russie ne fut pas écrasée, et la révolution sociale européenne ne jaillit pas de la guerre de Crimée, comme un moment l’avait espéré Marx, gagné à son tour par la fièvre d’impatience et d’illusion qu’en 1850 il reprochait à ses collègues du comité de Londres. Et pourtant, la guerre de Crimée ébranla en Russie le vieux système. De ce côté, le formidable obstacle que Marx redoutait est sinon détruit, au moins diminué. Il me paraît douteux, s’il éclatait dans toute l’Europe occidentale une révolution socialiste, si le prolétariat était un moment maître du pouvoir à Paris, à Vienne, à Rome, à Berlin, à Bruxelles, comme la démocratie fut maîtresse en 1848, que la Russie pût intervenir pour écraser le mouvement aussi efficacement qu’elle intervint en 1848 et 1849. Je ne sais si la force réunie des étudiants et des ouvriers socialistes russes suffira, d’assez longtemps encore, à imposer au tsarisme une constitution libérale. Mais le tsarisme, contrarié par bien des résistances intérieures et préoccupé sans doute de s’assurer au dedans, ne pourrait pas déployer en Europe l’action extérieure qu’il déploya il y a un demi-siècle. En tout cas, tout ce que le tsarisme a voulu empêcher en 1848 s’est accompli, ou du moins est bien près de s’accomplir. La Russie avait voulu maintenir l’Italie morcelée sous le joug de l’étranger : elle est libérée de l’Autriche et libérée du pape. Et la classe ouvrière devient une des principales forces de vie de la nation ressuscitée. — la Russie avait voulu prévenir l’établissement de la démocratie en France, même sous la forme napoléonienne. Or, c’est la démocratie républicaine qui est installée en France et qui y est désormais invincible. L’action économique et politique de la classe ouvrière organisée y croît lentement, mais sûrement. — En Belgique, la constitution est de plus en plus inclinée vers la démocratie, et le prolétariat approche sa main du suffrage universel. — En Allemagne, par une de ces merveilleuses ironies de l’histoire qui attestent la force invincible de la démocratie, on peut dire que la Russie a servi sans le vouloir l’avènement du suffrage universel et du socialisme. Parce que Bismarck unifiait l’Allemagne au profit de la Prusse monarchiste et absolutiste, le tsarisme a secondé deux fois les desseins de Bismarck par une neutralité complaisante : une fois en 1866, contre l’Autriche ; une fois en 1870, contre la France. Or, Bismarck, malgré tout, ne pouvait lier l’Allemagne que par le lien du suffrage universel, et il dut en faire comme l’anneau d’or du nouvel empire. En outre, la classe ouvrière allemande, qui ne pouvait prendre pleine conscience de son unité, par conséquent de son existence de classe, dans une Allemagne particulariste et morcelée, a développé sa large action politique sur le large terrain de l’Allemagne unifiée.

En somme, le mode de croissance de la démocratie, dans les États de l’Europe occidentale, a déconcerté et déconcerte toute intervention violente des puissances d’oppression. Ce n’est pas par explosion soudaine que la démocratie prend possession des États et que le socialisme prend possession de la démocratie. Les lois par lesquelles, de 1860 à 1885, l’Angleterre a conquis à peu près le suffrage universel, sont aussi profondes que des révolutions, et pourtant, hors des érudits, nul n’en connaît la date précise. C’est comme une floraison silencieuse. — le rôle nouveau des classes ouvrière et paysanne dans la vie nationale et gouvernementale italienne est aussi l’équivalent paisible d’une révolution : c’est un autre risorgimento. — et de même la poussée multiple du prolétariat français. Le tsarisme peut contrarier et amortir tous ces mouvements. Il peut, par sa diplomatie à la fois subtile et pesante, envelopper les gouvernements ; mais il ne peut plus arrêter l’irrésistible mouvement des nations vers l’entière démocratie, et l’irrésistible croissance de la classe ouvrière dans les démocraties.

Ainsi, l’obstacle qui, selon Marx, devait disparaître avant que la classe ouvrière fût capable vraiment en Europe du pouvoir politique, n’a pas été brisé, mais il a été diminué ou tourné. Il a été diminué par la guerre de Crimée, qui a immobilisé pour de longues années l’autocratie russe, et qui a permis, quatre ans après, en 1859, la résurrection de la nation italienne. Il a été tourné par la subtilité de l’histoire, qui a désarmé les défiances du tsarisme en suscitant un commencement de démocratie allemande sous les auspices de l’absolutisme prussien. Il est miné sur place par la force grandissante de la classe ouvrière et du libéralisme russes. Enfin, il est éludé et comme réduit à rien par la continuité même de la croissance démocratique et socialiste qui partout en Europe s’affirme sans crise de guerre.

A quelles autres guerres extérieures ou civiles pensait Marx ? Sans doute aux guerres qui affranchiraient l’Italie, et qui unifieraient l’Allemagne, que la débile bourgeoisie libérale du parlement de Francfort n’avait pas su lier par la liberté. Peut-être aussi avait-il accueilli la pensée de Engels, qui, voyageant en France après les journées de juin 1848, écrivait dans ses notes de voyage que le socialisme en France ne triompherait que par une guerre civile des ouvriers contre les paysans. Heureusement, il n’en est pas, il n’en sera pas ainsi. La commune de 1871 a été une héroïque lutte des ouvriers républicains et en partie socialistes de Paris contre les ruraux. mais ces ruraux, ce n’étaient pas les petits propriétaires paysans ; c’étaient les hobereaux sortis de leurs gentilhommières. La démocratie des petits propriétaires paysans n’a pas tardé à accepter, à acclamer la république. Ce n’est pas elle qui était engagée dans la bataille. Il n’y a pas de sang entre le socialisme ouvrier et les paysans. Il n’y en aura pas. Et il dépend de nous qu’il n’y ait pas de malentendus, que la démocratie rurale vienne peu à peu au socialisme comme elle est venue à la république. En tout cas, en ce demi-siècle écoulé, à travers les épreuves des grandes guerres extérieures ou civiles, et plus encore par l’action lente et continue des choses, par cette magnifique évolution révolutionnaire que Marx annonçait, la condition primaire de l’action politique ouvrière s’est réalisée. Cette condition primordiale, c’était la constitution, dans toute l’Europe, de grandes nations autonomes, affranchies de l’oppression moscovite, et ayant abouti ou tendant énergiquement à la démocratie et au suffrage universel.

Maintenant que cette condition est réalisée, la classe ouvrière de l’Europe, et particulièrement la classe ouvrière de France, a le chantier et l’outil. De là à l’achèvement de l’oeuvre, il y a loin. Aujourd’hui, comme il y a un demi-siècle, il faut se garder de la phrase révolutionnaire et comprendre profondément les lois de l’évolution révolutionnaire dans les temps nouveaux.